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mardi 24 septembre 2019

Iran, États-Unis, Arabie Saoudite : crise et opportunités


Peu importe, au fond qui a attaqué le 14 septembre deux sites pétroliers majeurs en Arabie saoudite : les Houthis seuls ? Conseillés ou pilotés par ces les Iraniens ? Les Iraniens seuls ? Chacun considère, à haute voix ou in petto, que la République islamique est la première responsable. Celle-ci, par une note formelle adressée à l’ambassade de Suisse à Téhéran, représentant les intérêts américains, a certes rejeté l’accusation, mais fait aussi savoir aux États-Unis que toute frappe en réplique serait suivie d’une riposte de large portée. La séquence a dissuadé Saoudiens et Américains d’intervenir. Trump ne viendra pas soutenir son ami le prince héritier Mohammed Ben Salman dans une action militaire. Et donc personne ne bougera.



Américains et Saoudiens dans l’impasse



Voilà donc Américains et Saoudiens prisonniers de leurs contradictions. Donald Trump aimerait voir les Iraniens à genoux mais ne veut pas d’une guerre dans le Golfe persique. 13% à peine des Américains y sont favorables. Cela ferait de nouveaux morts, augmenterait le prix de l’essence à la pompe et détruirait ses chances d’être réélu en 2020. Il se trouve empêtré dans son choix de sortir de l’accord nucléaire de Vienne conclu en 2015 et d’appliquer à l’Iran une politique de « pression maximale ». Celle-ci est devenue une fin en soi, faute d’avoir clarifié à Washington le but ultime recherché : Regime Change ou changement de comportement de la République islamique ? meilleur encadrement ou démantèlement des programmes nucléaire et balistique ? L’échec des sanctions à faire plier le régime, désormais patent, mais l’impossibilité d’imaginer autre chose, ont mis les Américains dans une impasse.



Quant aux Saoudiens, le désastre de leur guerre contre les Houthis au Yémen se retourne à présent contre eux, et plus précisément contre le Prince héritier Mohammed Ben Salman, qui l’a imprudemment lancée en 2015. Les voilà menacés sur leur propre sol, sans que leurs extraordinaires dépenses militaires ni la présence américaine dans la région ne semblent les protéger. La sécurité de sa population se retrouve mise en cause, et aussi sa prospérité, puisqu’elle dépend de la capacité du pays à produire et à exporter paisiblement son pétrole, donc de la paix dans la région. Et cette prospérité conditionne à son tour l’avenir de la dynastie des Saoud, plus fragile à cet égard que la République islamique, qui tient depuis quarante ans le pays sous sa coupe, malgré sanctions, guerre, restrictions et mécontentement de la majorité des Iraniens.



Les dilemmes iraniens



Le régime iranien avait-il anticipé ce qu’il voit comme un brillant succès ? La complexité de l’opération, la précision des frappes sur les installations d’Abqaiq et de Khourais ont laissé les experts pantois, et remis au travail les États-majors de la région et au-delà. La question se pose d’ailleurs de complicités internes ayant guidé au moins certains engins dans leur trajectoire finale sur leur cible. Les Houthis, en revendiquant les frappes, ont fait une allusion à une aide venue de l’intérieur. Encore de quoi inquiéter les Saoudiens.



Mais la satisfaction des dirigeants iraniens ne devrait pas leur faire oublier les dilemmes dont ils sont, eux aussi, prisonniers. La « résistance maximale » qu’ils opposent à la « pression maximale » des Américains, tend à devenir, de même, un but en soi. S’enfermer dans cette posture, comme le font les radicaux du régime, revient à laisser l’initiative à l’adversaire, qu’il s’agisse de la guerre ou de la paix, et plonge indéfiniment l’économie du pays dans le marasme. Aujourd’hui, chacun exige de l’autre l’impossible : aux Américains, les Iraniens demandent la levée immédiate de toutes leurs sanctions ; les Américains demandent en retour aux Iraniens de démontrer qu’ils renoncent pour toujours à l’arme nucléaire et à ses vecteurs, ainsi qu’à leur influence dans la région. Et donc les Iraniens refusent le contact avec Trump et ses séides, considérant que ce serait déjà se soumettre. 


Changement de donne et opportunités


Les frappes en Arabie saoudite viennent toutefois de modifier la donne. Pour quelques semaines peut-être, guère plus, avant que ne s’estompe la marque que ces évènements ont imprimée dans les esprits, le gouvernement iranien dispose de la faculté de faire un pas vers l’adversaire sans donner à l’extérieur, et encore plus à l’intérieur, le sentiment qu’il est en train de plier. Cette opportunité précieuse, éphémère, est à saisir. Les dirigeants de Téhéran y songent d’ailleurs peut-être, si c’est l’Iran, comme on peut le penser, qui a soufflé aux Houthis l’idée de déclarer une trêve dans leurs attaques contre le territoire saoudien. Il faudra voir aussi à quoi ressemble le projet de sécurité et de coopération dans la région que le Président Rouhani devrait proposer bientôt à l’occasion de l’Assemblée générale des Nations Unies à New-York.



L’on n’en est pas encore à une rencontre Trump-Rouhani. La première étape devrait rechercher les quelques concessions réciproques que les deux parties pourraient avancer : levée au moins partielle de sanctions sur le pétrole, en échange d’un retour à la stricte application de l’accord nucléaire de Vienne pour l’Iran, et encore d’un geste supplémentaire à trouver, suffisamment indolore pour être accepté par les durs du régime, mais suffisamment visible pour permettre à Trump de le présenter comme un brillant succès. La mise en veille d’un paquet de centrifugeuses pourrait peut-être faire l’affaire. Les Français, qui ont déjà beaucoup parlé aux deux parties, auraient là un rôle à jouer. Nul doute que les conversations vont aller bon train à New-York dans les jours qui viennent.



Si une dynamique de réduction des tensions devait ensuite s’enclencher – elle ne pourra ignorer le Yémen –, il deviendrait possible d’imaginer dans les prochains mois une rencontre de format et de niveau à définir, qui permettrait d’aller plus loin. Trump pourrait en tirer profit pour sa campagne présidentielle, mais aussi le gouvernement iranien si elle avait lieu avant les élections législatives annoncées pour février prochain. L’affaiblissement probable dans la période qui s’ouvre de deux des adversaires les plus déterminés d’un rapprochement irano-américain, Benjamin Netanyahou en Israël, Mohammed Ben Salman en Arabie saoudite, jouerait en ce sens, de même, qui sait, qu’un timide glissement de la guerre civile syrienne vers une amorce de solution politique. Pour une fois, les cartes sont dans la main des dirigeants de Téhéran. Sauront-ils mettre de côté leurs querelles de factions pour prendre l’initiative ? Rien n’est moins sûr, mais il n’est pas interdit d’espérer.

(publié le 24 septembre 2019 sur le site Orient XXI)

mardi 12 juin 2018

TRUMP, MACRON, ROUHANI : UNE TRIANGULATION IMPOSSIBLE ?

Rude école pour Emmanuel Macron que la gestion du dossier iranien. Il y découvre toutes les chausse-trappes de la diplomatie dans le paysage tourmenté du Moyen-Orient. En septembre dernier, à l’Assemblée générale des Nations-Unies, il avait présenté, en un hymne au multilatéralisme, sa vision alternative à la ligne de Donald Trump, qui, la veille, à la même tribune, avait décrit l’accord nucléaire de Vienne comme « l’un des pires et plus biaisés » jamais conclus par les États-Unis. Le Président français propose alors au contraire de le protéger, tout en évoquant la nécessité de trouver des solutions à l’expiration dans le temps de ses principales dispositions, ainsi qu’aux menaces soulevées par l’activité balistique iranienne.

Sauver l’accord de Vienne

Puis, à la mi-octobre, quand Donald Trump « décertifie » l’accord de Vienne, geste présenté comme un premier pas vers un retrait des États-Unis, Emmanuel Macron, au cours d’une conversation avec le Président iranien, Hassan Rouhani, confirme à nouveau l’attachement de la France à l’accord. Il fait aussi état de la nécessité de « dialogue » et de « progrès » sur le programme balistique iranien et les questions de sécurité régionale. Il annonce la prochaine visite à Téhéran de son ministre des affaires étrangères pour évoquer ces sujets. Le service de presse de l’Elysée précise enfin qu’« un déplacement en Iran du président français, à l'invitation du président Rouhani, a été envisagé ». Cette information – ce serait la première visite d’un dirigeant occidental majeur sous la République islamique -- soulève alors beaucoup d’attentes.

En novembre, le Président français, au cours d’une conférence de presse à Dubaï avant de se rendre à Riyadh pour y faire connaissance du Prince héritier, Mohammed ben Salman et tenter de régler le cas Hariri, défend fermement la relation franco-iranienne, réaffirme son attachement à l’accord de Vienne, mais souligne la nécessité de le compléter « avec deux piliers, une négociation sur l'activité balistique de l'Iran, avec des sanctions si besoin, et une discussion stratégique encadrant l'hégémonie iranienne dans toute la région ». Le glissement sémantique perceptible dans l’usage des mots « négociation », « sanctions », « hégémonie », provoque un sursaut à Téhéran, où l’on considère ces sujets comme non-négociables. Le ton tend à s’aigrir. Si les propos officiels restent mesurés, il n’en est pas de même dans les milieux d’opposition au Président Rouhani, d’autant que quelques jours plus tard, Emmanuel Macron invite publiquement l’Iran à adopter « une position moins agressive au Proche-Orient ». Le dialogue se poursuit mais les propos à l’emporte-pièce commencent à voler. En décembre, Jean-Yves le Drian, ministre des affaires étrangères, lance dans une émission télévisée : « La présence iranienne et la volonté iranienne de faire un axe de la Méditerranée à Téhéran, non ! ». Quelques jours plus tard, Ali Akbar Velayati, conseiller diplomatique du Guide suprême, confie à une agence de presse : « Si la France veut conserver sa crédibilité internationale, elle ne devrait pas suivre aveuglément les Américains… le Président français se comporte en ce moment comme le caniche de Donald Trump ».

Glissement vers le bas de la relation

Malgré ces échanges peu amènes, la visite de Jean-Yves le Drian à Téhéran pour évaluer l’opportunité d’une visite du Président est maintenue. Il s’y rend en mars mais se heurte à un mur dès qu’il évoque la possibilité d’une négociation sur le balistique ou le rôle de l’Iran dans la région. Il est symptomatique qu’Ali Shamkani, secrétaire du Conseil suprême de sécurité nationale, le reçoive en grand uniforme d’amiral (un an avant, il était en civil pour recevoir son prédécesseur Jean-Marc Ayrault). Le ministre français conclut sobrement qu’il y a « encore beaucoup de travail à faire ». L’on ne parle plus d’une visite du Président.

A la mi-avril, la relation se dégrade encore avec les frappes françaises en Syrie, aux côtés des Américains et des Britanniques, pour punir – plutôt symboliquement – Bachar el Assad de son dernier usage de l’arme chimique. Le Guide suprême, Ali Khamenei, accuse les dirigeants des trois nations d’avoir commis un crime majeur. Même si les canaux de communication sont maintenus, la relation touche un point bas.

Convaincre Trump de rester dans l’accord

Les choses se passent-elles mieux du côté de Donald Trump ? Fin 2017, début 2018, les Européens se sont affairés pour définir avec les Américains les mesures qui pourraient être prises pour les convaincre de demeurer dans l’accord de Vienne. Les trois pays parties à l’accord, Allemagne, France et Grande-Bretagne, poussent l’Union européenne à la prise de nouvelles sanctions contre l’Iran, mais peinent à convaincre leurs partenaires. Emmanuel Macron, pour sa part, confiant dans la relation personnelle qu’il a tissée avec Donald Trump, se rend fin avril à Washington avec l’espoir de l’amener à revenir sur son intention de quitter l’accord. Il va loin dans sa direction en évoquant un processus fondé sur « quatre piliers » : renforcement de l’accord actuel, prolongation de ses dispositions dans le temps, « endiguement de l’influence militaire » de l’Iran dans sa région, « surveillance de son activité balistique ». Mais rien n’y fait, le 8 mai, Donald Trump sort de l’accord.

D’une séquence à l’autre

Quelles leçons tirer de tous ces efforts ? Après coup, il est aisé d’expliquer pourquoi ils n’avaient aucune chance d’aboutir. Mais Trump aurait pu retarder une fois de plus son choix, ou encore assortir le retrait américain d’atténuation de ses effets sur les entreprises européennes. Ceci aurait alors été salué comme une victoire de la diplomatie française. Finalement, les positions des antagonistes se sont révélées irréconciliables. Côté iranien, il était inutile d’espérer convaincre la République islamique de modifier l’accord de Vienne ou de négocier un élément crucial de souveraineté et de défense nationales comme son programme balistique. L’évocation de possibles sanctions pour la faire céder a fait le reste. Un regard sur l’histoire de ce pays, sur la façon dont il se crispe sous la pression, aurait évité de se nourrir d’illusions. Côté États-Unis, l’affaire a révélé ce qui n’était pas forcément concevable au départ, à savoir la haine viscérale de Donald Trump à l’égard d’Obama, le menant à effacer, quel qu’en soit le prix, les traces de son prédécesseur dans l’histoire : l’« Obamacare », l’accord avec l’Iran.

Cette séquence close, s’en ouvre une autre au moins aussi difficile, présentant une équation à trois lourdes inconnues : comment éviter une guerre commerciale avec les États-Unis, tout en maintenant l’Iran dans l’accord nucléaire par suffisamment de commerce et d’investissement, sans mettre en péril l’unité européenne ? Que l’on parle en cette affaire de l’isolement de l’Amérique rappelle la célèbre manchette du Times (d’ailleurs apocryphe) : « Brouillard sur la Manche, le continent isolé ». En cette affaire, hélas, l’Europe, pour le moment, semble plus perdue dans le brouillard que l’Amérique de Trump. Elle a certes réactivé une directive de 1996 censée bloquer en Europe les sanctions américaines, et envisage de recourir à l’arbitrage de l’Organisation mondiale du commerce. Mais la première décision ne vaut que pour les entreprises n’ayant pas d’exposition aux États-Unis, ce qui les soumet de fait à la loi américaine, et la deuxième ne produira ses effets qu’à l’issue d’une longue procédure, si elle aboutit jamais.

Négocier, négocier sans cesse

Il faut bien revenir à la diplomatie. « Le dialogue, encore et toujours. Échanger, tenter de convaincre, sans cesse, pour défendre les intérêts des Français et aussi de tous ceux qui croient que le monde ne se construit qu'ensemble » vient de nous dire Emmanuel Macron à la veille de la réunion du G7. Il a sans doute conscience de faire écho à un illustre prédécesseur, rien moins que le Cardinal de Richelieu, qui écrivait dans son testament politique (il aurait tweeté aujourd’hui) : « négocier sans cesse, ouvertement ou secrètement, en tous lieux, encore même qu’on n’en reçoive pas un fruit présent et que celui que l’on peut en attendre à l’avenir ne soit pas apparent, est chose du tout nécessaire pour le bien des Etats ». C’est bien la situation dans laquelle l’on se trouve aujourd’hui.

Rendre son sens à une visite du Président français à Téhéran

Au sortir de ces généralités, de quelles cartes dispose notre Président pour espérer débloquer la relation de l’Europe, donc de la France, avec l’Iran ? Pas plus qu’un deux de trèfle sur le rôle de l’Iran dans la région, mais là, le temps va peut-être faire son œuvre pour réduire les ambitions de Téhéran. Ses positions en Irak, en Syrie, commencent à donner des signes de fragilité. Et rien n’empêche, au contraire, d’aller dans le sens du discours du ministre iranien des Affaires étrangères quand il prêche pour un dialogue multiforme appelé à déboucher sur « un pacte régional de non-agression ».

Sur le dossier balistique iranien, plutôt que d’appeler simultanément à des négociations et à des sanctions, ce qui répète les erreurs des négociations passées et ne conduit évidemment à rien, mieux vaut, là encore, encourager au multilatéralisme. L’Iran, sur cette question de souveraineté, ne fera de concessions que mutuelles.

Sur le nucléaire enfin, pour tenter de conserver les Iraniens dans l’accord, la France peut d’abord, dans le cadre européen, contribuer à mettre au point un programme ambitieux de coopération et d’investissements dans des secteurs épargnés par les sanctions américaines : l’agriculture, l’agro-alimentaire, la santé, la protection de l’environnement, l’université. Mais il est inutile de vouloir chercher à réviser l’accord nucléaire actuel, imparfait sans doute, mais comme tous les accords, fondés par nature sur des compromis. Mieux vaudrait, tout simplement, prendre rendez-vous pour le moment où ses principales clauses d’expiration approcheraient de leur terme.

Enfin, une visite du Président français à Téhéran devrait pouvoir être remise dans la balance, si l’Iran de son côté, s’engageait solennellement en cette occasion à continuer à respecter l’accord de Vienne. Un tel déplacement prendrait alors tout son sens.

(publié le 12 juin 2018 par Orient XXI)


mercredi 9 mai 2018

AU LENDEMAIN DE LA SORTIE DE TRUMP

(paru ce jour dans liberation.fr)


Forme et fond, la déclaration de Donald Trump annonçant la sortie des États-Unis de l’accord nucléaire passé en 2015 à Vienne entre six puissances et l’Iran est d’une extraordinaire brutalité. Aucune concession, aucun délai, c’est un couperet. Ce genre de comportement semblait l’apanage des chefs de régime autoritaire. Elle fera tache dans la politique étrangère américaine.

Un détail : les dirigeants du monde, quand ils s’en prennent à l’Iran, prennent soin de distinguer entre la détestable République islamique et le grand peuple iranien, pétri d’histoire et de culture, assoiffé de liberté. Donald Trump n’y a pas manqué. Il y avait un côté obscène à déclarer son amour aux Iraniens au moment de leur infliger une telle punition collective.

L’Europe et les sanctions

Voilà rétablie la totalité des sanctions américaines levées par l’accord de juillet 2015. Donald Trump a pris soin de préciser qu’elles s’appliqueraient à nouveau dans leur dimension secondaire. Sauf rares exceptions, les sociétés étrangères qui s’aviseront d’entrer en affaires avec l’Iran seront donc punies. Quant aux contrats en cours, elles ont, selon les cas, trois ou six mois pour les démonter. L’Europe va de nouveau se voir interdire d’acheter du pétrole iranien, et ses grandes sociétés pétrolières ne pourront plus travailler en Iran. Plus question non plus de contrats entre Airbus, Boeing et les compagnies iraniennes dont les avions sont à bout de souffle. Peugeot, Renault, qui venaient de retourner en Iran, vont se trouver en grande difficulté. Ils avaient déjà été affectés par une décision américaine de 2013 les empêchant de travailler en Iran, qui avait détruit plusieurs milliers d’emplois en France. Assez lâchement, le gouvernement français de l’époque n’avait pas bougé. Sera-t-il cette fois plus courageux ?

La question de la capacité de l’Europe à se défendre est ainsi posée. Elle était parvenue, dans les années 1990, à faire céder Washington, qui voulait interdire tout investissement en Iran dans le domaine pétrolier et gazier. Ceci avait en particulier permis à Total de mener, avec un succès complet, son plus grand chantier au monde en bordure du Golfe persique. Maintenant, tout sera plus compliqué. La mondialisation a fait des progrès. Les États-Unis ont pris conscience, au début des années 2000, de la toute-puissance que leur confère l’usage du dollar dans les transactions internationales. Même si l’Europe met en place un bouclier de protection pour ses entreprises, beaucoup hésiteront à défier les États-Unis, dès lors qu’elles y ont des intérêts. Ce sera le cas des grandes banques européennes, sans lesquelles il sera difficile de faire de grandes affaires en Iran.

Faire céder l’Iran ?

Face aux États-Unis, la première réaction de l’Iran a été remarquablement mature. Pour le Président Rouhani qui s'est investi dans le dossier nucléaire dès 2003, la décision de Donald Trump est pourtant un crève-cœur. L’accord de 2015 était le grand succès de son premier mandat. Avant le 8 mai, des voix s’étaient élevés en Iran pour annoncer des mesures de rétorsion qui feraient regretter à Washington une décision de sortie de l’accord. A ce stade, Rouhani a simplement lancé des consultations avec les cinq partenaires restants en vue de le préserver. Certes, l’Iran n’a aucun intérêt en cette affaire à une escalade avec plus fort que lui. Il ne pourra résister qu’au sein d’un collectif. Mais les plus radicaux du régime ne manqueront pas de tenter de tirer profit de tout signe de faiblesse. Le gouvernement de Rouhani va se trouver gravement fragilisé.

C’est ce sur quoi parie Donald Trump. Avec son entourage, il a la conviction que l’accord de Vienne a été négocié et conclu trop tôt, avant que les sanctions américaines et européennes ne produisent leur plein effet. Il se dit qu’en deux ou trois ans, il pourra, cette fois-ci, mettre l’Iran à genoux, et entraîner soit l’effondrement du régime, soit son entière soumission. C’est un pari risqué. Obama, lui, avait atteint la conclusion que les sanctions, si punitives soient-elles, ne parvenaient pas à arrêter la progression du programme nucléaire iranien.

L’on peut s’inquiéter que les trois pays européens ayant le plus investi en cette affaire – l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni – donnent dans leur première réaction le sentiment d’entrer dans le calcul de Trump. En effet, tout en rappelant leur attachement à l’Accord de Vienne, ils affirment vouloir « définir un cadre de long terme pour le programme nucléaire de l’Iran » et « traiter de façon rigoureuse les préoccupations largement partagées liées au programme balistique de l’Iran et à ses activités régionales déstabilisatrices ». En soi, ces objectifs sont légitimes. Mais en parler ainsi, à ce moment, c’est signaler que les trois pays ne répugneraient pas à obtenir des concessions de Téhéran dans le sillage des sanctions américaines. C’est se proposer de jouer au good cop contre bad cop. C’est aussi prendre le risque d’avoir à se battre sur deux fronts : desserrer au bénéfice des entreprises européennes et de leurs clients l’étau des sanctions américaines, en user comme levier pour faire plier l’Iran. Bon courage !


mardi 3 novembre 2015

L’Iran, la Russie et les autres : vers une sortie de crise en Syrie

Sur l’insistance de la Russie, l’Iran a donc été admis à la table des négociations sur la Syrie. Il devenait de plus en plus paradoxal, si l’on voulait vraiment en sortir, de tenir à l’écart cet acteur incommode mais majeur, estimant avoir en cette affaire des intérêts vitaux. Du côté donc de Bachar el Assad, l’Iran et la Russie, et en face tous les autres, demandant le départ du même Bachar. Mais il y a des zones de compromis. Ni l’Iran, ni la Russie, ne se sentent liés à la personne même de Bachar. En revanche, ils ont toujours estimé que des puissances extérieures n’avaient pas à préempter une décision appartenant aux Syriens dans leur ensemble. Et tous deux craignent qu’un effondrement des institutions dans la foulée d’une élimination de Bachar et de son clan n’engendre un chaos où s’engouffreraient des monstres. Après les expériences irakienne et libyenne, c’est un point que les Occidentaux doivent pouvoir comprendre. Et puis, Moscou a entretenu avec Damas des relations étroites depuis des décennies. La Russie compte 20 millions de Musulmans. Et à vol d’oiseau, il y a entre les deux pays la distance Paris-Marseille.

Les cauchemars afghans de l’Iran et de la Russie

Quant à l’Iran, il y a un cauchemar qu’il ne veut pas éprouver. C’est une talibanisation de la Syrie. Il a déjà assez souffert des Talibans en Afghanistan. Il a en horreur l’idée que leurs équivalents puissent s’installer à demeure près de l’Irak et déstabiliser ce pays jusqu’à la frontière iranienne. C’est d’ailleurs le général pasdaran Souleymani, responsable des forces spéciales iraniennes intervenant en Syrie et en Irak, qui a convaincu personnellement Poutine qu’il fallait agir d’urgence s’il ne voulait pas voir l’armée syrienne, à bout de forces, s’effondrer.

Venant toujours d’Afghanistan, un autre cauchemar tourmente aussi les Russes. C’est celui de l’enlisement qu’ils y ont connu dans les années 1980. Déjà, il est visible que l’offensive terrestre des forces loyales à Bachar contre les rebelles qui mettent en péril l’axe vital Damas-Alep, n’a pas emporté les résultats escomptés, malgré l’appui massif de l’aviation russe. L’Arabie saoudite, le Qatar, la Turquie ont veillé, avec l’accord des États-Unis, à relever le niveau des armes fournies à l’opposition, avec en particulier des armes anti-blindés. L’impossibilité de remporter un succès décisif pousse donc tout le monde à la négociation. Poutine a préparé le terrain en convoquant Bachar à Moscou. Il lui a sans doute expliqué que l’aide russe avait un prix, qu’il devrait un jour payer. Du côté occidental, il est accepté qu’un départ de Bachar ne soit plus un préalable à un processus de transition, mais plutôt l’une de ses étapes, voire sa conclusion. Tout s’est donc récemment accéléré pour préparer les esprits à un accord.

D’abord réaffirmer les intégrités territoriales, ensuite chasser Da’esh

Il est au moins une question sur laquelle toutes les parties devraient s’entendre sans difficulté : c’est la protection de l’intégrité du territoire syrien. Ce point n’allait pas de soi, tant a été dénoncé l’artificialité des frontières tracées dans la région à l’issue de la première Guerre mondiale, en évoquant l’émergence inévitable, ici d’un Sunnistan, ailleurs d’un Kurdistan, ou encore d’un « réduit alaouite ». Tant en Syrie qu’en Irak, ce serait en vérité ouvrir une boîte de Pandore. La fixation des frontières de telles entités soulèverait la tentation de toucher à celles des pays voisins : Turquie, Iran. Elle ferait naître des conflits au moins aussi brûlants, et encore plus durables, que les conflits en cours. Ce serait enfin négliger qu'au cours d'histoires  tourmentées, s'est enraciné en Syrie comme en Irak un vrai sentiment national.

Et puis, il faudra bien s’attaquer ensemble à l’éradication de Da’esh, ou « Etat islamique ». Pour le moment, personne ne s’y est vraiment attelé. Certainement pas Bachar, qui trouve avantage à pouvoir dire qu’il existe au monde plus abominable que lui. Les Russes, eux, parant au plus pressé, ont surtout frappé ceux qui menaçaient le plus directement la « Syrie utile ». Ils ne voient aucune urgence à aller chercher Da’esh au cœur des déserts excentrés où il est installé. Quant à la coalition internationale montée et portée à bout de bras par les Américains, elle s’est jusqu’à présent limitée à une sorte de service minimum, sauf dans l’épisode de la défense de Kobané, en raison de sa charge symbolique. En Irak, elle ne cherche encore qu’à contenir Da’esh en attendant que l’armée irakienne et une mobilisation populaire au sein même des Sunnites soient en mesure de le chasser. En Syrie, les Américains ont veillé à ne pas s’attaquer aux oppositions radicales, d’ailleurs soutenues par leurs propres alliés : Arabie saoudite, Qatar, Turquie…, au point de renforcer la main de Bachar, ni en sens inverse de mettre Bachar en difficulté au point de faire miroiter la victoire aux rebelles. Là encore, ce sera à l’armée syrienne recomposée, et relégitimée par le départ de Bachar, de faire l’essentiel du travail. Il faudra, le moment venu, l’y aider, et constater déjà à Vienne que c’est la seule voie réaliste de sortie de crise.

(paru dans le Figaro du 2 novembre 2015)