(paru dans le n° 48 de la revue "Après-demain", décembre 2018)
Il existe à l’Organisation des Nations-Unies un Comité des droits de
l’Homme. Composé de 18 experts indépendants, il veille à la bonne application
du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, conclu en 1966
et ratifié par la France en février 1981. Le Comité peut ainsi recevoir des
plaintes de personnes s’estimant atteintes dans leurs droits et qui n’ont pas
obtenu satisfaction devant la justice de leur pays. Il émet alors ce qu’il
appelle une constatation dans laquelle, s’il estime la plainte justifiée, il
peut demander au pays concerné de rectifier sa façon d’agir, éventuellement
d’indemniser la victime.
La France deux fois désavouée
La France vient tout récemment d’être désavouée par le Comité dans deux
affaires emblématiques de sa conception de la laïcité.
La première affaire concerne le licenciement sans indemnité d’une
employée d’une crèche associative qui refusait de quitter son voile au travail.
C’est la fameuse affaire « Baby-Loup », dans laquelle les juges
français ont finalement donné tort à l’employée. Le Comité des droits de
l’Homme lui a au contraire donné raison, en considérant que son droit à
manifester librement sa religion avait été violé. Il a estimé que la France
n’avait pas démontré que le port du voile par une employée portait atteinte aux
droits fondamentaux des enfants ou des parents fréquentant la crèche.
La deuxième affaire concerne le cas de deux femmes condamnées à des
amendes pour avoir porté dans la rue le niqab, ou voile intégral, en
contravention avec une loi de 2010, interdisant de dissimuler son visage dans
l’espace public. Le Comité a estimé que cette interdiction pouvait se justifier
en certaines circonstances ou en certains lieux, par exemple à l’occasion de
contrôles d’identité, mais qu’une interdiction générale et absolue couvrant
l’ensemble de l’espace public était une mesure excessive qui portait atteinte
aux droits des personnes en question.
Voilà donc la justice française déstabilisée, et une partie de
l’opinion française désorientée par ces deux prises de position. Comment se
fait-il que notre vision de la laïcité soit si mal comprise à l’étranger ?
Certes, les experts du Comité des droits de l’Homme viennent de tous
les coins de la terre. Mais parmi les douze experts ayant adopté la première
constatation, figurent trois Européens et deux Nord-américains, qui devraient en
principe assez bien nous comprendre. Les deux autres constatations, prises en
termes à peu près identiques, ont été adoptées par onze experts, avec quand
même deux opinions dissidentes donnant raison à la France, exprimées par les
experts tunisien et portugais.
La laïcité à travers le monde
La laïcité prend donc des aspects très variés à travers le monde, certes
à partir d’un socle commun, dès que l’État, la loi, ne puisent plus leur
légitimité dans un ordre supérieur, défini par la foi et la religion. En
France, elle commence à apparaître dans les efforts des Rois pour se dégager de
la mainmise de la Papauté. Elle prend forme sous la Révolution avec la
Constitution civile du clergé, se conforte avec le Code civil et le Concordat
napoléonien, et adopte son aspect moderne sous la Troisième république, lorsque
la société s’affranchit par une série de lois de l’emprise du clergé. Mais
ailleurs, les parcours et les aboutissements sont fort différents. Voici
quelques exemples.
Les régimes communistes, athées par principe, ont pratiqué une laïcité
fortement hostile à toutes les religions, détruisant les lieux de culte,
persécutant les fidèles, contrôlant très étroitement les pratiques religieuses
provisoirement tolérées dans l’attente d’un monde nouveau émancipé de toutes « superstitions ».
En Europe, beaucoup d’États se réfèrent à Dieu dans leur
Constitution, mais pour affirmer ensuite leur neutralité face à toutes les
croyances. La Constitution fédérale suisse est adoptée « au nom du Dieu
tout-puissant » mais affirme que nul ne peut subir de discrimination,
notamment du fait de ses convictions religieuses ou philosophiques. Le peuple
allemand adopte la Loi fondamentale « conscient de sa responsabilité
devant Dieu et devant les hommes ». Mais nul ne peut être discriminé en
raison de sa croyance ou de ses opinions religieuses ou politiques. La liberté
de culte est garantie. Un impôt destiné à financer les Églises est perçu sur les
fidèles (de même qu’en Autriche ou en Suisse). Et l’enseignement religieux dans
les écoles est dispensé par des fonctionnaires n’appartenant à aucune
hiérarchie cléricale. Plus au nord, La Suède jusqu’en 2000, la Norvège jusqu’en
2012 ont eu des Églises d’État. À l’est, la Constitution
hongroise demande à Dieu de bénir les Hongrois et rappelle que leur pays est
une partie de l’Europe chrétienne. Mais elle établit la séparation des Églises
et de l’État.
Plus au sud, la Grèce cite abondamment la religion orthodoxe dans le préambule
de sa Constitution, mais proclame la liberté de conscience religieuse.
De l’autre côté de la Manche, l’Angleterre, en une sorte de premier Brexit,
s’est séparée de l’Europe catholique au XVIème siècle et s’est dotée d’une Église
d’État, l’Église
anglicane, placée sous l’égide du Souverain. L’Écosse est également dotée
d’une Église
d’État, l’Église
presbytérienne. Après une période de persécution des autres religions,
l’Angleterre a évolué vers la tolérance, au point d’apparaître dès le XVIIIème
siècle comme un modèle. Mais longtemps, les Catholiques, entre autres, n’ont pu
exercer de fonctions publiques. Tony Blair a attendu de n’être plus Premier
ministre pour se convertir officiellement au catholicisme.
Aux États-Unis,
la Constitution interdit au Congrès de légiférer pour établir une religion ou
pour en interdire le libre exercice. C’est seulement en 1956 qu’est adoptée
comme devise officielle du pays « in God we trust » (« en Dieu
est notre foi »). Les Églises échappent à l’impôt. Tout peut
être prêché sans entraves, y compris les doctrines les plus sectaires. Le
créationnisme, qui affirme que Dieu, comme le dit la Bible, a directement créé
tous les êtres vivants, homme compris, y est très populaire. Et le sentiment
religieux joue, on le sait, un rôle très important dans la vie publique.
La Constitution canadienne proclame :« le Canada est fondé
sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la règle du
droit ». La Charte des droits et libertés protège la liberté de conscience
et de religion et les normes communes doivent s’adapter, dans la mesure du
possible, aux prescriptions religieuses. La jurisprudence a ainsi été amenée à
dégager la notion d’«accommodement raisonnable». Entre autres exemples, les
juges ont autorisé les Sikhs à porter sur eux leur poignard rituel, à condition
qu’il soit fermement cousu à l’intérieur de leur vêtement.
Loin des pays de tradition judéo-chrétienne, la Turquie, née au
lendemain de la Première guerre mondiale sur les débris de l’empire ottoman,
s’est voulue un État laïque. En 1924, elle abolit le califat, qui faisait du
Sultan « l’ombre de Dieu sur terre » et donc le guide de tous les
Musulmans. Mais la première Constitution établit l’Islam comme « la
religion de l’État turc ». Une Direction des affaires religieuses,
toujours active à ce jour, vient gérer, financer et donc contrôler l’exercice
du culte musulman, plus précisément du culte sunnite hanafite, pratiqué par la
majorité de la population. Il faut attendre 1937 pour que la laïcité soit citée
dans la Constitution. Le principe a été conservé mais la laïcité a été
récemment ébranlée par l’arrivée aux commandes du pays de conservateurs,
défenseurs des traditions.
L’Islam est cité dans la plupart des Constitutions des pays arabo-musulmans,
du moins lorsqu’ils ont en une, et souvent la Charia, ou loi religieuse, est
posée comme source du Droit. Le Liban, pays multiconfessionnel, fait toutefois
exception. Mais les mêmes textes garantissent ensuite la liberté de conscience.
En réalité, les pratiques d’un pays à l’autre sont très diverses, le principe
de tolérance est en beaucoup d’endroits fort malmené, parfois par les sociétés
encore plus que par les pouvoirs publics. Dans la même région, le Parlement
israélien vient de proclamer Israël « État-nation du peuple juif ».
L’on semble donc loin de la laïcité. Mais la déclaration d’indépendance de
1948, par laquelle Israël s’engage à assurer « une complète égalité de
droits sociaux et politiques à tous ses citoyens, sans distinction de croyance,
de race ou de sexe » reste en vigueur. Au-delà des formules, il faut donc
voir, ici comme ailleurs, comment tout ceci s’applique et s’appliquera.
Dans beaucoup de pays d’Afrique, les Constitutions et les grandes lois tendent
à refléter les traditions juridiques dans laquelle ils ont baigné avant leur
indépendance. Mais rites et croyances y jouent un rôle majeur de cohésion
sociale. La laïcité n’y est l’affaire que de petits groupes. L’Asie offre, elle,
un paysage contrasté. Pour prendre deux exemples, l’Inde et le Japon, l’Inde,
dès son indépendance, s’affirme comme une République « séculière »,
portant un égal respect à toutes les religions. Sur cette base, le droit des
personnes combine règles générales et prescriptions que chacun peut invoquer en
vertu de sa religion. Et la vie quotidienne de l’immense majorité des Indiens
est irriguée par les religions. En outre, ces dernières années, la volonté de
faire de l’Inde une nation Hindoue a atteint le sommet de l’État, remettant en
cause les principes fondateurs du pays. Au Japon en revanche, si rites et
croyances circulent comme ailleurs, elles le font sur un mode discret. La
Constitution de 1946 a introduit une séparation radicale entre Églises
et État, qui est toujours scrupuleusement respectée.
Retour en France
A l’issue de ce tour d’horizon, la laïcité « à la française »
apparaît dans toute son originalité, et peut-être sa solitude. D’autant qu’elle
a beaucoup évolué au cours de son histoire, avec des épisodes de tensions et
d’intolérance, mais aussi de très nombreux accommodements.
Dans la période récente, elle a semblé aller à l’encontre de l’adage « C’est
à l’État d’être laïque, pas aux individus », en cherchant à introduire
dans la vie sociale une sorte de laïcité des comportements, notion étrangère à
ses fondateurs historiques. Elle a donc tendu à s’éloigner de la conception de
la laïcité la plus répandue autour d’elle, fondée sur une neutralité tolérante,
et même bienveillante, plutôt que sur une attitude prescriptive.
Or c’est cette protection de la diversité qui imprègne les grands
textes fondateurs que sont la Déclaration universelle des droits de l’Homme
(1948), la Convention européenne des droits de l’Homme (1953) ou encore la
Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (2007). Tous trois affirment
en effet à l’unisson : « Toute personne a droit à la liberté de
pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique… la liberté de
manifester sa religion ou sa conviction seul ou en commun, tant en public qu'en
privé, par l'enseignement, les pratiques, le culte et l'accomplissement des
rites ».
D’où le conflit qui vient de surgir entre la France et les gardiens du
Pacte relatif aux droits sociaux et politiques, dont l’article 18 proclame également
la liberté pour tout individu « de manifester sa religion ou sa
conviction, individuellement ou en commun, tant en public qu'en privé ». Ceci
sans autres restrictions que celles « prévues par la loi » et « nécessaires
à la protection de la sécurité, de l'ordre et de la santé publique, ou de la
morale ou des libertés et droits fondamentaux d'autrui ». Mais il est vrai
aussi que ces formules laissent ouvert le dilemme qui nourrit à ce jour le
débat en France : quelles tolérances accorder aux adversaires de la tolérance ?
Comment, sans menacer les droits de tout un chacun, contenir les intégrismes de
toutes origines ?