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lundi 13 mai 2019

TRUMP, l’IRAN ET LE MONDE DE L’OR NOIR


Le 22 avril, l’administration américaine a fait savoir qu’elle allait mettre fin aux exemptions qui épargnaient à huit pays grands consommateurs de pétrole iranien l’interdiction générale d’achat intervenue en novembre dernier suite au retrait des États-Unis de l’accord nucléaire de Vienne. La décision est entrée en vigueur le 2 mai. Elle vise expressément à réduire à zéro des exportations essentielles à l’économie iranienne, et à convaincre ainsi Téhéran de céder sur toutes les exigences de Washington touchant au nucléaire, au balistique, aux droits de l’Homme, au rôle de l’Iran dans sa région. Témoignant d’une certaine fébrilité, elle a créé inquiétude et surprise. Mieux vaudrait pour tout le monde – Iraniens, cela va sans dire, mais aussi clients de l’Iran, et même Américains --, qu’elle ne produise pas ses pleins effets.

La fébrilité

Depuis quelque temps, émergeait à Washington la frustration de constater que le retour de ses sanctions, intervenu en deux vagues, août et novembre 2018, ne produisait aucun effet sur le gouvernement iranien. La population souffrait, s’agitait même, mais rien qui mette en péril la République islamique. Celle-ci maintenait sa posture de défi : pas question de négocier avec une Amérique qui avait trahi sa parole, avant qu’elle ne s’excuse et réintègre, précisément, l’accord de Vienne.

Cette absence de résultat, si elle se prolongeait, pourrait gêner Trump dans sa campagne pour sa réélection : à peine une année à ce jour. D’où l’idée d’augmenter la pression par une troisième vague de sanctions. Elle est en cours : inscription des Pasdaran sur la liste des organisations terroristes, durcissement des sanctions pétrolières, interdiction d’un certain nombre de transactions dans le domaine nucléaire, interdiction d’acheter et de vendre à l’Iran plusieurs types de métaux. Chacune de ses mesures a soulevé des objections de bon sens au sein même de l’administration américaine, mais les « faucons » l’ont emporté. Et pour faire bon poids, un porte-avions américain, l’Abraham-Lincoln, se dirige en ce moment vers le Golfe persique.

La surprise

Pour la Chine, l’Inde, la Corée du Sud, le Japon, la Turquie, en particulier, la décision américaine de leur interdire tout achat de pétrole a produit un choc, alors que ces pays étaient en négociation pour la reconduction des exemptions dont ils avaient bénéficié. Le pétrole iranien est en effet essentiel pour eux. Ils ont des raffineries formatées pour traiter le pétrole lourd dont l’Iran est grand exportateur, leur adaptation à d’autres types de pétrole coûtera cher et représente un redoutable défi à si bref délai. Quant aux condensats, pétroles ultra-légers, dont l’Iran est également exportateur, la Corée du Sud, en autres exemples, qui en est grand acheteur, pourra certes s’approvisionner ailleurs, notamment aux États-Unis, mais, au vu de la distance, à un coût bien plus élevé. L’affirmation de Donald Trump, selon laquelle le marché mondial suppléerait aisément au tarissement des exportations iraniennes, laisse donc subsister de sérieux problèmes pour les clients au premier chef concernés.

Pour les marchés aussi, cela a été la surprise. Les cours ont monté à l’annonce de la décision américaine, puis sont retombés. Mais il n’est pas certain qu’à moyen terme les marchés restent aussi placides que l’espère Washington. Or toute hausse en 2020 du coût de l’essence à la pompe aux États-Unis jouerait négativement pour la réélection de Donald Trump. Certes, dans les sous-sols, et dans les réserves des uns et des autres, les ressources sont là, mais s’ajuster aux besoins de chaque pays, type de pétrole par type de pétrole, sans rupture d’approvisionnement ni hausse de coûts insupportables, est une autre affaire, surtout dans une période d’incertitude générée par les crises libyenne et vénézuélienne.

L’inquiétude

Il y a d’abord et avant tout l’inquiétude des Iraniens, voués à de nouvelles et dures privations. Il y a l’inquiétude de tout le monde à l’idée que cette montée de tension pourrait conduire à un conflit ouvert qui embraserait le Golfe persique. Disons quand même que les navires de guerre américains ne vont pas commencer à arraisonner les tankers iraniens sur toutes les mers du monde. L’idée que le détroit d’Ormouz pourrait faire l’objet d’un blocus -- acte de guerre en droit international --, soit des Américains soit, en représailles, des Iraniens, ne vaut que pour les éditoriaux, ou les escalades verbales. Les sanctions de Washington sur le pétrole ne s’appliquent pas aux flux physiques mais aux transactions financières. C’est par ce biais que peuvent être mis en quarantaine et punis dans leurs intérêts aux États-Unis les clients de l’Iran et les banques qui leur apportent leur concours. C’est déjà hautement dissuasif.

Il y a enfin l’inquiétude de tout le monde, Américains compris, à la perspective de sérieux à-coups sur les marchés. Trump a indiqué que les grands producteurs arabes, Arabie saoudite, Émirats arabes unis, lui avaient donné l’assurance qu’ils combleraient l’effacement du pétrole iranien. Mais l’Arabie saoudite est restée dans l’expectative. Elle juge en effet qu’elle a été dupée lors de l’entrée en vigueur des sanctions américaines contre l’Iran en novembre dernier. Pour répondre à une demande de Trump, elle avait aussitôt augmenté sa production. Mais les exemptions américaines ensuite intervenues ont provoqué un excédent d’offre sur les marchés, et donc une chute des cours. L’Arabie saoudite ne veut pas être à nouveau instrumentalisée. Elle attendra la réunion plénière de l’OPEP, les 25 et 26 juin prochain, pour tenter d’élaborer une réponse coordonnée (mais pas unanime puisque l’Iran en fait partie, et fera entendre sa voix).

Jusqu’où s’appliqueront les sanctions américaines ?

Déjà dans la période précédente, de 2012 à 2015, les Iraniens avaient mis en place des dispositifs élaborés de contournement des sanctions américaines, alors appuyées par des sanctions européennes. Ils les ont réactivés depuis novembre dernier et vont, bien entendu, chercher à les perfectionner. Pour l’essentiel, ces dispositifs consistent d’abord à offrir de fortes réductions de prix pour convaincre les clients potentiels de braver les sanctions. Ils consistent ensuite à effacer l’origine iranienne de ce pétrole en combinant la réduction de la traçabilité des tankers iraniens par la coupure de leurs liaisons satellitaires, le transfert discret de leur cargaison sur des navires d’autres nationalités ou dans des installations portuaires non surveillées, enfin le maquillage des documents d’accompagnement. Quant aux paiements, ils peuvent se faire par accords de troc, en monnaies exotiques, en liquide, ou encore en métaux précieux. En ce qui concerne la Turquie voisine, les choses sont encore plus faciles. Certes, tout ceci ne peut couvrir qu’une partie des ventes de l’Iran, peut-être un quart ou un cinquième. Les Iraniens dont les exportations de pétrole ont déjà été réduites de 30 à 50% depuis le retour des sanctions, doivent donc se préparer à de nouvelles réductions.

Côté clients, les premières réactions ont été plutôt retenues. La Chine, l’Inde, la Turquie évaluent leur intérêt à résister à l’aune de leur relation globale avec l’Amérique. Le Japon, la Corée du Sud ne désespèrent pas d’obtenir des exemptions discrètes. Les Américains ne devraient pas s’interdire de faire quelques gestes, soit pour faire baisser la tension sur les marchés, soit pour obtenir des gestes en retour dans d’autres domaines : par exemple dans le cadre de leurs négociations commerciales avec la Chine. Rien n’est encore joué.
*
Mais dans l’immédiat, l’urgence est ailleurs. Elle est dans ce qu’il faut bien appeler une rafale de provocations de l’Amérique, cherchant à pousser l’Iran à la faute : la première d’entre elles étant une sortie de l’accord de Vienne qui débriderait son programme nucléaire. Il deviendrait alors possible d’accuser la République islamique de relancer la prolifération nucléaire au Moyen-Orient, et donc de mobiliser à nouveau contre elle la communauté internationale. A vrai dire, le piège est assez grossier, à l’image de son principal instigateur, John Bolton, conseiller à la sécurité nationale auprès de Donald Trump, connu pour ses outrances et sa brutalité. Le gouvernement d’Hassan Rouhani a vu où l’on voulait l’entraîner. Jusqu’à présent, il a choisi d’être intelligent pour deux, et même pour trois si l’on compte ses propres opposants prêts à en découdre avec l’Amérique. Dans l’autre crise que vient de déclencher l’administration américaine en s’en prenant au cœur des dispositions de l’accord nucléaire de Vienne, Rouhani a ainsi opté pour une réponse soigneusement calibrée, qui laisse du temps et de l’espace à la diplomatie. En cette passe difficile, il semble avoir fait sienne la formule chinoise : « un combat évité est un combat gagné ». Reste à espérer qu’il pourra s’y tenir.

(article paru dans Figaro Vox le 10 mai 2019)

mardi 1 janvier 2019

LA LAÏCITÉ EN FRANCE... ET AILLEURS


(paru dans le n° 48 de la revue "Après-demain", décembre 2018)


Il existe à l’Organisation des Nations-Unies un Comité des droits de l’Homme. Composé de 18 experts indépendants, il veille à la bonne application du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, conclu en 1966 et ratifié par la France en février 1981. Le Comité peut ainsi recevoir des plaintes de personnes s’estimant atteintes dans leurs droits et qui n’ont pas obtenu satisfaction devant la justice de leur pays. Il émet alors ce qu’il appelle une constatation dans laquelle, s’il estime la plainte justifiée, il peut demander au pays concerné de rectifier sa façon d’agir, éventuellement d’indemniser la victime.

La France deux fois désavouée

La France vient tout récemment d’être désavouée par le Comité dans deux affaires emblématiques de sa conception de la laïcité.
La première affaire concerne le licenciement sans indemnité d’une employée d’une crèche associative qui refusait de quitter son voile au travail. C’est la fameuse affaire « Baby-Loup », dans laquelle les juges français ont finalement donné tort à l’employée. Le Comité des droits de l’Homme lui a au contraire donné raison, en considérant que son droit à manifester librement sa religion avait été violé. Il a estimé que la France n’avait pas démontré que le port du voile par une employée portait atteinte aux droits fondamentaux des enfants ou des parents fréquentant la crèche.

La deuxième affaire concerne le cas de deux femmes condamnées à des amendes pour avoir porté dans la rue le niqab, ou voile intégral, en contravention avec une loi de 2010, interdisant de dissimuler son visage dans l’espace public. Le Comité a estimé que cette interdiction pouvait se justifier en certaines circonstances ou en certains lieux, par exemple à l’occasion de contrôles d’identité, mais qu’une interdiction générale et absolue couvrant l’ensemble de l’espace public était une mesure excessive qui portait atteinte aux droits des personnes en question.

Voilà donc la justice française déstabilisée, et une partie de l’opinion française désorientée par ces deux prises de position. Comment se fait-il que notre vision de la laïcité soit si mal comprise à l’étranger ?

Certes, les experts du Comité des droits de l’Homme viennent de tous les coins de la terre. Mais parmi les douze experts ayant adopté la première constatation, figurent trois Européens et deux Nord-américains, qui devraient en principe assez bien nous comprendre. Les deux autres constatations, prises en termes à peu près identiques, ont été adoptées par onze experts, avec quand même deux opinions dissidentes donnant raison à la France, exprimées par les experts tunisien et portugais.

La laïcité à travers le monde

La laïcité prend donc des aspects très variés à travers le monde, certes à partir d’un socle commun, dès que l’État, la loi, ne puisent plus leur légitimité dans un ordre supérieur, défini par la foi et la religion. En France, elle commence à apparaître dans les efforts des Rois pour se dégager de la mainmise de la Papauté. Elle prend forme sous la Révolution avec la Constitution civile du clergé, se conforte avec le Code civil et le Concordat napoléonien, et adopte son aspect moderne sous la Troisième république, lorsque la société s’affranchit par une série de lois de l’emprise du clergé. Mais ailleurs, les parcours et les aboutissements sont fort différents. Voici quelques exemples.
Les régimes communistes, athées par principe, ont pratiqué une laïcité fortement hostile à toutes les religions, détruisant les lieux de culte, persécutant les fidèles, contrôlant très étroitement les pratiques religieuses provisoirement tolérées dans l’attente d’un monde nouveau émancipé de toutes « superstitions ».

En Europe, beaucoup d’États se réfèrent à Dieu dans leur Constitution, mais pour affirmer ensuite leur neutralité face à toutes les croyances. La Constitution fédérale suisse est adoptée « au nom du Dieu tout-puissant » mais affirme que nul ne peut subir de discrimination, notamment du fait de ses convictions religieuses ou philosophiques. Le peuple allemand adopte la Loi fondamentale « conscient de sa responsabilité devant Dieu et devant les hommes ». Mais nul ne peut être discriminé en raison de sa croyance ou de ses opinions religieuses ou politiques. La liberté de culte est garantie. Un impôt destiné à financer les Églises est perçu sur les fidèles (de même qu’en Autriche ou en Suisse). Et l’enseignement religieux dans les écoles est dispensé par des fonctionnaires n’appartenant à aucune hiérarchie cléricale. Plus au nord, La Suède jusqu’en 2000, la Norvège jusqu’en 2012 ont eu des Églises d’État. À l’est, la Constitution hongroise demande à Dieu de bénir les Hongrois et rappelle que leur pays est une partie de l’Europe chrétienne. Mais elle établit la séparation des Églises et de l’État. Plus au sud, la Grèce cite abondamment la religion orthodoxe dans le préambule de sa Constitution, mais proclame la liberté de conscience religieuse.

De l’autre côté de la Manche, l’Angleterre, en une sorte de premier Brexit, s’est séparée de l’Europe catholique au XVIème siècle et s’est dotée d’une Église d’État, l’Église anglicane, placée sous l’égide du Souverain. L’Écosse est également dotée d’une Église d’État, l’Église presbytérienne. Après une période de persécution des autres religions, l’Angleterre a évolué vers la tolérance, au point d’apparaître dès le XVIIIème siècle comme un modèle. Mais longtemps, les Catholiques, entre autres, n’ont pu exercer de fonctions publiques. Tony Blair a attendu de n’être plus Premier ministre pour se convertir officiellement au catholicisme.

Aux États-Unis, la Constitution interdit au Congrès de légiférer pour établir une religion ou pour en interdire le libre exercice. C’est seulement en 1956 qu’est adoptée comme devise officielle du pays « in God we trust » (« en Dieu est notre foi »). Les Églises échappent à l’impôt. Tout peut être prêché sans entraves, y compris les doctrines les plus sectaires. Le créationnisme, qui affirme que Dieu, comme le dit la Bible, a directement créé tous les êtres vivants, homme compris, y est très populaire. Et le sentiment religieux joue, on le sait, un rôle très important dans la vie publique.

La Constitution canadienne proclame :« le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la règle du droit ». La Charte des droits et libertés protège la liberté de conscience et de religion et les normes communes doivent s’adapter, dans la mesure du possible, aux prescriptions religieuses. La jurisprudence a ainsi été amenée à dégager la notion d’«accommodement raisonnable». Entre autres exemples, les juges ont autorisé les Sikhs à porter sur eux leur poignard rituel, à condition qu’il soit fermement cousu à l’intérieur de leur vêtement.

Loin des pays de tradition judéo-chrétienne, la Turquie, née au lendemain de la Première guerre mondiale sur les débris de l’empire ottoman, s’est voulue un État laïque. En 1924, elle abolit le califat, qui faisait du Sultan « l’ombre de Dieu sur terre » et donc le guide de tous les Musulmans. Mais la première Constitution établit l’Islam comme « la religion de l’État turc ». Une Direction des affaires religieuses, toujours active à ce jour, vient gérer, financer et donc contrôler l’exercice du culte musulman, plus précisément du culte sunnite hanafite, pratiqué par la majorité de la population. Il faut attendre 1937 pour que la laïcité soit citée dans la Constitution. Le principe a été conservé mais la laïcité a été récemment ébranlée par l’arrivée aux commandes du pays de conservateurs, défenseurs des traditions.

L’Islam est cité dans la plupart des Constitutions des pays arabo-musulmans, du moins lorsqu’ils ont en une, et souvent la Charia, ou loi religieuse, est posée comme source du Droit. Le Liban, pays multiconfessionnel, fait toutefois exception. Mais les mêmes textes garantissent ensuite la liberté de conscience. En réalité, les pratiques d’un pays à l’autre sont très diverses, le principe de tolérance est en beaucoup d’endroits fort malmené, parfois par les sociétés encore plus que par les pouvoirs publics. Dans la même région, le Parlement israélien vient de proclamer Israël « État-nation du peuple juif ». L’on semble donc loin de la laïcité. Mais la déclaration d’indépendance de 1948, par laquelle Israël s’engage à assurer « une complète égalité de droits sociaux et politiques à tous ses citoyens, sans distinction de croyance, de race ou de sexe » reste en vigueur. Au-delà des formules, il faut donc voir, ici comme ailleurs, comment tout ceci s’applique et s’appliquera.

Dans beaucoup de pays d’Afrique, les Constitutions et les grandes lois tendent à refléter les traditions juridiques dans laquelle ils ont baigné avant leur indépendance. Mais rites et croyances y jouent un rôle majeur de cohésion sociale. La laïcité n’y est l’affaire que de petits groupes. L’Asie offre, elle, un paysage contrasté. Pour prendre deux exemples, l’Inde et le Japon, l’Inde, dès son indépendance, s’affirme comme une République « séculière », portant un égal respect à toutes les religions. Sur cette base, le droit des personnes combine règles générales et prescriptions que chacun peut invoquer en vertu de sa religion. Et la vie quotidienne de l’immense majorité des Indiens est irriguée par les religions. En outre, ces dernières années, la volonté de faire de l’Inde une nation Hindoue a atteint le sommet de l’État, remettant en cause les principes fondateurs du pays. Au Japon en revanche, si rites et croyances circulent comme ailleurs, elles le font sur un mode discret. La Constitution de 1946 a introduit une séparation radicale entre Églises et État, qui est toujours scrupuleusement respectée.

Retour en France

A l’issue de ce tour d’horizon, la laïcité « à la française » apparaît dans toute son originalité, et peut-être sa solitude. D’autant qu’elle a beaucoup évolué au cours de son histoire, avec des épisodes de tensions et d’intolérance, mais aussi de très nombreux accommodements.

Dans la période récente, elle a semblé aller à l’encontre de l’adage « C’est à l’État d’être laïque, pas aux individus », en cherchant à introduire dans la vie sociale une sorte de laïcité des comportements, notion étrangère à ses fondateurs historiques. Elle a donc tendu à s’éloigner de la conception de la laïcité la plus répandue autour d’elle, fondée sur une neutralité tolérante, et même bienveillante, plutôt que sur une attitude prescriptive.

Or c’est cette protection de la diversité qui imprègne les grands textes fondateurs que sont la Déclaration universelle des droits de l’Homme (1948), la Convention européenne des droits de l’Homme (1953) ou encore la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (2007). Tous trois affirment en effet à l’unisson : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique… la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seul ou en commun, tant en public qu'en privé, par l'enseignement, les pratiques, le culte et l'accomplissement des rites ».

D’où le conflit qui vient de surgir entre la France et les gardiens du Pacte relatif aux droits sociaux et politiques, dont l’article 18 proclame également la liberté pour tout individu « de manifester sa religion ou sa conviction, individuellement ou en commun, tant en public qu'en privé ». Ceci sans autres restrictions que celles « prévues par la loi » et « nécessaires à la protection de la sécurité, de l'ordre et de la santé publique, ou de la morale ou des libertés et droits fondamentaux d'autrui ». Mais il est vrai aussi que ces formules laissent ouvert le dilemme qui nourrit à ce jour le débat en France : quelles tolérances accorder aux adversaires de la tolérance ? Comment, sans menacer les droits de tout un chacun, contenir les intégrismes de toutes origines ?

samedi 18 juillet 2015

Après l’accord, avant la visite de Laurent Fabius à Téhéran : La France, l’Iran, l'arrêt complet des essais nucléaires


(version actualisée de l'article paru le 15 juillet dans "la Croix")

Dans la longue négociation nucléaire qui vient de s’achever avec l’Iran, les Français se sont constamment posés en défenseurs sourcilleux des intérêts de la non-prolifération. Ceci de façon très visible à partir de 2009, lorsqu’Obama, nouvellement élu, a choisi de « tendre la main » à Téhéran. Si l’accord atteint le 14 juillet peut être qualifié de « robuste », Laurent Fabius y a une part. L’insistance qu’il a constamment marquée à ne laisser aucune échappatoire aux tentations prêtées à l’Iran d’aller vers l’arme nucléaire, l’attention portée à ne pas se laisser prématurément desserrer l’étau des sanctions et surtout à pouvoir aussitôt les rétablir en cas d’infraction, ont trouvé leur traduction dans la rédaction finale de l’accord.

Un traité oublié

Ce beau résultat laisse un regret : c’est que la négociation n’ait pas offert l’occasion d’encourager l’Iran à ratifier un jour le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires (TICE, ou CTBT en anglais), que ce pays a déjà signé en 1996. Mieux que des déclarations générales, mieux qu’une Fatwa du Guide suprême, une prise de position de Téhéran en ce sens aurait marqué de façon solennelle la libre volonté de l’Iran de tirer un trait sur les tentations du passé et de poser un jour sur l’accord du 14 juillet le sceau d’un engagement international difficilement réversible.

La France s’était pourtant engagée naguère sur le sujet. Lorsqu’à l’été 2005, en compagnie de l’Allemagne et de la Grande-Bretagne, elle présentait à Téhéran une formule détaillée de sortie de crise, l’Iran était expressément invité à rejoindre le Traité d’interdiction complète des essais nucléaires. Cette demande était toute naturelle. La France, depuis qu’elle l’a signé en 1996, puis ratifié en 1998, s’est fait l’avocat dans toutes les enceintes internationales de l’entrée en vigueur de ce traité, pour laquelle il manque encore huit ratifications. Pourquoi le sujet a-t-il ensuite disparu des écrans de la négociation avec l’Iran ?

L’explication vient des huit pays dont la ratification est toujours attendue pour que le Traité puisse entrer en vigueur : l’Iran s’y trouve en compagnie de la Corée du Nord, d’Israël, de l’Égypte, du Pakistan, de l’Inde… mais aussi de la Chine et des États-Unis, membres du groupe de six pays, dit P5+1, qui a conduit ces dernières années la négociation avec l’Iran. La Chine et les États-Unis ne pouvant décemment presser l’Iran d’accomplir un geste auquel eux-mêmes se refusent, il a dû être charitablement convenu entre membres du groupe d’oublier le sujet. Mais ce genre d’arrangement fait-il une bonne politique de non-prolifération ? La France ne pourrait-elle à présent reprendre, à son rythme, et avec le doigté utile, le sujet auprès des Iraniens ?

Vers un Moyen-Orient sans armes nucléaires

Certes, ceux-ci ont fait savoir qu’ils ne pourraient envisager de ratifier ce traité d’arrêt des essais nucléaires que si Israël et les États-Unis en faisaient autant. Israël, on le sait, conditionne notamment sa ratification à celle de l’Iran et de l’Égypte. Voilà peut-être l’angle sous lequel la question pourrait être remise à l’ordre du jour. La France a amplement démontré ces derniers temps son amitié à l’égard d’Israël et de l’Égypte. La prochaine visite de Laurent Fabius à Téhéran va d’autre part offrir l’occasion de raviver, s’il en était besoin, l’amitié traditionnelle entre la France et l’Iran. Si pouvait donc s’esquisser, grâce aux efforts de la France en direction de ces trois pays, la perspective d’une ratification concomitante du Traité sur l’interdiction complète des essais nucléaires par l’Iran, Israël et l’Égypte, ce serait un premier pas vers l’émergence d’un Moyen-Orient sans armes nucléaires, que la France soutient.

Et si la ratification de l’Égypte, d’Israël et de l’Iran était acquise, la pression monterait sur les États-Unis et sur la Chine pour ratifier ce Traité qu’ils ont déjà signé. Au cas où ceux-ci se décideraient à sauter le pas, l’Inde pourrait être convaincue de les accompagner, et avec elle le Pakistan. Ne manqueraient plus dès lors que la signature et la ratification de la Corée du Nord pour que l’accord entre en vigueur. La Chine dispose à son égard d’arguments puissants. En somme, un engagement de ratification par l’Iran est sans doute le premier verrou à faire sauter sur la voie de l’entrée en vigueur du Traité d’interdiction complète des essais nucléaires. Même en se gardant de trop espérer, il y a là une entreprise digne de la diplomatie française, si elle entend poursuivre dans la période ouverte par l’accord avec l’Iran son rôle de pilote dans la lutte contre la prolifération.

jeudi 18 juin 2015

Minorités du Monde 11. Les Roms

Au onzième numéro de cette série (qui doit en compter quinze), il serait temps de parler d’une minorité intimement mêlée à notre vie et à notre Histoire. L’Europe compte probablement près d’une dizaine de millions de Roms, si l’on regroupe sous ce nom toutes les communautés désignées selon les lieux et les époques sous les noms de Bohémiens, Gitans, Tsiganes, Romanichels, Manouches, Sintis… L’ensemble constitue la plus importante minorité ethnique du continent. Concentrés pour la majorité en Europe centrale, ils représentent environ 10% de la population en Roumanie, en Bulgarie, en Hongrie, en Slovaquie, environ 5% en Serbie, 3% en République tchèque. Ils sont présents dans tous les Balkans, en Europe orientale, et en Turquie. Ils ont aussi depuis fort longtemps pénétré en Europe occidentale.

Leur origine est maintenant clairement identifiée : il s’agit au départ de populations appartenant à des communautés d’ « Intouchables », ayant commencé à émigrer d’Inde du Nord à partir du Haut Moyen-âge. On en retrouve encore en Inde, parmi ces communautés marginales qui étaient désignées comme « criminelles » par la législation coloniale britannique, et soumises comme telles à des contraintes spéciales.

La quasi-totalité des Roms est sédentarisée, et a adopté au fil du temps les langues, les religions, les mœurs de ses lieux d’installation. Une partie d’entre eux se fond à rythme continu dans son environnement et voit se diluer le sentiment de son identité. Les autres se distinguent encore des populations qui les entourent par des conditions de vie plus précaires, et des stigmates de discrimination. Ils se distinguent aussi entre eux, parfois fortement, en fonction de leur profession, de leur statut social, de leur origine, des dialectes qu’ils ont pu conserver etc. A noter qu’ils ont bénéficié en Europe centrale et orientale, durant la période communiste, d’importants efforts d’intégration, au nom de la solidarité prolétarienne. Les changements de régime de 1989 ont donc entraîné pour beaucoup de ces Roms  une régression de leur condition.

Les Roms qui émigrent en ce moment vers l’Europe occidentale à la recherche d’une vie meilleure appartiennent, pour l’essentiel, à des communautés de type traditionnel, faiblement éduquées, installées en zone rurale ou périurbaine, et victimes d’importants phénomènes de rejet, comme de réseaux internes de type mafieux. Force est de constater que leur arrivée pose des problèmes, parfois sérieux, à leur nouvel environnement. Le traitement de ces problèmes relève en partie de l’ordre public, mais aussi et surtout d’une politique d’intégration, dont l’effort, à poser dans le long terme, revient à tous les pays de l’Union en fonction de leur capacité contributive. L’Europe ne peut en effet oublier que cette population qui forme une partie d’elle-même a subi à l’époque nazie une tentative de génocide et, tout au long de son histoire, des formes d’esclavage, d’exploitation et de persécution inacceptables.

lundi 26 janvier 2015

Minorités du monde 9. Les Parsis en Inde

La petite communauté des Parsis a joué un rôle immense dans l’histoire de l’Inde. Ces Zoroastriens, pratiquant donc le culte du feu comme symbole de la divinité, ont quitté l’Iran entre le VIIIème et le Xème siècles, après la conquête de leur pays par les Arabes musulmans, pour s’établir sur les côtes voisines de la région indienne du Gujarat. Sont-ils partis, à la manière de « boat people », pour des raisons économiques, ou encore pour échapper à l’obligation de se convertir à la religion de leurs envahisseurs? Probablement en un mélange des deux.

Ils ont d’abord vécu dans leur nouvel habitat comme de modestes agriculteurs. Peut-être y ont-ils aussi apporté des talents de marchand et d’entrepreneur qui allaient ensuite faire leur prospérité. Mais l’essor de leur communauté ne s’amorce qu’au XVIIème siècle avec l’installation à Surat, puis plus au sud de la côte ouest de l’Inde, à Bombay, de la Compagnie britannique des Indes orientales. Celle-ci applique le principe de neutralité religieuse là où elle s’installe, et recherche des collaborateurs échappant au système des castes. Ceci fait l’affaire des Parsis, qui se mettent donc à son service pendant qu’elle étend son emprise sur l’ensemble du sous-continent indien. Ils se font apprécier pour leur sérieux, leur travail, leur honnêteté, et occupent  des positions de confiance de plus en plus élevées. Leurs enfants, qu’ils éduquent à l’anglaise, fondent leurs propres sociétés de navigation et de commerce. Ils participent notamment aux échanges triangulaires fondés sur le thé chinois, l’opium indien et les produits de l’industrie britannique, se lancent dans la banque, puis dans l’industrie : filatures, industrie légère, puis industrie lourde. La communauté parsie prend ainsi un rôle déterminant dans le développement de l’économie indienne moderne.

Parmi les empires industriels qui sont alors fondés, le plus emblématique est celui de la famille Tata, créé au XIXème siècle, toujours en place et plus puissant que jamais. Il forme un conglomérat d’une trentaine de compagnies majeures, intervenant sur tous les continents et dans tous les grands domaines de l’industrie et des services. Comme la plupart des entreprises fondées et contrôlées par des familles parsies, il se distingue par la rigueur et l’éthique de ses méthodes de gestion, et par un fort investissement philanthropique. Mais les Parsis ne se sont pas limités au monde de l’économie. Ils ont aussi donné à l’Inde des artistes, des intellectuels, des militaires, des sportifs, ainsi que de grands savants, notamment dans le domaine du nucléaire. Le mari d’Indira Gandhi, Feroze Gandhi, homme politique et journaliste éminent, était aussi un Parsi.


La communauté parsie, qui a conservé son centre de gravité à Bombay, aujourd’hui Mumbai, n’a pourtant sans doute jamais dépassé le chiffre de 200.000 membres. Elle a depuis inexorablement diminué sous l’effet de sa très faible fécondité, de l’affaiblissement de ses liens communautaires au fil de mariages mixtes de plus en plus répandus et de sa dispersion vers d’autres continents. Ne comptant plus que quelques dizaines de milliers de membres attachés à leur identité et à leurs traditions, elle est aujourd’hui menacée d’effacement progressif en quelques générations. 

mardi 11 septembre 2007

de Mère Teresa, de Dhaniya la lacquière, et de l'absence de Dieu

J'aimerais réagir à l'article de Riwal (http://helvetia-atao.blogspot.com, signalé sur le forum de la Fédération des Français de l'étranger par Jean-Jacques Aka), portant sur la révélation récente que Mère Teresa ne croyait plus en Dieu.

Je pense pour ma part qu'elle a été en fait mal comprise. Vivant depuis 1929 en Inde, il était après tout normal qu'elle rejoigne peu à peu une dimension fondamentale de la mystique hindouiste, qui fait de l'absence l'un des principaux attributs de Dieu.

J'ai été mis sur cette piste par Jean-Luc Chambard, le grand ethnologue qui a consacré sa vie à l'étude d'un modeste village indien. Dans ce village, sa principale source d'informations a été longtemps une artisane, fabriquante de bracelets, Dhaniya la laquière, illettrée, mais qu'il considérait comme son Gourou, tellement était profonde sa connaissance des grandes traditions hindouistes, notamment transmises au travers des chansons de femmes.

"Sa caractéristique étonnante" écrit-il, "était l'espèce d'athéisme qui semblait découler de ses remarques désabusées sur l'absence de dieu, aussi bien dans les chansons ordinaires de son répertoire que dans les Chansons des douze mois", etc.

Et il poursuit ainsi : "le thème de l'absence de dieu m'a conduit à rien moins qu'à Kierkegaard... l'idée centrale de celui-ci est que ce qui intéresse les gens en Dieu, ce n'est pas qu'il existe ou non -un débat sur lequel on s'est enferré- mais son absence, qui est un phénomène vécu en fonction duquel se sont déterminés les grands mystiques, comme Sainte Thérèse d'Avila. C'est la souffrance causée par l'absence du dieu qui devient l'essentiel de la foi pour ces croyants car on ne saurait les qualifier d'incroyants."

Voilà donc dévoilé le mystère de l'incroyance de Mère Teresa.

A partir de là, deux pistes, si l'un de vous souhaite que je poursuive.

D'abord du côté de Jean-Luc Chambard lui-même, dans son article un curieux dialogue d'amour entre un ethnologue et une villageoise en Inde centrale, dont j'extrais la citation suivante de Dhaniya la laquière : "Nous les femmes, nous protégeons aussi Dieu. Parce que Dieu ne se soucie pas du sentiment de douleur d'être séparées qu'éprouvent les femmes, et c'est pour cela que nous aimons Dieu, pour qu'il n'ait pas de souci, ni de honte, de ce sentiment de séparation qu'il nous fait éprouver par son absence. C'est ce que l'on n'a pas qu'on désire le plus avoir! tu le vois bien, c'est notre sentiment de séparation qui nous rend heureuses!"

Comme quoi l'on n'a pas besoin de savoir lire et écrire pour penser comme un grand philosophe. Dhaniya la laquière rejoint ici Mère Teresa qui écrit dans les lettres récemment publiées :"j'ai juste la joie de ne rien avoir, pas même la présence de Dieu dans l'eucharistie."

L'autre piste est celle d'Abou Yakoub Sejestani, philosophe persan du Xème siècle qui, dans Le dévoilement des choses cachées, traduit par Henri Corbin (éd.Verdier, 1988), explique comment Dieu, tout à la fois, est et n'est pas. Nous pourrons y revenir si vous le voulez.

Finirons-nous par arriver au Necronomicon, écrit en 730 par l'Arabe dément Abdul al-Hazred, exhumé au XXème siècle par l'auteur fantastique H.P.Lovecraft? non, là je déconne...

Et à propos, je ne crois pas en Dieu. Ou plutôt, la question n'a pour moi pas de sens. Si Dieu existait, il n'aurait d'ailleurs pas besoin que l'on croie en lui, à la rigueur aurait-il besoin qu'on l'aime. C'est ce qu'a essayé de faire à sa façon Mère Teresa.