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jeudi 18 juin 2020

L’Iran, le nucléaire, et les autres : l’Accord de Vienne dans la tourmente

(publié le 17 juin 2020 par le site Orient XXI)

Depuis deux ans, depuis la sortie des États-Unis de l’Accord nucléaire de Vienne, dit aussi JCPOA, l’Administration américaine guette les signes d’un effondrement de l’économie iranienne, prélude à la mise à genoux de la République islamique. Les plus acharnés y croient encore, persuadés que le garrot des sanctions progressivement resserré sur les personnes, les institutions et les entreprises produirait les effets d’un blocus. Il les a produits en effet, mais sans atteindre le but ultime recherché. Certes, l’Iran n’exporte pratiquement plus de pétrole, mais la part des hydrocarbures dans son produit intérieur brut a régulièrement diminué sur longue période, n’atteignant aujourd’hui que 15%. L’économie a donc d’autres ressorts, d’autres ressources, et dispose de la masse critique d’une population de 80 millions d’habitants. Certes, cette population souffre. Récemment, le pays a connu à deux reprises des manifestations violentes, mais celles-ci n’ont jamais vu la jonction décisive des classes populaires et des classes moyennes, aucun leader charismatique n’y a émergé, elles ont pu être matées sans états d’âme par le Régime.

La fureur des États-Unis contre l’Accord de Vienne

La frustration de Trump et de ses partisans tourne donc à l’exaspération. Sachant qu’il serait suicidaire d’aller à la guerre à la veille de l’élection présidentielle, ils s’en prennent à présent à l’Accord de Vienne lui-même, avec l’idée de le réduire en miettes. Peu importe les conséquences. On aurait cru l’Accord protégé par la volonté des six participants restants, Iran compris, de continuer à l’appliquer, protégé aussi par son adossement à une résolution du Conseil de sécurité des Nations-Unies en approuvant tous les termes. Cette résolution présentée par les États-Unis eux-mêmes, a été parrainée et adoptée le 20 juillet 2015 par les quinze membres du Conseil dans la foulée de la conclusion de l’Accord. Mais cette construction était fragile. D’abord parce que le JCPOA lui-même était rédigé, à la demande des Américains, comme une simple déclaration commune d’intentions. Un accord en bonne et due forme aurait dû être ratifié par le Congrès, où l’Administration d’Obama ne détenait pas de majorité. Ensuite, parce que la résolution du Conseil de sécurité était tournée, là encore à la demande des Américains, de façon à ne rendre en aucune façon obligatoire, au sens de la Charte des Nations unies, la mise en œuvre de l’Accord par les participants et par tous les États-membres de l’ONU. C’est ainsi que Trump a pu s’en extraire par une simple décision.

Ceci fait, le JCPOA a néanmoins continué sa route, clopin-clopant, avec l’allure d’une bête blessée, reproche vivant à ceux qui l’avaient quitté. Les Iraniens ont d’abord veillé à en respecter scrupuleusement les termes, ce qu’ont attesté les rapports trimestriels des inspecteurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Et ceci malgré l’incapacité des Européens, des Russes et des Chinois à les récompenser par des échanges commerciaux réguliers. L’action dissuasive des sanctions américaines, l’empire du dollar sur les règlements en devises, ont en effet découragé les entreprises susceptibles de travailler avec l’Iran.

Les choix transgressifs de l’Iran

Déjà en mai 2019, un an après sa sortie de l’Accord, l’Administration américaine, ne voyant aucun fléchissement du côté de Téhéran, portait un premier coup à l’architecture de l’Accord de Vienne. Elle met fin alors aux dérogations qui permettaient à l’Iran d’exporter ses productions d’uranium légèrement enrichi et d’eau lourde lorsque les stocks accumulés dépassaient les limites posées par l’Accord. Ces plafonds avaient été mis en place pour empêcher l’Iran de constituer des provisions importantes de deux matières pouvant contribuer à la production de l’arme nucléaire. Dès lors, l’Iran n’a d’autre choix, pour respecter le plafond de 300 kilogrammes d’uranium légèrement enrichi, en vérité le plus critique en termes de prolifération, que d’arrêter tout ou partie de ses centrifugeuses, ou encore de rediluer son uranium légèrement enrichi au fur et à mesure de sa production. Mais il choisit une troisième voie, transgressive celle-là, en s’affranchissant de ce plafond, et donc en accumulant progressivement un stock d’uranium enrichi qui à ce jour, au bout d’un an, a été multiplié par huit. L’Iran précise toutefois qu’il n’a pas l’intention de sortir de l’Accord de Vienne et qu’il reviendra à une stricte application de l’accord dès que les autres parties lui permettront d’en tirer les bénéfices attendus. Et pour faire pression sur ses partenaires, toujours impuissants à contrer les menées de Washington, il donne de deux mois en deux mois de nouveaux coups de canif au JCPOA : franchissement du taux d’enrichissement maximal de l’uranium autorisé par l’Accord, qui passe de 3,67% à 4,5%, reprise des activités de recherche et de développement pour la mise au point de centrifugeuses plus performantes, relance de l’enrichissement sur le site souterrain de Fordo, que l’Accord de Vienne avait mis en sommeil. Le JCPOA semble alors à l’agonie.

Une entourloupe à l’horizon

Mais en avril dernier, le Secrétaire d’État Mike Pompeo redonne du grain à moudre aux soutiens de l’Accord par une nouvelle provocation. Il déclare en effet vouloir absolument empêcher que soit prochainement levé l’embargo sur les ventes d’armes à l’Iran instauré par le Conseil de sécurité antérieurement à la conclusion du JCPOA, et que le Conseil s’était engagé par sa résolution de juillet 2015 à abolir en octobre 2020. Il annonce donc que les États-Unis vont prochainement présenter au Conseil un projet de résolution visant à prolonger indéfiniment ces sanctions. Il annonce surtout qu’au cas où cette résolution serait rejetée -- hypothèse fort probable en raison notamment du soutien à l’Iran de la Russie et de la Chine, détentrices du droit de veto --, il n’hésiterait pas à faire jouer la clause dite de snap-back, contenue dans la résolution de juillet 2015, permettant à tout participant au JCPOA de rétablir par son seul vote tout ou partie des sanctions de l’ONU précédemment infligées à l’Iran.

Le raisonnement fait alors scandale. Il s’appuie en effet sur une entourloupe juridique, la résolution de juillet 2015 ne précisant pas expressément qu’un pays désigné comme « participant » au JCPOA, en l’occurrence les États-Unis, cesserait de l’être au moment où il se retirerait de l’Accord. La manœuvre paraît indigne d’un pays sérieux. Pourrait-elle néanmoins réussir ? Assistera-t-on à une révolte de tout ou partie des membres du Conseil de sécurité ? L’on en saura plus dans les semaines ou les mois à venir.

Haro sur les coopérations nucléaires avec l’Iran

Mais en attendant, Mike Pompeo, décidément acharné à poursuivre la destruction du JCPOA, remet fin mai le couvert. Il annonce que les États-Unis vont mettre bientôt fin aux dérogations, ou waivers, qui protégeaient des sanctions américaines la coopération instaurée par l’Accord entre l’Iran et ses partenaires pour réorienter certains projets nucléaires iraniens posant de sérieux risques de détournement à des fins militaires. C’est ainsi que l’Iran avait commencé à bénéficier d’une aide pour modifier les plans d’un réacteur de recherche en cours de construction près de la ville d’Arak de façon à réduire drastiquement sa production de plutonium. Or le plutonium offre la deuxième voie d’accès à la bombe aux côtés de l’enrichissement de l’uranium. Pompeo annonce aussi que les États-Unis empêcheront de fournir à l’Iran le combustible à base d’uranium enrichi à 20% nécessaire au fonctionnement du petit réacteur de recherche de Téhéran, vendu dans les années 1960 à l’Iran par les Américains eux-mêmes. À noter que Mike Pompeo n’a pas évoqué dans sa déclaration les quelque mille centrifugeuses du site enterré de Fordo qui devaient être réaffectées à d’innocentes activités de recherche et de production d’isotopes médicaux, la coopération internationale en cette affaire ayant été interrompue par la décision iranienne d’utiliser à nouveau ces centrifugeuses pour la production d’uranium enrichi.

La décision américaine apparaît ainsi à tout le monde comme une sorte de « pousse-au-crime », et du côté iranien, renaissent les déclarations évoquant la possibilité de sortir définitivement du JCPOA, ou même du Traité de non-prolifération nucléaire (TNP). Il est clair en tous cas dès à présent que l’Iran ne laissera pas passer une nouvelle humiliation au Conseil de sécurité sans une réaction de première grandeur. Et l’une des réactions possibles à cette nouvelle vague de punitions pourrait être de reprendre sur son sol l’enrichissement d’uranium à 20%, auquel avait mis fin l’Accord de Vienne. L’on se rapprocherait alors dangereusement des hauts enrichissements à visée militaire.

Les timidités de l’Europe

Comment ont réagi à ces attaques américaines les autres partenaires du JCPOA ? Les Russes ont été jusqu’à présent les plus clairs pour condamner les derniers projets américains. Les Chinois, empêtrés dans bien d’autres querelles avec les États-Unis, sont restés plus discrets, mais ne manqueront pas le moment venu d’agir comme les Russes. Quant aux Européens, ils n’ont pas encore officiellement indiqué comment ils réagiraient au cas où les Américains pousseraient leurs projets au Conseil de sécurité. Peut-être comptent-ils sur les Russes et les Chinois pour les bloquer. À ce jour, seul Josep Borrell, le Haut représentant de l’Union européenne, a marqué publiquement sa désapprobation de la mise en œuvre de la procédure de snap-back par les États-Unis. En ce qui concerne le retour des sanctions contre les activités nucléaires iraniennes bénéficiant d’une coopération internationale, les trois Européens participant au JCPOA – Allemand, Britannique et Français -- ont inauguré la formule d’une déclaration commune « regrettant profondément »’la décision américaine, déclaration émise toutefois, non par les ministres avec le Haut représentant de l’Union européenne, mais par les porte-parole de leurs administrations respectives. Façon de se défausser sur des fonctionnaires subordonnés de la responsabilité de de mettre en cause les États-Unis.

Ceci augure mal de la volonté européenne de poursuivre malgré les sanctions américaines une coopération fort utile pour la non-prolifération. Elle pourrait pourtant continuer, au moins en mode dégradé, dans la mesure où elle est sans doute portée par une majorité d’entreprises de service public, peut-être mieux à même de résister aux sanctions, dans la mesure aussi où un certain nombre d’activités de coopération pourrait ne pas se traduire en flux financiers, cible principale des sanctions, mais en soutiens pratique et intellectuel. Osera-t-on ainsi finasser ? Rien n’est moins sûr.

Encore au moins cinq mois de crise

Et puis, la suite dépend aussi du comportement de l’Iran. Celui-ci est en ce moment en délicatesse avec l’AIEA, car lui refusant l’accès à deux sites non déclarés, suspectés d’avoir abrité des activités ou des équipements nucléaires clandestins, et refusant aussi de s’expliquer sur la découverte en un autre site par les inspecteurs de l’Agence de particules d’uranium d’un type introuvable dans la nature, donc témoignant d’une activité humaine. Si le conflit ne se résout pas, l’affaire pourrait en principe atterrir sur la table du Conseil de sécurité, ce qui ne serait pas dans l’intérêt de l’Iran.

Tout laisse donc augurer dans les mois à venir de relations chahutées en matière nucléaire entre l’Iran et les États-Unis, mais aussi entre l’Iran et ses partenaires du JCPOA, enfin entre ces derniers et les États-Unis. Sans oublier l’AIEA, vouée à naviguer dans une mer semée d’écueils. À ceci s’ajoutent les tensions politiques dans le Golfe persique, et les tensions encore plus graves parcourant le Proche-Orient. Israël, mais aussi l’Arabie saoudite, restent en embuscade pour favoriser tout ce qui pourrait déstabiliser l’Iran. C’est donc un chemin chaotique que la diplomatie internationale va devoir parcourir jusqu’à l’élection présidentielle américaine, dont il faut espérer qu’elle débouchera sur de plus souriantes perspectives.

lundi 13 mai 2019

TRUMP, l’IRAN ET LE MONDE DE L’OR NOIR


Le 22 avril, l’administration américaine a fait savoir qu’elle allait mettre fin aux exemptions qui épargnaient à huit pays grands consommateurs de pétrole iranien l’interdiction générale d’achat intervenue en novembre dernier suite au retrait des États-Unis de l’accord nucléaire de Vienne. La décision est entrée en vigueur le 2 mai. Elle vise expressément à réduire à zéro des exportations essentielles à l’économie iranienne, et à convaincre ainsi Téhéran de céder sur toutes les exigences de Washington touchant au nucléaire, au balistique, aux droits de l’Homme, au rôle de l’Iran dans sa région. Témoignant d’une certaine fébrilité, elle a créé inquiétude et surprise. Mieux vaudrait pour tout le monde – Iraniens, cela va sans dire, mais aussi clients de l’Iran, et même Américains --, qu’elle ne produise pas ses pleins effets.

La fébrilité

Depuis quelque temps, émergeait à Washington la frustration de constater que le retour de ses sanctions, intervenu en deux vagues, août et novembre 2018, ne produisait aucun effet sur le gouvernement iranien. La population souffrait, s’agitait même, mais rien qui mette en péril la République islamique. Celle-ci maintenait sa posture de défi : pas question de négocier avec une Amérique qui avait trahi sa parole, avant qu’elle ne s’excuse et réintègre, précisément, l’accord de Vienne.

Cette absence de résultat, si elle se prolongeait, pourrait gêner Trump dans sa campagne pour sa réélection : à peine une année à ce jour. D’où l’idée d’augmenter la pression par une troisième vague de sanctions. Elle est en cours : inscription des Pasdaran sur la liste des organisations terroristes, durcissement des sanctions pétrolières, interdiction d’un certain nombre de transactions dans le domaine nucléaire, interdiction d’acheter et de vendre à l’Iran plusieurs types de métaux. Chacune de ses mesures a soulevé des objections de bon sens au sein même de l’administration américaine, mais les « faucons » l’ont emporté. Et pour faire bon poids, un porte-avions américain, l’Abraham-Lincoln, se dirige en ce moment vers le Golfe persique.

La surprise

Pour la Chine, l’Inde, la Corée du Sud, le Japon, la Turquie, en particulier, la décision américaine de leur interdire tout achat de pétrole a produit un choc, alors que ces pays étaient en négociation pour la reconduction des exemptions dont ils avaient bénéficié. Le pétrole iranien est en effet essentiel pour eux. Ils ont des raffineries formatées pour traiter le pétrole lourd dont l’Iran est grand exportateur, leur adaptation à d’autres types de pétrole coûtera cher et représente un redoutable défi à si bref délai. Quant aux condensats, pétroles ultra-légers, dont l’Iran est également exportateur, la Corée du Sud, en autres exemples, qui en est grand acheteur, pourra certes s’approvisionner ailleurs, notamment aux États-Unis, mais, au vu de la distance, à un coût bien plus élevé. L’affirmation de Donald Trump, selon laquelle le marché mondial suppléerait aisément au tarissement des exportations iraniennes, laisse donc subsister de sérieux problèmes pour les clients au premier chef concernés.

Pour les marchés aussi, cela a été la surprise. Les cours ont monté à l’annonce de la décision américaine, puis sont retombés. Mais il n’est pas certain qu’à moyen terme les marchés restent aussi placides que l’espère Washington. Or toute hausse en 2020 du coût de l’essence à la pompe aux États-Unis jouerait négativement pour la réélection de Donald Trump. Certes, dans les sous-sols, et dans les réserves des uns et des autres, les ressources sont là, mais s’ajuster aux besoins de chaque pays, type de pétrole par type de pétrole, sans rupture d’approvisionnement ni hausse de coûts insupportables, est une autre affaire, surtout dans une période d’incertitude générée par les crises libyenne et vénézuélienne.

L’inquiétude

Il y a d’abord et avant tout l’inquiétude des Iraniens, voués à de nouvelles et dures privations. Il y a l’inquiétude de tout le monde à l’idée que cette montée de tension pourrait conduire à un conflit ouvert qui embraserait le Golfe persique. Disons quand même que les navires de guerre américains ne vont pas commencer à arraisonner les tankers iraniens sur toutes les mers du monde. L’idée que le détroit d’Ormouz pourrait faire l’objet d’un blocus -- acte de guerre en droit international --, soit des Américains soit, en représailles, des Iraniens, ne vaut que pour les éditoriaux, ou les escalades verbales. Les sanctions de Washington sur le pétrole ne s’appliquent pas aux flux physiques mais aux transactions financières. C’est par ce biais que peuvent être mis en quarantaine et punis dans leurs intérêts aux États-Unis les clients de l’Iran et les banques qui leur apportent leur concours. C’est déjà hautement dissuasif.

Il y a enfin l’inquiétude de tout le monde, Américains compris, à la perspective de sérieux à-coups sur les marchés. Trump a indiqué que les grands producteurs arabes, Arabie saoudite, Émirats arabes unis, lui avaient donné l’assurance qu’ils combleraient l’effacement du pétrole iranien. Mais l’Arabie saoudite est restée dans l’expectative. Elle juge en effet qu’elle a été dupée lors de l’entrée en vigueur des sanctions américaines contre l’Iran en novembre dernier. Pour répondre à une demande de Trump, elle avait aussitôt augmenté sa production. Mais les exemptions américaines ensuite intervenues ont provoqué un excédent d’offre sur les marchés, et donc une chute des cours. L’Arabie saoudite ne veut pas être à nouveau instrumentalisée. Elle attendra la réunion plénière de l’OPEP, les 25 et 26 juin prochain, pour tenter d’élaborer une réponse coordonnée (mais pas unanime puisque l’Iran en fait partie, et fera entendre sa voix).

Jusqu’où s’appliqueront les sanctions américaines ?

Déjà dans la période précédente, de 2012 à 2015, les Iraniens avaient mis en place des dispositifs élaborés de contournement des sanctions américaines, alors appuyées par des sanctions européennes. Ils les ont réactivés depuis novembre dernier et vont, bien entendu, chercher à les perfectionner. Pour l’essentiel, ces dispositifs consistent d’abord à offrir de fortes réductions de prix pour convaincre les clients potentiels de braver les sanctions. Ils consistent ensuite à effacer l’origine iranienne de ce pétrole en combinant la réduction de la traçabilité des tankers iraniens par la coupure de leurs liaisons satellitaires, le transfert discret de leur cargaison sur des navires d’autres nationalités ou dans des installations portuaires non surveillées, enfin le maquillage des documents d’accompagnement. Quant aux paiements, ils peuvent se faire par accords de troc, en monnaies exotiques, en liquide, ou encore en métaux précieux. En ce qui concerne la Turquie voisine, les choses sont encore plus faciles. Certes, tout ceci ne peut couvrir qu’une partie des ventes de l’Iran, peut-être un quart ou un cinquième. Les Iraniens dont les exportations de pétrole ont déjà été réduites de 30 à 50% depuis le retour des sanctions, doivent donc se préparer à de nouvelles réductions.

Côté clients, les premières réactions ont été plutôt retenues. La Chine, l’Inde, la Turquie évaluent leur intérêt à résister à l’aune de leur relation globale avec l’Amérique. Le Japon, la Corée du Sud ne désespèrent pas d’obtenir des exemptions discrètes. Les Américains ne devraient pas s’interdire de faire quelques gestes, soit pour faire baisser la tension sur les marchés, soit pour obtenir des gestes en retour dans d’autres domaines : par exemple dans le cadre de leurs négociations commerciales avec la Chine. Rien n’est encore joué.
*
Mais dans l’immédiat, l’urgence est ailleurs. Elle est dans ce qu’il faut bien appeler une rafale de provocations de l’Amérique, cherchant à pousser l’Iran à la faute : la première d’entre elles étant une sortie de l’accord de Vienne qui débriderait son programme nucléaire. Il deviendrait alors possible d’accuser la République islamique de relancer la prolifération nucléaire au Moyen-Orient, et donc de mobiliser à nouveau contre elle la communauté internationale. A vrai dire, le piège est assez grossier, à l’image de son principal instigateur, John Bolton, conseiller à la sécurité nationale auprès de Donald Trump, connu pour ses outrances et sa brutalité. Le gouvernement d’Hassan Rouhani a vu où l’on voulait l’entraîner. Jusqu’à présent, il a choisi d’être intelligent pour deux, et même pour trois si l’on compte ses propres opposants prêts à en découdre avec l’Amérique. Dans l’autre crise que vient de déclencher l’administration américaine en s’en prenant au cœur des dispositions de l’accord nucléaire de Vienne, Rouhani a ainsi opté pour une réponse soigneusement calibrée, qui laisse du temps et de l’espace à la diplomatie. En cette passe difficile, il semble avoir fait sienne la formule chinoise : « un combat évité est un combat gagné ». Reste à espérer qu’il pourra s’y tenir.

(article paru dans Figaro Vox le 10 mai 2019)

mercredi 23 mars 2011

"Deux poids deux mesures", Munich, pétrole et Plan Marshall

Chaque action internationale fondée des principes fait aussitôt fleurir l’argument des «deux poids, deux mesures». Et de fait, il est toujours aisé de trouver ailleurs des circonstances qui justifieraient au moins autant, sinon plus, une action de même type. Va-t-on lutter contre la famine en Somalie ? L’on nous rappelle que quelque part dans les Grands Lacs, dans le Sahel ou au fin fond de l’Asie centrale, la situation est bien pire : comment ose-t-on ne rien faire ? Frappe-t-on la Libye de Kadhafi ? L’on nous défie d’en faire autant à Bahreïn ou en Syrie. Dénonce-t-on l’état des droits de l’Homme dans tel modeste pays ? L’on nous reproche notre silence face à la Chine. Et ainsi ad nauseam… Serait-il possible de répliquer que les « deux poids deux mesures » sont consubstantiels à l’histoire du Monde, ayant commencé avec la création d’Adam et d’Ève ? Ou, ce qui revient à peu près au même, qu’ils n’existent pas vraiment, toute situation étant par définition unique ? Pour ceux qui en douteraient, rappelons que le meilleur partisan de la lutte contre les « deux poids deux mesures » était ce jovial brigand de l’Attique nommé Procuste, qui, étendant tour à tour sur le même lit les voyageurs qu’il avait capturés, raccourcissait ceux qui en débordaient, étirait au contraire les trop petits.

Notons aussi que ceux qui se plaignent de se voir injustement singulariser se tiennent cois quand les « deux poids deux mesures » jouent en leur faveur. Pour puiser dans mes souvenirs personnels, je me souviens d’un officiel iranien protestant contre les condamnations du monde extérieur qui s’élevait à l’époque contre les lapidations pratiquées par la justice de son pays. Il soulignait qu’il y en avait tout autant en Arabie Saoudite sans que personne ne semble s’en émouvoir. Pourquoi cette mauvaise foi ? Je lui avais répondu, sans m’attirer de réplique, que lorsqu’on parlait de lapidations en Arabie saoudite, ce qui arrivait quand même de temps en temps, les Iraniens ne levaient pas le doigt pour rappeler au monde qu’ils en faisaient autant. J’avais ajouté que son propos nous invitait implicitement à placer son pays sur le même plan que les Saoudiens. Les Iraniens, peuple de vieille civilisation, n’avaient-ils pas tendance à se considérer comme légèrement supérieurs à leurs voisins bédouins? En ce cas, ils devaient accepter que l’on soit plus exigeant à leur égard.

Une fois épuisé le sujet des « deux poids, deux mesures », reste encore à gloser sur le rôle de la convoitise dans les affaires du monde. Malheur à ceux qui posent leurs yeux sur les pays possesseurs de pétrole ! Si l’on est aimable, c’est pour s’emparer de leur précieuse ressource. Si on les attaque, c’est pour la même raison. Pas d’autre explication aux deux guerres contre l’Irak de Saddam Hussein, ou à l’expédition contre Kadhafi. « Le monde entier applaudirait des deux mains si le gendarme du monde et ses lieutenants français et britanniques faisaient preuve de la même fermeté et imposaient le même traitement à tous ces monarques, princes, roitelets et présidents à vie (ou à mort) qui humilient leurs peuples. La réalité est, hélas, tout autre. L'Oncle Sam parle et agit selon la tête du client, au sens mercantile du terme », écrivait récemment El Watan. Et dans les colonnes d’el Khabar :« la vraie guerre est celle du pétrole».

Mais, bien entendu, si l’on ne fait rien, l’on est un Munichois : autre thème inépuisable de chroniques devant des choix difficiles. Munichois, ceux qui hésitent à frapper l’Iran, Munichois à coup sûr si l’on n’était pas intervenu en Libye. Enfin, quand on a tout dit en temps de crise, reste à proposer une sortie en forme de «nouveau plan Marshall», forcément « gagnant-gagnant ». Nous avons eu droit récemment à ce genre d’article pour la Tunisie et sa région, et des dizaines de fois en de nombreux coins d’Afrique et d’Asie. Rappelons qu’il s’agissait en 1947, là encore, d’une configuration unique. Les États-Unis représentaient au lendemain de la deuxième Guerre mondiale 50% de la production mondiale. Quant à l’Europe dévastée, elle avait, malgré les immenses destructions subies, toutes les capacités humaines et techniques du renouveau. Il s’agissait de réamorcer une pompe, pas de fabriquer un moteur. Pour les membres du monde en développement, le processus de mise à niveau est beaucoup plus compliqué, et ne s’enferme pas dans des formules. Au contraire, si l’on veut vraiment aider, ce serait plutôt par un travail patient, taillé sur mesure selon les endroits et les circonstances, ce qui ramène à la dimension positive des « deux poids, deux mesures » !