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mardi 9 février 2021

REVENIR AU PLUS VITE DANS L'ACCORD SUR LE NUCLEAIRE IRANIEN

S’exprimant tout récemment sur l’actualité internationale devant l’Atlantic Council, Emmanuel Macron, abordant la crise nucléaire iranienne, s’est réjoui de la volonté de dialogue manifestée par la nouvelle administration américaine, en se déclarant « présent et disponible… pour tâcher d’être un médiateur dévoué et sans parti pris dans ce dialogue ». Cette offre éminemment positive a été aussitôt suivie par l’énoncé de ses vues sur le sujet : urgence de mener à bien de nouvelles négociations avec l’Iran, le pays étant « bien plus proche de la bombe nucléaire qu’il ne l’était avant la signature de l’accord » de juillet 2015 ; nécessité d’aborder « les questions des missiles balistiques et de la stabilité de la région" ; intérêt à trouver « un moyen de faire participer l’Arabie saoudite et Israël à ces discussions ». Ce sont en effet de vraies questions. Malheureusement, les afficher d’emblée risque de saper la crédibilité de la médiation envisagée. La tâche d’un médiateur est d’abord d’écouter et de sonder les uns et les autres, puis d’élaborer de façon aussi neutre que possible, par approches successives, une solution acceptable par tous. Le tout dans une totale discrétion. L’objectif semble désormais difficile à atteindre.

          L’Iran plus proche de la bombe ?


Que penser en outre des prises de position de notre Président ? L’Iran est-il bien plus proche de la bombe qu’à la veille de l’accord de Vienne ? Pas exactement. À la veille de cet accord, l’Iran disposait d’un stock d’uranium faiblement enrichi de plus du double de ce qu’il est aujourd’hui. Il disposait également d’un stock d’uranium enrichi à 20% plus de cinq fois supérieur à son stock actuel. Encore ce stock initial d’uranium à 20%, le plus inquiétant, avait-il été déjà divisé par deux en signe de bonne volonté peu après le début des négociations entamées en 2013. En revanche, après l’entrée en vigueur de l’accord conclu en 2015, le stock d’uranium de l’Iran s’est drastiquement réduit. Le stock d’uranium faiblement enrichi passe de quelque 7.000 à 300 kilogrammes, et le stock d’uranium enrichi à 20% disparaît. Mais l’Iran, à ce jour, en raison des infractions commises, a bien recommencé à reconstituer ses stocks. Si le souci principal est vraiment de l’éloigner de la capacité à produire l’arme nucléaire, la priorité absolue devrait donc être de revenir au plus vite à la pleine application de la lettre et de l’esprit de l’accord de Vienne : à savoir la stricte limitation de la production iranienne d’uranium enrichi en échange de la levée des sanctions. Ce qui implique le plein retour des Américains dans l’accord.

Et s’il est ensuite un but de négociation qui devrait l’emporter sur tous les autres, ce serait de consolider et de prolonger dans le temps cet accord, dont la principale faiblesse est la durée limitée. En effet, les contraintes acceptées par l’Iran commencent à se desserrer dès 2025. Les quatre ans qui nous séparent de cette date doivent être mis à profit, d’abord pour restaurer la confiance sérieusement écornée par l’application minimaliste de l’accord par les États-Unis, suivie de leur abrupte sortie en 2018. Ensuite pour bâtir dans l’esprit initial de l’accord un dispositif plus pérenne.

          Programme balistique, influence régionale


Restent, bien entendu, les autres questions soulevées par notre Président, qui rejoignent d’ailleurs la vision de l’administration Biden. Que penser d’une limitation du programme balistique iranien ? Un certain nombre de pays de la région ne pourraient que s’en réjouir. Pour pouvoir progresser sur ce sujet, encore faut-il comprendre la conception qu’en ont les Iraniens. Leur arsenal compense à leurs yeux le déficit de l’Iran en matière d’avions de combat, puisqu’il n’a pas accès aux grands fournisseurs internationaux, et que sa flotte aérienne est totalement obsolète. D’autre part, il voit ses missiles comme un instrument de deuxième frappe, donc de riposte au cas où son territoire se trouverait agressé. C’est donc pour lui sa meilleure, et même sa seule arme crédible de dissuasion. Ceci pour dire que l’on aura du mal à obtenir de lui des garanties en la matière si ceux qui l’inquiètent n’en n’offrent pas d’équivalentes. L’Iran n’a aucune raison d’être le seul à se laisser limer les dents. Il ne saurait y avoir de « mauvais missiles » iraniens et de « bons missiles » et avions de combat saoudiens ou israéliens.

La question fort importante de la stabilité de la région et de l’influence que l’Iran y exerce se pose à peu près dans les mêmes termes. Pour faire bref, l’un des moyens d’affaiblir « le front de la résistance » constitué autour de l’Iran serait de progresser dans la solution de la question israélo-palestinienne. Cela ne réglerait pas tout mais autoriserait enfin une détente sur le front régional. Ce jour venu, peut-être Israël et l’Arabie saoudite pourraient être associés à la concertation que le Président de la République appelle de ses vœux.

          La raison de l’Iran


L’Iran a fait dans le passé de grosses bêtises, il en fera encore à l’avenir. Ceci n’exclut pas qu’il puisse avoir parfois raison. Quand son ministre des Affaires étrangères Djavad Zarif appelle à la définition d’une« chorégraphie » permettant d’aboutir simultanément au plein retour des États-Unis dans l’accord de Vienne et au plein retour de l’Iran à ses propres obligations, la proposition paraît relever du simple bon sens. Il est curieux qu’elle se heurte encore à des tergiversations.

De même, quand le Guide suprême Ali Khamenei fait allusion à l’intérêt d’un processus de vérification de la mise en œuvre loyale des engagements pris par les partenaires de l’Iran, notamment en matière de levée de sanctions, de même que l’AIEA vérifie la bonne exécution des engagements nucléaires de l’Iran, il soulève une vraie question. Mais surtout, en cette affaire, il s’agit maintenant d’aller vite. Le temps utile pour dénouer la crise ne dépasse plus les quelques semaines. Car vient ensuite l’élection présidentielle iranienne, qui renvoie la capacité de renouer des contacts utiles avec Téhéran au-delà de l’été. Donc dans un futur incertain, si l’on considère à la fois les surprises pouvant sortir de l’élection et les troubles qui agitent la région.

Paru le 9 février dans Boulevard Extérieur

jeudi 10 décembre 2020

Fakhrizadeh : les dessous et les effets d'un assassinat

 En avril 2018, Benyamin Netanyahou dévoile en une conférence de presse les détails du programme nucléaire clandestin de l’Iran obtenus à la suite d’un raid du Mossad dans un entrepôt du sud de Téhéran. Il demande alors à ses auditeurs de retenir le nom de Mohsen Fakhrizadeh, présenté comme le cerveau de ce programme. C’était le baiser de la mort. De fait, deux ans et demi plus tard, Fakhrizadeh est abattu sur une route à l’est de la capitale iranienne en une opération spectaculaire et complexe, mobilisant au moins une demi-douzaine de tireurs, et un solide réseau de soutien logistique. Tous les regards se tournent alors vers Israël. Il est vrai que l’État hébreu cache à peine sa responsabilité dans cinq tentatives antérieures d’assassinat, dont quatre réussies, sur des scientifiques iraniens du nucléaire, entre 2010 et 2012. Pourquoi, huit ans plus tard, Fakhrizadeh ?
 
Un scientifique et militaire qui sort de l’ombre
 
Cet universitaire, également officier dans le corps des Pasdaran, ou Gardiens de la révolution, est déjà repéré dans la première décennie des années 2000 par les Services occidentaux et l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) comme le responsable d’un programme nucléaire clandestin devant conduire à l’acquisition de l’arme nucléaire. L’AIEA, dans son travail d’enquête, demande d’ailleurs à l’entendre, mais sans succès. Fin 2003, selon le renseignement américain, Les Iraniens prennent la décision d’interrompre ce programme. Fakhrizadeh est-il alors au chômage ? Pas tout à fait. Une telle entreprise ne peut s’arrêter du jour au lendemain. Selon les indices recueillis par l’AIEA, Fakhrizadeh veille au bon repli de ses hommes et de ses moyens. Tous les dossiers relatifs à ce programme sont alors archivés. Persévérant, il pilote encore pour un temps des études dispersées pouvant être utiles à l’acquisition d’un engin nucléaire. En 2015, l’AIEA affirme ne trouver aucune trace d’activités suspectes au-delà de 2009. Et ceci est confirmé par l’analyse des milliers de documents recueillis par les Israéliens, dont aucun ne se situe après cette date.
 
Pour dissiper une confusion entretenue par beaucoup de commentateurs, il faut ici rappeler que cette histoire est distincte des développements du programme nucléaire iranien placé sous contrôle de l’AIEA. Même si ce programme, lui tout-à-fait visible, suscite depuis longtemps des inquiétudes sur les moyen et long termes, il affiche une finalité industrielle qui ne se confond pas avec un programme de fabrication d’un engin nucléaire. Bien entendu, il est toujours possible de maintenir des passerelles entre un programme visible, internationalement contrôlé, et un programme caché de nature militaire. Pour ce qui concerne l’Iran, il est clair que Fakhrizadeh n’avait autorité que sur le programme clandestin, le premier étant confié à une institution spécifique, l’Organisation iranienne de l’énergie atomique, gérée par des civils.
 
Il a donc dû se trouver dans une sorte de semi-retraite à compter des années 2010. Il sort d’ailleurs à cette époque de la clandestinité, devient visible dans son rôle de professeur d’université, et son visage apparaît sur des photographies. Il semble avoir joué un rôle discret de conseiller technique de la délégation iranienne dans les négociations ayant abouti en juillet 2015 à la conclusion de l’accord de Vienne renforçant les contrôles sur le programme nucléaire iranien. Il avait été récemment décoré à ce titre par Hassan Rouhani, Président de la République. Il a également été présenté après son décès comme ayant participé aux recherches sur un vaccin iranien contre le Covid19.
 
Pour Israël, agir avant l’inauguration de Biden
 
Mais pour Israël, le loup ne pouvait se transformer en agneau. Pourquoi avoir choisi ce moment pour l’abattre ? Tout simplement, parce ce que plus on attendait, plus augmentait le risque de démarrer sur un très mauvais pied la relation entre Israël et l’administration de Joe Biden, dont la posture à l’égard de la politique de l’État hébreu s’annonce déjà en retrait par rapport à celle de Trump. Un tel attentat, juste avant, ou pire encore, après l’inauguration du nouveau Président américain aurait été vécu par lui comme un camouflet, dont les dégâts auraient été difficiles à réparer. Il faut rappeler que les États-Unis d’Obama, donc de Biden comme vice-président, avaient clairement marqué leur désapprobation des assassinats de scientifiques iraniens dans les années 2010-2012.
 
L’administration Trump a-t-elle été associée à l’assassinat de Fakhrizadeh ? Pas forcément. En a-t-elle été informée au préalable ? Sans doute, mais sans avoir eu nécessairement à prendre parti. Tout laisse à penser que les militaires américains, les agents de la CIA et autres fonctionnaires – l’État profond en somme -- sont déjà, comme toutes les administrations du monde, en position d’attente face à des dirigeants sur le départ. Mieux vaut, dans ces périodes, éviter les initiatives, les excès de zèle, qui pourraient ensuite vous être reprochés par les équipes montantes.
 
L’Iran tombe dans un piège. Pourra-t-il en sortir ?
 
En Iran même, quelles ont été les réactions ? La mort de Fakhrizadeh n’a pas soulevé l’émotion populaire qu’avait provoqué l’assassinat, au début de l’année, du Général Qassem Soleimani par un drone américain. Mais dans les cercles du pouvoir, le choc a été profond : en raison de la déférence que l’homme y inspirait, et aussi pour les béances du dispositif de sécurité que l’affaire a révélé, face à des réseaux parvenus à s’ancrer au cœur de la société iranienne.
 
Après l’attentat, le Président Rouhani a dit l’importance de ne pas tomber dans le piège tendu par Israël en réagissant à contre-temps. C’est qu’il dispose d’une fenêtre étroite pour obtenir de la nouvelle administration américaine, bien disposée a priori, un allègement des sanctions frappant l’Iran. Une formule doit être trouvée avant le mois de juin, date des prochaines élections présidentielles iraniennes. Certes, Rouhani ne quittera pas sa fonction avant août, mais il n’expédiera alors que les affaires courantes. Et l’on ne sait évidemment rien aujourd’hui sur le profil de son successeur, ni sur son comportement dans les affaires nucléaires. Tout ce dont on peut présumer, c’est qu’il émanera des factions conservatrices.
 
Or le Parlement, lui aussi conservateur, sous prétexte de réagir à l’assassinat de Fakhrizadeh, vient de compliquer sérieusement la tâche d’Hassan Rouhani. Une loi, qu’il vient d’adopter en urgence, oblige le gouvernement à accélérer le programme nucléaire iranien, en produisant plus d’uranium légèrement enrichi, en réactivant la production d’uranium enrichi à 20%, en mettant en œuvre la production d’uranium métal, en lançant la construction d’un second réacteur de recherche fonctionnant à l’eau lourde. La loi prévoit enfin de revenir dans les deux mois sur l’acceptation des contrôles renforcés de l’AEIA mis en place dans le cadre de l’accord de Vienne, sauf retrait américain des sanctions contre les banques et le pétrole. Il s’agit là d’autant de dispositions parfaitement provocatrices, propres à susciter des soupçons sur les ambitions militaires de l’Iran. Si elles étaient effectivement mises en œuvre, elles ruineraient toutes chances d’accord avec Washington.
 
Netanyahou peut donc se frotter les mains. Rouhani va sans doute tenter de louvoyer avec la loi, mais ceci ne pourra tenir qu’un temps si le Guide suprême ne lui apporte pas son concours. Ali Khamenei le voudra-t-il ? Il répète à qui veut l’entendre qu’il n’a aucune confiance dans la parole des États-Unis, et manifeste une opposition viscérale à toute ouverture en direction de l’Occident. La lueur d’espoir qui reste à court terme serait de voir l’administration de Joe Biden ignorer ces provocations et faire d’emblée un geste unilatéral en matière de levée des sanctions, en attendant d’être payé de retour. Mais ceci serait-il acceptable par le Congrès, l’opinion publique américaine ? Rien n’est moins sûr, tant il serait aisé de dénoncer une démonstration de faiblesse. Rouhani parviendra-t-il à s’extraire de ce guêpier ? Force est de conclure à ce jour sur de lourdes interrogations. Gouverner n’est nulle part une tâche facile. Elle l’est moins que partout ailleurs en Iran.
 
  

jeudi 12 novembre 2020

BIDEN, L’IRAN, LE NUCLÉAIRE ET LES AUTRES


En septembre dernier, Joe Biden a pris position à l’égard de l’accord nucléaire avec l’Iran, dit aussi JCPOA, conclu en 2015 à Vienne par les cinq membres permanents du Conseil de sécurité et l’Allemagne, dont Trump a sorti les États-Unis en mai 2018. Il a présenté comme un échec la politique de « pression maximale » qui a suivi. De fait, la multiplication des sanctions américaines a infligé des coups terribles à l’économie et à la population iraniennes, mais n’a pas ramené la République islamique à la table de négociations, comme le calculait la Maison-Blanche. L’Iran a finement joué en demeurant au sein du JCPOA, tout en mettant en place une série d’infractions calculées à l’accord, sur lesquelles il s’est dit prêt à revenir si les choses s’arrangeaient. Ces infractions, en somme modérées, l’ont néanmoins rapproché de la capacité à se doter, s’il en prenait la décision, de l’arme nucléaire. Et dans cette période, les cinq autres pays parties à l’accord ont plutôt été du côté de l’Iran, mettant en lumière la solitude de Washington. 

Les attentes de Joe Biden 

Biden a donc manifesté l’intention de ramener les États-Unis dans le JCPOA si l’Iran en respectait à nouveau scrupuleusement les termes. Mais il veut aussi que ce retour ouvre une nouvelle séquence diplomatique. Il s’agirait d’abord d’améliorer le texte avec les autres parties à l’accord en renforçant ses dispositions protectrices à l’égard des tentations de prolifération de Téhéran. L’Iran devrait en outre libérer les Américains injustement détenus, progresser en matière de droits de l’Homme, et reculer dans ses « entreprises de déstabilisation » de la région. Biden enfin souligne qu’il continuera d’user de sanctions ciblées pour contrer les violations des droits de l’Homme, le développement du programme balistique et « le soutien au terrorisme ». 

Côté iranien, la réponse est mesurée. Le Guide suprême ne s’est pas prononcé. Le Président Hassan Rouhani a déclaré que les États-Unis devaient « réparer leurs erreurs passées et revenir au respect de leurs engagements internationaux ». Son ministre des Affaires étrangères, Mohammad Djavad Zarif, a fait savoir qu’il n’était pas question de renégocier les termes du JCPOA. Son porte-parole a ajouté que les États-Unis devraient garantir l’Iran contre le risque d’une nouvelle sortie de l’accord. Il faudrait alors qu’ils ratifient le JCPOA -- mais le Congrès sera difficile à convaincre --, ou du moins qu’ils fassent adopter par le Conseil de sécurité une résolution donnant à l’accord une force obligatoire. Quant aux autres sujets -- droits de l’Homme, terrorisme, programme balistique, influence régionale --, l’on voit mal l’Iran accepter de lever la barrière qu’il a posée entre le nucléaire et ces autres sujets sur lesquels ses interlocuteurs, en particulier le Président Macron, ont déjà tenté de l’entraîner. De telles questions échappent d’ailleurs à la compétence du ministère des affaires étrangères, qu’il s’agisse du balistique et des opérations régionales, chasse gardée des Pasdaran, ou des droits de l’Homme, à la merci du système judiciaire. 

Les autres acteurs, aux États-Unis et ailleurs 

Biden va devoir aussi compter avec d’autres acteurs. D’abord l’administration finissante de Donald Trump, en place jusqu’au 19 janvier. Celle-ci a tout récemment multiplié les sanctions contre l’Iran et fait passer le message qu’elle pourrait continuer jusqu’au dernier moment, avec l’idée de rendre indémêlable le dense dispositif mis en place. À noter que les dernières vagues de sanctions ont été pour l’essentiel lancées au nom de la lutte contre le terrorisme ou la violation des droits de l’Homme. Or, la mise en œuvre du JCPOA n’avait entraîné que la levée – partielle -- des sanctions liées au nucléaire. Même si ces sanctions nucléaires, rétablies par Trump, sont bien levées à nouveau par Biden, toutes les autres sanctions, touchant à des domaines vitaux comme le pétrole ou les banques, resteront en place, neutralisant le bénéfice attendu du retour des États-Unis dans l’accord de Vienne. Biden aura certes la capacité de revenir aussi sur ces autres sanctions, du moins pour celles dont la levée n’obligerait pas à solliciter l’accord du Congrès, mais il sait également que tout mouvement en ce sens serait aussitôt dénoncé par son opposition comme une démission en matière de lutte contre le terrorisme ou de défense des droits de l’Homme. 

Ajoutons que le service du Trésor chargé de l’élaboration et de l’application des sanctions, le redoutable OFAC (Office of Foreign Assets control), est peuplé à tous les étages de « faucons » ayant mis tous leurs talents de juristes au service de la lutte contre l’Iran. Ce sont eux qui ont déjà saboté la mise en œuvre du JCPOA durant la brève période allant de son adoption au départ d’Obama, en interprétant a minima les obligations des États-Unis. Joe Biden ne pourra donc pas faire l’économie d’une reprise en main de cette administration. Et il devra persuader ses équipes qu’il ne suffit pas d’abroger des textes pour effacer les dommages provoqués par une politique. Il y faut aussi une volonté active de relance et de coopération. 

Et puis, Biden devra également compter avec les réactions d’Israël et des pays de la Péninsule arabique, à commencer par l’Arabie saoudite. Il pourra peut-être passer par pertes et profits le froid qui s’installera dans la relation avec le royaume wahhabite, sachant que ce pays a, de toutes façons, trop besoin de l’Amérique. Il se prépare d’ailleurs à lui faire avaler une pilule autrement amère : la fin du soutien de Washington à la «désastreuse guerre au Yémen ». 

Avec Israël, l’entreprise sera plus difficile, en raison des liens qui unissent l’État hébreu avec de larges segments de l’électorat américain. Avant d’agir il faudra s’expliquer et tenter de convaincre. Les interlocuteurs de la nouvelle Administration, s’ils ne peuvent bloquer le changement de ligne, monnayeront au plus haut leur abstention. Et déjà circule en Israël l’idée qu’il faudra peut-être en venir à intervenir seul contre l’Iran. Est-ce crédible ? Cette menace avait déjà été agitée entre 2010 et 2012, mais l’état-major s’était fermement opposé à ces projets en raison de l’incertitude des résultats. Il devrait en être de même aujourd’hui. D’ailleurs, alors que circule aussi aux États-Unis l’idée que Trump pourrait, avant de partir, frapper l’Iran pour créer une situation irréversible, tout laisse à penser que l’État-major américain marquerait son refus. Il l’avait déjà fait aux derniers temps de l’administration de George W. Bush lorsque cette hypothèse avait été un moment caressée. 

L’échéance des présidentielles iraniennes 

Comment, pour Joe Biden, composer avec tous ces éléments ? Il en est un avec lequel il devra au premier chef compter. Des élections présidentielles se tiendront en Iran en juin prochain. À ce jour, tout va dans le sens de la victoire d’un conservateur, voire d’un radical parmi les conservateurs, tant ceux-ci ont verrouillé la vie politique en tirant profit de la déception de la population a l’égard du JCPOA. Le Président Rouhani s’en est trouvé discrédité, et avec lui, l’ensemble des réformateurs et modérés. Cela s’est vu aux élections législatives de février dernier, qui ont amené une majorité écrasante de conservateurs au parlement. Or les États-Unis, comme l’Europe, ont tout intérêt à ce que réformateurs et modérés, quels que soient leurs graves insuffisances, continuent de compter dans la vie politique iranienne. Eux seuls en effet souhaitent une relation, sinon amicale, du moins apaisée avec l’Occident. D’où l’intérêt de préserver l’avenir, en offrant à Rouhani -- qui ne pourra se représenter après deux mandats -- et à ses amis, une ultime occasion de se refaire une santé politique. 

Il faudrait pour cela poser les bases d’une relance bénéfique à la population durant le bref intervalle de quatre mois allant de l’investiture de Joe Biden à la campagne présidentielle iranienne. Il ne sera pas possible en si peu de temps de mener à terme le plein retour des États-Unis dans le JCPOA et d’effacer les effets ravageurs des sanctions de Donald Trump. Mais il devrait être possible, d’abord de libérer toutes les capacités d’aide humanitaire dont l’Iran a besoin en urgence dans la grave crise sanitaire provoquée par le coronavirus. Ensuite d’accorder sans attendre un montant significatif d’exemptions, ou waivers, aux sanctions sur le pétrole et aux transactions financières internationales, en échange de gestes iraniens également significatifs sur la voie d’un retour au strict respect de ses obligations découlant du JCPOA. Ces mesures partielles mais pragmatiques permettraient d’éclairer l’avenir et de faciliter la suite.

Article paru le 12 novembre 2020 sur le site 

Boulevard Extérieur


samedi 11 janvier 2020

IRAK : CHEMINEMENT ET PREMIER BILAN DE LA CRISE


Dans la description d’une escalade de violence, la désignation du fait initial est évidemment déterminant pour faire pencher d’un côté ou de l’autre le poids de la responsabilité. Pour la crise qui vient d’embraser le Moyen-Orient, il est possible d’en voir l’origine immédiate dans les frappes meurtrières, d’abord inexpliquées, intervenues à l’été dernier en Irak sur des dépôts d’armes détenus par des milices de mobilisation populaire soutenues par l’Iran. Ces frappes ont fini par être revendiquées du bout des lèvres par le Premier ministre Netanyahou, et justifiées par la nécessité de détruire des arsenaux contenant notamment des missiles de moyenne portée, pouvant donc toucher Israël, introduits en Irak par l’Iran. Responsabilité de l’État hébreu ou responsabilité primaire de l’Iran, une nouvelle donne était créée dans la région avec l’élargissement à l’Irak de l’affrontement opposant déjà les deux pays sur le théâtre syro-libanais-palestinien.



Le premier mort américain



En septembre, le Premier ministre irakien, après enquête, dénonçait officiellement Israël comme l’auteur de ces frappes, dont chacun à Bagdad considérait qu’elles n’avaient pu avoir lieu sans l’assentiment des États-Unis. Dès lors, les bases américaines en Iran devenaient des cibles privilégiées pour les amis irakiens de l’Iran. Le puissant général Soleimani, principal responsable de la coopération entre les deux pays, n’allait pas les dissuader d’agir. C’est ainsi qu’entre octobre et décembre, ces bases sont l’objet d’une dizaine d’opérations de tirs de roquettes. Elles ne tuent personne, ne font que des blessés. Ceci jusqu’à la frappe, le 27 décembre, d’une trentaine de roquettes sur une base américaine de la région de Kirkouk, blessant plusieurs soldats américains et irakiens, et tuant un interprète américain, d’origine irakienne.



C’était le premier mort américain que chacun redoutait depuis le premier affrontement direct entre États-Unis et Iran survenu dans la région au mois de juin 2019, avec la destruction par l’Iran d’un drone d’observation américain. Précisément parce que l’incident n’avait causé aucun mort, chacun s’était félicité à l’époque que cette ligne rouge n’ait pas été franchie. Elle l’était cette fois-ci, fin décembre.



Trump et son dilemme



Trump, déjà entré en campagne électorale, se trouvait dès lors prisonnier d’un sérieux dilemme : ne pas apparaître comme un Président faible, tout en évitant d’entraîner le pays dans un conflit que lui reprocherait ensuite sa base électorale, lassée des aventures lointaines. Président faible, cela lui avait été récemment reproché lorsqu’il s’était refusé en juin de répliquer par des frappes à la destruction du drone abattu par l’Iran, et à nouveau en septembre, lorsqu’il avait fait savoir à l’Arabie saoudite qu’elle ne pouvait compter sur les États-Unis pour répliquer à l’Iran à la suite de l’attaque spectaculaire contre ses installations pétrolières. Il fallait donc agir cette fois-ci de façon visible, et dans l’urgence. La fébrilité s’empare de l’Administration américaine.



Le choix est fait de frapper plusieurs bases de la milice Kataeb Hezbollah, jugée responsable de l’attaque du 27 décembre. Ces frappes interviennent le 29 décembre et provoquent quelques dizaines de morts, parmi lesquels un certain nombre de responsables. Deux jours plus tard, à l’occasion des cérémonies de deuil se déroulant à Bagdad, une foule en colère force les premières défenses de l’ambassade américaine. Bien que les manifestants s’en retirent peu après, Trump voit se lever le spectre de la prise de l’ambassade américaine à Téhéran en novembre 1979, suivie de la détention pendant 444 jours de 52 otages : l’une des humiliations les plus cuisantes subies par l’Amérique, et fatale à la carrière du Président Jimmy Carter. Persuadé que les Iraniens sont derrière cette nouvelle offensive, Trump, auquel sont présentées plusieurs options de réplique, choisit alors sans doute la plus transgressive, celle qu’aucun de ses prédécesseurs n’avait osé retenir : abattre le général Soleimani, chef mythique de la force spéciale Al Qods, gérant depuis plus de 20 ans les opérations extérieures de l’Iran. Son exécution le 3 janvier au matin par des frappes de drones lors de son arrivée à l’aéroport de Bagdad en compagnie d’autres responsables iraniens et irakiens provoque dans la région une onde de choc inédite.



Le choc et l’humiliation



Pour les Iraniens, régime et population cette fois-ci confondus, c’est le choc et l’humiliation de voir abattu comme un vulgaire terroriste un militaire charismatique, considéré comme exemplaire, ayant protégé l’Iran, par une stratégie de défense avancée, contre les menées de l’Etat islamique. Des millions d’Iraniens sortent dans les rues pour lui rendre un dernier hommage. Pour les Irakiens, c’est le deuil de leurs propres morts et l’humiliation de voir leur territoire utilisé pour un règlement de compte. Pour le Premier ministre en particulier, c’est l’humiliation de voir Soleimani exécuté alors qu’il se rendait à son invitation, pour un entretien dans le cadre d’une médiation conduite par l’Irak entre l’Iran et l’Arabie saoudite. Le Parlement irakien vote alors dans l’urgence une résolution enjoignant au gouvernement de faire partir du pays toutes les forces étrangères.



Le régime iranien, pour sa part, crie vengeance mais pèse soigneusement sa réponse. Il choisit, pour une fois, de viser directement l’ennemi principal, et à force ouverte, seule réponse digne à ses yeux d’une nation à l’honneur offensé. Mais avant de frapper le 8 janvier deux bases américaines en Irak, il prévient les autorités irakiennes, qui préviennent à leur tour les Américains. Bilan : zéro mort, zéro blessé. Trump peut siffler la fin de l’escalade. Le Guide de la Révolution, Ali Khamenei peut dire, lui, que l’Iran a donné une gifle à l’Amérique. Il rappelle néanmoins que le but à atteindre est le départ des troupes américaines de l’ensemble de la région. Le pire est évité, mais il faut s’attendre à la poursuite dans la période qui s’ouvre d’incidents de basse intensité, pouvant eux-mêmes dégénérer en nouvelles crises.



Gagnants et perdants de la crise



Dans l’immédiat, deux gagnants en cette affaire, deux régimes qui s’étaient récemment discrédités, qui avaient vu leur propre population se soulever contre eux, qui n’avaient pas hésité à écraser la contestation dans le sang : les régimes iranien et irakien. Grâce à Trump, ils ont repris des couleurs. Les voilà réinvestis d’un peu de légitimité, et gratifiés, jusqu’à nouvel ordre, d’un certain soutien populaire -- dans le cas iranien, toutefois, voilà ce soutien déjà érodé par la destruction, certes involontaire, d'un avion de ligne par les Pasdaran... Et les grands perdants sont donc ceux qui avaient espéré, dans l’un et l’autre pays, pouvoir remettre en cause l’inefficacité et la corruption de leurs dirigeants. Pauvres sacrifiés de l’Histoire, martyrs aux noms déjà effacés, victimes de la fureur et du chaos générés par le combat des puissants.



Gagnants aussi, au moins pour un temps, les débris de l’État islamique en Irak, qui vont sans doute bénéficier d’un peu de répit, la « Coalition globale » contre Da’esh conduite par les Américains devant donner pour le moment la priorité à la sécurité de ses personnels et moyens sur place. Et gagnants certainement tous les jihadistes, tous les sécessionnistes, avec une chance de relever la tête si la coalition devait un jour quitter le pays, le laissant à la faiblesse de son armée et à ses luttes de factions.



Perdants aussi, mais c’est moins grave, les Européens, tétanisés par cette crise, qui n’ont pas trouvé d’autre langage que d’inviter les parties à la retenue, qui n’ont pas osé critiquer leur grand ami américain, qui n’ont réuni quelque courage que pour exiger de l’Iran qu’il soit raisonnable pour deux. Ils auront beaucoup à faire pour regagner quelque crédit auprès des Iraniens, comme d’ailleurs auprès des Irakiens, toutes opinions confondues.

article publié le 10 janvier 2020 par le site 
Boulevard Extérieur

vendredi 30 juin 2017

DONALD TRUMP AU MOYEN-ORIENT


Ali Khamenei, guide de la révolution islamique, n'a pas raté Donald Trump au lendemain du sommet de Riyad : "le Président américain se tient aux côtés de dirigeants d'un système tribal et arriéré, fait la danse du sabre, mais critique l'élection iranienne qui réunit 40 millions de votants…" Et de fait, ce sommet qui, sur deux jours, les 20 et 21 mai, s'est déroulé en trois formats : sommet entre les États-Unis d'une part et l'Arabie saoudite, puis les Pays du Golfe, et enfin les pays arabes d'autre part, risque de laisser peu de souvenirs.

Certes, si l'on se plonge dans les déclarations et les communiqués produits par la rencontre, l'on y voit que les participants ont inauguré un Centre de ciblage du financement du terrorisme, basé à Riyad, et adopté une déclaration dans laquelle figure notamment l'intention de créer une "Alliance stratégique du Moyen-Orient", à mettre en place d'ici à 2018. Ils y saluent aussi le lancement d'un "Centre global de lutte contre le terrorisme", destiné à "combattre l'extrémisme intellectuel, médiatique et digital, et à promouvoir la coexistence et la tolérance entre les peuples." Ils se félicitent enfin de" la disposition d'un certain nombre de pays islamiques à participer à la Coalition militaire islamique de lutte contre le terrorisme", fondée à Riyad en 2015, "et à constituer une force de réserve de 34.000 hommes en vue d'appuyer, autant que de besoin, des opérations contre des organisations terroristes en Irak et en Syrie." Reste à voir comment vont se concrétiser ces intentions.

La réunion a quand même été marquée par un discours se voulant fondateur de Donald Trump, à l'instar du discours du Caire prononcé par Obama en direction des monde arabe et musulman au début de son premier mandat. Ce discours axé sur un objectif, "vaincre les forces du terrorisme", a débouché sur une formule familière aux Américains : "Ceci est un combat entre le bien et le mal". Quant à la façon de le conduire, deux points ont émergé : le premier, faisant écho aux propos adressés à plusieurs reprises par le Président américain aux membres de l'OTAN, est que "l'Amérique ne peut y être seule, les États de la région doivent y prendre leur part". Le deuxième est que les États-Unis ne saisiront pas cette occasion "pour dire aux autres peuples comment vivre, ce qu'ils doivent faire, ce qu'ils doivent être, comment ils doivent prier". "Nous cherchons des partenaires, pas la perfection" a ainsi souligné Donald Trump, comme pour exonérer les États présents de leurs faiblesses, et faire passer le message qu'il ne serait pas trop exigeant en matière de références démocratiques et de droits de l'Homme.

L'Iran, ennemi principal

Quant à l'incarnation du terrorisme, Donald Trump la voit sans surprise dans "l'État islamique, Al Qaeda, le Hezbollah et le Hamas" et derrière eux, venant en point d'orgue dans son discours, "le gouvernement iranien", qui leur fournit " refuge, soutien financier, et statut social leur permettant de recruter". "Du Liban à l'Irak et au Yémen" a poursuivi Trump, "l'Iran finance, arme et entraîne les terroristes, les milices et autres groupes extrémistes qui répandent la destruction et le chaos dans toute la région. Durant des décennies, l'Iran a alimenté les brasiers des conflits sectaires et de la terreur. C'est un gouvernement qui parle ouvertement de meurtres de masse, vouant Israël à la destruction, criant mort à l'Amérique, et œuvrant à la ruine de beaucoup des dirigeants et des nations se trouvant en cette salle. Mais les interventions les plus tragiques et les plus déstabilisantes de l'Iran se déroulent en Syrie. Appuyé sur l'Iran, Assad a commis des crimes innommables…" Voilà donc, si l'on avait encore des doutes, désigné l'ennemi principal des États-Unis au Moyen-Orient. "Toutes les nations ayant une conscience doivent œuvrer ensemble pour isoler l'Iran, l'empêcher de financer le terrorisme, et prier pour le jour où le peuple iranien aura le gouvernement juste et droit qu'il mérite." Le projet de Regime Change, déjà caressé par Bill Clinton puis George W. Bush, mis en revanche de côté par Barack Obama, apparaît donc bien comme l'objectif ultime de la croisade de Donald Trump.


Guère de solidarité, donc, avec l'Iran quand il est frappé par ce même terrorisme. Quelque deux semaines après le sommet de Riyad, Da'esh attaque au cœur de Téhéran, faisant une quinzaine de morts. La Maison blanche diffuse alors une déclaration du Président, faisant état de son "affliction" et "ses prières pour les victimes innocentes", mais soulignant aussi que "les États qui parrainent le terrorisme risquent de se retrouver victimes du mal qu'ils encouragent". Cette déclaration est aussitôt qualifiée de "répugnante" par Mohammad Javad Zarif, ministre iranien des Affaires étrangères.

L'apparition d'une nouvelle crise

Pour en revenir à la réunion de Riyad, l'idée avancée par un certain nombre selon laquelle elle donnait le coup d'envoi d'un "OTAN du Moyen-Orient" réunissant le monde arabe et les États-Unis pour faire pièce à l'Iran, a presque aussitôt subi un sérieux revers lorsque la querelle couvant depuis longtemps entre l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis d'une part, le Qatar d'autre part, a éclaté au grand jour. Le 5 juin, ces deux premiers pays, bientôt suivis de l'Égypte, de Bahreïn, du Yémen, de la Mauritanie, des Comores et des Maldives, rompent brusquement leurs relations diplomatiques avec le troisième. Entre autres mesures coercitives, l'Arabie saoudite, les Émirats et Bahreïn ferment leur espace aérien aux avions de Qatar et expulsent les ressortissants qataris de leur territoire. L'Arabie saoudite instaure en outre un début de blocus en coupant la seule voie terrestre donnant au Qatar un contact avec l'extérieur. Les Émirats interdisent leurs ports aux navires qataris. Ceci, à première vue, suite à la publication d'une dépêche faisant état de propos, ensuite contestés, de l'émir du Qatar marquant de la sympathie pour l'Iran, le Hezbollah, le Hamas… et Israël. Mais ceci n'a été que la goutte faisant déborder le vase. Le soutien constant du Qatar aux Frères musulmans, l'influence exercée dans tout le monde arabe par la chaîne de télévision qatarie Al Jazeera, nourrissant la contestation contre les pouvoirs établis, sont au cœur de la crise.

L'affaire soulève aussitôt une vague d'inquiétude dans la région et au-delà. L'Iran commence à alimenter le Qatar en produits de première nécessité. La Turquie, elle, se propose d'y envoyer des troupes de protection. Quant à la réaction américaine, elle est plus que désordonnée. Alors que le Département d'État émet les propos d'usage appelant à la levée de l'embargo et au raccommodement des parties, Donald Trump, lui, twitte : "lors de mon récent voyage au Moyen-Orient, j'ai dit qu'il n'était plus question de financer l'idéologie radicale. Les dirigeants ont pointé du doigt le Qatar. Et voilà !". Il insiste encore trois jours plus tard en une conférence de presse : "…nous devons arrêter le financement du terrorisme. Le Qatar, malheureusement, a été historiquement un fondateur du terrorisme à très haut niveau". Savait-il que le Qatar accueille la plus grande base américaine du Moyen-Orient, avec 11.000 personnes ? Ignore-t-il le rôle de l'Arabie saoudite dans la genèse et le développement d'Al Qaïda (sans parler du rôle de la CIA) ? il avait pourtant au cours de sa campagne accusé les Saoudiens d'être mêlés aux attentats du 11 Septembre… Les promesses saoudiennes d'achat de 110 milliards d'armement américain ont-elles joué dans ce soutien sans faille à la ligne de Riyad ? Mais après tous ces propos présidentiels, les États-Unis viennent de vendre pour 12 milliards de dollars d'avions de combat F15 au Qatar… Comprenne qui pourra.

Trump et les guerres du Moyen-Orient

Au-delà des mots, quelle forme prennent les interventions de l'Amérique au Moyen-Orient depuis l'inauguration de Donald Trump ?

Manifestement, la méthode d'Obama, qui tenait la bride courte aux militaires, et veillait à ne pas être débordé par des initiatives dont il n'aurait pas pesé à l'avance toutes les conséquences possibles, n'est pas celle de son successeur. Une semaine après son inauguration, celui-ci donne son feu vert à une opération de commando au Yémen, sans trop se pencher sur ses détails. Elle tourne au fiasco. Si quelques membres d'Al Qaeda sont en effet neutralisés, le cadre de cette organisation qui était visé parvient à s'échapper, et de nombreux civils, y compris des enfants, sont tués, ainsi qu'un membre du commando. Depuis, l'armée américaine a cependant été autorisée à être présente au sol pour conseiller les troupes loyales au gouvernement yéménite.

Sur le théâtre irako-syrien, il est significatif que Trump ait, en avril dernier, laissé à son secrétaire d'État à la défense, James Mattis, le soin de déterminer le montant nécessaire de troupes sur le terrain. Et il vient de prendre la même décision pour l'Afghanistan. Depuis quelque temps, le Département d'État à la défense ne communique d'ailleurs plus de chiffres et de détails sur ces sujets. Les commentateurs n'ont pas manqué alors de relever le risque de "mission creep", c'est-à-dire de voir les forces américaines, à la poursuite de résultats insaisissables, peu à peu entraînées de plus en plus profondément dans des conflits sans fin.

En Afghanistan, l'armée a utilisé à la mi-avril, la plus puissante bombe de l'arsenal américain, encore jamais mise en œuvre à ce jour, pour frapper des troupes de Da'esh apparemment installées dans des bunkers et des tunnels près de la frontière avec le Pakistan. L'opération a-t-elle été personnellement autorisée par Donald Trump ? Celui-ci, interrogé par les journalistes, se dérobe : "chacun sait exactement ce qui s'est passé. Ce que je fais, c'est donner l'autorisation aux militaires. Nous avons les plus grands militaires du monde, et ils ont fait leur travail, comme d'habitude. Ils ont reçu une autorisation totale, et voilà ce qu'ils font, franchement, voilà pourquoi ils ont si bien réussi récemment. Regardez ce qui s'est passé ces dernières huit semaines, comparez-les avec les dernières huit années. Il y a une extraordinaire différence…" De fait, il semble bien que la décision ait été prise au niveau du général John Nicholson, responsable du théâtre d'opération afghan.

les dilemmes syriens

Donald Trump a en revanche donné sans conteste son feu vert personnel au tir de 59 missiles Tomahawk sur la base aérienne syrienne de Shayrat, le 6 avril, en punition de l'attaque chimique sur la petite ville de Khan Sheikhoun, imputée à partir de lourdes présomptions au régime syrien. La décision n'allait pas de soi. Durant sa campagne, Donald Trump avait mis en valeur le risque de voir Assad, s'il était poussé vers la sortie, "remplacé par pire que lui". Fin mars, l'ambassadrice américaine aux Nations-Unies, Nikki Haley, déclarait que l'élimination d'Assad n'était plus une priorité. Son ministre, Rex Tillerson, affirmait peu après que le futur d'Assad serait "décidé pat son propre peuple". Les photographies des enfants gazés à Khan Sheikhoun – "des enfants innocents…de beaux bébés cruellement assassinés" selon les termes de Donald Trump – commencent à changer la donne. La décision de frapper est prise peu après que l’avion du Président a atterri à Palm Beach, où Donald Trump se rend pour accueillir Xi Jinping, le Président chinois. Celui-ci est informé de l'opération au dessert.

Mais cette affaire ne change rien au rapport de forces sur le terrain. La grande question à l'approche de l'été, alors que la chute de Mossoul se confirme, est de savoir qui pourra se targuer de la prise de Raqqa, capitale de Da'esh en Syrie, et de Deir Ez-Zor, autre important bastion de l'organisation de l'état islamique, situé à 160 kilomètres au sud-est de Raqqa. Donald Trump souhaiterait évidemment beaucoup porter à son crédit la chute de Raqqa qui sonnerait la fin de l'État islamique, du moins comme entité territoriale. Les États-Unis soutiennent donc avec des moyens de plus en plus importants, ainsi que des forces spéciales, une coalition de Kurdes et d'Arabes syriens qui est en bonne position pour s'emparer de la ville. Le gouvernement syrien, appuyé par des milices formées et encadrées par l'Iran, ainsi que par le Hezbollah libanais, vise dans l'immédiat Deir Ez-Zor, à la lisière de laquelle il est parvenu à conserver une garnison retranchée, assiégée depuis de longs mois par Da'esh. À noter que ni les États-Unis, ni la Syrie, et donc ni la Russie, ni l'Iran, ne souhaitent voir la Turquie, dont les troupes ont pourtant pénétré dans le nord de la Syrie, se mêler de ces affaires.

Le grand désert de l'est syrien, situé à l'extérieur de la "Syrie utile", où se trouvent Raqqa et Deir Ez-Zor, est donc en ce moment le terrain de grandes manœuvres. Il apparaît à présent comme un espace d'intérêt stratégique, notamment dans la mesure où il assure la continuité territoriale entre Syrie et Irak, sujet important à la fois pour Bachar el Assad et pour l'Iran. Un groupe de rebelles, appuyé par des forces spéciales américaines, tient At-Tanf, l'un des points de passage routier entre les deux pays, point important car il conduit non seulement à Bagdad mais aussi à la route reliant l'Irak et la Jordanie. Assad et les Iraniens ont donc tenté de s'en emparer, mais leurs colonnes ont été à quatre reprises arrêtées par des frappes aériennes américaines. Interventions lourdes de sens, puisque, mise à part une frappe présentée comme une erreur du temps d'Obama, c'était la première fois que les États-Unis s'en prenaient à l'armée syrienne et à ses alliés. Du coup, ces forces loyales au régime ont bifurqué plus au nord pour atteindre la frontière avec l'Irak. Les milices shiites irakiennes étant elles-mêmes en voie d'éliminer les forces de Da'esh de l'autre côté de la frontière, les forces rebelles et américaines présentes à At Tanf risquent de se retrouver encerclées, et plutôt en mauvaise posture. Dans l'immédiat, les Américains ont renforcé leur présence à At-Tanf.

Le moment de vérité approche donc, où les Américains devront faire savoir s'ils laissent Assad reprendre le contrôle de l'ensemble de son pays, auquel cas leurs troupes au sol devront à un moment ou à un autre s'effacer, ou s'ils entendent au contraire conserver en Syrie, avec les forces qui leur sont fidèles, des gages territoriaux pouvant ouvrir la voie à une fragmentation du pays.

De nouveau, l'Iran

Dans ce choix, l'analyse des avantages que pourront tirer la Russie et l'Iran de telle ou telle configuration jouera un rôle décisif dans les prises de décision de Donald Trump. Celui-ci a un moment espéré qu'il parviendrait à régler le sort de la Syrie avec Poutine, en éliminant l'Iran du jeu. Il a rapidement pris conscience du caractère illusoire d'un tel projet. Sa crainte doit être à présent que l'Iran émerge comme le grand vainqueur de l'épisode syrien, comme il l'a été de l'intervention américaine en Irak, où l'élimination de Saddam Hussein et la promotion de la démocratie ont permis à la majorité démographique chiite de prendre les commandes du pays.

En même temps, Donald Trump a compris le risque sérieux qu'il y aurait pour l'Amérique à casser l'accord nucléaire conclu en juillet 2015 à Vienne entre l'Iran et les cinq membres permanents du Conseil de sécurité, plus l'Allemagne. Jusqu'à ce jour, l'Iran a respecté sa part des obligations contenues dans l'accord et n'a donné prise à aucune sérieuse mise en cause. L'Europe, la Russie, la Chine, d'autre part, manifestent régulièrement et fermement leur attachement à l'accord. Ce serait l'Amérique qui se retrouverait dans le mauvais rôle, et finalement isolée sur la scène internationale, en cas de rupture. Donald Trump voit donc bien la difficulté à réaliser ce qu'il avait laissé espérer au fil de sa campagne, la fin d'un accord dénoncé comme "le pire qu'ait jamais conclu l'Amérique". Son administration a même dû accomplir des gestes positifs pour maintenir l'accord en vie, puisque les États-Unis doivent, à intervalles réguliers, renouveler les waivers, ou exemptions, appliquées à beaucoup de leurs sanctions contre l'Iran, en vue de tenir les engagements qu'ils ont pris dans l'accord de Vienne. Pour masquer, autant que possible, cet embarrassant changement de cap, Donald Trump en est réduit à hausser à la voix, à multiplier les attaques verbales contre l'Iran, et même à prendre à son égard quelques sanctions additionnelles, à vrai dire sans conséquences, mais qui lui permettent de se mettre au diapason des autres adversaires déclarés de Téhéran : l'Arabie saoudite, on l'a déjà vu, et bien entendu Israël. Mais la difficulté pour Donald Trump est alors de ne pas être entraîné trop loin, c’est-à-dire à la rupture de l'accord de Vienne : à Washington même, par une classe politique violemment hostile à l'Iran, et qui rêve de sanctions encore plus dures, toujours plus dures, comme le montrent les projets en cours de discussion au Congrès ; et aussi par ses amis au Proche et Moyen-Orient.

Et enfin, Israël

L'album de Donald Trump au Moyen-Orient ne serait pas complet si n'y figurait pas Israël. Après le sommet de Riyad, Trump s'est rendu à Jérusalem, notamment pour y rencontrer le Premier ministre Netanyahu et pour se rendre au Mur des lamentations, ainsi qu'à Bethléem, où il a vu Mahmoud Abbas. Trump et Netanyahu se sont retrouvés sans difficulté pour pointer du doigt l'Iran. Sur le reste, les choses ont été plus floues. Rien n'a été dit sur le transfert de l'ambassade des États-Unis de Tel Aviv à Jérusalem, promis pendant la campagne, mais dont chacun pressent les crises incontrôlables qu'un tel geste pourrait soulever. Donald Trump s'est flatté de pouvoir donner un nouvel élan au processus de paix entre Israéliens et Palestiniens, mais s'en est tenu à de vagues formules quant aux détails, demandant par exemple à Netanyahu de "faire preuve de retenue pour un petit moment sur la colonisation" ou disant qu'il envisageait aussi bien une solution à deux États qu'à un État. "J'aime la solution qu'aiment les deux parties. Je suis heureux avec celle qui plaît aux deux parties. Je peux vivre avec l'une et l'autre" a ainsi lâché Donald Trump. L'on comprend que ses auditeurs l'aient quitté plutôt perplexes.

*

Combien de temps le Président américain pourra-t-il ainsi tenir, entre propos à l'emporte-pièce, vagues formules, volte-faces, décisions d'un jour, sauts et culbutes ? Le Moyen-Orient, qui s'est imposé comme un piège et un défi à tous les récents présidents des États-Unis depuis Jimmy Carter, n'est pas en voie de se montrer plus tendre pour Donald Trump. Celui-ci avait cru initialement pouvoir se laver les mains de ce qui s'y passait. C'était l'époque de l'"America first". Le voilà aspiré par le tourbillon des crises qui balaient la région. Pour le moment, le drame majeur, frappant de plein fouet, lui a été épargné. Comment se comporterait-il en de telles circonstances ? Dans quelle direction pourrait-il alors entraîner l'Amérique, ses alliés, ses amis ? Les institutions américaines seraient-elles appelées à jouer les garde-fous ? En auraient-elles le temps ? Telles sont les questions qui inquiètent les observateurs. En tout état de cause, le temps paraît lointain où l'on prédisait qu'avec l'apparition des sources d'énergie non-conventionnelles, notamment des pétroles et des gaz de schiste, et la montée en puissance de l'Asie, le Moyen-Orient ne mériterait plus qu'on y investisse en hommes, en moyens, en diplomatie, et glisserait peu à peu vers l'insignifiance. Il reste, et restera encore longtemps, au centre des préoccupations du monde, et un point de fixation majeur pour l'Amérique…et donc pour Donald Trump.

(publié par la Fondation Jean Jaurès le 25 juin 2017) 





vendredi 26 mai 2017

Rouhani : la victoire, et après?



célébration de la victoire de Rouhani àTéhéran (photographie de l'auteur)


Hassan Rouhani vient donc d'être réélu pour un deuxième mandat présidentiel avec 61% des voix exprimées, contre 39% à son principal adversaire, Ebrahim Raïssi. C'est un score supérieur à l'attente des observateurs. Le Guide de la Révolution, Ali Khamenei, et le corps des Pasdaran n'ont pas cherché à peser sur le résultat de l'élection, malgré leur proximité avec Ebrahim Raïssi, candidat ultra-conservateur, président de la très puissante fondation Astan e Qods, en charge du mausolée de l'Imam Reza à Machhad. Après la gestion calamiteuse de l'élection présidentielle de 2009, qui avait fait descendre des millions d'Iraniens dans la rue, le cœur du régime semble avoir définitivement compris qu'il y avait des pratiques auxquelles il valait mieux renoncer s'il ne voulait pas mettre à nouveau les institutions en péril. Déjà, d'ailleurs, en 2013, lors de la première élection à la présidence d'Hassan Rouhani, la population avait été satisfaite du déroulement de l'élection. La République islamique est donc capable d'apprendre et d'évoluer.

L'importance de la participation

La participation électorale a atteint le chiffre de 73%, chiffre élevé pour l'Iran. Seul Khatami avait mieux fait en 1997, avec une participation de 80%. Ce taux est l'un des éléments clefs de l'élection. En effet, les faibles participations tendent en Iran à favoriser l'expression des fidèles du régime, les plus motivés pour se rendre en toutes circonstances dans les bureaux de vote. En revanche, les modérés, les réformateurs, les plus sceptiques à l'égard des institutions, ne se déplacent en nombre que convaincus de l'importance de l'enjeu. Cela a été le cas cette fois-ci. La personnalité de Raïssi, profondément réactionnaire, marquée par un lourd passé de procureur impitoyable aux ennemis de la Révolution, et se lançant dans un discours de plus en plus populiste, a produit chez les Iraniens les plus évolués l'effet d'un repoussoir, un peu, mutatis mutandis, à l'image de Marine le Pen en France. Le principal slogan de la campagne de Rouhani, "nous ne ferons pas machine arrière", cristallisait bien ce sentiment. Et Rouhani s'est enhardi au fil de ses prises de parole, s'en prenant aux Pasdaran, s'engageant à rechercher la levée des dernières sanctions frappant l'Iran, promettant de nouveaux progrès en matière de libertés, prenant parti pour une détente dans les relations avec le monde extérieur.

Ce discours a porté. Rouhani, initialement positionné comme centriste modéré, a réussi à rallier l'ensemble du camp réformateur. Le verdict des urnes a été sans appel, et s'est aussi traduit dans le résultat des élections municipales, qui se tenaient le même jour. De grandes villes conservatrices ont basculé du côté des soutiens de Rouhani, comme Ispahan ou Machhad. A Téhéran aussi, les conservateurs vont passer la main aux réformateurs. Plus de femmes qu'auparavant se sont portées candidates, et elles seront plus nombreuses à siéger dans les conseils municipaux. Le soir de l'annonce des résultats, des foules pacifiques ont manifesté en une atmosphère de liesse bon enfant dans tous les coins du pays. Décidément, l'Iran bouge et se place à l'avant-garde de sa région en matière de pratiques démocratiques. Même s'il y a encore du chemin à faire, le contraste est saisissant avec l'état de la vie politique dans les pays voisins de la Péninsule arabique, pourtant grands amis de l'Occident.

Consolider la victoire

Mais maintenant, il va falloir transformer cet essai. Rouhani parviendra-t-il à échapper à la malédiction du deuxième mandat qui a frappé ses deux derniers prédécesseurs ? Ahmadinejad, bien qu'initialement soutenu par le cœur du régime, avait fini par se brouiller avec à peu près tout le monde et par perdre toute capacité d'agir. Avant lui, Khatami avait vu tous les projets de réforme qu'il avait fait passer au Parlement bloqués par le Conseil des gardiens de la Constitution. Ahmadinejad, qui a tenté de se présenter à la dernière élection présidentielle, a été disqualifié d'emblée, comme d'ailleurs l'avait été en 2013 Ali Akbar Rafsandjani, également ancien président de la République. Khatami, lui, est interdit de parole et d'image sur tous les médias iraniens. Décidément, Président de la République est un métier à risque en Iran. Dans l'immédiat, nul doute que le cœur du régime va tenter de neutraliser tous les efforts de réforme et d'ouverture annoncés par Hassan Rouhani, considérant qu'il a joué son rôle historique en concluant l'accord nucléaire de 2015, et qu'il serait désormais bien inspiré de consacrer à la gestion des affaires courantes.

Certes, Rouhani peut faire le pari d'une disparition prochaine du Guide de la Révolution, Ali Khamenei, âgé et malade, ce qui rebattrait le jeu de cartes. Mais ce serait une façon de s'en remettre entièrement à la Providence. Le Guide travaille d'ailleurs en ce moment même à assurer sa succession par quelqu'un à son image. A supposer que cette succession intervienne à bref délai, rien ne garantit donc que la tâche de Rouhani s'en trouverait facilitée.

Les combats à venir

S'il ne veut pas finir rejeté par ses électeurs, s'il veut tenir les promesses déjà lancées lors de sa première élection en 2013 et qu'il vient de renouveler, Rouhani va devoir passer en force et casser quelques codes de la République islamique. Il perçoit les possibilités d'interaction entre les progrès en interne et les progrès dans la relation extérieure. Il sait qu'il doit labourer en même temps ces deux terrains. Heureusement, en dépit de redoutables obstacles, quelques avancées à forte portée symbolique, mais aussi à effets concrets, sont à sa portée.

Sur le front intérieur par exemple, la commission des lois du Parlement iranien a déjà pris position en faveur de l'abolition de la peine de mort pour trafic de drogue. L'introduction de cet amendement dans la loi pénale réduirait d'environ 90% les exécutions en Iran, ce qui ramènerait leur nombre à quelques dizaines par an au lieu de plusieurs centaines, peut-être mille, voire plus, à ce jour. Même si c'est encore trop, c'en serait fini de l'image désastreuse de l'Iran comme premier ou deuxième pays au monde pour les exécutions judiciaires rapportées au nombre d'habitants.

Sur le front extérieur, deux gestes spectaculaires permettraient à l'Iran d'étonner les plus hostiles à son égard et de se poser d'emblée en précurseur dans sa région en matière de prolifération nucléaire et balistique. Et ces gestes ne mettraient pas en péril les fondamentaux de la République islamique.

Le premier serait d'adhérer au Traité pour l'interdiction complète des essais nucléaires (TICE, ou CTBT en anglais). l'Iran, en ratifiant ce traité qu'il a déjà signé, ne contracterait aucune obligation nouvelle, puisqu'il a déjà renoncé à acquérir l'arme atomique en adhérant au Traité de non-prolifération nucléaire. Mais il donnerait l'exemple dans son voisinage, et même au-delà, puisque ni l'Arabie saoudite, ni l'Égypte, ni la Syrie, ni Israël, ni même les États-Unis ou la Chine n'ont encore adhéré à ce traité. A noter d'ailleurs que l'Iran avait déjà accepté au tournant du siècle l'installation sur son sol de dispositifs de détection d'explosions nucléaires dans le cadre du TICE. Il pourrait alors les réactiver. Ce serait un signal positif supplémentaire vers le monde extérieur.

Le second geste serait d'adhérer au Code de conduite contre la prolifération des missiles balistiques, adopté en 2002 à la Haye. Ce code oblige, pour l'essentiel, les signataires à faire connaître chaque année les lignes générales de leurs programmes de missiles balistiques et de lanceurs spatiaux, ainsi que les sites de lancement utilisés, et à notifier à l'avance les tirs prévus. A l'époque de l'observation satellitaire, ces simples mesures de transparence ne pèseraient en rien sur les choix de l'Iran en matière balistique. Les programmes en ce domaine, sont gérés, comme on le sait, par les Pasdaran. Rouhani devrait pouvoir vaincre les résistances de ces derniers. Il y était, après tout, parvenu en 2003, lorsqu'il s'occupait du dossier nucléaire et qu'il avait obtenu des Pasdaran l'arrêt de leurs activités nucléaires non déclarées. S'il réussissait, l'Iran, là encore, se placerait en pointe dans sa région puisqu'aucun pays de la Péninsule arabique n'a encore adhéré à ce code de conduite, non plus que l'Égypte, la Jordanie, Israël, le Liban, ou la Syrie.

Le rôle de l'Europe

Si l'on poursuit la prospective, il faudrait alors que de tels gestes soient à la fois encouragés et suivis de retour. Il n'est guère possible dans l'immédiat d'attendre quoi que ce soit des États-Unis, sinon le maintien en vie de l'accord nucléaire de 2015, ce qui serait déjà beaucoup. Israël devrait déjà trouver dans ces signaux l'indication que l'Iran ne souhaite plus se positionner en "menace existentielle" de l'État hébreu, ce qui d'ailleurs embarrasserait plutôt M.Netanyahu. l'Europe, elle, a les moyens d'œuvrer, sur de telles bases, à une détente entre l'Iran et le monde extérieur. Voilà un chantier qui devrait pouvoir mobiliser la nouvelle administration française, si elle souhaite contribuer, comme elle l'a laissé entendre, aux progrès de la paix au Moyen-Orient.

paru le 25 mai sur le site Boulevard Extérieur

mercredi 10 février 2016

Minorités du monde 14. Les Juifs d'Iran

Avant-dernière d'une série de quinze chroniques sur les minorités à travers le monde...

Les Juifs d’Iran – la plus importante communauté juive du Moyen-Orient après Israël, même si elle a beaucoup fondu ces dernières décennies – se situent volontiers parmi les plus anciens occupants du pays. Ils y sont en effet arrivés en plusieurs vagues de déportation, amorcées dès le VIIIème siècle avant l’ère chrétienne quand le royaume d’Israël est détruit par les Assyriens, puis au début du VIème siècle lorsque les Babyloniens conquièrent le royaume de Juda et détruisent Jérusalem. Un demi-siècle plus tard, l’empereur perse Cyrus s’empare de Babylone et autorise les Juifs à retourner sur leur terre, devenue la province perse de Judée. Le prophète Isaïe le qualifie d’Oint et de Berger du Seigneur, dont Dieu soutient la main droite. Mais beaucoup de Juifs font alors le choix de rester sur place. Peut-être un siècle plus tard se déroule l’épisode relaté dans la Bible par le Livre d’Esther (mais dans aucune autre source indépendante), où Esther donc, épouse juive de l’empereur perse Assuérus, peut-être Xerxès, détourne une conspiration ourdie pour détruire son peuple. Esther a d’ailleurs son tombeau en Iran, ainsi que le prophète Daniel.

En plus de deux mille ans, les Juifs de Perse, puis d’Iran, passent par de longues phases de prospérité, alternant avec des périodes de discrimination et de persécutions. Ils jouent probablement un rôle important dans la diffusion du judaïsme en Europe au Haut Moyen-âge au travers des rives de la Mer caspienne. Certains empires, les Achéménides, les Parthes, puis après l’arrivée de l’Islam, les Omeyyades, les Abbassides, et même par moments les Mongols, se montrent débonnaires à leur égard. D’autres au contraire, les Sassanides, juste avant l’invasion arabe, qui imposent le zoroastrisme comme religion d’État, ou les Safavides à compter du XVIème siècle, qui convertissent de force tout le pays au chiisme, font preuve, au moins par bouffées, de grave intolérance. Comme ailleurs, les Juifs résistent à leur manière, et traversent sans trop d’encombres le XIXème siècle. Mais ils sont alors maintenus dans des ghettos, en un état lamentable d’arriération. Tout à la fin du siècle, arrive la première lueur d’émancipation, avec l’ouverture des écoles de l’Alliance israélite universelle, où, grâce à des instituteurs venus de France, les Juifs peuvent enfin recevoir (en français) une éducation moderne et retrouver la fierté de leur identité. Enfin, au début du XXème siècle, la Révolution constitutionnaliste, à laquelle d’ailleurs certains participent, efface toute discrimination légale à leur égard et les établit comme citoyens à part entière.

La République islamique qui s’installe en 1979 n’introduit en principe à l’égard des Juifs aucune disposition discriminatoire. Ils conservent en particulier leurs synagogues et leur liberté de culte. Ils font leur service militaire. Leurs écoles, en revanche, tout en gardant leurs dénominations, sont rattachées au système d’éducation nationale. Ils vivent en symbiose étroite avec l’ensemble de la population, dont ils ne se distinguent pas, sinon par le respect de leurs rites. Mais, de fait, l’administration, l’armée, les entreprises publiques, la vie politique… leur sont fermées. A noter qu’il leur est accordé un député, élu par la communauté juive, aux côtés d’un député zoroastrien, et de trois députés chrétiens. Ce député, on l’imagine, veille, comme l’ensemble des représentants de la communauté, à proclamer une adhésion sans faille à la République islamique. Celle-ci prend soin en retour de distinguer l’antisionisme, dont elle a fait un dogme fondateur, de l’antisémitisme qu’elle rejette. Dans la réalité, les lignes sont plus brouillées. Longtemps, les autorités ont interdit aux Juifs de quitter le pays sans autorisation spéciale, et ceux qui s’y sont risqués l’ont fait au péril de leur vie. Un procès inique a été intenté en 2000 à une douzaine de pauvres juifs de Chiraz sous l’accusation d’espionnage en faveur d’Israël, et les a conduits en prison pour plusieurs années. La presse, la télévision chevauchent assez librement la frontière entre antisionisme et antisémitisme, et la présidence d’Ahmadinejad, marquée par des débordements de négationnisme et de haine à l’égard d’Israël, a certainement été douloureuse pour la communauté juive d’Iran. Cette période a heureusement été close avec l’élection en 2013 du président modéré Hassan Rouhani, qui a marqué sa différence en adressant des signaux positifs à la communauté juive d’Iran, ainsi qu’aux Juifs du monde entier.

Cette communauté, qui comptait plusieurs dizaines de milliers de membres il y a un demi-siècle, ne doit guère en compter aujourd’hui qu’une dizaine de mille, désormais presque entièrement regroupés sur Téhéran. La plupart sont partis tout simplement faute d’opportunités de carrière, comprenant qu’ils n’étaient tolérés que dans la mesure où ils ne cherchaient pas à s’élever au-dessus de leur condition traditionnelle. Ce mouvement d’émigration s’était d’ailleurs amorcé bien avant la Révolution islamique. Ces Juifs iraniens, ou Iraniens juifs, forment des communautés prospères aux États-Unis, notamment à Los Angeles et à New-York, en Europe et, bien entendu, en Israël. Si loin qu’ils soient de l’Iran, ils restent fortement attachés à la langue, aux coutumes et à la terre de leurs ancêtres.

dimanche 26 juillet 2015

Voyage dans la négociation nucléaire avec l'Iran


Contrairement à mon habitude, j’adopterai pour le récit qui suit un ton résolument personnel, en décrivant ma propre vision des choses, au risque de me faire contredire. Je développerai les évènements dont j’ai été le témoin direct. Mon rôle dans la longue et multiforme négociation nucléaire avec l’Iran n’a pas en effet été suffisamment central et durable pour que je puisse espérer en présenter une relation exhaustive et à peu près objective. Il est d’ailleurs probable qu’aucun de ceux qui y ont été mêlés ne puisse nourrir une telle ambition, ce qui rendrait utile qu’un nombre suffisant d’entre nous puisse un jour apporter chacun son récit propre, pour dégager peut-être enfin de l’ensemble une vision certes fracturée, mais quand même à peu près générale, du moins en ce qui concerne le point de vue français.

En revanche, ce que j’ai connu de cette négociation, d’abord comme ambassadeur à Téhéran de 2001 à 2005, puis comme observateur attentif jusqu’à ce jour, me paraît suffisamment porteur d’expérience vécue pour apporter un éclairage digne d’intérêt sur les ressorts d’un tel processus, et au delà, sur les ressorts de toute négociation un peu complexe. Cette négociation nucléaire avec l’Iran est en effet d’une richesse exceptionnelle. La matière nucléaire en soi, que j’avais déjà pratiquée dans ma carrière en passant trois ans à la sous-direction des questions atomiques du ministère des affaires étrangères, est déjà fortement stimulante, par la combinaison de ses dimensions scientifique et technologique, de ses enjeux stratégiques et de défense, de ses enjeux économiques, et par la traduction de tout ce qui précède en éléments de droit international. Et dans le cas d’espèce, la négociation a pris tout à la fois des aspects traditionnels d’une négociation bilatérale ou de petit groupe, rappelant par moments le concert des grandes puissances, et les aspects éminemment contemporains d’une mécanique multilatérale, impliquant l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) et l’Organisation des Nations Unies à travers son Conseil de sécurité. Enfin, et ce n’est pas le moindre de son intérêt, elle apparaît toute pétrie de divisions et d’incompréhensions culturelles, d’abord entre l’Iran de la République islamique, pays porteur de sensibilités et de comportements tout à fait particuliers, et les autres, et parfois aussi entre les autres, si l’on veut bien admettre que des failles culturelles puissent s’ouvrir entre Occidentaux d’une part, Russes, Chinois d’autre part, ou même entre Européens et Américains.

Trois figures

Après tout cela, il semble un miracle qu’une telle négociation ait pu se nouer, et surtout qu’elle ait pu aboutir. Trois personnalités ont joué ici un rôle crucial, démontrant la capacité des individus à infléchir le cours des évènements.

La première est Dominique de Villepin, en sa qualité de ministre des affaires étrangères. A la mi-2003, les États-Unis, enivrés de leur succès en Irak, rêvant de remodeler le Moyen-Orient, cherchaient à mettre la République islamique en difficulté et se préparaient donc à traduire l’Iran devant le Conseil de sécurité à la suite de la découverte, l’année précédente, d’une usine d’enrichissement d’uranium en construction près de Natanz, dans le désert iranien. Mais Villepin, soucieux au contraire de trouver une solution négociée à la crise, parvenait à convaincre ses homologues allemand, Joshka Fischer, et anglais, Jack Straw, de se rendre avec lui à Téhéran. L’affaire n’était pas sans risques. Les Américains étaient plus que mécontents d’être arrêtés dans leur élan. La hiérarchie du Quai d’Orsay, soucieuse de ne pas se fâcher à nouveau avec Washington alors que la plaie du différend sur l’Irak était encore ouverte, était vent debout contre une telle initiative. Villepin s’était donc assuré du soutien sans faille du Président Chirac avant d’aller de l’avant. Il avait d’abord songé à s’adjoindre les ministres allemand et russe pour ce déplacement. Mais cela ressemblait trop à la reconstitution du « front du refus » face à l’intervention américaine en Irak. Le choix avait donc été fait du ministre britannique, dont il était espéré qu’il saurait amadouer les Américains. De fait, Jack Straw s’est révélé très ouvert aux positions iraniennes, trop ouvert même aux yeux de Washington, où il était surnommé « Tehran Jack ». Il devait ultérieurement, et pour cette raison, être poussé vers la sortie par Tony Blair. Quoi qu’il en soit, c’est ce trio de Ministres qui a débarqué à Téhéran le 21 octobre 2003, donnant publiquement le coup d’envoi d’une négociation qui ne devait jamais s’arrêter, malgré bien des cahots, des sorties de route et des transformations de format, jusqu’à l’accord du 14 juillet 2015.

La deuxième personnalité est Barack Obama, qui dès sa campagne électorale de 2008, allant à contre-courant du sentiment dominant dans la classe politique américaine, manifestait son intention de rechercher une solution négociée avec l’Iran. Il a dès ce moment poursuivi son objectif contre vents et marées avec une admirable constance. Au cours de son premier mandat, il a face à lui un régime iranien infréquentable, car engagé dès le printemps 2009 dans un conflit avec sa propre population autour de l’élection manipulée d’Ahmadinejad à un second mandat présidentiel. Il se trouve d’autre part empêtré dans son choix initial d’Hillary Clinton pour le poste de Secrétaire d’État. Celle-ci, sans doute soucieuse de son avenir politique, se révélait en effet rapidement plus que réticente à composer avec l’Iran. L’année 2013 allait enfin offrir à Obama le créneau tant attendu pour reprendre l’initiative. A l’orée de son second mandat, il pouvait choisir en la personne de John Kerry un nouveau Secrétaire d’État en parfait accord avec lui sur le sujet et prêt à payer de sa personne pour aboutir. Et les Iraniens élisaient à la Présidence de la République un candidat décidé à sortir presque à tout prix d’une crise nucléaire aux effets délétères pour la société iranienne.

C’était Hassan Rouhani, troisième personnalité déterminante en l’affaire. Cet homme nourri dans le sérail de la République islamique, s’y était rapidement distingué par son énergie et son efficacité dans la gestion des responsabilités croissantes qui lui étaient attribuées, notamment dans la conduite de la guerre avec l’Irak. Secrétaire du Conseil suprême de sécurité nationale depuis 1989, Il s’était vu confier en 2003, au moment où la crise prenait de l’ampleur, la gestion du dossier nucléaire, et s’était donc retrouvé en octobre de la même année le principal interlocuteur des trois ministres européens des affaires étrangères venus au contact sur le sujet. C’est alors que je l’ai connu. Il avait en ce temps une réputation de doctrinaire, peu ouvert sur l’étranger. Mais il s’est mis rapidement au niveau de ce nouveau défi, découvrant l’intérêt du dialogue avec le monde extérieur, prenant des risques, gagnant en aisance et en autorité dans les arcanes du jeu diplomatique. Sa tâche avait toutefois une dimension supplémentaire : celle de reprendre en main le programme nucléaire iranien, dont il découvrait que certaines dimensions échappaient au regard des autorités gouvernementales. S’engage alors fin 2003 un bras de fer avec les Pasdaran, qu’il remporte. Mais la négociation avec les Européens finit par échouer à la mi-2005, pour des raisons sur lesquelles je reviendrai. Peu après l’arrivée d’Ahmadinejad à la présidence de la République, Rouhani, en désaccord avec la ligne de la nouvelle équipe, abandonne ses responsabilités de négociateur et attend son heure. Elle sonne à nouveau quand il accède en 2013 à la présidence de la République, au terme d’une campagne où il s’engage à régler la longue crise nucléaire pour en finir avec les sanctions, et permettre ainsi l’ouverture du pays sur l’extérieur. C’est d’ailleurs ce thème, aussitôt populaire dans l’opinion, qui lui permet de l’emporter. A peine élu, il s’empare du dossier dont il fait sa première priorité, forme pour le gérer une équipe de négociateurs expérimentés qui ont sa confiance personnelle, donne le cap et le pilote jusqu’au résultat que l’on sait.

Une usine dans le désert

Ces trois portraits tracés, il est temps de revenir aux origines de la crise.

Je me souviens avoir découvert peu de temps après être arrivé en Iran, en septembre 2001, à l’occasion d’une promenade avec des amis sur une route désertique, un site en construction, d’ailleurs non protégé, portant l’enseigne de l’Organisation iranienne de l’énergie atomique. J’avais alors demandé à Paris des photos satellites de l’endroit, pour comprendre un peu mieux ce qui se passait derrière les palissades du chantier. Mais Paris répondait qu’il avait d’autres urgences. Finalement, quelques mois plus tard, ce sont les Moudjaheddine du Peuple, groupe d’opposition armée, qui devaient annoncer à partir de Washington, en une conférence de presse dont l’écho allait résonner dans le monde entier, que le régime iranien construisait près de Natanz une usine clandestine de centrifugation pour produire de l’uranium hautement enrichi destiné à des bombes atomiques.

Première montée de tension

Même si l’usine en question était loin d’avoir commencé à fonctionner, même si, placée en plein désert, elle était aisément repérable, voire destructible, et donc difficile à présenter comme clandestine, la crise, dès lors, a commencé à enfler. Pour tenter de la désamorcer, Dominique de Villepin, alors ministre des Affaires étrangères, fait une première visite à Téhéran en avril 2003. Nous étions au lendemain de la pénétration des Américains dans Bagdad. Villepin arrivait d’une tournée dans la région dont l’Iran était la dernière étape. Après une petite nuit à l’hôtel, il avait démarré le matin par un entretien avec son homologue Kamal Kharazi. Les deux ministres devaient d’abord se rencontrer en tête-à-tête, puis se tiendrait la rencontre des deux délégations. Sachant par expérience que tout ce qui aurait de l’intérêt se passerait dans la première partie, je m’étais engouffré derrière les deux ministres et les interprètes, en entraînant d’autorité le jeune ambassadeur d’Iran à Paris, Sadeq Kharazi, plus timide que moi. Bien nous en prit, car les ministres échangèrent sur plusieurs sujets délicats, dont le nucléaire, et mes notes d’entretien servirent ensuite à désamorcer quelques sérieuses incompréhensions du côté français.

Mais la tension continuait à croître. Fin juillet ou début août 2003, j’ai dû rentrer de vacances en France pour aller remettre au ministre iranien des Affaires étrangères, Kamal Kharazi, une lettre de ses trois homologues allemand, britannique et français lui proposant d’éteindre le litige qui risquait de conduire son pays au Conseil de sécurité et même de renforcer la coopération de leurs pays avec l’Iran, si celui-ci renonçait à développer son projet d’enrichissement de l’uranium. Mais une fois arrivé à Téhéran, j’avais, avec mes deux collègues, constaté par la façon dont le ministère iranien des Affaires étrangères se dérobait à nos appels que l’on y craignait fort de recevoir une telle lettre. Le président Khatami préparait au même moment une missive à plusieurs chefs d’État occidentaux sur le même thème, et ne voulait pas être pris de vitesse. Nous nous démenions donc au téléphone, le jeu des Iraniens étant de nous faire dire ce que contenait la lettre avant d’accepter éventuellement de la recevoir. Mais c’était précisément ce que nous ne pouvions pas dire. À la rigueur, étaient-ils prêts à accepter que nous remettions cette lettre à un fonctionnaire de rang moyen, mais nous considérions qu’une lettre de ce niveau ne pouvait être remise qu’au ministre lui-même. Finalement, c’est l’ambassadeur d’Iran à Paris, Sadeq Kharazi, auquel j’avais lâché au téléphone que les Iraniens n’avaient pas à craindre le contenu de la lettre, qui avait débloqué l’affaire.

Welcome in Tehran

Au mois d’octobre s’est profilé un Conseil des gouverneurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) où les États-Unis s’apprêtaient à demander que le dossier iranien soit envoyé au Conseil de sécurité pour violation du Traité de non-prolifération nucléaire. Devant une telle perspective, l’opinion iranienne, chauffée à blanc par le régime, commençait à se cabrer. J’expliquais cela dans mes télégrammes. Il nous est alors revenu de Paris que Dominique de Villepin avait formé le projet de venir à Téhéran avec ses collèges allemand et britannique afin d’arrêter par l’ouverture d’une négociation le compte à rebours qui s’engageait. Pour ma part, je pensais et disais qu’une telle visite ferait mieux de se situer après le Conseil des gouverneurs de l’AIEA, en fonction de ce qui y serait finalement adopté. Mais Dominique de Villepin voulait agir vite. Je recommandais aussi que la venue des trois ministres soit soigneusement préparée par une mission préalable de leurs directeurs politiques respectifs. Ce qui fut fait, mais la déclaration commune que ces trois hauts fonctionnaires avaient la charge de préparer avec la partie iranienne contenait encore, quelques jours avant la date de la visite ministérielle, plusieurs passages importants en suspens, faute d’accord sur le fond. Je plaidais donc pour que les ministres attendent, et ne prennent pas le risque d’un échec (un peu égoïstement, je me disais qu’un échec risquerait fort de rejaillir sur la réputation des trois ambassadeurs concernés à Téhéran, et notamment sur la mienne). Mais Villepin avait finalement conclu qu’il fallait venir en tout état de cause. En effet, selon lui, ou la visite débouchait sur un résultat, et c’était un succès, ou elle échouait, et les Européens pourraient alors dire qu’ils avaient fait tout ce qu’ils pouvaient. Le geste serait de toute façon mis à leur crédit.

Je me souviens de l’arrivée des trois ministres, chacun de leur côté, dans le petit matin du 21 octobre. Dès le premier entretien, plutôt protocolaire, avec Mohammad Khatami, Président de la République, l’ascendant était pris par Dominique de Villepin, qui était pourtant le plus récent des trois ministres dans sa charge. C’est lui que les deux autres encourageaient à prendre la parole en premier, et à s’exprimer au nom des trois. Du côté de nos interlocuteurs, il régnait une atmosphère jubilatoire à voir trois ministres européens majeurs s’intéresser ainsi à leur pays. Jamais dans l’histoire de l’Iran l’on n’avait vu un tel déplacement collectif. Puis, en milieu de matinée, toutes amabilités épuisées, les deux délégations se sont retrouvées autour d’une longue table pour se mettre au travail.

Un coup de téléphone peu ordinaire


La déclaration commune à présenter une heure plus tard à la presse, déjà en train de se réunir, n’était toujours pas finalisée. Rien ne garantissait que l’on puisse aboutir. Chacun était sur ses gardes. Après une introduction de Hassan Rouhani, conduisant la délégation iranienne, dont la longueur et les détours trahissaient la nervosité, les ministres et lui ont dû commencer à discuter phrase par phrase le contenu de la déclaration finale. Et de fait, assez vite, la discussion a buté sur les points clés tournant autour de la suspension des activités de centrifugation de l’uranium, qui était demandée aux Iraniens comme geste de bonne volonté pour amorcer la négociation. Rouhani de plus en plus préoccupé du refus des trois ministres européens de céder sur les points qu’ils jugeaient essentiels, s’est mis à consulter à voix basse ses collaborateurs, et a finalement demandé, à court d’idées, une suspension de séance.

C’est alors que je l’ai vu dans le vaste hall qui formait antichambre, seul dans un coin, parlant à mi-voix sur son téléphone portable de façon visiblement très concentrée. J’ai eu immédiatement la conviction qu’il était en relation avec Ali Khamenei, le Guide de la Révolution, à qui il rendait compte du faible résultat des premiers échanges. A la reprise de la séance, Rouhani nous a fait comprendre qu’après avoir consulté le sommet de sa hiérarchie, il acceptait de répondre positivement aux attentes des Européens, mais qu’il le faisait sous sa propre responsabilité, sans y être expressément autorisé. Dès lors, la négociation pouvait reprendre son cours. Après quelques passes d’armes touchant au vocabulaire, il a été convenu, faute de pouvoir se mettre d’accord, de laisser à l’Agence internationale de l’énergie atomique le soin de définir elle-même le périmètre des activités liées à la centrifugation qu’il conviendrait de suspendre.

Nous nous sommes alors rendus à la conférence de presse avec une bonne heure de retard. La salle, très grande, était aussi très pleine. Il y régnait l’excitation des grandes occasions. Les questions qui ont commencé à fuser après la présentation de la déclaration commune qui venait d’être rédigée s’adressaient pour l’essentiel à Hassan Rouhani. La presse iranienne voulait connaître la durée présumée de la suspension des activités de centrifugation. Rouhani s’est donné beaucoup de peine pour expliquer que cette suspension était entièrement volontaire, d’une durée limitée, et qu’elle n’irait pas au-delà de quelques mois, le temps d'aboutir à une définition agréée des « garanties objectives » qui permettraient, selon la déclaration commune, de rassurer la communauté internationale sur le caractère exclusivement pacifique du programme nucléaire iranien. Cette suspension a en fait duré plus de deux ans.

Pasdaran et Basiji jouent les trouble-fête

Je me souviens qu’à un moment ou un autre dans la matinée, m’a été portée une dépêche d’agence annonçant que les Pasdaran venaient de procéder à un exercice de tir de missile balistique. La chose était particulièrement malvenue, et avait tout d’un pied de nez aux négociateurs. J’ai fait circuler le papier, sans que personne ne fasse de commentaire. Nous étions assez accablés. Puis,
à l’annonce par la radio iranienne du résultat de la négociation, des groupes de jeunes gens, manifestement des Basiji, milice de jeunes révolutionnaires, ont commencé à affluer vers le lieu de la rencontre pour protester contre des abandons de souveraineté peu à leur goût. Ceux qui en tiraient les ficelles étaient-ils les mêmes qui nous gratifiaient d’un tir de missile, c’est-à-dire les Pasdaran? Considérant les luttes de pouvoir au sein du régime, rien n’interdit de le penser. Au moment du départ, nos automobiles ont dû fendre une foule de manifestants, bruyante mais heureusement non violente, pour gagner l’aéroport.

Une négociation dure au démarrage

Avant de se séparer, il a fallu fixer, entre d’une part les directeurs politiques des trois ministères européens des Affaires étrangères, d’autre part les responsables iraniens, l’agenda de la négociation de fond prévue par la déclaration commune qui allait s’engager sur l’avenir des activités nucléaires sensibles. Les diplomates iraniens souhaitaient aller au plus vite. Affectés pour plusieurs d’entre eux presque uniquement à cette tâche, ils montraient de l'impatience, et même une certaine anxiété, à aboutir. Du côté des trois directeurs politiques et de leurs experts, il m’a semblé que cette affaire était vue comme un dossier certes important, mais parmi d’autres. Ils avaient d’autres rendez-vous à travers le monde, et peinaient à faire coïncider leurs agendas. La négociation s’est donc enclenchée beaucoup plus lentement que les Iraniens, et d’ailleurs moi-même, ne l’imaginions au départ. Contrairement à ce qu’avait annoncé Hassan Rouhani, elle a finalement traîné, non sans sérieux cahots, sur plus d’un an et demi, jusqu’à l’été 2005, où il a bien fallu constater qu’elle avait échoué, faute d'avoir pu obtenir des Iraniens qu’ils renoncent à leurs activités d’enrichissement par centrifugation, à vrai dire essentielles à leurs yeux.

Le mantra du « zéro centrifuge »

Cette exigence du « zéro centrifuge » n’était, à vrai dire, pas immédiatement apparue aux yeux des Iraniens, ni même aux miens, car masquée sous la formule des « garanties objectives » demandées par les négociateurs européens. Ceux-ci, surveillés en coulisse par les Américains, considéraient en fait que la seule « garantie objective » du caractère pacifique du programme nucléaire de Téhéran résidait dans l’arrêt complet des activités iraniennes d’enrichissement. Mais ils ne le disaient pas expressément, car cela aurait aussitôt fait capoter la négociation. Leur projet était donc de faire traîner les discussions en longueur, avec l’espoir que le temps passant, les Iraniens s’habitueraient à l’idée d’une suspension durable, qui finirait en abandon définitif. J’ai mis moi-même quelque temps à comprendre cette tactique, évidemment fondée sur une illusion, rien n’étant clairement dit par leurs capitales respectives aux trois ambassadeurs européens concernés. Mais je percevais que les suggestions que j’avançais dans mes télégrammes rédigés à la suite de mes conversations avec l’équipe des négociateurs iraniens, et qui allaient dans le sens d’un plafonnement et d’un contrôle renforcé des activités d’enrichissement de Téhéran, se heurtaient au silence et à l’agacement de Paris. J’avais aussi beaucoup de mal à savoir ce qui se passait à Vienne, au siège de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), où nos représentants considéraient sans doute que les discussions qui se déroulaient notamment dans l’enceinte du Conseil des gouverneurs devaient être protégées du regard d’un pauvre ambassadeur « bilatéral ». Mes informations à ce sujet me venaient de mes autres collègues, ou encore des Iraniens eux-mêmes. Je prenais en les écoutant l’air entendu.

Et puis, dès mars 2004, moins de six mois après son voyage à Téhéran, Dominique de Villepin quittait le ministère des affaires étrangères pour celui de l’intérieur. Michel Barnier le remplaçait. Tout à fait impliqué dans sa tâche, il ne pouvait cependant donner à cette négociation qu’il prenait en cours de route le même élan que son prédécesseur. La France n’y jouait donc plus un rôle moteur. Il a été ensuite lui-même remplacé par Philippe Douste-Blazy, qui s’est faiblement investi en cette affaire et s’est entièrement mis entre les mains de ses collaborateurs. Il ne restait plus, à vrai dire, que Jacques Chirac lui-même pour porter le dossier à niveau politique et résister à la pression des Américains. Or ceux-ci se montraient plus intéressés par la possibilité d’alimenter une dynamique de « Regime change », que par le règlement d’une affaire de prolifération nucléaire.

Chirac et ses troupes

Notre Président de la République, pour ce que j’ai pu percevoir dans mes entretiens, était malheureux de voir persister ce foyer de crise dans une région qui lui était chère, même s’il n’avait pas de sympathie spontanée pour le monde iranien et chiite. Il cherchait sincèrement une porte de sortie, et était même parvenu un moment à convaincre George W. Bush de faire quelques gestes d’ouverture, malheureusement sans lendemain. Mais il arrivait inexorablement à la fin de son mandat, dont chacun savait qu’il serait le dernier, et son autorité tendait à s’étioler, comme souvent en pareilles circonstances. Ses instructions, ses orientations n’étaient plus mises en œuvre avec le même scrupule. Je le vois début 2005 répondant positivement à Rouhani, venu à Paris pour lui suggérer de demander aux experts de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) de proposer eux-mêmes une définition des fameuses « garanties objectives » d’utilisation pacifique sur lesquelles les négociateurs européens et iraniens ne parvenaient pas à s’accorder. Mais aucune demande en ce sens n’est jamais parvenue au siège de l’Agence à Vienne. Une occasion intéressante d’avancée de la négociation a été alors perdue. C’est le début de cette époque décrite dans les mémoires de Mohamed ElBaradei, directeur général de l’AIEA, comme celle où l’on entendait à Paris deux sons de cloche, selon que l’on se tournait vers l’Élysée ou vers le Quai d’Orsay.



Dans ce ministère, les hauts fonctionnaires gérant le dossier étaient en effet revenus à la vision des choses dont Dominique de Villepin les avait un moment détournés. Il n’y avait selon eux aucune raison de se fâcher avec Washington pour les beaux yeux de Téhéran. Ils ne voyaient à vrai dire que les tares de ce régime, certes fort visibles, et n’imaginaient pas un instant accorder leur confiance à ces gens-là, même s’ils en réclamaient continûment des gestes destinés à « rétablir la confiance ». Seule une soumission complète était pour eux envisageable. Ils ne percevaient pas que leur attitude rappelait aux Iraniens les plus mauvais souvenirs de leur histoire, lorsque les puissances coloniales cherchaient à maintenir leur pays dans un éternel état d’arriération. Ou s’ils le percevaient, ce n’était pas leur problème. Il faut dire aussi que les trois directeurs politiques européens, qui pilotaient la négociation, avaient comme correspondant à Washington un néoconservateur exalté, John Bolton, qui menait cette affaire comme un combat entre le Bien et le Mal. Cela ne mettait pas d’huile dans les rouages.

Des Iraniens à la peine

Quant aux négociateurs iraniens, ils n’étaient pas dans une position enviable. Leur pays avait fait beaucoup de bêtises, certaines par négligence, d’autres avec l’indubitable objectif de se frayer une voie vers la bombe. En outre, les tentatives pour dissimuler ces infractions, en cours ou passées, étaient parfois pathétiques de maladresse. Ainsi dans le petit local de l’entreprise mécanique « Kalaye Electric », dans la banlieue de Téhéran, où avaient tourné clandestinement quelques centrifugeuses, les Iraniens avaient eu beau déménager les machines suspectes, puis tout gratter et repeindre avant l’arrivée des inspecteurs de l’AIEA, ceux-ci, par quelques prélèvements dans l’environnement, n’avaient pas manqué de détecter la trace de particules d’uranium légèrement enrichi, qui ne pouvaient provenir que d’une activité humaine. L’AIEA était ainsi remontée à la source de ces centrifugeuses, à savoir la petite entreprise du Pakistanais Abdel Qadir Khan, l’un des pères de la bombe pakistanaise, qui s’était reconverti dans le marché noir du nucléaire. Mais tout bien pesé, les projets iraniens n’étaient pas très avancés, il n’y avait pas péril en la demeure. Or les écarts signalés par les rapports d’inspection de l’AIEA, même s’ils n’avaient pas de conséquence immédiate ou même à moyen terme en termes d’accès à la bombe, étaient chaque fois accueillis avec des cris d’orfraie par la presse internationale, donnant l’impression que l’Iran était à la veille d’une première explosion. Assez curieusement aussi, à la veille de la plupart des réunions du Conseil des Gouverneurs de l’AIEA où le cas de l’Iran devait être examiné, surgissaient dans tel ou tel journal, souvent allemand, parfois anglais, des « révélations » de source indistincte sur le programme nucléaire iranien, dont on devinait qu’elles venaient d’Israël ou des Moudjaheddine du peuple. Téhéran était donc à tout moment sommé de démontrer qu’il n’était pas en train d’acquérir l’arme atomique. Angela Merkel prononçait ainsi en 2007 à la tribune des Nations Unies une phrase typique de cette attitude : "le monde n'a pas à prouver à l'Iran que l'Iran est en train de fabriquer une bombe atomique. L'Iran doit convaincre le monde qu'il ne veut pas la bombe." L’on revenait aux mauvais souvenirs de Donald Rumsfeld et Colin Powell, sommant l’un et l’autre Saddam Hussein de démontrer qu’il avait renoncé à se doter d’armes de destruction massive.

Pour l’équipe de Rouhani s’ajoutait le fait qu’elle tombait en général des nues lorsque l’AIEA, ou quelque autre source, mettait à jour telle ou telle activité répréhensible, ou au moins suspecte, dont elle n’avait jamais entendu parler. Je voyais alors mes correspondants assez déprimés. Rouhani s’est rapidement fâché, exigeant la transparence à son égard de toutes les institutions iraniennes mêlées de près ou de loin au nucléaire, qui n’en faisaient qu’à leur tête. C’est ainsi qu’il a convaincu Ali Khamenei, le guide de la Révolution, de mettre fin aux activités poursuivies en secret par les Pasdaran, cette armée d’élite protectrice du régime, qui, peut-être à partir d’une instruction initiale dans les années 1980, s’étaient ensuite développées sans contrôle – mais, Dieu merci, sans grande efficacité. L’essentiel, si l’on en croit en particulier des documents mystérieusement parvenus aux Américains et dont la teneur avait été transmise à l’AIEA, consistait en recueil de données théoriques, en quelques expérimentations de laboratoire, en un tir de missile doté d’une coiffe susceptible d’abriter une charge nucléaire, et en quelques essais de détonique d’explosifs classiques. Nul besoin de dire que les Iraniens niaient tout en bloc, affirmant que les documents en question, qu’on refusait d’ailleurs de leur remettre pour ne pas en dévoiler l’origine, étaient des faux grossiers.

Coup de théâtre : le rapport des Services américains

Des péripéties de cette lutte sourde entre Rouhani et les Pasdaran, captées par les moyens d’écoute américains, persuadent le directeur de la communauté américaine du renseignement d’écrire en 2007 dans un rapport public que le programme clandestin iranien de fabrication de la bombe avait été interrompu fin 2003. Cette publication était calculée pour éviter aux services de renseignement américains de porter la responsabilité d’une réédition du fiasco de l’intervention en Irak. Il est vrai qu’à l’époque de la sortie de ce document Washington bruissait de rumeurs sur un possible bombardement des installations nucléaires iraniennes, éventuellement en compagnie des Israéliens, qui ne manquaient pas de souffler sur les braises. Ce rapport des Services américains semait évidemment la consternation chez les « faucons » de Washington, et aussi chez les Français, qui s’empressaient de dire qu’ils n’avaient ni les mêmes informations, ni les mêmes analyses. Mais dès lors, la perspective d’une action de force pour régler la question nucléaire iranienne a commencé à s’éloigner.

Ceci ne retenait pas Washington de mener avec constance une « guerre de l’ombre » destinée à désorganiser le programme iranien et, par-delà, à déstabiliser le régime. En 2000, la CIA faisait parvenir aux Iraniens les plans d’une arme nucléaire intentionnellement truffée d’erreurs. Mais l’affaire faisait long feu car le scientifique russe chargé de la transmission du document en repérait les incohérences et les signalait à ses destinataires. Quelques années plus tard, était mis au point, en collaboration avec les Israéliens, le virus informatique Stuxnet qui faisait chuter, de façon longtemps inexpliquée, le rendement des centrifugeuses iraniennes. En 2005, et pour quelques années, les Moudjaheddine du Peuple, groupe d’opposition armée au régime installé à l’étranger, ont bénéficié d’entraînements commando dans le désert du Nevada. Américains et Israéliens ont en outre soutenu sur toute cette période des mouvements irrédentistes armés kurdes et baloutches. Seuls les Israéliens, toutefois, se sont lancés dans des assassinats ciblés de scientifiques nucléaires iraniens et ne se sont arrêtés que lorsqu’ils ont été fermement désavoués par les Américains.


attentat contre un scientifique iranien en 2012 à Téhéran


Glissade vers le Conseil de sécurité

Pour en revenir à la négociation conduite par les Européens, elle commence à se déliter au printemps 2005, quand les Iraniens perdent tout doute sur le fait que l’on ne cherche à obtenir d’eux que l’arrêt de leur programme d’enrichissement. Les Européens sont alors moins que jamais décidés à composer, car se profilent la fin du mandat du président Khatami et de nouvelles élections présidentielles dont tout le monde prévoit qu’elles seront remportées haut la main par Ali Akbar Rafsanjani, déjà président de 1989 à 1997, considéré comme pro-occidental et désireux d’en finir avec la crise nucléaire. Manque de chance, le vainqueur est Ahmadinejad. Il est mis fin à la suspension du programme d’enrichissement. En février 2006, les Iraniens produisent leurs premiers grammes d’uranium légèrement enrichi, le dossier nucléaire iranien est transféré au Conseil de sécurité par le Conseil des gouverneurs de l’AIEA, où plus personne ne résiste aux Américains. La négociation, même si elle n’est pas formellement interrompue, entre dans une longue période de glaciation. Il y a bien de temps en temps des rencontres de délégations, mais elles ne sont que le théâtre de longs dialogues de sourds.

Fin 2006, tombe la première résolution du Conseil de sécurité mettant en place des sanctions obligatoires prise au titre du chapitre VII de la Charte des Nations Unies, visant les cas de menace contre la paix et de rupture de la paix. Les Iraniens sont en particulier sommés de suspendre à nouveau leur programme d’enrichissement. C’est un camouflet pour eux, alors qu’ils avaient cru jusqu’au dernier moment, et contre toute vraisemblance, éviter pareille humiliation. Mais ils refusent de plier devant des exigences qu’ils jugent illégales puisque leur programme nucléaire, placé sous contrôle de l’AIEA, ne saurait constituer selon eux une « menace à la paix ». Américains et Européens font alors monter en puissance leurs propres sanctions qui, en frappant pratiquement l’ensemble de l’économie et des finances iraniennes, finissent par prendre autour de 2012 l’allure d’un embargo généralisé, voire d’un blocus.



La vision d’Obama

Obama, pourtant, cherche dès son arrivée à amorcer le dialogue avec Téhéran et le manifeste dans son premier message de Norouz, le nouvel an iranien, lancé le 21 mars 2009, ainsi que dans son discours du Caire, quelques semaines plus tard. L’occasion paraît se présenter à la mi-2009 lorsque l’Iran exprime à l’AIEA le besoin de recharger en combustible d’uranium enrichi à 20% le petit réacteur de recherche qu’il possède à Téhéran. Les Américains proposent de l’aider à se procurer ce combustible à condition qu’il se sépare de l’essentiel du stock d’uranium légèrement enrichi, autour de 4%, qu’il a déjà accumulé, et qui pourrait en effet permettre d’aller assez rapidement vers la bombe. Ahmadinejad répond d’abord positivement mais il est vite bloqué par son propre camp, car le cœur du régime, avec lequel il est déjà en froid, ne souhaite en aucun cas qu’il puisse se bâtir une popularité grâce à un rapprochement avec l’Amérique. Obama, pourtant, ne perd pas espoir et encourage un moment le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, et le président brésilien Lula à jouer les intermédiaires. A la surprise générale, ils finissent par emporter l’accord de Téhéran, mais ceci ne fait pas l’affaire d’Hillary Clinton, en train de négocier une nouvelle résolution sanctionnant l’Iran au Conseil de sécurité. Elle fait donc capoter l’affaire, sans craindre de placer son Président en porte-à-faux, ni d’humilier Erdogan et Lula pour avoir osé venir jouer dans la cour des grands. Nouveau fiasco donc, et l’on repart dans un affrontement stérile.

L’élection de Rouhani en 2013 offre, on l’a vu, une nouvelle fenêtre d’opportunité. La société iranienne souffre alors durement des sanctions et veut en sortir. Le côté occidental constate, pour sa part, que si les sanctions atteignent bien le but immédiat de grave dégradation de l’économie, elles sont impuissantes à ébranler le régime qui met en place une « économie de résistance ». Il constate surtout avec une inquiétude croissante qu’elles sont impuissantes à ralentir le développement du programme nucléaire iranien, qui, avec déjà quelque 20.000 centrifugeuses installées, pourrait rapidement conduire le pays au seuil de la capacité à produire une arme nucléaire. D’un côté le succès, de l’autre l’échec des sanctions poussent donc les deux parties vers la table de négociation. Déjà en 2012, le Sultan d’Oman facilite des contacts secrets entre Iraniens et Américains. A l’automne 2013, Rouhani, fraîchement entré en fonctions, se rend à l’Assemblée générale des Nations Unies et mène à New-York une offensive de charme en direction de l’opinion américaine. Il est encore trop tôt pour qu’un hasard aménagé lui permette de croiser Obama dans un couloir des Nations Unies, mais juste avant son retour à Téhéran, dans l’auto le conduisant à l’aéroport, Rouhani échange quelques amabilités avec le Président américain en un coup de fil aussitôt qualifié d’« historique ». La glace est désormais rompue entre les deux vieux adversaires.

America takes command : Genève, Lausanne et Vienne

Encore faut-il, pour pouvoir entrer dans le vif du sujet, que les Occidentaux en général, les Américains en particulier, acceptent de revenir sur deux positions constantes qui avaient empêché jusque là la relance des négociations. D’abord l’exigence, désormais gravée dans les résolutions du Conseil de sécurité, que l’Iran suspende à nouveau ses activités d’enrichissement en préalable à toute négociation de fond. L’Iran, échaudé une première fois pour n’avoir rien obtenu d’un tel geste, n’a pas l’intention de recommencer. Ensuite le refus de dévoiler en préalable à la négociation le but final recherché : démantèlement, ou simplement encadrement et contrôle du programme iranien ? Les Iraniens veulent y voir clair avant d’entrer en discussion, les Occidentaux se dérobent. A l’automne 2013, John Kerry, en charge du dossier, prend avec Barack Obama la responsabilité de répondre positivement à l’attente iranienne sur ces deux points : plus question de subordonner l’entrée en négociation à la suspension des activités d’enrichissement iraniennes, elles seront simplement ralenties, et reconnaissance au moins implicite du droit de l’Iran à enrichir. C’est un choix crucial. Un deuxième choix crucial est fait du côté américain, qui limite fort sagement la négociation au dossier nucléaire, et évite donc de la charger d’autres questions lourdes de controverses, telles que la lutte contre le terrorisme, le respect des droits de l’Homme, ou la sécurité du Moyen-Orient. Un premier accord posant les bases du processus de négociation devient dès lors possible, il est conclu à Genève le 24 novembre 2013 entre l’Iran et le groupe dit des P5 plus 1 –les cinq membres permanents du Conseil de sécurité, Chine, États-Unis, France, Royaume-Uni, Russie, plus l’Allemagne. En avril 2014, les mêmes négociateurs, toujours sous l’impulsion des Américains, parviennent à Lausanne à un accord-cadre sur le fond des choses, qu’il ne s’agit plus alors que de préciser. De nombreux diables surgissent encore des détails, mais ils ne parviennent pas à arrêter la dynamique qui conduit à l’accord du 14 juillet 2015, conclu à Vienne après d’harassantes discussions où Kerry d’un côté, Zarif de l’autre, et leurs équipes, jettent toutes leurs forces.


 Le sommet de la montagne, dont l’accès était cherché depuis douze ans, a enfin été atteint. Certes, il faut encore redescendre, c’est-à-dire conduire l’application de l’accord à bon port, et c’est encore d’une décennie ou deux dont il s’agit. Mais déjà ce succès peut passer à l’histoire. Pour l’essentiel, il aboutit à limiter strictement le format des aspects les plus sensibles du programme nucléaire iranien pour des durées allant de 10 à 15 ans. L’Iran accepte ainsi, le temps de rétablir la confiance de la communauté internationale, des contraintes allant très au-delà des obligations ordinaires d’un signataire du Traité de non-prolifération nucléaire. Téhéran s’engage en outre à appliquer sans attendre, puis à présenter à la ratification de son parlement, le protocole additionnel de l’AIEA, offrant à l’Agence des moyens d’investigation suffisamment étendus et intrusifs pour décourager toute tentation d’aller vers la bombe. Et ces contrôles supplémentaires autorisés par le Protocole additionnel ne sont soumis à aucune limitation de durée. Téhéran promet enfin de faire la lumière sur toutes les questions que lui pose depuis des années l’AIEA sur ses activités suspectes conduites pour l’essentiel dans les années 1990, et décrites dans les rapports de l’Agence sous les termes de « possibles dimensions militaires ».

Quant aux six puissances faisant face à l’Iran, elles s’engagent à démanteler l’essentiel de leurs sanctions économiques et financières, ainsi que des sanctions qu’elles ont fait adopter au Conseil de sécurité, au rythme de mise en œuvre de ses obligations par l’Iran. Certes, une partie des sanctions demeure. De nombreuses sanctions américaines relèvent en effet également de la lutte contre le terrorisme et pour les droits de l’Homme et restent donc en place. Les sanctions touchant au cœur des activités nucléaires iraniennes ne sont pas non plus modifiées, et le Conseil de sécurité maintient pour quelques années encore des mesures restrictives sur le commerce des armes lourdes et des missiles. Surtout, il est prévu que les sanctions levées puissent être remises aussitôt en place si l’Iran ne respecte pas ses obligations. Mais même avec tous les verrous ainsi posés, les fonds iraniens bloqués à l’étranger vont être libérés, les exportations de pétrole vont pouvoir retrouver leur niveau d’antan, l’économie de l’Iran va pouvoir progressivement repartir, et son marché s’ouvrir aux fournisseurs et investisseurs étrangers. L’accord est donc pour les deux parties un bon accord, aussi « robuste » que le souhaitaient notamment les Français, mais aussi très favorable à l’Iran puisqu’il met fin à l’état de siège économique et financier auquel il était soumis. Tous les espoirs lui sont désormais permis en matière de développement, d’ouverture de la société et d’apaisement de sa relation avec le monde extérieur. Il n’est pas certain que tous se réalisent, car les milieux fondamentalistes, retranchés au cœur du régime et entourant le Guide suprême, se tiennent toujours en embuscade pour bloquer les évolutions non désirées de la République islamique. Mais au moins la chance d’évoluer est là, et il revient à Rouhani de la concrétiser.

Quelques leçons en conclusion

Quelles leçons tirer au terme, certes provisoire, de ce long cheminement résumé à grands traits ?

D’abord l’importance de la combinaison entre volonté d’aboutir et circonstances. Or elle a tout d’un jeu de hasard. La persévérance, toutefois, augmente les chances de tirer la combinaison gagnante. Villepin ne reste pas assez longtemps à son poste pour y parvenir, alors que le dossier bénéficiait de la conjoncture favorable générée par la présence simultanée d’un président iranien désireux de renouer avec l’Occident, Mohammad Khatami, et d’un négociateur énergique, Hassan Rouhani. Quant à ce dernier, il doit attendre huit ans pour voir son heure revenir en se faisant élire à la Présidence de la République, et pour être enfin en mesure de réaliser son projet. Obama qui dès sa première campagne présidentielle annonçait son intention de renouer avec l’Iran, attend, lui, quatre ans et sa seconde élection pour pouvoir commencer à produire œuvre utile.

Ensuite la constatation qu’il existe des durées difficilement compressibles de maturation des dossiers, comme s’il fallait que les acteurs découvrant une affaire aient eu le loisir d’explorer toutes les formules inopérantes avant de se rallier aux bonnes solutions. Pour les quelques personnes à travers le monde familières à la fois de l’Iran et des questions de non-prolifération, parmi lesquelles je m’efforce de compter, il était clair dès 2004 que l’issue de la crise ne se trouverait que dans une seule direction : acceptation de l’existence du programme nucléaire iranien, dont aucun élément n’était formellement contraire au Traité de non-prolifération, limitation de son format et mise en place autour de lui d’une clôture de contrôles suffisamment étroits et sensibles pour que la moindre tentative de franchissement pour aller vers la bombe soit aussitôt détectée et sanctionnée. Mais ce discours était alors proprement inaudible, et ses auteurs combattus comme des défaitistes. C’est pourtant bien à cela qu’il a fallu arriver.

Pailles et poutres

Il est vrai que la nature même du régime iranien cristallisait toutes les inquiétudes, encourageait toutes les phobies. Dès le début des années 1990, surgissait à intervalles réguliers dans la presse internationale la prédiction que l’Iran était en train de se doter de l’arme nucléaire et qu’il ne manquerait pas d’atteindre son but dans les deux ou trois années à venir. La nouvelle venait tantôt d’Europe, tantôt des États-Unis, et plus souvent qu’à son tour d’Israël. Or s’il y a bien eu des velléités en ce sens, à elles seules condamnables, elles n’ont jamais dépassé le stade des préliminaires. Le procès fait à l’Iran a donc pris assez vite la tournure d’un procès d’intention. Et beaucoup des acteurs de la crise vivaient dans la proximité de fantômes tels que la Shoah pour les Israéliens, les prises d’otages et les attentats dévastateurs pour les Américains et les Européens, ou encore le soutien indéfectible de l’Occident à Saddam Hussein du côté des Iraniens. Cela déformait toutes les analyses.

D’où aussi une sorte de chantage à la confiance développé par les Occidentaux, sur le thème de la nécessité de rétablir la confiance avant de pouvoir commencer à sérieusement négocier. C’était une façon à peine déguisée d’obliger les Iraniens à se plier à une série de préalables pour avoir enfin le droit de voir le jeu de leurs interlocuteurs. Les chances de succès d’une telle stratégie, perçue par les Iraniens comme une nouvelle démonstration de l’arrogance occidentale, étaient égales à zéro. La confiance ne pouvait être en cette affaire que le produit lentement mûri d’un bon accord, fidèlement appliqué. Cette méthode a pourtant été poursuivie pendant six ou sept ans, en utilisant de plus en plus fort l’arme des sanctions pour faire céder l’Iran. C’est que qui a été un certain temps baptisé du terme de « double approche », « fermeté » manifestée par les sanctions et « ouverture » sous forme d’offre de dialogue : noble façon de désigner la tactique de la carotte et du bâton. Mais c’était aussi ignorer une règle simple de psychologie animale, à savoir qu’un âne ne s’approche pas d’une personne agitant simultanément carotte et bâton. Á plus forte raison les Iraniens.

Cette façon d’agir gardait quand même du sens dans la perspective d’un second objectif situé au-delà de la lutte contre la prolifération, à savoir la déstabilisation du régime. Mais elle faisait une erreur de diagnostic sur la solidité de la République islamique. Son comportement détestable, son impopularité dans une partie de la population, notamment la plus éduquée, n’en faisaient pas forcément une entité fragile. L’on a été un moment persuadé qu’elle finirait par s’effondrer si l’Iran, pays de rente pétrolière, était à la fois empêché de vendre son brut et d’acheter l’essence raffinée dont il était déficitaire. Lorsque quelques stations-service avaient été incendiées au moment où Ahmadinejad s’était décidé à augmenter le prix de l’essence à la pompe, un frisson d’espoir avait parcouru la communauté des observateurs. Mais il leur avait fallu déchanter, le Grand soir n’était pas encore arrivé. Il n’est pas non plus arrivé en 2009 lorsque des millions d’Iraniens sont descendus dans la rue pour protester contre une élection manipulée. Le régime a répondu avec toute la brutalité utile, et même au-delà. Il a eu très peur mais a su ensuite se ressaisir, regagnant même de la légitimité en gérant avec doigté l’élection en 2013 d’Hassan Rouhani.

Le monde de la négociation et sa périphérie étaient donc traversés de passions encore plus que de sentiments rationnels. Elles finissaient par brouiller la vue de ceux-là mêmes qui étaient censés détenir l’expertise destinée à éclairer le monde des politiques. Je me souviens d’un haut fonctionnaire du Quai d’Orsay, placé au cœur du dossier, m’assurant en 2004 ou 2005, alors que circulait l’idée de limiter le programme iranien à quelque cinq cents ou mille centrifugeuses, qu’avec un millier de leurs machines les Iraniens pourraient produire l’uranium hautement enrichi nécessaire à une bombe en six mois. Nous savons aujourd’hui qu’il en faudrait au moins dix mille. J’avais beau lui exprimer mon scepticisme sur ses calculs, il n’en démordait pas. Il était d’ailleurs encadré lors de cet entretien de spécialistes du Commissariat à l’énergie atomique, qui ne pipaient mot. Sans doute craignaient-ils, s’ils soutenaient mes propos, de passer pour de mauvais Français.

Or ces quelques fonctionnaires parvenaient à occuper et à échanger entre eux, ainsi qu’avec ceux qu’ils cooptaient, les positions clés où le dossier iranien était traité, et d’où il était possible de convaincre les décideurs politiques. Les dissidents étaient tenus à distance, les hésitants se taisaient, il n’y avait plus de place pour les remises en cause, pour les doutes créateurs. C’est ainsi que la diplomatie française toute entière s’est trouvée peu à peu piégée dans un syndrome de groupthink, bien connu en psychosociologie, et a été amenée, bon gré mal gré, à se placer dans la roue des Américains, alors qu’elle avait un moment toutes les cartes en main pour jouer les facilitateurs entre Téhéran et Washington.


 Voilà pour la paille dans l’œil français. On pourrait trouver des poutres dans quelques autres. Il serait trop long d’égrener toutes les erreurs des Américains, dont beaucoup ont été croisées au fil de cette histoire. Pour les Iraniens en particulier, ils ont été longtemps coutumiers de grossières erreurs d’appréciation sur les soutiens dont ils pouvaient disposer à l’étranger. Je me souviens ainsi de leur surprise presque chaque fois qu’une résolution défavorable tombait au Conseil des gouverneurs de l’AIEA, alors qu’ils avaient tablé sur la solidarité islamique et le soutien du Tiers monde. Mais leurs alliés potentiels, soumis à une intense pression des Américains, s’étaient prudemment dérobés. De même, ils ont cru longtemps qu’ils pourraient échapper aux résolutions du Conseil de sécurité alors que leur comportement provocateur, c’était le temps d’Ahmadinejad, y conduisait tête baissée. En négociation, ils tendaient à réclamer trois pour obtenir un, et cette façon d’agir ne pouvait que détruire leur crédibilité. Ils avaient aussi tendance à épuiser leurs interlocuteurs par de longues dissertations sur l’excellence et la pureté des intentions de la République islamique, sans que cela fasse progresser d’un pouce le dossier. Enfin, ils ont eu un certain temps l’illusion, là encore du temps d’Ahmadinejad, qu’une entente avec la Russie et la Chine leur permettrait de se sortir d’affaire. Il leur a fallu assez rapidement déchanter. Ils ont toutefois appris de leurs erreurs et leur dernière équipe de négociateurs, conduite par Mohammad Javad Zarif, le ministre des affaires étrangères choisi par Hassan Rouhani, s’est clairement située à un niveau élevé de professionnalisme.

De l’adéquation du but et des moyens

Et puis, pour mener à bon rythme une négociation complexe de ce type, il faut accepter d’y mettre les moyens. Les Américains lorsqu’ils se sont décidés à entrer publiquement dans le jeu en 2013, ont mobilisé leurs meilleurs professionnels au service d’objectifs clairement définis. Des douzaines de diplomates, de fonctionnaires et d’experts, sans doute autour de la centaine, ont travaillé en permanence pendant plus de dix-huit mois sur le dossier. On est loin des quelques fonctionnaires, certes de haut niveau, qui traitaient épisodiquement du sujet dans les trois capitales européennes au début des années 2000. Avec une dizaine de diplomates et d’experts employés à plein temps dans chaque capitale, nous aurions pu faire avancer les choses. Mais sans doute n’en avions-nous pas vraiment envie, dans la mesure où il aurait fallu, à un moment ou à un autre, entrer dans un bras de fer avec l’administration de George W. Bush.

Un monde unipolaire

Sur un tel dossier, force est aussi de constater que se discerne mal l’ère du monde « multipolaire » ou « apolaire » qui serait la nôtre aujourd’hui. Que ce soit pour bloquer ou pour avancer, les Américains ont été constamment à la manœuvre. Les Iraniens ne s’y sont pas trompés et ont souhaité dès le début les voir se joindre à la négociation. Les Européens aussi d’ailleurs, mais il a fallu du temps pour les convaincre. Quand les Américains se sont décidés, les Iraniens ont été très heureux de pouvoir enfin traiter avec le leader. la négociation finale a été pour l’essentiel une négociation bilatérale, dans laquelle les autres parties ont joué une fois ou deux les grognards, et toujours les utilités. Même les Russes et les Chinois n’ont jamais mis en cause cette prééminence américaine dans la conduite de la négociation et ont toujours fini par rejoindre Washington, y compris sur des points allant directement à l’encontre de leurs intérêts, tels que le maintien d’un embargo sur les principales ventes d’armes conventionnelles à Téhéran. A la lecture du cas iranien, le monde de la lutte contre la prolifération nucléaire apparaît encore clairement, et pour un certain temps, comme un monde unipolaire.

Fallait-il des sanctions pour aboutir ?

C’est sans doute la question la plus difficile, celle dont les experts pourront disserter à perte de vue, et dont la réponse relève in fine de la conviction intime. Chez les « Faucons », aucun doute, c’est grâce à ces sanctions « invalidantes », selon l’adjectif souvent utilisé par les Américains, que l’Iran a été conduit d’abord à négocier sérieusement, ensuite à accepter des contraintes inédites dans le monde de la non-prolifération, mais qui étaient seules à la mesure du danger généré par ses ambitions déstabilisatrices. Et même désactivées, ces sanctions vont continuer à jouer un rôle sécurisant très important dans la mise en œuvre de l’accord du 14 juillet. En effet, la menace permanente de les voir aussitôt remises en vigueur en cas d’infraction avérée devrait, dans la longue période qui s’ouvre, retenir les Iraniens de finasser, de se dérober, de tenter de tricher.

Les « Colombes », elles, relèvent qu’en 2005, bien avant que ne monte en puissance l’arsenal des sanctions, l’Iran offrait déjà en ouverture de discussion des éléments essentiels de l’accord de 2015 : limitation du nombre de centrifugeuses, et ce à un chiffre nettement inférieur à celui finalement convenu dix ans plus tard, plafonnement du taux d’enrichissement à 5%, transfert du stock d’uranium déjà enrichi dans des éléments combustibles, difficilement récupérables pour des enrichissements supérieurs, application sans attendre du Protocole additionnel dans l’attente de sa ratification par le Parlement, renonciation à la voie du plutonium. A partir de là, rêvons un peu. C’était encore le temps de Khatami et de Rouhani. Un accord sur de telles bases, pour le règlement de cet enjeu majeur, aurait renforcé le camp des réformateurs et des modérés, et peut-être évité la catastrophe de l’élection d’Ahmadinejad, qui a fait perdre huit ans à l’Iran et au monde. Mais ensuite, revenons sur terre : l’Europe aurait-elle pu faire avaler un tel accord à l’Amérique de George W.Bush ? Là, nous entrons dans la politique-fiction…

Quant à l’arme des sanctions, force est de constater qu’elle s’est beaucoup sophistiquée depuis la fin de la Guerre froide, au point de rendre irrésistible la tentation de la mettre en œuvre dès qu’une situation paraît bloquée. Les États-Unis ont en particulier découvert dans les années 2000 tout le parti qu’ils pouvaient tirer de leur position centrale dans la sphère des échanges financiers, monétaires, électroniques. Interdire à une institution travaillant à l’échelle internationale d’accéder aux réseaux américains de communication et d’affaires, c’est désormais la condamner à une sorte de mort civile. Ils ont aussi constaté que leurs sanctions économiques et financières, outre leur action directe sur l’objet visé, avait pour effet secondaire, du fait de leur puissance dévastatrice, d’encourager la cohésion de leurs alliés. Le temps paraît loin où l’Union européenne s’opposait fermement aux lois américaines étendant au-delà des frontières des États-Unis l’effet des sanctions votées par le Congrès, en menaçant notamment de recourir à l’arbitrage de l’Organisation mondiale du Commerce. Dans l’affaire iranienne, l’Union européenne s’est au contraire prêtée au jeu avec empressement, collaborant avec Washington pour la mise en œuvre de ses sanctions financières à l’égard de l’Iran et découvrant à cette occasion l’effet radical de certaines de ses propres mesures, comme l’exclusion des banques iraniennes du système électronique Swift d’acheminement de transactions financières, établi à Bruxelles.

Deux affaires symboliques concernant plus précisément la France, pour terminer. Lors de la visite à Paris du Président Khatami en 1999, le Président Chirac avait formellement promis de fournir à l’Iran quatre Airbus A-330. Mais la société Airbus, à l’époque EADS, société néerlandaise ayant son siège social à Leyde, bien que devant tout aux initiatives de l’État français, a finalement bloqué ce projet, craignant les contrecoups d’un tel geste sur son marché américain, le premier de loin par son importance. Les avions, pourtant partiellement payés, n’ont jamais été livrés. Ceci a marqué pour moi un changement d’époque. Dans ma jeunesse, il était impensable qu’une société puisse résister à une directive venant du plus haut niveau politique. 


Plusieurs années plus tard, les dirigeants français ont accepté sans protester un décret du Président Obama fermant aux constructeurs et équipementiers automobiles français le marché iranien, où ils avaient occupé une place privilégiée, contribuant à la mise sur le marché de quelque 600.000 véhicules par an. Des milliers d’emplois ont été détruits sans bruit en France. Mieux, nous avons, peu après cet épisode, remis la croix de la Légion d’Honneur au milliardaire et mécène américain Thomas Kaplan, s’affichant comme francophile, mais aussi principal pourvoyeur de fonds du très puissant groupe de pression « United against Nuclear Iran », directement à l’origine de cette mesure, et s’en félicitant d’ailleurs ouvertement. Je n’avais pas imaginé que nous puissions prendre une telle distance avec les intérêts d’entreprises et de salariés français. Ou était-ce un autre effet de la mondialisation ?