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mardi 1 janvier 2019

LA LAÏCITÉ EN FRANCE... ET AILLEURS


(paru dans le n° 48 de la revue "Après-demain", décembre 2018)


Il existe à l’Organisation des Nations-Unies un Comité des droits de l’Homme. Composé de 18 experts indépendants, il veille à la bonne application du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, conclu en 1966 et ratifié par la France en février 1981. Le Comité peut ainsi recevoir des plaintes de personnes s’estimant atteintes dans leurs droits et qui n’ont pas obtenu satisfaction devant la justice de leur pays. Il émet alors ce qu’il appelle une constatation dans laquelle, s’il estime la plainte justifiée, il peut demander au pays concerné de rectifier sa façon d’agir, éventuellement d’indemniser la victime.

La France deux fois désavouée

La France vient tout récemment d’être désavouée par le Comité dans deux affaires emblématiques de sa conception de la laïcité.
La première affaire concerne le licenciement sans indemnité d’une employée d’une crèche associative qui refusait de quitter son voile au travail. C’est la fameuse affaire « Baby-Loup », dans laquelle les juges français ont finalement donné tort à l’employée. Le Comité des droits de l’Homme lui a au contraire donné raison, en considérant que son droit à manifester librement sa religion avait été violé. Il a estimé que la France n’avait pas démontré que le port du voile par une employée portait atteinte aux droits fondamentaux des enfants ou des parents fréquentant la crèche.

La deuxième affaire concerne le cas de deux femmes condamnées à des amendes pour avoir porté dans la rue le niqab, ou voile intégral, en contravention avec une loi de 2010, interdisant de dissimuler son visage dans l’espace public. Le Comité a estimé que cette interdiction pouvait se justifier en certaines circonstances ou en certains lieux, par exemple à l’occasion de contrôles d’identité, mais qu’une interdiction générale et absolue couvrant l’ensemble de l’espace public était une mesure excessive qui portait atteinte aux droits des personnes en question.

Voilà donc la justice française déstabilisée, et une partie de l’opinion française désorientée par ces deux prises de position. Comment se fait-il que notre vision de la laïcité soit si mal comprise à l’étranger ?

Certes, les experts du Comité des droits de l’Homme viennent de tous les coins de la terre. Mais parmi les douze experts ayant adopté la première constatation, figurent trois Européens et deux Nord-américains, qui devraient en principe assez bien nous comprendre. Les deux autres constatations, prises en termes à peu près identiques, ont été adoptées par onze experts, avec quand même deux opinions dissidentes donnant raison à la France, exprimées par les experts tunisien et portugais.

La laïcité à travers le monde

La laïcité prend donc des aspects très variés à travers le monde, certes à partir d’un socle commun, dès que l’État, la loi, ne puisent plus leur légitimité dans un ordre supérieur, défini par la foi et la religion. En France, elle commence à apparaître dans les efforts des Rois pour se dégager de la mainmise de la Papauté. Elle prend forme sous la Révolution avec la Constitution civile du clergé, se conforte avec le Code civil et le Concordat napoléonien, et adopte son aspect moderne sous la Troisième république, lorsque la société s’affranchit par une série de lois de l’emprise du clergé. Mais ailleurs, les parcours et les aboutissements sont fort différents. Voici quelques exemples.
Les régimes communistes, athées par principe, ont pratiqué une laïcité fortement hostile à toutes les religions, détruisant les lieux de culte, persécutant les fidèles, contrôlant très étroitement les pratiques religieuses provisoirement tolérées dans l’attente d’un monde nouveau émancipé de toutes « superstitions ».

En Europe, beaucoup d’États se réfèrent à Dieu dans leur Constitution, mais pour affirmer ensuite leur neutralité face à toutes les croyances. La Constitution fédérale suisse est adoptée « au nom du Dieu tout-puissant » mais affirme que nul ne peut subir de discrimination, notamment du fait de ses convictions religieuses ou philosophiques. Le peuple allemand adopte la Loi fondamentale « conscient de sa responsabilité devant Dieu et devant les hommes ». Mais nul ne peut être discriminé en raison de sa croyance ou de ses opinions religieuses ou politiques. La liberté de culte est garantie. Un impôt destiné à financer les Églises est perçu sur les fidèles (de même qu’en Autriche ou en Suisse). Et l’enseignement religieux dans les écoles est dispensé par des fonctionnaires n’appartenant à aucune hiérarchie cléricale. Plus au nord, La Suède jusqu’en 2000, la Norvège jusqu’en 2012 ont eu des Églises d’État. À l’est, la Constitution hongroise demande à Dieu de bénir les Hongrois et rappelle que leur pays est une partie de l’Europe chrétienne. Mais elle établit la séparation des Églises et de l’État. Plus au sud, la Grèce cite abondamment la religion orthodoxe dans le préambule de sa Constitution, mais proclame la liberté de conscience religieuse.

De l’autre côté de la Manche, l’Angleterre, en une sorte de premier Brexit, s’est séparée de l’Europe catholique au XVIème siècle et s’est dotée d’une Église d’État, l’Église anglicane, placée sous l’égide du Souverain. L’Écosse est également dotée d’une Église d’État, l’Église presbytérienne. Après une période de persécution des autres religions, l’Angleterre a évolué vers la tolérance, au point d’apparaître dès le XVIIIème siècle comme un modèle. Mais longtemps, les Catholiques, entre autres, n’ont pu exercer de fonctions publiques. Tony Blair a attendu de n’être plus Premier ministre pour se convertir officiellement au catholicisme.

Aux États-Unis, la Constitution interdit au Congrès de légiférer pour établir une religion ou pour en interdire le libre exercice. C’est seulement en 1956 qu’est adoptée comme devise officielle du pays « in God we trust » (« en Dieu est notre foi »). Les Églises échappent à l’impôt. Tout peut être prêché sans entraves, y compris les doctrines les plus sectaires. Le créationnisme, qui affirme que Dieu, comme le dit la Bible, a directement créé tous les êtres vivants, homme compris, y est très populaire. Et le sentiment religieux joue, on le sait, un rôle très important dans la vie publique.

La Constitution canadienne proclame :« le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la règle du droit ». La Charte des droits et libertés protège la liberté de conscience et de religion et les normes communes doivent s’adapter, dans la mesure du possible, aux prescriptions religieuses. La jurisprudence a ainsi été amenée à dégager la notion d’«accommodement raisonnable». Entre autres exemples, les juges ont autorisé les Sikhs à porter sur eux leur poignard rituel, à condition qu’il soit fermement cousu à l’intérieur de leur vêtement.

Loin des pays de tradition judéo-chrétienne, la Turquie, née au lendemain de la Première guerre mondiale sur les débris de l’empire ottoman, s’est voulue un État laïque. En 1924, elle abolit le califat, qui faisait du Sultan « l’ombre de Dieu sur terre » et donc le guide de tous les Musulmans. Mais la première Constitution établit l’Islam comme « la religion de l’État turc ». Une Direction des affaires religieuses, toujours active à ce jour, vient gérer, financer et donc contrôler l’exercice du culte musulman, plus précisément du culte sunnite hanafite, pratiqué par la majorité de la population. Il faut attendre 1937 pour que la laïcité soit citée dans la Constitution. Le principe a été conservé mais la laïcité a été récemment ébranlée par l’arrivée aux commandes du pays de conservateurs, défenseurs des traditions.

L’Islam est cité dans la plupart des Constitutions des pays arabo-musulmans, du moins lorsqu’ils ont en une, et souvent la Charia, ou loi religieuse, est posée comme source du Droit. Le Liban, pays multiconfessionnel, fait toutefois exception. Mais les mêmes textes garantissent ensuite la liberté de conscience. En réalité, les pratiques d’un pays à l’autre sont très diverses, le principe de tolérance est en beaucoup d’endroits fort malmené, parfois par les sociétés encore plus que par les pouvoirs publics. Dans la même région, le Parlement israélien vient de proclamer Israël « État-nation du peuple juif ». L’on semble donc loin de la laïcité. Mais la déclaration d’indépendance de 1948, par laquelle Israël s’engage à assurer « une complète égalité de droits sociaux et politiques à tous ses citoyens, sans distinction de croyance, de race ou de sexe » reste en vigueur. Au-delà des formules, il faut donc voir, ici comme ailleurs, comment tout ceci s’applique et s’appliquera.

Dans beaucoup de pays d’Afrique, les Constitutions et les grandes lois tendent à refléter les traditions juridiques dans laquelle ils ont baigné avant leur indépendance. Mais rites et croyances y jouent un rôle majeur de cohésion sociale. La laïcité n’y est l’affaire que de petits groupes. L’Asie offre, elle, un paysage contrasté. Pour prendre deux exemples, l’Inde et le Japon, l’Inde, dès son indépendance, s’affirme comme une République « séculière », portant un égal respect à toutes les religions. Sur cette base, le droit des personnes combine règles générales et prescriptions que chacun peut invoquer en vertu de sa religion. Et la vie quotidienne de l’immense majorité des Indiens est irriguée par les religions. En outre, ces dernières années, la volonté de faire de l’Inde une nation Hindoue a atteint le sommet de l’État, remettant en cause les principes fondateurs du pays. Au Japon en revanche, si rites et croyances circulent comme ailleurs, elles le font sur un mode discret. La Constitution de 1946 a introduit une séparation radicale entre Églises et État, qui est toujours scrupuleusement respectée.

Retour en France

A l’issue de ce tour d’horizon, la laïcité « à la française » apparaît dans toute son originalité, et peut-être sa solitude. D’autant qu’elle a beaucoup évolué au cours de son histoire, avec des épisodes de tensions et d’intolérance, mais aussi de très nombreux accommodements.

Dans la période récente, elle a semblé aller à l’encontre de l’adage « C’est à l’État d’être laïque, pas aux individus », en cherchant à introduire dans la vie sociale une sorte de laïcité des comportements, notion étrangère à ses fondateurs historiques. Elle a donc tendu à s’éloigner de la conception de la laïcité la plus répandue autour d’elle, fondée sur une neutralité tolérante, et même bienveillante, plutôt que sur une attitude prescriptive.

Or c’est cette protection de la diversité qui imprègne les grands textes fondateurs que sont la Déclaration universelle des droits de l’Homme (1948), la Convention européenne des droits de l’Homme (1953) ou encore la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (2007). Tous trois affirment en effet à l’unisson : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique… la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seul ou en commun, tant en public qu'en privé, par l'enseignement, les pratiques, le culte et l'accomplissement des rites ».

D’où le conflit qui vient de surgir entre la France et les gardiens du Pacte relatif aux droits sociaux et politiques, dont l’article 18 proclame également la liberté pour tout individu « de manifester sa religion ou sa conviction, individuellement ou en commun, tant en public qu'en privé ». Ceci sans autres restrictions que celles « prévues par la loi » et « nécessaires à la protection de la sécurité, de l'ordre et de la santé publique, ou de la morale ou des libertés et droits fondamentaux d'autrui ». Mais il est vrai aussi que ces formules laissent ouvert le dilemme qui nourrit à ce jour le débat en France : quelles tolérances accorder aux adversaires de la tolérance ? Comment, sans menacer les droits de tout un chacun, contenir les intégrismes de toutes origines ?

samedi 19 mai 2018

Trump, l’Iran, l’Europe : la révolte des agneaux ?


La décision de Donald Trump de sortir son pays de l’accord nucléaire avec l’Iran est tombée avec une brutalité qui a pris les Européens de court. Certes, depuis quelques jours, il ne se faisaient plus guère d’illusions. Mais ils espéraient encore un délai de grâce qui leur permettrait d’obtenir quelques gestes de l’Iran, ou des sanctions allégées en remerciement de leurs efforts :« encore une minute, Monsieur le bourreau » … Mais le couperet est tombé. Les sanctions américaines suspendues par l’accord 14 juillet 2015 sont rétablies dans tous leurs effets. Ceux qui sont déjà en affaires avec l’Iran ont, selon les cas, trois ou six mois pour s’en dégager. Déjà, les Américains ne pouvaient pas commercer avec l’Iran, sauf exceptions. C’est maintenant tout le monde qui se voit interdit d’acheter, de vendre, ou d’investir en Iran. Or l’Allemagne a plus d’une centaine d’entreprises implantées en Iran, et 10.000 qui commercent avec lui, les Italiens sont très présents, les Français y ont Peugeot, Renault, Total... et l’Union européenne achète 40% du pétrole exporté par l’Iran. Airbus venait d’y vendre une centaine d’avions. Tout ceci doit s’arrêter.

La première réaction européenne a été de déclarer ce retour des sanctions « inacceptable ». La seconde a été de rechercher comment contrer une telle décision. Deux exemples sont remontés à la mémoire : du temps de Reagan, les neuf Européens avaient résisté avec succès à une tentative américaine d’empêcher la construction d’un gazoduc allant de Sibérie vers l’Europe. Du temps de Bill Clinton, les 15 États-membres avaient obtenu des waivers, ou exemptions, à une loi empêchant tout investissement dans l’industrie iranienne du pétrole. Pour arracher cette concession, les Européens avaient adopté un règlement bloquant l’application sur leur territoire de la loi américaine et la Commission avait saisi l’Organisation mondiale du commerce.

Mais depuis la situation s’est compliquée. Les Européens ne sont plus neuf, ou quinze, mais 28. Ensuite, la mondialisation a fait d’immenses progrès. Toute entreprise européenne un peu importante a des intérêts aux États-Unis. Elle est donc soumise aux lois américaines. Tout équipement un peu complexe a de bonnes chances d’inclure des éléments américains. Or à partir de 10%, il tombe sous le coup des lois américaines. C’est le cas, par exemple, des avions d’Airbus. Et puis, au moins 80% des échanges internationaux passent par le dollar, en particulier les contrats pétroliers, ce qui les rend passibles de la loi américaine. Voilà pourquoi les grandes banques européennes, échaudées par de lourdes amendes, ont refusé, même quand elles le pouvaient, de travailler à nouveau avec l’Iran.

Que faire ? Que faire ?

Pour répondre à ces défis, plusieurs idées, d’ailleurs complémentaires, circulent parmi les dirigeants européens. La première est d’actualiser le règlement de 1996 bloquant l’effet des lois américaines sur le territoire européen. Elle vient d’être adoptée à la réunion européenne de Sofia. C’est un signal de résistance bienvenu. Mais il ne paraît pas pouvoir régler le cas des sociétés ayant des intérêts aux États-Unis, qui seront prises dans des obligations contradictoires. De plus, les lois américaines permettent de punir non seulement des sociétés, mais aussi des individus. Quel cadre d’entreprise prendra le risque, s’il met le pied aux États-Unis, d’être aussitôt menotté et présenté à un juge, par exemple pour soutien à des activités terroristes ? La seconde idée serait de mettre en place des circuits financiers permettant de se passer du dollar. Mais ceci prendra du temps, tant les habitudes sont ancrées. Une troisième serait d’adopter des mesures de rétorsion dirigées vers les entreprises américaines en Europe. Mais sur un tel principe, lourd de conséquences, comment obtenir l’unanimité des Européens ? Une autre idée encore serait de se passer des banques européennes récalcitrantes en créant des circuits de financement public pour les affaires avec l’Iran. Mais sa réalisation sera forcément complexe, si elle aboutit jamais. Dernière cartouche : la Commission européenne pourrait attaquer les États-Unis devant l’Organisation mondiale du commerce. Malheureusement, le résultat sera long à venir. Dans l’immédiat, les entreprises européennes n’ont d’autre choix que de solliciter auprès de Washington un maximum de waivers leur permettant, au cas par cas, de travailler avec l’Iran.

Mais, même soutenues par leurs gouvernements, elles risquent fort d’être éconduites. En effet, Donald Trump est convaincu qu’Obama a eu tort de négocier trop tôt avec l’Iran, alors que la vague de sanctions adoptées par les États-Unis et par l’Europe entre 2010 et 2012 n’avait pas produit son plein effet. Téhéran pouvait encore tenir tête. En rétablissant les sanctions dans toute leur dureté, il compte mettre les Iraniens à genoux en deux ou trois ans, et obtenir alors tout ce qui avait été refusé à Obama. Mais le raisonnement ne vaut que si la multiplication de waivers ne crée pas pour les Iraniens autant d’échappatoires. Les positions paraissent donc inconciliables.

Tirer quand même l’Iran du bon côté

Les Européens ont presque toujours été, face à l’Amérique, timides et divisés. Maintenant qu’ils ont un mauvais berger, les moutons vont-ils se révolter ? vont-ils devenir enragés ? Rien ne le laisse prévoir. Depuis que l’Union européenne s’est élargie à l’Europe centrale et de l’est, ses nouveaux membres, pour avoir connu le joug soviétique, tiennent plus que tout à la protection américaine. Ils ne sont pas les seuls. Il restera quelques États, les plus impliqués dans la relation avec l’Iran : Allemagne, France, Grande-Bretagne, Italie… à se lancer sur une ligne de crête étroite, entre l’Amérique de Donald Trump et l’Iran de Hassan Rouhani, pour protéger l’accord nucléaire.

Un geste fort reste quand même à la portée des Européens pour tirer l’Iran du bon côté : lui offrir de mettre en œuvre sans tarder, sur un pied d’égalité, un grand partenariat multiforme portant sur la lutte contre la pollution atmosphérique, la protection des ressources hydrauliques, l’agriculture et l’agro-alimentaire, la gestion des villes, la médecine et la santé publique, l’excellence universitaire… Toutes affaires cruciales pour son développement durable et qui échappent à l’emprise des sanctions américaines. Et si un tel programme suscitait l’intérêt d’autres pays de la région, pourquoi ne pas les inviter à s’engager dans la même voie ?

vendredi 25 novembre 2016

Trump et l'accord nucléaire : l'Iran, l'Europe, la France

Sur l’accord nucléaire avec l’Iran, dit « JCPOA » (Joint Comprehensive Plan of Action) ou encore « Accord de Vienne », Donald Trump a dit à peu près tout et son contraire. Il l’a présenté comme « le pire accord » jamais signé par les États-Unis. Après avoir promis de le « déchirer » dès son arrivée à la Maison Blanche, il a semblé s’orienter vers l’idée d’une application sans concession, et aussi d’une renégociation. Mais il est improbable que les Iraniens se laissent entraîner dans une direction dont ils ne peuvent rien attendre de bon.

           Une sortie facile


De fait, même si Trump, confronté au principe de réalité, hésite à sortir de l’accord, il pourra y être poussé par les éléments les plus radicaux de son entourage, et aussi par un Congrès qui reste viscéralement hostile à l’Iran. Et le pas peut être aisément franchi de plusieurs façons. Il suffirait ainsi que Trump s’abstienne d’opposer son veto, ou même d’utiliser son pouvoir de suspension temporaire (waiver) à l’égard des sanctions que le Congrès pourrait voter en contravention avec l’accord de Vienne. Plusieurs projets de loi vont déjà en ce sens. 
Il suffirait aussi qu’il annule ou, plus simple encore, qu’il s’abstienne de renouveler à leur date d’expiration les waivers édictés par Obama pour suspendre les nombreuses sanctions adoptées au fil des années par le Congrès qui se sont trouvées contraires au JCPOA lorsque celui-ci est entré en vigueur, début 2016.
Enfin, il pourrait, à sa seule initiative, extraire les Etats-Unis de l’accord de Vienne par une simple déclaration de retrait. En effet, le JCPOA n’est lui-même qu’une déclaration d’intentions oralement adoptée par sept participants (l’Iran, les États-Unis, la Russie, la Chine, et trois Européens : Allemagne, France, Royaume-Uni). Il n’a fait l’objet d’aucune signature, et à plus forte raison d’aucune ratification.
Certes, l’Accord de Vienne a été, quelques jours après la conclusion de la négociation, approuvé à l’unanimité par le Conseil de sécurité des Nations Unies, qui a instamment appelé à « son application intégrale ». Mais en vérité, ces formules n’ont pas de caractère obligatoire, au sens des dispositions du chapitre VII de la Charte des Nations Unies. Elles ne lient donc pas juridiquement les États-Unis.
Mais si les États-Unis sortaient de l’accord, celui-ci ne serait pas mort pour autant. Il resterait encore comme partenaires de l’Iran, s’ils le veulent bien, les Européens, la Russie et la Chine. Le seul retrait américain replacerait donc l’Iran à peu près dans la situation où il se trouvait au début des années 2000, quand il avait des relations économiques proches de la normale avec tout le monde, sauf les États-Unis : situation très supportable par rapport à la période d’embargo presque total qui a suivi.

           Les choix de l’Europe


Dans une telle situation, en sachant que Chine et Russie seront de toutes façons en faveur du maintien en vie du JCPOA, il faudra que l’Europe, et aussi l’Iran, fassent les bons choix. L’Europe en particulier se trouverait en position cruciale pour peser tant sur l’Iran que sur les Etats-Unis.
Côté Iran, elle devrait persuader Téhéran de continuer à jouer le jeu à l’égard des cinq autres parties demeurant dans l’Accord, et donc de continuer à se soumettre aux mêmes contrôles internationaux, aux mêmes limitations de ses activités nucléaires. Il lui faudrait aussi persuader les Iraniens de faire profil bas sur leurs activités balistiques, qui se trouvent en principe hors du champ de l’accord de Vienne, mais qui, en raison de la menace qu’elles représentent en termes de prolifération, alimentent régulièrement la tension entre l’Iran et le monde extérieur. Pour convaincre, les Européens devront démontrer à Téhéran qu’ils sauront résister à Washington lorsqu’il s’agira de permettre à l’Iran de continuer sans trop d’encombres à vendre son pétrole, à attirer les investissements étrangers, à développer son économie. 
Les partisans du Président modéré Hassan Rohani devraient être assez aisément d’accord mais les conservateurs doctrinaires fermement installés au cœur du régime suivront-ils ? Ils n’ont jamais dissimulé leur hostilité au JCPOA. Le retrait de l’Iran à la suite des États-Unis leur permettrait de mettre en difficulté le gouvernement actuel, et de resserrer leur emprise sur la société et sur l’économie. Si tout ceci se passait avant mai prochain, ils mettraient en péril la réélection du Président Rohani pour un second mandat. La tâche des Européens pourrait donc être rude.
Côté États-Unis, l’Europe risque fort de trouver bientôt devant elle une Administration américaine cherchant à la convaincre de se désengager, elle aussi, de l’Accord de Vienne, ou peut-être, dans un premier temps, à l’entraîner dans une politique de tension visant à pousser l’Iran à la faute. A l’issue de sa réunion du 14 novembre, le Conseil des affaires étrangères de l’Union européenne a déjà manifesté son attachement au JCPOA, envoyant une claire mise en garde aux équipes de Donald Trump. Mais aura-t-elle la même détermination dans la durée ? 
À cet égard, la position des trois Européens parties à l’accord sera évidemment déterminante. L’Allemagne est un important partenaire de l’Iran en matière de commerce et d’investissement, et un interlocuteur de longue date de Téhéran sur les questions du Moyen-Orient. Elle s’efforcera de tenir bon, mais en essayant, comme à son habitude, de ne pas se mettre trop en avant. Quant à la Grande-Bretagne, la survie de l’Accord de Vienne est manifestement dans son intérêt, l’Iran étant en particulier un client potentiel important des services financiers et d’assurance offerts par la City. Mais alors qu’elle va commencer à se détacher de l’Union européenne, prendra-t-elle le risque de se distancer de l’Administration américaine ?

           La France exposée


La France pourrait alors se trouver poussée sur le devant de la scène. Le Président de la République, le ministre des Affaires étrangères, ont tout récemment dit avec force leur soutien à l’Accord de Vienne. Le temps est donc loin où la France laissait filtrer son scepticisme sur les chances de parvenir à un bon accord. Mais là encore, il va falloir tenir dans la durée, au-delà des échéances électorales qui s’approchent. Il faudra, si nécessaire, être prêt à assumer le mauvais rôle de l’allié récalcitrant que la France a déjà vécu au moment de la montée de la crise irakienne, mais en essayant, cette fois-ci, d’éviter une fracture entre Européens. Tous ceux qui se projettent dans la gestion de la politique étrangère du prochain mandat présidentiel devraient se préparer à aborder cette affaire dans leurs tout premiers dossiers.

(article paru le 23 novembre 2016 sur le site "Boulevard extérieur")

Boulevard Extérieur

vendredi 21 novembre 2014

Les résolutions du Conseil de sécurité en travers d’un accord avec l’Iran ?

Une fois de plus, nous nous sommes peut-être piégés nous-mêmes en rédigeant les résolutions du Conseil de sécurité destinées à piéger l’Iran. La situation actuelle rappelle par certains aspects la période, autour de 1997, où la plupart des membres du Conseil de sécurité auraient aimé abroger, ou du moins amender, les sanctions adoptées contre le régime de Saddam Hussein dans la foulée de la guerre de 1991, car leurs effets commençaient à échapper à tout contrôle : corruption généralisée, chute dramatique de l’état sanitaire de la population irakienne. Mais il aurait fallu pour cela l’unanimité des cinq membres permanents du Conseil de sécurité, et cette unanimité était hors de portée. Le Président Chirac déclarait à cette époque : « nous voulons, nous, convaincre, et non pas contraindre. Je n’ai jamais vraiment observé que la politique de sanctions ait eu des effets positifs. »

Nous n’en sommes pas à un point aussi dramatique concernant l’Iran. Mais au moment où il serait sans doute utile, pour conclure un accord global sur le programme nucléaire iranien, de pouvoir lever rapidement les sanctions introduites entre 2006 et 2010 par quatre résolutions du Conseil de sécurité, les négociateurs occidentaux paraissent avoir du mal à envisager un tel geste, et sembleraient plutôt enclins à repousser cette décision vers un lointain futur.

Ces sanctions du Conseil de sécurité, visant les activités militaires, nucléaires et balistiques de l’Iran, ne sont pas celles qui font le plus mal. Les plus destructives sont plutôt les sanctions unilatérales adoptées par les États-Unis et l’Union européenne, dans la mesure où elles tendent à déstabiliser l’ensemble de l’économie et des échanges extérieurs de l’Iran. Mais les sanctions du Conseil de Sécurité comportent un « effet de pilori » que les Iraniens perçoivent à juste titre comme profondément humiliant. Elles constituent aussi le socle juridique sur lequel les sanctions européennes, notamment, ont été mises en place. Les Iraniens sont donc anxieux de les voir disparaître dès que possible, par la voie d’une décision du Conseil de sécurité refermant le dossier qu’il avait ouvert en 2006 et le renvoyant au forum qu’il n’aurait dû jamais quitter, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).

Mais les conditions inscrites dans ces résolutions pour leur levée sont en vérité écrasantes. De fait, leurs rédacteurs semblent avoir poursuivi deux buts simultanés. Le premier a été d’accumuler les exigences permettant de bloquer la marche de l’Iran vers la possession d’un engin nucléaire capable d’atteindre sa cible : suspension de toutes activités liées à l’enrichissement et au retraitement, y compris la recherche, le développement, et la construction de nouvelles installations ; suspension de toutes activités liées à la construction d’un réacteur de recherche modéré à l’eau lourde ; accès immédiat sur demande de l’AIEA à tous les sites, équipements, personnes et documents permettant de vérifier le respect par l’Iran des décisions du Conseil de sécurité et de résoudre toutes questions en suspens concernant les « éventuelles dimensions militaires » du programme nucléaire iranien ; ratification rapide du Protocole additionnel à l’accord de garanties passé entre l’Iran et l’AIEA ; interruption de toutes activités liées à des missiles balistiques susceptibles d’emporter des armes nucléaires. Au vu des circonstances dans lesquelles ces résolutions étaient adoptées, il y avait peu de chances de voir les Iraniens se plier à de telles injonctions, qualifiées de « mesures destinées à établir la confiance », qui les auraient obligés à abandonner pratiquement toutes leurs ambitions nucléaires et balistiques.

Le second but était d’un tout autre ordre, et d’une certaine façon peu cohérent avec le premier. Il visait à pousser les Iraniens vers la table de négociation, ainsi qu’il apparaît dans la formule retrouvée dans toutes les résolutions en question, exprimant « la conviction » que l’obéissance de l’Iran « favoriserait une solution diplomatique négociée ». Le Conseil de sécurité exprimait également sa disposition, si l’Iran suspendait ses activités d’enrichissement et de retraitement, à suspendre en retour au moins une partie de ses sanctions, de manière à « faciliter des négociations de bonne foi » et « d’atteindre rapidement un résultat mutuellement acceptable ». Comme on le sait, cette négociation a bien fini par se nouer, mais par des voies radicalement différentes, les Occidentaux ayant finalement renoncé à exiger que l’Iran interrompe toutes ses activités nucléaires sensibles avant d’entrer sérieusement en discussion. L’on peut donc considérer que ce second objectif aura été pleinement atteint dès qu’un accord global, espérons-le en phase finale de mise au point, entrera en vigueur, rendant ainsi caduque cette dimension des résolutions du Conseil de sécurité.

Bien entendu, leur première dimension, celle concernant l’imposition de « mesures destinées à établir la confiance », reste en place. La confiance étant par nature un sentiment difficile à cerner, nous entrons là dans un processus à long terme, sinueux, réversible, dont l’issue n’est que faiblement visible. Un tel processus est aussi malaisément compatible avec le fonctionnement en « tout ou rien » du Conseil de sécurité : une fois ses résolutions levées, elles n’ont aucune chance de pouvoir être rétablies. D’où l’hésitation de l’Occident à s’engager de façon irréversible. Et nous savons tous que les sanctions sont généralement plus faciles à adopter qu’à effacer, car elles tendent à créer dans l’intervalle leurs propres logique et dynamique. Elles donnent naissance à de nouveaux équilibres, à de nouveaux intérêts, ne serait-ce que parmi les personnes chargées de les gérer, qui consacrent tant d’énergie à leur mise en œuvre. Que l’on se souvienne de l’exemple fameux de l’embargo général imposé par les Alliés à l’Allemagne durant la Première guerre mondiale, resté en vigueur plusieurs mois après l’Armistice, qui a donc inutilement prolongé les souffrances de la population et attisé son amertume.

Les pays négociant avec l’Iran sont-ils prêts à tirer les leçons de l’Histoire ? La levée des sanctions du Conseil de sécurité apparaît actuellement comme une sorte de nœud gordien. Ce nœud devrait être tranché, sinon immédiatement après la signature d’un accord global avec l’Iran, du moins à l’issue d’une période relativement brève d’observation de la détermination avec laquelle Téhéran commencera à mettre en œuvre sa part d’obligations contenues dans « le Plan global d’action ». Ce vote du Conseil de sécurité pourrait être aussi opportunément lié à la ratification formelle par l’Iran du Protocole additionnel qu’il a signé en 2003, les deux gestes étant également irréversibles.


Ceci ne signifie pas que seraient abandonnées les demandes auxquelles l’Iran pourrait n’avoir pas entre temps pleinement répondu, par exemple sur la clarification des anciennes «dimensions militaires éventuelles » de son programme nucléaire. Mais cela voudrait dire que ces demandes seraient désormais exclusivement traitées au niveau de l’AIEA. Et cela voudrait surtout dire que le Conseil de Sécurité, à la lumière des progrès atteints dans la mise en œuvre de l’accord, ne considérerait plus le cas iranien comme une « menace à la paix » selon les termes du chapitre VII de la Charte des Nations Unies, sous l’égide duquel les résolutions en cause ont été adoptées : le seul chapitre autorisant l’emploi de mesures coercitives contre un État membre, en vue de « maintenir ou de restaurer la paix et la sécurité internationales ».

publié par le site LobeLog (version anglaise) et par BBC Persian (version persane)

vendredi 8 juillet 2011

une rencontre avec Otto de Habsbourg

J'ai rencontré il y a une quinzaine d'années Otto de Habsbourg, fils du dernier empereur d'Autriche et roi de Hongrie, mort à l'âge de 98 ans après avoir été mêlé à l'histoire de notre continent depuis les drames des années 1930 et 1940 jusqu'aux décennies de la construction européenne. Je l'avais trouvé fort sympathique.

C'est en particulier l'auteur d'une réplique restée célèbre. Alors qu'on parlait devant lui d'un match de foot Autriche-Hongrie, il avait répondu : "ah oui, contre qui?"

Lors de notre conversation à table, la conversation était venue sur l'avant-guerre, il avait évoqué deux ou trois souvenirs. Même si tout ceci paraît bien loin aujourd'hui, j'éprouve le besoin de les rapporter pour que s'en conserve encore un peu la mémoire.

Ainsi, sur les attitudes respectives de la France et de l'Angleterre face à Hitler:"Entre les deux guerres, les Français se sont plutôt bien comportés et se sont efforcés de contrer la montée du nazisme. Les Anglais, en revanche, ont tout fait pour s'acquérir les grâces de l'Allemagne. En 1937 ou 1938, ils ont envoyé un ministre à Berlin pour demander aux Allemands ce qu'ils attendaient pour annexer l'Autriche, et, comme ils semblaient n'avoir pas compris, ils ont envoyé le Prince de Galles pour répéter le même message. C'est vraiment étonnant que personne ne parle de cela. Il y a des documents décrivant tous ces épisodes. Je les ai lus personnellement en 1945, en Autriche".

L'autre concerne le début de la guerre sur le front ouest : "Un groupe d'officiers allemands anti-nazis est parvenu à faire passer à l'État-major français l'essentiel du plan allemand de percée à travers les Ardennes et en direction de Sedan. Ces documents ont été transmis par un réseau jésuite, auquel j'étais associé. Mais l'État-major français ne nous a pas crus. Dommage, le cours de la guerre aurait pu être changé...".

Ce qui amène à saluer la force morale de ces officiers dans ce choix difficile contre la discipline, contre leur patriotisme, et mettant en péril la vie de leurs propres soldats. Même s'il n'était pas simple d'être résistant pour un Français, c'était encore plus compliqué pour un Allemand. Et pourtant, environ 100.000 résistants allemands ont été exécutés par le régime nazi ou sont morts dans les camps, chiffre du même ordre que le nombre de morts dans la résistance française. Non, il n'y a pas eu que des nazis en Allemagne.

dimanche 23 septembre 2007

Jusqu'où réformer le Parti Socialiste? (2/4)

Je reprends le fil de la réflexion sur l'avenir du Parti Socialiste en attaquant la première des questions qui nous barre en quelque sorte la route : devons-nous rejoindre la social-démocratie, c'est-à-dire dans l'esprit de ceux qui le recommandent, renoncer à tout projet global de transformation sociale?

Il va de soi qu'un social-démocrate n'a rien en soi d'un "social-traître". J'ose enfin avouer que je me sentais social-démocrate à l'époque du congrès d'Epinay. Mais alors, mieux valait raser les murs...

La social-démocratie allemande, d'ailleurs, donnait à son origine des leçons de Révolution aux socialistes français. Le terme n'a pris son sens actuel qu'en 1959, avec le Congrès de Bad Godesberg, lorsque la social-démocratie a abandonné toute référence au marxisme et à sa propre histoire. Mais à l'époque, le marxisme c'était le bloc soviétique, l'Allemagne divisée, l'écrasement de la révolution hongroise, le spectre de la guerre nucléaire. Et les Allemands n'osaient pas regarder leur histoire.

Aujourd'hui, ceux qui de l'extérieur de notre Parti nous poussent, bien sûr pour notre bien, à nous muer en sociaux-démocrates veulent avant tout nous arracher nos griffes. Ils dormiraient évidemment bien mieux si, reniant notre passé, nous pouvions proclamer que notre seule ambition est d'améliorer le monde existant, en prenant soin de ne pas trop déranger.

Mais notre histoire n'est pas celle du socialisme allemand, qui est une histoire malheureuse. La Révolution de 1848 qui rêvait d'unité et de progrès a échoué, et l'unité allemande s'est faite par "le fer et le sang", sous la conduite de hobereaux. Ce sont eux qui ont octroyé les premiers essais de suffrage universel. C'est Bismarck qui a instauré les grandes lois de sécurité sociale. La République de Weimar, si tourmentée, est née d'une défaite, et dans la lutte fratricide des sociaux-démocrates et des spartakistes. La paisible République de Bonn est elle aussi née d'une défaite, encore pire que la première. Elle a été portée sur les fonds baptismaux par l'Amérique. L'héroïque contribution de tant de sociaux-démocrates à la lutte contre le nazisme n'a servi à rien. Et les résistants communistes se sont retrouvés de l'autre côté du Rideau de fer.

Notre Histoire est toute autre. Bien sûr, elle est aussi parsemée de défaites, mais nos avancées politiques et sociales, depuis la prise de la Bastille, viennent de l'intérieur, d'élans populaires et révolutionnaires. Les grandes lois de liberté politique et de progrès social des premières décennies de la IIIème République sont certes produites par des majorités bourgeoises. Elles doivent néanmoins beaucoup à la volonté de dépasser le traumatisme de la Commune. Même cet échec n'a donc pas été inutile.

Le Front populaire est à la fois une victoire électorale classique, classiquement gérée, et un mouvement profond de grèves. Comme l'Allemagne, nous devons notre Libération à l'Amérique, mais la Résistance y a joué son rôle et la République, grâce à de Gaulle, se réinstalle sans avoir besoin d'administration étrangère. Mai 1968, ce n'est pas seulement des étudiants qui jouent à la Révolution, c'est dix millions de salariés en grève. Et la victoire de 1981 reste, en sus du résultat des urnes, un grand moment de ferveur populaire.

Jaurès expliquait que le socialisme était la réalisation dans leurs ultimes conséquences des idéaux de la République, tels qu'exprimés pour la première fois par la Révolution française. En ce sens, la devise Liberté, Egalité, Fraternité demeure notre horizon indépassable. Si l'on veut bien la prendre au sérieux, elle est toujours aussi chargée qu'à sa naissance de tension révolutionnaire.

Mais comme le disait Jaurès, "c'est en allant à la mer que le fleuve est fidèle à sa source". Et donc, il nous faut changer, il nous faut avancer, encore et toujours. Alors qu'on nous baptise, si on le veut, sociaux-démocrates. Mais qu'on ne nous coupe pas de notre passé.

...Et puisqu'on est avec Jaurès, voilà pour finir une gâterie en forme de citation : "...Par quelle porte sortirons-nous? Par la porte du passé ou par la porte de l'avenir? Du côté du couchant ou du côté du levant? Je sors du côté de l'avenir encore incertain, du côté du levant encore mal éclairé , je veux saluer, dès qu'elles commenceront à poindre au bas du ciel, plus belles toutes deux que l'étoile du matin, la Fraternité et la Justice".