mercredi 16 novembre 2011

Même avec l'Iran, le dialogue produit plus que les sanctions

(tribune parue dans le Monde du 16 novembre 2011)

Le conseil des gouverneurs de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), réuni à Vienne les 17 et 18 novembre, peut féliciter son directeur général pour son dernier rapport sur l'Iran. Cette minutieuse analyse de la masse d'informations recueillies par les inspecteurs de l'agence et par les services d'une dizaine d'États, sans oublier celles fournies par l'Iran lui-même, permet de passer de la basse à la haute définition dans la compréhension des efforts iraniens pour se doter de l'arme nucléaire.

Ce rapport met en lumière un point crucial : le programme clandestin d'acquisition de la bombe a bien été interrompu fin 2003 sur ordre venu du sommet de l'État. C'est ce que répètent depuis plusieurs années, contre vents et marées, les directeurs successifs de la communauté américaine du renseignement. Mais il est possible, dit aussi l'Agence, que certaines activités se soient prolongées jusqu'à ce jour. Et de fait, le principal responsable de ce programme clandestin réapparaît en 2006 à la tête d'un nouvel organisme de recherche dépendant du ministère de la défense puis à celle d'une université de technologie. Et des indices apportés par l'Agence, certaines recherches auraient en effet repris sur la mise au point d'un engin atomique.

L'histoire des efforts de la République islamique pour acquérir l'arme nucléaire émerge ainsi de façon de plus en plus claire. Le fait générateur, après l'interruption des programmes du Shah, a évidemment été la crainte de voir Saddam Hussein, alors en guerre contre l'Iran et soutenu par le monde entier, se doter de la Bombe. Puis vers la fin de la guerre, un arbitrage s'est sans doute opéré entre activités d'acquisition de combustible, de production d'électricité et de recherche scientifique, confiées aux civils, et celles confiées aux militaires, en l'espèce les Pasdaran ou gardiens de la révolution : ingénierie d'une tête nucléaire, développement d'un programme de missiles capables de l'emporter. Ce sont ces travaux d'ingénierie qui ont subi un coup d'arrêt, ou du moins un sérieux ralentissement, fin 2003.

Un premier constat à tirer de ce tableau, mais on le savait déjà, est que la bombe iranienne n'est pas pour demain. Et une fois testé un premier engin, il faudrait encore plusieurs années pour l'adapter aux contraintes d'un transport balistique. Il faut ensuite relever le rôle moteur des Pasdaran dans la dimension proprement militaire du programme. Mais leur puissance au cœur de l'État et l'hermétisme de leur fonctionnement rendent très difficile aux responsables civils de leur faire avouer, comme le demande si fort la communauté internationale, tout ce qui s'est fait de répréhensible dans les trente dernières années. Cet aspect de choses est fort regrettable mais ne peut être ignoré si l'on veut progresser.

Autre leçon : le coup d'arrêt de 2003, je peux en témoigner, est le fruit de la négociation menée à cette époque par la France, l'Allemagne et la Grande-Bretagne, à l'initiative de Dominique de Villepin, pour recadrer le programme nucléaire iranien. La relance en 2006 d'activités de recherche liées à la production d'un engin nucléaire coïncide en revanche avec la décision des Occidentaux de traîner l'Iran devant le Conseil de sécurité. C'est alors que les Iraniens, après en avoir averti la communauté internationale, reprennent leurs activités d'enrichissement de l'uranium, suspendues depuis plus de deux ans. Pendant ces deux mêmes années, l'Iran avait aussi ouvert l'ensemble de son territoire aux contrôles de l'IAEA, et accepté des inspections inopinées. Le dialogue n'a donc pas été sans résultat. Il en a en tous cas beaucoup plus obtenu que la politique de pressions et de sanctions qui a suivi. Depuis 2006 en effet, malgré six résolutions du Conseil de sécurité, le programme d'enrichissement iranien et celui de la construction d'un réacteur de recherche d'un format fortement plutonigène progressent sans entraves, même s'ils demeurent étroitement surveillés par l'AIEA.

L'on s'étonne donc de voir le gouvernement français réagir au rapport de l'AIEA en promettant à l'Iran, s'il continue de résister, "des sanctions sans précédent". Là encore, je peux témoigner de l'illusion récurrente qui a fait qu'à chaque vague de sanctions l'on se disait que cette fois-ci était la bonne, que le régime allait enfin plier et peut-être même casser. Mais le régime s'appuie au contraire sur l'hostilité du monde extérieur pour étayer une légitimité gravement ébranlée en interne. Et ceux qui vivent de ce régime ont appris à tirer du système de sanctions d'importants bénéfices. Tout ceci au détriment d'une population doublement écrasée, sur les plans politique et économique.

Les sanctions économiques et financières envisagées, loin d'être une alternative aux frappes dont d'autres agitent par ailleurs la menace, y conduisent par paliers. Les embargos, en s'étendant et en se durcissant, se rapprochent des blocus. Or les blocus, en droit international, sont déjà des actes de guerre. Et ceci sans parler de la guerre de l'ombre, certes conduite par d'autres, qui fait déjà ses victimes. Décidément, l'entêtement de la diplomatie française à poursuivre dans une voie aux conséquences incalculables et à y entraîner ses partenaires évoque la formule de Mark Twain : "pour qui n'a qu'un marteau, tout prend la forme de clous".

vendredi 30 septembre 2011

Le devoir de protéger ou la triste histoire d'un fusil à un coup

Dans l'espace, les grands astres dévient par leur masse la trajectoire de la lumière. Sur terre, les États plient les règles du droit international à raison de leur puissance. L'affaire libyenne vient à nouveau de le démontrer.

Autour des années 2000, émerge non sans mal aux Nations Unies le principe du "devoir de protéger". Deux circonstances y ont contribué. D'abord les opérations militaro-humanitaires "Provide Comfort", menées sur mandat du Conseil de sécurité dans la foulée de la guerre du Golfe de 1991. Il s'agissait de secourir les Kurdes d'Irak soulevés contre Saddam Hussein. L'on assiste alors à la montée en puissance du "droit d'ingérence", notamment défendu par les Français. Mais il soulève trop de réticences de la part d'États jaloux de leur souveraineté.

L'autre circonstance, de type inverse, est le malaise généré par l'inertie de l'ONU et de la quasi-totalité des États face au génocide rwandais de 1994. La réflexion est à nouveau ouverte sur la question de l'ingérence. Sur la base des travaux d'une commission indépendante, le Sommet mondial de l'ONU réuni en 2005 insère dans sa déclaration finale la notion du devoir incombant en dernier ressort à la communauté internationale de protéger les populations victimes de leurs propres dirigeants.

C'est sur cette base qu'est votée le 17 mars dernier au Conseil de sécurité la résolution 1973 relative à la Libye, qui autorise "toutes mesures nécessaires", sauf occupation étrangère d'aucune sorte, "pour la protection des populations et des zones civiles menacées d'attaque".

Premier glissement par rapport à ce texte, la déclaration du Sommet de Paris, deux jours plus tard, où l'on peut lire :"Nous assurons le peuple libyen de notre détermination à être à ses côtés pour l’aider à réaliser ses aspirations et à bâtir son avenir et ses institutions dans un cadre démocratique." Rien là que d'honorable, mais l'on va déjà au-delà du simple devoir de protéger. Et au cours du sommet, notre président de la République, plaçant l'intervention imminente sous l'égide de "la conscience universelle", martèle: "Nous intervenons pour permettre au peuple libyen de choisir lui-même son destin."

Le 21 mars, Alain Juppé indique pourtant lors d'une réunion à Bruxelles : " cette résolution nous demande de protéger les populations civiles contre les exactions du régime Kadhafi. C’est ce que nous faisons. Elle ne nous demande pas de mettre en place un autre régime."

Un nouveau glissement intervient néanmoins avec la déclaration commune de Nicolas Sarkozy et de David Cameron, le 28 mars : " Il n’y a de solution durable que politique… Ainsi que le souligne la résolution de la Ligue arabe, le régime actuel a perdu toute légitimité. Kadhafi doit donc partir immédiatement." Et les deux dirigeants invitent à lancer "un processus de transition représentatif, une réforme constitutionnelle et l’organisation d’élections libres et régulières."

A partir de là, tout s'enchaîne. Les forces aériennes de l'OTAN pèsent de tout leur poids dans ce qui tourne à la guerre civile. L'on tutoie la ligne jaune de l'engagement au sol en faisant intervenir des drones et des hélicoptères, en dépêchant sur place des conseillers militaires, en livrant des armes. Des détails qui émergent sur la prise de Tripoli, l'on voit notre président se poser en chef de guerre en approuvant un plan d'opérations fondé sur une étroite coordination entre insurgés et frappes de l'OTAN.

Depuis 1991, l'on s'est donc enhardi. La coalition de la guerre du Golfe avait pour mandat du Conseil de sécurité de sortir les armées de Saddam du Koweït. Dès cette mission accomplie, la question s'était posée de l'opportunité d'aller à Bagdad renverser le dictateur. Mais George Bush, respectueux du droit, s'y était opposé.

Faut-il le regretter? Moins chanceuses que les Kurdes, les populations irakiennes du Sud ont été alors massacrées. Et le peuple irakien a encore connu douze ans d'oppression, aggravée par un lourd régime de sanctions internationales. Il a dû subir la guerre de 2003 et ses séquelles.

Alors, de Bush père ou de Sarkozy, qui a eu le bon réflexe? Il faudra attendre pour trancher de voir comment tourne la Libye, comment se comportent ses nouvelles institutions, comment s'en sort sa population.

Mais il y a déjà une grande victime de l'opération libyenne. C'est le devoir de protéger. A peine intégré dans le droit international, il s'est trouvé instrumentalisé, et donc discrédité. Nous aurons du mal à obtenir à nouveau du Conseil de sécurité, sur une telle base, l'autorisation d'intervenir militairement pour protéger des populations menacées, même si cette intervention est moralement très justifiée.

(article paru dans lemonde.fr du 29 septembre)

mercredi 27 juillet 2011

Assassinats en série

Un chercheur iranien mêlé au nucléaire vient encore d’être assassiné samedi dernier par des tueurs circulant à motocyclette, alors qu’il allait prendre son enfant à la sortie d’une maternelle. Sa femme a elle-même été blessée dans l’attentat. Deux scientifiques iraniens du nucléaire ont été exécutés par des méthodes comparables, l’un en janvier, l’autre en novembre 2010. Un autre scientifique avait été blessé à cette dernière date, ainsi que les femmes des deux hommes visés. Ce dernier, Fereidoun Abbasi, est depuis devenu le patron de l’Organisation iranienne de l’énergie atomique. En 2007 déjà, un chercheur iranien lié au nucléaire était mort d’une mystérieuse intoxication. Notons que les attentats de 2010 et 2011 ont tous eu lieu sur la voie publique, à proximité des domiciles des victimes. Les tueurs disposaient donc de leurs adresses privées.

Ali Mohammadi, tué en janvier 2010, était professeur de physique nucléaire. Il représentait son pays au sein du projet Sesame, placé sous l’égide de l’UNESCO, visant à installer en Jordanie un accélérateur de particules conjointement géré par les pays de la région. Majid Shahriari, tué en novembre de la même année, travaillait sur le même projet. Ont-ils au cours de leurs séjours à l’étranger imprudemment laissé traîner leurs adresses et celles de leurs amis ?

Ces assassinats ciblés ne semblent pas avoir soulevé d’émotion hors d’Iran. Il ne s’agit pourtant pas là de représailles visant des auteurs ou instigateurs d’attentats, comme on a pu le voir dans la bande de Gaza ou avec l’assassinat en 2008 à Damas d’Imad Moughniyeh, responsable, entre autres forfaits, de la mort en 1983 à Beyrouth de 300 soldats américains et français. L’on peut en ces cas accepter l’idée que celui qui a pris l’épée périsse par l’épée. Mais les victimes iraniennes, sans parler de leurs femmes, n’étaient pas des tueurs. Présume-t-on de leur participation à un programme militaire clandestin, ce qui serait, en effet, une façon de forger, sinon de manier, l’épée ? La chose n’est pas avérée. Pour les scientifiques dont on connaît un peu le parcours, leurs travaux paraissent plutôt éloignés de l’ingénierie de l’arme nucléaire.

Au-delà de cette interrogation morale, il va de soi que de telles pratiques nourrissent des haines inexpiables. L’on est, bien entendu, persuadé à Téhéran qu’Israël et les États-Unis sont derrière ces assassinats. L’on relève le silence de la communauté internationale, pourtant prompte à réagir lorsque l’Iran est en cause. Rien de ceci ne favorise la recherche de solutions négociées, ni une plus grande ouverture de l'Iran aux inspections de l'Agence internationale de l'énergie atomique. Au contraire, tout va dans le sens la consolidation de la rancœur et de la méfiance, avec au bout du chemin le risque de montée de crise et de conflit ouvert. Est-ce bien là le but recherché ?

(paru le 27 juillet dans lemonde.fr)

vendredi 8 juillet 2011

une rencontre avec Otto de Habsbourg

J'ai rencontré il y a une quinzaine d'années Otto de Habsbourg, fils du dernier empereur d'Autriche et roi de Hongrie, mort à l'âge de 98 ans après avoir été mêlé à l'histoire de notre continent depuis les drames des années 1930 et 1940 jusqu'aux décennies de la construction européenne. Je l'avais trouvé fort sympathique.

C'est en particulier l'auteur d'une réplique restée célèbre. Alors qu'on parlait devant lui d'un match de foot Autriche-Hongrie, il avait répondu : "ah oui, contre qui?"

Lors de notre conversation à table, la conversation était venue sur l'avant-guerre, il avait évoqué deux ou trois souvenirs. Même si tout ceci paraît bien loin aujourd'hui, j'éprouve le besoin de les rapporter pour que s'en conserve encore un peu la mémoire.

Ainsi, sur les attitudes respectives de la France et de l'Angleterre face à Hitler:"Entre les deux guerres, les Français se sont plutôt bien comportés et se sont efforcés de contrer la montée du nazisme. Les Anglais, en revanche, ont tout fait pour s'acquérir les grâces de l'Allemagne. En 1937 ou 1938, ils ont envoyé un ministre à Berlin pour demander aux Allemands ce qu'ils attendaient pour annexer l'Autriche, et, comme ils semblaient n'avoir pas compris, ils ont envoyé le Prince de Galles pour répéter le même message. C'est vraiment étonnant que personne ne parle de cela. Il y a des documents décrivant tous ces épisodes. Je les ai lus personnellement en 1945, en Autriche".

L'autre concerne le début de la guerre sur le front ouest : "Un groupe d'officiers allemands anti-nazis est parvenu à faire passer à l'État-major français l'essentiel du plan allemand de percée à travers les Ardennes et en direction de Sedan. Ces documents ont été transmis par un réseau jésuite, auquel j'étais associé. Mais l'État-major français ne nous a pas crus. Dommage, le cours de la guerre aurait pu être changé...".

Ce qui amène à saluer la force morale de ces officiers dans ce choix difficile contre la discipline, contre leur patriotisme, et mettant en péril la vie de leurs propres soldats. Même s'il n'était pas simple d'être résistant pour un Français, c'était encore plus compliqué pour un Allemand. Et pourtant, environ 100.000 résistants allemands ont été exécutés par le régime nazi ou sont morts dans les camps, chiffre du même ordre que le nombre de morts dans la résistance française. Non, il n'y a pas eu que des nazis en Allemagne.

jeudi 23 juin 2011

réponse à la tribune d'Alain Juppé "la France n'oublie pas l'Iran"


Pour l'information de mes fidèles lecteurs, voici la lettre que je viens d'adresser à Alain Juppé, en réaction à son récent article sur l'Iran.

Je vous ai autrefois loyalement servi comme agent du ministère des affaires étrangères. Je regarde aujourd’hui avec sympathie vos efforts pour rendre à la diplomatie française son éclat, et mieux encore, son efficacité.

Ancien ambassadeur à Téhéran, j’ai lu avec beaucoup d’intérêt votre tribune parue dans le Monde du 19 juin : « la France n’oublie pas l’Iran ». L’on ne peut qu’être d’accord à 100% avec l’expression de votre soutien à l’opposition démocratique iranienne. D’accord aussi à 100% sur les sanctions ciblées vers les responsables de la répression. Notre pays doit continuer à jouer un rôle moteur en ce domaine. Mais d’autres sanctions, mises en œuvre par la France, par l’Union européenne et par les États-Unis, viennent peser sur la population.

Ces sanctions-là sont dénoncées par cette même opposition que nous souhaitons protéger et défendre. Shirin Ebadi, prix Nobel de la Paix, commandeur de la Légion d’Honneur, a encore récemment rappelé son hostilité aux sanctions économiques, « car elles portent préjudice au peuple ». Akbar Ganji, dissident éminent, qui a passé six ans à la prison d’Evin, vient d’écrire pour la BBC un article dans lequel il évoque « le scénario du pire ». Analysant l’effet des sanctions économiques et financières, il souligne : « personne ne peut prédire que le développement du chômage et de la pauvreté va entraîner des mouvements de protestation ou créer l’étincelle d’une révolution ». Au contraire, « une crise économique marginalisera le processus de transition vers la démocratie en faisant disparaître la classe moyenne, principal acteur d’un tel processus ». Il rappelle enfin que « dix ans de très dures sanctions économiques ont détruit la société irakienne mais n’ont pas affaibli le régime de Saddam Hussein, qui n’a été éliminé que par une invasion militaire ».

Particulièrement cruelles sont les sanctions qui touchent l’aéronautique civile : refus de vente de Boeing et d’Airbus, et obstacles créés à la modernisation du contrôle de l’espace aérien. En onze ans, 900 personnes sont mortes en Iran dans des accidents d’avion. Une partie de ces morts peut être imputée à l’effet de notre politique. Pour montrer que la France est sensible aux malheurs du peuple iranien, une ouverture en ce domaine serait tout à fait bienvenue. Elle pourrait être menée sans nous fâcher avec les Américains et sans incidence sur nos contentieux, nucléaire ou autre, avec le régime iranien.

De même, quel intérêt y a-t-il pour nous à ralentir nos échanges intellectuels, à limiter l’accueil d’étudiants, à empêcher les rencontres de chercheurs et d’universitaires dans des domaines non sensibles ? En agissant ainsi, nous tenons à distance les Iraniens qui nous sont les plus proches, nous renforçons l’isolement de la population, nous rendons service au régime. Oui, il y a d’autres moyens que ceux-là pour faire comprendre que « la France n’oublie pas l’Iran ».

mardi 7 juin 2011

Nucléaire iranien, comment s'en sortir?

La tribune qui suit paraît dans le Monde du 9 juin, et quelques autres journaux européens et du continent américain. Elle est signée de six anciens ambassadeurs européens à Téhéran : Guillaume Metten (Belgique), Roberto Toscano (Italie), François Nicoullaud (France), Richard Dalton (Royaume-Uni), Steen Hohwü-Christensen (Suède), Paul von Maltzahn (Allemagne).

Nous avons été ambassadeurs de différents pays européens en Iran dans la dernière décennie. Nous avons suivi de près la montée de la crise entre ce pays et la communauté internationale sur la question nucléaire. Le long enlisement de ce dossier nous est inacceptable.

Le monde arabe et le Moyen-Orient entrent dans une nouvelle époque. Aucun pays n’y est à l’abri du changement. La République islamique d’Iran subit la désaffection de la meilleure part de sa population. Partout, de nouvelles perspectives se dessinent. Les périodes d’incertitude sont propices aux remises en question. Le moment est venu de le faire sur la question nucléaire iranienne.

En droit international, la position de l’Europe et des États-Unis est moins solide qu’il n’y paraît. Elle s’incarne, pour l’essentiel, en une série de résolutions votées au Conseil de sécurité qui font référence au chapitre VII de la Charte des Nations unies, autorisant la mise en œuvre de mesures coercitives en cas de «menaces contre la paix».

Mais où est la menace? Serait-ce l’enrichissement d’uranium dans les centrifuges iraniennes? Il s’agit certes d’une activité nucléaire sensible, menée par un pays sensible, dans une région elle-même hautement sensible. La préoccupation exprimée par la communauté internationale est légitime et l’Iran a un devoir à la fois moral et politique d’y répondre. Mais rien dans le droit international, rien dans le Traité de non-prolifération (TNP) n’interdit en son principe une telle activité. D’autres pays que l’Iran, signataires ou non du TNP, s’y adonnent sans être accusés de menacer la paix. Et cette activité est soumise en Iran aux inspections de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Certes, ces inspections sont bridées par un accord de garanties obsolète, datant des années 1970. Mais il est vrai aussi que l’AIEA n’a jamais relevé en Iran de détournement de matières nucléaires à des fins militaires.

La « menace contre la paix » serait-elle dans l’avancement d’un programme clandestin de construction d’une arme nucléaire? Depuis au moins trois ans, la communauté américaine du renseignement ne retient plus cette hypothèse. Son directeur, James Clapper, témoignait en février dernier au Congrès : « nous continuons à penser que l’Iran garde ouverte l’option du développement d’armes nucléaires… Toutefois, nous ne savons pas si l’Iran décidera finalement de construire des armes nucléaires… Nous continuons de juger que le processus de décision de l’Iran en matière nucléaire est guidé par une approche en termes de coûts et d’avantages, ce qui offre à la communauté internationale des occasions d’influencer Téhéran ». Aujourd’hui, une majorité d’experts, y compris en Israël, semble plutôt estimer que l’Iran cherche à se poser en « pays du seuil », techniquement capable de produire une bombe, mais s’abstenant pour l’instant de le faire. On peut à bon droit le regretter mais rien dans le TNP, rien dans le droit international, n’interdit une telle ambition. D’autres pays que l’Iran, engagés comme lui à ne jamais se doter de l’arme nucléaire, ont déjà atteint un tel seuil, ou sont en passe d’y parvenir. Ils ne sont pas autrement inquiétés.

Mais, nous dit-on, c’est la mauvaise volonté de l’Iran, son refus de sérieusement négocier, qui ont obligé nos pays à le traîner en 2006 au Conseil de sécurité. Là encore, les choses sont moins claires. Rappelons qu’en 2005, l’Iran était prêt à discuter d’un plafond au nombre de ses centrifugeuses et à maintenir le taux de son enrichissement très au-dessous des hauts pourcentages d’intérêt militaire. Il se montrait surtout disposé à mettre en œuvre le Protocole additionnel qu’il avait déjà signé avec l’AIEA, autorisant des inspections intrusives sur l’ensemble de son territoire, même sur des sites non déclarés. Mais à l’époque, les Européens et les Américains voulaient contraindre l’Iran à renoncer à son programme d’enrichissement. Et au moins dans l’esprit des Iraniens, le même objectif plane toujours derrière l’insistance du Conseil de Sécurité à obtenir la suspension de toutes leurs activités d’enrichissement. Avant d’accuser ce pays de bloquer la négociation, il est temps d’admettre que l’objectif « zéro centrifuge opérant en Iran »,de façon définitive ou même temporaire, a tout d’une prétention irréaliste, et a conduit à l’impasse actuelle.

Reste un dilemme assurément présent dans la tête de beaucoup de nos dirigeants. Pourquoi offrir au régime iranien une ouverture qui pourrait l’aider à restaurer sa légitimité interne et internationale? Ne vaut-il mieux pas attendre que lui succède un régime plus présentable? C’est une vraie question. Mais c’est peut-être exagérer l’effet de cette négociation nucléaire sur des évolutions intérieures bien plus profondes. Ronald Reagan qualifiait l’URSS d’ « empire du mal ». Il a néanmoins intensément négocié avec Mikhail Gorbatchev en matière de désarmement nucléaire. Doit-on lui reprocher d’avoir retardé le cours de l’Histoire ? Les pays intéressés par l’Iran doivent certainement maintenir la pression sur les questions de droits politiques et de droits de l’Homme, mais aussi s’obliger à régler une question entêtante et urgente de prolifération. Nous réduirions ainsi une source importante de tension dans une région qui aspire plus que jamais à la tranquillité.

L’échec de la rencontre de janvier dernier à Istanbul et le décevant échange de lettres entre les deux parties qui a suivi mettent en relief les difficultés de sortie d’un aussi long blocage. Sur la méthode, plus la négociation sera discrète et technique, plus elle aura de chances d’aboutir. Sur le fond, l’on sait déjà que toute solution se construira sur la qualité du dispositif d’inspection de l’AIEA.

Et là, ou nous avons confiance dans la capacité de l’AIEA à surveiller tous ses États-membres, Iran compris. Ou nous ne lui faisons pas confiance, et l’on se demande pourquoi conserver une organisation efficace avec les seuls pays vertueux. De fait, la première étape serait sans doute pour les deux parties de demander ensemble à l’AIEA ce qui lui paraîtrait nécessaire pour contrôler pleinement le programme nucléaire iranien et garantir de façon crédible qu’il est bien pacifique dans toutes ses dimensions. Sur la base de sa réponse, une négociation pragmatique pourrait s’engager.

lundi 11 avril 2011

Côte-d'Ivoire : mise au clair

Résumons les faits. Laurent Gbagbo est né en 1945 d’un père sergent de police. Universitaire de profession, il s’affirme très tôt en leader syndicaliste et en opposant radical à Houphoüet-Boigny et à son parti unique. A ce titre, il est d’ailleurs emprisonné à deux reprises, d’abord pendant deux ans, ensuite pour quelques mois, avec sa femme et son fils, et cette seconde fois par Alassane Ouattara, alors Premier ministre d’Houphouët-Boigny. Exilé en France pendant trois ans dans les années 1980, il y lie de nombreuses amitiés au Parti socialiste. A la surprise générale, il est élu président de la République en 2000 contre le général Robert Guéï, qui s’était emparé de la présidence dix mois plus tôt, à la faveur d’un coup d’État contre le Président Henri Konan Bédié, successeur d’Houphouët-Boigny.

Alassane Ouattara, né en 1942 dans une famille aisée, économiste de formation, fait une brillante carrière entre le Fonds monétaire international et la Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest. Il est pendant trois ans Premier ministre de Côte-d’Ivoire, jusqu’à la mort d’Houphouët-Boigny en 1993. Il se retrouve alors brièvement dans le même parti que Laurent Gbagbo. En raison d’une "ivoirité" contestée, il ne peut se présenter à l’élection présidentielle de 1995, remportée par Henri Konan Bédié, ni à celle de 2000, remportée par Laurent Gbagbo. Président depuis 1999 du Rassemblement des Républicains, parti s’affichant comme centriste, il est élu président de la République en 2010, éliminant Bédié au premier tour, Gbagbo au deuxième tour.

Guillaume Soro, né en 1972, appartient à la génération suivante. Il entre en politique par le syndicalisme étudiant et la gauche radicale, et croise à ce titre Laurent Gbagbo. Maltraité sous Bédié, il collabore un temps avec son successeur, Robert Guéï, mais bascule à nouveau dans l’opposition en se rapprochant d’Alassane Ouattara. On le retrouve en 2002 à la tête d’un mouvement de rébellion armée, et bientôt secrétaire général des Forces nouvelles qui contrôlent le nord du pays. En 2004, dans le cadre d’une "réconciliation nationale", il devient ministre de Laurent Gbagbo, puis Premier ministre en 2007, aux termes d’un accord entre celui-ci et les Forces nouvelles en vue de préparer des élections présidentielles. Il échappe sur cette période à plusieurs attentats, venant d’ailleurs d’autres rebelles. A la suite des élections de l’automne 2010, il est à nouveau nommé Premier ministre, et ministre de la défense, par le nouveau Président, Alassane Ouattara.

Un coup d’État a en effet été déclenché en septembre 2002 contre Laurent Gbagbo. S’appuyant notamment sur des soldats perdus, partant du Burkina Faso, du Mali, du Libéria, le mouvement rallie des populations excentrées qui se jugent discriminées et défavorisées, et c’est ainsi que les rebelles se retranchent dans la moitié nord de la Côte-d’Ivoire après avoir échoué à Abidjan. Des massacres ont lieu de part et d’autre. Alassane Ouattara, après avoir failli être assassiné à Abidjan, se réfugie à Paris. La France alors s’interpose, déploie la force Licorne, rejointe par des forces des Nations Unies. Le pays est coupé en deux.

En novembre 2004, les forces loyales à Laurent Gbagbo tentent de reconquérir le nord du pays, mais sans succès. C’est alors que neuf soldats français sont tués par un bombardement aérien sur la base de Bouaké. Un enchaînement de représailles et de manifestations entraîne la mort de dizaines d’Ivoiriens devant l’hôtel Ivoire d’Abidjan, tenu par les troupes françaises. Une vague de violences oblige à évacuer environ 4.000 Français.

Les élections présidentielles, retardées pendant cinq ans faute d’unité du territoire et de listes électorales fiables, se tiennent finalement à l’automne 2010. A l’encontre de la plupart des prévisions, Laurent Gbagbo, arrivé en tête au premier tour, est battu au deuxième par Alassane Ouattara, grâce au soutien de Konan Bédié, accordé au nom de la fidélité à l’héritage d’Houphouët-Boigny.

Cette victoire, reconnue par la communauté internationale, ne l’est pas par Laurent Gbagbo. Faute d’obtenir son retrait volontaire, les Forces nouvelles, qui contrôlent toujours le nord du pays et qui n’ont jamais désarmé, lancent au bout de quatre mois une offensive foudroyante qui les conduit en quelques jours dans Abidjan, et débouche sur la capture de Laurent Gbagbo.

Au passif de Laurent Gbagbo, les dérives de sa présidence telles que l’utilisation de milices populaires se livrant à de nombreux crimes et exactions, le recrutement de mercenaires, la pratique des enlèvements et des assassinats ciblés, comme celui du journaliste Guy-André Kieffer, le retour à la corruption et, bien entendu, le refus de reconnaître la victoire de son rival Ouattara en 2010.

A sa décharge, il n’a jamais été sincèrement reconnu comme un dirigeant légitime malgré une élection régulière en 2000 : ni en Côte-d’Ivoire par ceux qui s’attribuaient une vocation naturelle à succéder à Houphouët-Boigny, tels que Konan Bédié et Alassane Ouattara, ni à l’extérieur par les réseaux de la "Françafrique", auxquels il n’a jamais appartenu ni tenté d’appartenir, et encore moins par les élites internationales et les milieux d’affaires dont Ouattara est le familier. Visé par une tentative de coup d’État dès son élection en 2000, puis en 2002 par une rébellion qui s’emparait de la moitié du territoire, il n’a jamais pu exercer la plénitude de son mandat et s’est vécu, à juste titre, comme continuellement mis en cause et menacé. S’il a retardé de cinq ans la tenue des élections présidentielles, c’est que tout le nord du pays échappait à l’État central. Et le vote du nord, décisif dans la victoire de Ouattara, s’est déroulé sous le contrôle des Forces nouvelles. Celles-ci ont bénéficié en outre d’un important apport en armes et formation lorsqu’il s’est agi tout récemment de s’emparer de l’ensemble du pays. Elles ont encore bénéficié, au nom de la protection des civils, du soutien des forces françaises pour la capture de Laurent Gbagbo. Ce dernier, en somme, n’a jamais été mis en mesure de normalement gouverner.

Alassane Ouattara apparaît donc en vainqueur de cette longue tragédie… en attendant la montée en puissance de Guillaume Soro, véritable homme fort de la nouvelle configuration politique. Reste enfin la Côte-d’Ivoire à reconstruire, par une politique de réconciliation dont Ouattara et Soro devront démontrer qu’ils ont l’étoffe pour la conduire.

mercredi 23 mars 2011

"Deux poids deux mesures", Munich, pétrole et Plan Marshall

Chaque action internationale fondée des principes fait aussitôt fleurir l’argument des «deux poids, deux mesures». Et de fait, il est toujours aisé de trouver ailleurs des circonstances qui justifieraient au moins autant, sinon plus, une action de même type. Va-t-on lutter contre la famine en Somalie ? L’on nous rappelle que quelque part dans les Grands Lacs, dans le Sahel ou au fin fond de l’Asie centrale, la situation est bien pire : comment ose-t-on ne rien faire ? Frappe-t-on la Libye de Kadhafi ? L’on nous défie d’en faire autant à Bahreïn ou en Syrie. Dénonce-t-on l’état des droits de l’Homme dans tel modeste pays ? L’on nous reproche notre silence face à la Chine. Et ainsi ad nauseam… Serait-il possible de répliquer que les « deux poids deux mesures » sont consubstantiels à l’histoire du Monde, ayant commencé avec la création d’Adam et d’Ève ? Ou, ce qui revient à peu près au même, qu’ils n’existent pas vraiment, toute situation étant par définition unique ? Pour ceux qui en douteraient, rappelons que le meilleur partisan de la lutte contre les « deux poids deux mesures » était ce jovial brigand de l’Attique nommé Procuste, qui, étendant tour à tour sur le même lit les voyageurs qu’il avait capturés, raccourcissait ceux qui en débordaient, étirait au contraire les trop petits.

Notons aussi que ceux qui se plaignent de se voir injustement singulariser se tiennent cois quand les « deux poids deux mesures » jouent en leur faveur. Pour puiser dans mes souvenirs personnels, je me souviens d’un officiel iranien protestant contre les condamnations du monde extérieur qui s’élevait à l’époque contre les lapidations pratiquées par la justice de son pays. Il soulignait qu’il y en avait tout autant en Arabie Saoudite sans que personne ne semble s’en émouvoir. Pourquoi cette mauvaise foi ? Je lui avais répondu, sans m’attirer de réplique, que lorsqu’on parlait de lapidations en Arabie saoudite, ce qui arrivait quand même de temps en temps, les Iraniens ne levaient pas le doigt pour rappeler au monde qu’ils en faisaient autant. J’avais ajouté que son propos nous invitait implicitement à placer son pays sur le même plan que les Saoudiens. Les Iraniens, peuple de vieille civilisation, n’avaient-ils pas tendance à se considérer comme légèrement supérieurs à leurs voisins bédouins? En ce cas, ils devaient accepter que l’on soit plus exigeant à leur égard.

Une fois épuisé le sujet des « deux poids, deux mesures », reste encore à gloser sur le rôle de la convoitise dans les affaires du monde. Malheur à ceux qui posent leurs yeux sur les pays possesseurs de pétrole ! Si l’on est aimable, c’est pour s’emparer de leur précieuse ressource. Si on les attaque, c’est pour la même raison. Pas d’autre explication aux deux guerres contre l’Irak de Saddam Hussein, ou à l’expédition contre Kadhafi. « Le monde entier applaudirait des deux mains si le gendarme du monde et ses lieutenants français et britanniques faisaient preuve de la même fermeté et imposaient le même traitement à tous ces monarques, princes, roitelets et présidents à vie (ou à mort) qui humilient leurs peuples. La réalité est, hélas, tout autre. L'Oncle Sam parle et agit selon la tête du client, au sens mercantile du terme », écrivait récemment El Watan. Et dans les colonnes d’el Khabar :« la vraie guerre est celle du pétrole».

Mais, bien entendu, si l’on ne fait rien, l’on est un Munichois : autre thème inépuisable de chroniques devant des choix difficiles. Munichois, ceux qui hésitent à frapper l’Iran, Munichois à coup sûr si l’on n’était pas intervenu en Libye. Enfin, quand on a tout dit en temps de crise, reste à proposer une sortie en forme de «nouveau plan Marshall», forcément « gagnant-gagnant ». Nous avons eu droit récemment à ce genre d’article pour la Tunisie et sa région, et des dizaines de fois en de nombreux coins d’Afrique et d’Asie. Rappelons qu’il s’agissait en 1947, là encore, d’une configuration unique. Les États-Unis représentaient au lendemain de la deuxième Guerre mondiale 50% de la production mondiale. Quant à l’Europe dévastée, elle avait, malgré les immenses destructions subies, toutes les capacités humaines et techniques du renouveau. Il s’agissait de réamorcer une pompe, pas de fabriquer un moteur. Pour les membres du monde en développement, le processus de mise à niveau est beaucoup plus compliqué, et ne s’enferme pas dans des formules. Au contraire, si l’on veut vraiment aider, ce serait plutôt par un travail patient, taillé sur mesure selon les endroits et les circonstances, ce qui ramène à la dimension positive des « deux poids, deux mesures » !

vendredi 11 février 2011

Eyjafjallajokul, Stuxnet, même combat?

En 2007-2008, George W.Bush, qui envisage de frapper l’Iran, se heurte à la résistance de ses généraux qui n'ont aucune envie d'ouvrir un troisième front s'ajoutant à l'Irak et à l'Afghanistan. Il se rabat alors sur le choix d’un programme clandestin de déstabilisation du programme nucléaire iranien visant à dérégler ses systèmes électroniques de contrôle et de commande. C’était aussi une façon de dissuader Israël de mener une opération aérienne contre les installations nucléaires iraniennes. Obama, informé par son prédécesseur à son arrivée à la Maison Blanche, donne son aval à la poursuite du programme. C’est ainsi qu’est né le virus Stuxnet dans le Laboratoire national de l’Idaho, relevant du complexe nucléaire américain. Après avoir été testé par les Israéliens à Dimona sur des centrifugeuses proche du modèle iranien, Stuxnet est introduit en Iran courant 2009. Le virus est conçu pour pénétrer dans les ordinateurs avec lesquels il entre en contact par clef USB ou par liaison entre ordinateurs. Il y sommeille jusqu’à la rencontre de logiciels de pilotage de systèmes industriels, en l’occurrence ceux de Siemens. Il modifie alors les instructions de ces systèmes tout en émettant des informations faisant croire que tout fonctionne normalement. Il prévoit aussi de s’autodétruire, soit à date fixe, soit s’il est en danger d’être détecté. C'est ainsi qu'il à mis hors d’état de fonctionner un nombre important de centrifugeuses de l’usine de Natanz en déréglant leur rythme de rotation, et qu'il s’est introduit dans la centrale électronucléaire de Bushehr, construite avec l’aide des Russes.

C'est seulement à l’été 2010 que Stuxnet est identifié par les experts de la société biélorusse VirusBlokAda, sollicitée par les Iraniens. Entre-temps, il a migré dans un certain nombre de pays au-delà de l’Iran. Il y a quelque temps, l’ambassadeur de Russie à l’OTAN indiquait qu’un tel virus pourrait produire dans une centrale électro-nucléaire un accident de type Tchernobyl. Stuxnet apparaît donc comme un nouveau type d’arme majeure de la guerre électronique. A présent capturé et analysé, d’autres, à niveau étatique ou infra-étatique, vont pouvoir le faire évoluer pour viser de nouvelles cibles. L'on pense alors, entre autres exemples, aux ordinateurs du contrôle aérien ou à l'électronique embarquée de l'aviation civile. Une simple menace un peu crédible dans ce secteur pourrait semer dans les aéroports du monde entier, et par ricochet dans l'économie mondiale, un désordre au moins comparable à celui causé par l'éruption du sympathique volcan islandais Eyjafjallajokul.

mardi 8 février 2011

Tout ce que vous vouliez savoir sur l'Afghanistan...

... ou en tous cas sur la crise afghane, enfin compréhensible grâce à une "carte sonore" élaborée sur la base des textes et des enregistrements fournis par mon ami Georges Lefeuvre, et éditée par le journal de Genève le Temps. Elle est consultable en cliquant ici. Allez à la rencontre des groupes et des gens dont vous entendez constamment parler sans savoir exactement qui ils sont, où ils sont, ni ce qu'ils font. Retrouvez aussi le jeu des acteurs que sont les pays voisins, le rappel de ce qu'est la ligne Durand, ou des indications sur les voies de sortie de crise. Vous pourrez même conserver une trace écrite de tout cela en cliquant en bas à droite de la page pour obtenir une version PDF de ce beau travail.

Georges Lefeuvre, pour ceux qui ne le connaissent pas, est anthropologue et politologue, et l'un des plus fins connaisseurs de la région composée de l'Afghanistan et du Pakistan. Auteur de nombreux articles et études, il a en particulier publié dans le Monde diplomatique d'octobre dernier une analyse intitulée La frontière afghano-pakistanaise, source de guerre, clef de la paix, lecture indispensable pour ceux qui s'intéressent à la crise en cours. Il est aussi l'auteur de l'inoubliable article Ici, il n'y a pas la guerre ou Le voyage inutile, paru dans le Monde du 4 octobre 2001, qui racontait un voyage au coeur de l'Afghanistan à la veille du 11 Septembre et des orages de fer et de feu qui allaient bientôt s'y déverser.

Dans l'immédiat, allez vite regarder... et écouter! la carte dont je viens de vous parler.

vendredi 21 janvier 2011

qu'attendre de la réunion d'Istanbul sur le nucléaire iranien?

Le rendez-vous aujourd’hui à Istanbul des membres permanents du Conseil de sécurité et de l’Allemagne avec l’Iran va-t-il amorcer un dégel du dossier nucléaire ? Plusieurs indices plaident cette fois-ci pour un peu d’optimisme.

Premier signe, le ton des échanges s’est récemment adouci : moins d’invectives, moins de propos blessants de part et d’autre. Ceci fait espérer que des conversations discrètes ont utilement préparé la rencontre prévue.

Des derniers propos d’Ahmadinejad ressort d’autre part le souhait de renouer avec l’Amérique et l’Europe. Le dirigeant iranien a déjà parcouru un tiers de son second et dernier mandat. Il lui reste deux ans et demi pour passer à l’Histoire autrement que comme le bénéficiaire d’une élection massivement contestée, comme le négateur de la Shoah, comme le président sous lequel l’économie du pays s’est dégradée et encore durcie la répression. Or un début de normalisation avec les États-Unis, après plus de trente ans d’isolement, rétablirait aussitôt sa popularité auprès d’une population assoiffée d’ouverture. En interne, le programme qu’il vient de lancer pour supprimer la quasi-gratuité de produits tels que l’essence ou le pain au profit d’aides ciblées vers les plus défavorisés commencerait à remettre le budget de l’État et l’économie à l’endroit. L’avancée de ce projet ferait apparaître Ahmadinejad comme un dirigeant courageux et lucide, réalisant ce qu’aucun n’avait osé dans les cinquante dernières années. Mais pour aider à faire passer cette réforme amère, un succès à l’international serait fort utile. D’où l’importance pour lui du bon déroulement de la négociation.

Pour en accroître les chances, Ahmadinejad s’est débarrassé tout récemment de son ministre des affaires étrangères, fonctionnaire qui lui pesait, pour nommer à sa place Ali Akbar Salehi, président de l’Organisation iranienne de l’énergie atomique. Celui-ci n’est encore que ministre par intérim. Mais il a déjà exposé les priorités de son ministère, allant dans le sens de l’apaisement avec le monde extérieur. Ce physicien nucléaire, diplômé de l’Université américaine de Beyrouth et de l’Institut de technologie du Massachussetts, est entré en diplomatie du temps du président réformateur Mohammad Khatami comme ambassadeur auprès de l’Agence internationale de l’énergie atomique. Si Ahmadinejad l’a choisi, c’est moins par affinité que pour son expertise de scientifique et de négociateur. Certes, la négociation nucléaire relève du secrétaire du Conseil suprême de sécurité nationale. Mais le titulaire du poste, Saïd Jalili, pieux exégète du Coran, n’est fin connaisseur, ni des affaires nucléaires, ni du monde extérieur. Salehi, s’il est confirmé dans sa fonction par le Parlement, pourra jouer un rôle utile aux moments cruciaux de la négociation.

Côté américain, l’ambiance est aussi à l’ouverture. Barack Obama, bridé par la nouvelle majorité républicaine du Congrès, plombé par la crise, doit engranger des succès extérieurs pour espérer une réélection. Le plus beau serait une relance du processus de paix israélo-palestinien. Or une détente avec l’Iran enlèverait au gouvernement Netanyahu ses arguments dilatoires sur la nécessité de réduire au préalable la menace iranienne. Le Président américain n’a jamais retiré la main tendue dès son arrivée au régime de Téhéran. Il semble avoir enfin rallié à sa vision des choses Hillary Clinton. Celle-ci vient d’indiquer que l’Amérique pourrait finalement accepter de voir Téhéran conserver, sous conditions, sa capacité d’enrichissement de l’uranium. Or c’est là le point clé de la négociation, sur lequel les Occidentaux, depuis huit ans, tentent de faire plier l’Iran, et sur lequel la République islamique a toujours dit qu’elle ne cèderait jamais.

Dit ainsi, une percée paraît à portée de main. C’est compter sans l’alliance objective des adversaires de tout accommodement avec la partie adverse, également puissants dans les deux camps. Du côté iranien, ce sont ceux qui trouvent intérêt à l’isolement du pays et de la société iranienne. Ce sont ceux qui ne souhaitent pas voir Ahmadinejad se refaire une santé politique par un succès décisif. Ils ont déjà fait dérailler l’initiative américaine, lancée à l’été 2009, d’un échange d’uranium enrichi iranien contre le combustible nécessaire à l’inoffensif réacteur de recherche de Téhéran. Ils restent à l’affût des gestes intempestifs de l’autre partie, notamment des postures avantageuses qui présenteraient l’assouplissement des positions iraniennes comme le début de la soumission et la preuve de l’efficacité des sanctions.

Sur l’autre bord, ce sont ceux qui souhaitent voir disparaître, ou pour le moins mis hors d’état de nuire, ce régime échappant aux normes du monde civilisé. Persuadés qu’il veut à tout prix se doter de l’arme nucléaire, ils craignent le compromis qui faciliterait la poursuite à couvert ce programme. Ils sont parvenus, à force de propos agressifs, à donner une allure d’ultimatum à l’astucieuse offre d’échange de l’été 2009. Ils ont torpillé au printemps 2010 l’initiative turco-brésilienne de relance de ce même projet, pourtant soutenue par Obama lui-même. Celle-ci a néanmoins permis le récent rebond de la négociation.

Rien n’est donc joué. Il faudra craindre, comme autour de la plupart des échéances importantes de la relation avec l’Iran, les révélations opportunément diffusées sur tel ou tel aspect du programme nucléaire iranien, qui sèment l’alarme dans l’opinion internationale. Il faudra craindre les effets de la guerre de l’ombre, tels que les assassinats de chercheurs nucléaires iraniens, dont les spécialités semblaient pourtant bien éloignées d’applications militaires. Du côté iranien, il faudra craindre les gestes provocateurs familiers aux Gardiens de la Révolution : tirs médiatisés de missiles, opérations mal dissimulées en zones troublées. Il faudra craindre enfin les violations grossières des droits de l’Homme, qui révulsent à juste titre les opinions occidentales.

Et pourtant, un début de normalisation de la relation avec l’Iran paraît aujourd’hui, plus que jamais, la meilleure voie pour redonner courage et perspectives à une société prise en otage du conflit entre ce pays et l’Occident. L’on ne sait si la République islamique finira par s’effondrer ou par évoluer en système à peu près acceptable à nos yeux. Mais trente ans de pressions et de sanctions ne sont parvenus qu’à la conforter dans ses convictions et à la crisper dans ses façons d’agir. On ne voit pas très bien le risque qu’il y aurait à changer, au moins pour un temps, de méthode et à la mettre, par une attitude d’ouverture, au défi de s’ouvrir.

vendredi 7 janvier 2011

Pour en finir avec Wikileaks

Le Figaro a bien voulu publier le 5 janvier un petit papier que je lui avais adressé sur l'affaire Wikileaks. Comme souvent en ce genre d'occasion, il a été un peu raccourci. Pour mes amis intéressés par le sujet, en voici la version intégrale.

L’on devine dans les admirateurs de la démarche de Wikileaks comme une quête du Graal, qui expliquerait enfin le bruit et la fureur du monde. Curieusement, ce combat pour une transparence totale flatte les mêmes attentes que les faussaires du Protocole des Sages de Sion ou les producteurs d’élucubrations sur les vrais auteurs du 11 Septembre. Mais à ce jour, malgré les milliers de télégrammes publiés, les amateurs de théories du complot en sont pour leurs frais. La partie immergée de l’action diplomatique se révèle de même nature que sa partie visible.

Sur les affaires du Moyen-Orient, par exemple, qui nourrissent beaucoup des télégrammes parus, chacun se comporte à peu près comme on l’imaginait déjà à la lecture de la presse. Israël pousse les États-Unis à intervenir en Iran avant qu’il ne soit trop tard, les Français s’activent à la pointe du combat pour faire plier Téhéran, Washington, entre la main tendue d’Obama et une administration creusant le sillon des sanctions, souffle le chaud et le froid et théorise sa difficulté à choisir sous le nom de « double approche ».

Certes, l’on tombe sur de surprenantes pépites. L’on croise des responsables israéliens plutôt sceptiques sur l’état d’avancement du programme nucléaire de Téhéran. L’on voit les dirigeants omanais éluder sagement l’offre de dispositifs anti-missiles censés les protéger de frappes iraniennes. Et surtout, bien au-delà du Moyen-Orient, l’on entend en tous lieux tout le monde dire du mal de tout le monde. Mais au final, l’on découvre une diplomatie américaine de qualité, scrupuleuse dans le rapport des faits et lucide dans ses analyses. Ce résultat n’était sans doute pas le plus attendu par les gens de Wikileaks.

Certains télégrammes peuvent être cités en modèles de clarté et d’honnêteté intellectuelle. Ainsi celui qui rapporte une réunion d’experts russes et américains en prolifération balistique, tenue fin 2009. Les Russes y détaillent longuement leurs doutes sur l’importance et sur l’urgence des menaces nord-coréenne et iranienne, telles que décrites du côté américain. Ils écartent en particulier l’idée que l’Iran aurait acheté à la Corée du Nord 19 missiles dits BM 25, capables d’atteindre l’Europe, rappelant qu’aucun test de ce missile n’a été jusqu’alors observé. Mais à l’issue de la lecture, chacun est laissé libre de sa conviction.

Une conclusion plutôt inattendue aboutit à l’utilité des ambassades, comme le démontrent, entre autres, les excellentes analyses produites par les diplomates américains à Paris. A contrario, la pauvreté des informations américaines sur la situation en Iran est clairement due à l’absence de relations entre les deux pays. Cette carence conduit parfois à de sérieuses erreurs d’appréciation. Le Département d’État se prend ainsi à espérer que les slogans anti-américains vont disparaître des rues de Téhéran. Une ambassade américaine voisine de l'Iran rapporte sans recul la rumeur de la mort prochaine du Guide de la Révolution, victime d’un cancer en phase terminale.

De fait, dans la masse des télégrammes publiés, seuls quelques-uns font scandale. Il s’agit des instructions d’Hillary Clinton enjoignant à ses diplomates de participer à la collecte d’informations personnelles et confidentielles sur leurs interlocuteurs. Il y a là une atteinte grave à l’éthique de la fonction diplomatique. Je peux témoigner qu’en quarante ans de métier, je n’ai jamais reçu d’instructions de ce genre. A vrai dire, il semble plutôt s’agir d’une corvée imposée par d’autres au Département d’État. Les télégrammes en question sont longs, ennuyeux et fortement stéréotypés. De telles circulaires sont d’ordinaire classées dès que reçues. J’imagine mal nos collègues américains lisant par-dessus nos épaules nos codes de carte de crédit. Je leur fais donc confiance pour avoir oublié d’appliquer pareilles directives.

Reste ce qui a le plus embarrassé les uns et distrait les autres, à savoir les jugements de valeur, les portraits et les propos à l’emporte-pièce rapportés par de nombreux télégrammes. L’on touche là au cœur de la fonction diplomatique. Il serait dommage que, sous le choc de l’accident Wikileaks, s’appauvrisse cet travail d’éclaireur indispensable aux décideurs politiques. Le rédacteur, pour livrer en toute tranquillité son effort personnel de traque de la vérité des personnes et des situations, doit en effet être assuré qu’il ne sera lu que par ses seuls correspondants. De même, ses interlocuteurs, pour parler en liberté, doivent se sentir protégés. En l’occurrence, c’est le secret, et non la transparence, qui garantit la qualité et la sincérité des échanges. La capacité à parler vrai, mais aussi à protéger l’information reçue, forme la double trame de la confiance mutuelle. L’émotion passée, et les plaies refermées, l’affaire Wikileaks, si elle reste isolée, aura eu le mérite de rappeler ces évidences.