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vendredi 26 mai 2017

Rouhani : la victoire, et après?



célébration de la victoire de Rouhani àTéhéran (photographie de l'auteur)


Hassan Rouhani vient donc d'être réélu pour un deuxième mandat présidentiel avec 61% des voix exprimées, contre 39% à son principal adversaire, Ebrahim Raïssi. C'est un score supérieur à l'attente des observateurs. Le Guide de la Révolution, Ali Khamenei, et le corps des Pasdaran n'ont pas cherché à peser sur le résultat de l'élection, malgré leur proximité avec Ebrahim Raïssi, candidat ultra-conservateur, président de la très puissante fondation Astan e Qods, en charge du mausolée de l'Imam Reza à Machhad. Après la gestion calamiteuse de l'élection présidentielle de 2009, qui avait fait descendre des millions d'Iraniens dans la rue, le cœur du régime semble avoir définitivement compris qu'il y avait des pratiques auxquelles il valait mieux renoncer s'il ne voulait pas mettre à nouveau les institutions en péril. Déjà, d'ailleurs, en 2013, lors de la première élection à la présidence d'Hassan Rouhani, la population avait été satisfaite du déroulement de l'élection. La République islamique est donc capable d'apprendre et d'évoluer.

L'importance de la participation

La participation électorale a atteint le chiffre de 73%, chiffre élevé pour l'Iran. Seul Khatami avait mieux fait en 1997, avec une participation de 80%. Ce taux est l'un des éléments clefs de l'élection. En effet, les faibles participations tendent en Iran à favoriser l'expression des fidèles du régime, les plus motivés pour se rendre en toutes circonstances dans les bureaux de vote. En revanche, les modérés, les réformateurs, les plus sceptiques à l'égard des institutions, ne se déplacent en nombre que convaincus de l'importance de l'enjeu. Cela a été le cas cette fois-ci. La personnalité de Raïssi, profondément réactionnaire, marquée par un lourd passé de procureur impitoyable aux ennemis de la Révolution, et se lançant dans un discours de plus en plus populiste, a produit chez les Iraniens les plus évolués l'effet d'un repoussoir, un peu, mutatis mutandis, à l'image de Marine le Pen en France. Le principal slogan de la campagne de Rouhani, "nous ne ferons pas machine arrière", cristallisait bien ce sentiment. Et Rouhani s'est enhardi au fil de ses prises de parole, s'en prenant aux Pasdaran, s'engageant à rechercher la levée des dernières sanctions frappant l'Iran, promettant de nouveaux progrès en matière de libertés, prenant parti pour une détente dans les relations avec le monde extérieur.

Ce discours a porté. Rouhani, initialement positionné comme centriste modéré, a réussi à rallier l'ensemble du camp réformateur. Le verdict des urnes a été sans appel, et s'est aussi traduit dans le résultat des élections municipales, qui se tenaient le même jour. De grandes villes conservatrices ont basculé du côté des soutiens de Rouhani, comme Ispahan ou Machhad. A Téhéran aussi, les conservateurs vont passer la main aux réformateurs. Plus de femmes qu'auparavant se sont portées candidates, et elles seront plus nombreuses à siéger dans les conseils municipaux. Le soir de l'annonce des résultats, des foules pacifiques ont manifesté en une atmosphère de liesse bon enfant dans tous les coins du pays. Décidément, l'Iran bouge et se place à l'avant-garde de sa région en matière de pratiques démocratiques. Même s'il y a encore du chemin à faire, le contraste est saisissant avec l'état de la vie politique dans les pays voisins de la Péninsule arabique, pourtant grands amis de l'Occident.

Consolider la victoire

Mais maintenant, il va falloir transformer cet essai. Rouhani parviendra-t-il à échapper à la malédiction du deuxième mandat qui a frappé ses deux derniers prédécesseurs ? Ahmadinejad, bien qu'initialement soutenu par le cœur du régime, avait fini par se brouiller avec à peu près tout le monde et par perdre toute capacité d'agir. Avant lui, Khatami avait vu tous les projets de réforme qu'il avait fait passer au Parlement bloqués par le Conseil des gardiens de la Constitution. Ahmadinejad, qui a tenté de se présenter à la dernière élection présidentielle, a été disqualifié d'emblée, comme d'ailleurs l'avait été en 2013 Ali Akbar Rafsandjani, également ancien président de la République. Khatami, lui, est interdit de parole et d'image sur tous les médias iraniens. Décidément, Président de la République est un métier à risque en Iran. Dans l'immédiat, nul doute que le cœur du régime va tenter de neutraliser tous les efforts de réforme et d'ouverture annoncés par Hassan Rouhani, considérant qu'il a joué son rôle historique en concluant l'accord nucléaire de 2015, et qu'il serait désormais bien inspiré de consacrer à la gestion des affaires courantes.

Certes, Rouhani peut faire le pari d'une disparition prochaine du Guide de la Révolution, Ali Khamenei, âgé et malade, ce qui rebattrait le jeu de cartes. Mais ce serait une façon de s'en remettre entièrement à la Providence. Le Guide travaille d'ailleurs en ce moment même à assurer sa succession par quelqu'un à son image. A supposer que cette succession intervienne à bref délai, rien ne garantit donc que la tâche de Rouhani s'en trouverait facilitée.

Les combats à venir

S'il ne veut pas finir rejeté par ses électeurs, s'il veut tenir les promesses déjà lancées lors de sa première élection en 2013 et qu'il vient de renouveler, Rouhani va devoir passer en force et casser quelques codes de la République islamique. Il perçoit les possibilités d'interaction entre les progrès en interne et les progrès dans la relation extérieure. Il sait qu'il doit labourer en même temps ces deux terrains. Heureusement, en dépit de redoutables obstacles, quelques avancées à forte portée symbolique, mais aussi à effets concrets, sont à sa portée.

Sur le front intérieur par exemple, la commission des lois du Parlement iranien a déjà pris position en faveur de l'abolition de la peine de mort pour trafic de drogue. L'introduction de cet amendement dans la loi pénale réduirait d'environ 90% les exécutions en Iran, ce qui ramènerait leur nombre à quelques dizaines par an au lieu de plusieurs centaines, peut-être mille, voire plus, à ce jour. Même si c'est encore trop, c'en serait fini de l'image désastreuse de l'Iran comme premier ou deuxième pays au monde pour les exécutions judiciaires rapportées au nombre d'habitants.

Sur le front extérieur, deux gestes spectaculaires permettraient à l'Iran d'étonner les plus hostiles à son égard et de se poser d'emblée en précurseur dans sa région en matière de prolifération nucléaire et balistique. Et ces gestes ne mettraient pas en péril les fondamentaux de la République islamique.

Le premier serait d'adhérer au Traité pour l'interdiction complète des essais nucléaires (TICE, ou CTBT en anglais). l'Iran, en ratifiant ce traité qu'il a déjà signé, ne contracterait aucune obligation nouvelle, puisqu'il a déjà renoncé à acquérir l'arme atomique en adhérant au Traité de non-prolifération nucléaire. Mais il donnerait l'exemple dans son voisinage, et même au-delà, puisque ni l'Arabie saoudite, ni l'Égypte, ni la Syrie, ni Israël, ni même les États-Unis ou la Chine n'ont encore adhéré à ce traité. A noter d'ailleurs que l'Iran avait déjà accepté au tournant du siècle l'installation sur son sol de dispositifs de détection d'explosions nucléaires dans le cadre du TICE. Il pourrait alors les réactiver. Ce serait un signal positif supplémentaire vers le monde extérieur.

Le second geste serait d'adhérer au Code de conduite contre la prolifération des missiles balistiques, adopté en 2002 à la Haye. Ce code oblige, pour l'essentiel, les signataires à faire connaître chaque année les lignes générales de leurs programmes de missiles balistiques et de lanceurs spatiaux, ainsi que les sites de lancement utilisés, et à notifier à l'avance les tirs prévus. A l'époque de l'observation satellitaire, ces simples mesures de transparence ne pèseraient en rien sur les choix de l'Iran en matière balistique. Les programmes en ce domaine, sont gérés, comme on le sait, par les Pasdaran. Rouhani devrait pouvoir vaincre les résistances de ces derniers. Il y était, après tout, parvenu en 2003, lorsqu'il s'occupait du dossier nucléaire et qu'il avait obtenu des Pasdaran l'arrêt de leurs activités nucléaires non déclarées. S'il réussissait, l'Iran, là encore, se placerait en pointe dans sa région puisqu'aucun pays de la Péninsule arabique n'a encore adhéré à ce code de conduite, non plus que l'Égypte, la Jordanie, Israël, le Liban, ou la Syrie.

Le rôle de l'Europe

Si l'on poursuit la prospective, il faudrait alors que de tels gestes soient à la fois encouragés et suivis de retour. Il n'est guère possible dans l'immédiat d'attendre quoi que ce soit des États-Unis, sinon le maintien en vie de l'accord nucléaire de 2015, ce qui serait déjà beaucoup. Israël devrait déjà trouver dans ces signaux l'indication que l'Iran ne souhaite plus se positionner en "menace existentielle" de l'État hébreu, ce qui d'ailleurs embarrasserait plutôt M.Netanyahu. l'Europe, elle, a les moyens d'œuvrer, sur de telles bases, à une détente entre l'Iran et le monde extérieur. Voilà un chantier qui devrait pouvoir mobiliser la nouvelle administration française, si elle souhaite contribuer, comme elle l'a laissé entendre, aux progrès de la paix au Moyen-Orient.

paru le 25 mai sur le site Boulevard Extérieur

mercredi 17 août 2016

Iran, Arabie saoudite : une si longue querelle


« Nous sommes chez nous dans le Golfe persique. La côte du Golfe persique et la plupart des côtes de la mer d’Oman appartiennent à notre puissante nation, nous devons donc être présents dans cette région »

 Ali Khamenei, Guide de la Révolution islamique, mai 2016.

 « Si l'Iran changeait ses agissements politiques, rien ne nous empêcherait de tourner la page et de construire la meilleure des relations basée sur le bon voisinage, sans ingérence dans les affaires d'autrui »

 Adel Al Jubeir, ministre saoudien des affaires étrangères, mars 2016.
  
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 La rivalité entre Iran et Arabie saoudite apparaît depuis un demi-siècle comme une donnée constante de la géopolitique du Moyen-Orient. C’était vrai du temps du Chah, et la situation s’est encore dégradée avec la République islamique. Les accalmies ont été plutôt rares et en ce printemps 2016, cette relation traverse à nouveau une mauvaise passe. L’aspect le plus visible en est l’opposition frontale des deux pays sur le dossier syrien. S’y est ajoutée à partir de septembre 2015 une séquence d’évènements dramatiques : panique de foule meurtrière à la Mecque entraînant la mort, entre autres, de quelque quatre cents pèlerins iraniens, puis exécution par l’Arabie saoudite du religieux le plus populaire de la communauté chiite de l’est du pays, réaction iranienne avec la mise à sac de l’ambassade saoudienne à Téhéran et du Consulat à Machhad, enfin rupture des relations diplomatiques par Riyadh.

 La question de la primauté dans le Golfe persique, espace d’intérêt hautement stratégique, est au cœur de cette tension, chacun étant peut-être encore plus motivé par la crainte de voir l’autre accéder à cette primauté que par l’envie d’y arriver lui-même. Mais le point d’équilibre entre les ambitions des deux parties se dérobe sans cesse et le désordre qui en naît participe aux désordres qui frappent l’ensemble du Moyen-Orient.

 L’Iran se considère chez lui dans le Golfe persique depuis des millénaires. Il se serait volontiers installé sur ses deux rives s’il n’en avait été tenu écarté par l’empire Ottoman, puis par la Grande-Bretagne. L’Arabie saoudite, dans un rôle effacé jusqu’au début des années 1970, accède, elle, peu à peu au premier plan à la suite du retrait britannique de la région et du choix fait par les États-Unis, alors empêtrés dans la guerre du Vietnam, de déléguer la sécurité du Golfe persique à « deux piliers » : Riyadh et Téhéran. Le Chah en profite pour prendre possession des deux îles Tomb et de celle de Moussa, situées à l’orée du détroit d’Ormuz, que les Émirats arabes unis, nouvellement constitués, considèrent comme leur appartenant. Ce sera un sujet de friction permanent, et toujours actuel, avec les Royaumes de la Péninsule arabique. Le Chah prend aussi son rôle suffisamment au sérieux pour venir en 1973 au secours du jeune sultan d’Oman, Qabus Ibn Saïd, dans sa lutte contre la rébellion de la province du Dhofar et scelle ainsi avec ce pays une amitié qui persiste à ce jour. A même époque, Iran et Arabie saoudite se retrouvent quand même côte à côte pour provoquer avec les autres pays de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) une hausse spectaculaire du prix du baril. Ils disposent désormais d’amples moyens pour financer leur envol économique et stratégique.

 Guerre ouverte et guerres de l’ombre

 Mais les cartes sont rebattues en 1979 avec l’avènement de la République islamique. Celle-ci, emportée à ses débuts par son élan révolutionnaire, veut transformer à son image le monde islamique, et à terme le monde entier. Elle appelle les peuples voisins à renverser, comme elle vient de le faire, leurs dirigeants corrompus et impies. Ses premières cibles sont la dynastie des Saoud, gardiens illégitimes à ses yeux des Lieux saints, et Saddam Hussein, tyran oppresseur d’un pays à majorité chiite. Elle joue alors clairement un rôle déstabilisateur.

 La famille régnante saoudienne se trouve dès l’automne 1979 mise en cause sur deux fronts. En novembre, un commando de Sunnites exaltés prend d’assaut la grande mosquée de la Mecque et parvient à s’y retrancher pendant une dizaine de jours. Au même moment, dans l’est du pays, source de la richesse pétrolifère du royaume, la communauté chiite, inspirée par l’exemple iranien, s’agite. Les autorités réagissent par une vague de répression et le début d’une longue suspicion sur les menées de l’Iran en territoire saoudien.


 Quant à Saddam Hussein, il est le premier dirigeant arabe à reconnaître la République islamique. Mais il s’inquiète vite de l’effervescence des Chiites irakiens, échauffés par les imprécations de Khomeyni, et décide en septembre 1980 d’attaquer son voisin, déclenchant une guerre de huit ans. Informé du projet, le Roi Khaled, fidèle à la politique de prudence et d’équilibre régional du Royaume, tente de dissuader Saddam. Mais une fois la guerre
 déclenchée, il ne lui refuse pas son aide financière, logistique et en pétrole, qui va croissant. Il cherche toutefois une issue qui ne confère pas à l’une des deux parties un ascendant indu au Moyen-Orient. En juin 1982, son successeur, le roi Fahd, s’associe à l’offre de « paix blanche » de Saddam Hussein, dont les forces sont très éprouvées, et propose à l’Iran un chèque de 50 milliards de dollars pour le convaincre de mettre fin au conflit. En vain, Khomeyni veut la chute de Saddam, dont il rêve qu’elle lui ouvrira la route de Jérusalem ! Et la guerre repart pour six années de massacres et de destructions inutiles.


En juin 1984, l’aviation iranienne s’en prend dans le Golfe persique à des tankers saoudiens, amenant Riyadh à définir une zone d’interdiction aérienne au-delà de ses eaux territoriales. Mais cette décision n’empêche pas de nouvelles attaques de tankers et des accrochages entre les aviations des deux pays. En 1985, Riyadh tente pourtant une nouvelle médiation entre Irak et Iran, encore une fois sans succès. Le Roi Fahd se laisse alors convaincre par les Américains d’ouvrir les vannes de sa production pétrolière, de façon à provoquer une baisse du prix du pétrole qui mette à genoux l’Iran… et l’URSS. L’opération est un plein succès, mais il faudra trois ans pour que la guerre prenne fin par épuisement mutuel des belligérants, et un repli de chacun sur sa frontière[1].


 Et puis durant cette période, la République islamique, considérant sans doute qu’elle est en droit d’utiliser l’arme des faibles contre ce qu’elle voit comme une coalition hostile du monde entier ou presque, n’hésite pas à recourir aux prises d’otages et au terrorisme : soit par ses propres moyens, soit en mobilisant des mouvements, ancrés dans les communautés chiites, qu’elle a contribué à former et armer, tels le Hezbollah libanais, fondé en 1982, ou le Hezbollah du Hedjaz, actif dans la Péninsule arabique à compter de 1987. Les lieux de pèlerinage sont le théâtre de sérieux incidents : en 1981, les pèlerins iraniens, expressément encouragés par l’Ayatollah Khomeyni, lancent des slogans hostiles aux États-Unis, à Israël… et s’en prennent à la police ; en 1986, la police découvre des explosifs dans les bagages de pèlerins iraniens ; en 1987, nouvelle manifestation à la Mecque de pèlerins qui brandissent des portraits de l’Ayatollah Khomeyni ; il s’en suit une bousculade, et des tirs de la police qui font plusieurs centaines de morts. A Téhéran, les ambassades du Koweït et d’Arabie saoudite sont alors mises à sac, les diplomates saoudiens sont pris à partie par la foule et l’un d’eux y trouve la mort. Peu après, plusieurs explosions frappent des installations pétrolières dans l’est du pays. Riyadh rompt alors ses relations diplomatiques avec Téhéran. Elles seront rétablies en 1991, sous l’impulsion du Président Rafsandjani, partisan de l’apaisement.

 À même époque, d’autres attentats à l’origine plus ou moins obscure touchent le pays. Des diplomates saoudiens sont assassinés à Ankara, à Karachi et à Bangkok, trois attentats à l’explosif se produisent simultanément à la Mecque. En 1996 encore, intervient un spectaculaire attentat contre un complexe d’habitation à Khobar, occupé par les militaires américains, faisant parmi eux 19 morts. L’action n’est pas revendiquée, mais les Américains désignent rapidement le Hezbollah du Hedjaz, et derrière lui, les Iraniens. Les Saoudiens sont plus prudents. Il est vrai que le Prince héritier Abdallah, régent de fait du royaume depuis 1995, a fait le choix d’une politique dynamique d’engagement dans la région. En signe de bonne volonté, il accueille en 1996 à Riyadh le Président Rafsandjani puis se rend lui-même à Téhéran l’année suivante à l’occasion du sommet de l’Organisation de la Conférence islamique. Et deux ans plus tard, le nouveau président réformateur iranien, Mohammad Khatami, soucieux lui aussi d’améliorer les relations de Téhéran avec le monde extérieur, se rend à Riyadh. Des conversations qui se nouent, émerge en 2001 un accord de sécurité touchant à la lutte contre la drogue et le terrorisme.


 Le prosélytisme saoudien à l’appui des Taliban et des Jihadistes


 Mais la détente qui s’était amorcée à la fin de la guerre Irak-Iran et à la disparition de Khomeyni en 1989 pour se maintenir tant bien que mal jusqu’au début des années 2000 ne résiste pas aux crises qui s’enchaînent dans la région à compter du 11 Septembre : interventions américaines en Afghanistan et en Irak, tension internationale autour du nucléaire iranien, Printemps arabes. Il est vrai que les deux pays abordent cette période porteurs de griefs réciproques tenaces. Côté saoudien, on l’a vu, reproches d’arrogance, de subversion, de terrorisme ; côté iranien, reproches du soutien à Saddam, de la soumission aux États-Unis, de la complaisance à l’égard d’Israël, de l’aide à l’oppression de la dynastie sunnite de Bahreïn sur sa communauté chiite ; reproche, dans un autre registre, de la gestion calamiteuse des Lieux saints et de discrimination à l’égard des pèlerins chiites. Mais surtout, reproche à l’Arabie saoudite de développer dans l’ensemble du monde musulman une politique massive de diffusion du wahhabisme, version rigoriste de l’Islam, hostile au chiisme, dont les effets se font de plus en plus sentir à compter des années 1990 aux frontières de l’Iran. Pakistan et Afghanistan sont en effet devenus des terres d’élection de ce prosélytisme.

 Dès l’occupation soviétique de l’Afghanistan, Riyadh soutient le mouvement des Taliban aux côtés des Américains et des services pakistanais. Après avoir chassé les Russes et pris le pays sous son contrôle, ce mouvement devient la bête noire des Iraniens. Le massacre en 1998 de 11 Iraniens dans la mise à sac du Consulat d’Iran à Mazar-e-Sharif soulève une émotion immense en Iran et met Kaboul et Téhéran à deux doigts de la guerre. L’ancrage d’Al Qaeda des deux côtés de la frontière entre Pakistan et Afghanistan inquiète aussi les Iraniens, qui n’ignorent rien de son origine saoudienne. Et au Baloutchistan, région à cheval entre Iran et Pakistan, dont la population sunnite supporte mal la férule de Téhéran, les autorités iraniennes voient volontiers dans les désordres et le terrorisme qui agitent cette province excentrée la main des Américains, d’Israël… et de l’Arabie saoudite, avec la tolérance complice du Pakistan.

 L’intervention américaine en Afghanistan et en Irak modifie à nouveau la donne dans la région. Dépités, les Saoudiens constatent que l’Iran, débarrassé de ses deux pires ennemis, les Taliban et Saddam Hussein, installent leur influence, côté Afghanistan, dans la province limitrophe d’Herat, et côté Irak, non seulement dans le sud chiite, mais aussi sur le pouvoir central depuis que la communauté chiite en a pris le contrôle à la faveur de la démocratie. Et avec le retrait des Américains, cette influence trouve devant elle un champ à peu près libre… jusqu’au retour en force des Taliban en Afghanistan, et l’apparition de Da’esh dans l’espace irako-syrien.

 Iran et Arabie saoudite face aux printemps arabes

 Puis viennent les Printemps arabes. Pour l’Iran, pas de doute : trente ans après l’Iran, le monde arabe s’engage enfin dans la voie tracée par l’Imam Khomeyni, en chassant ceux qui lui interdisaient de renouer avec le véritable Islam. Mais le monde sunnite reste sourd à ses encombrants conseils. Pour l’Arabie saoudite, il s’agit au contraire de résister à une poussée déstabilisatrice. Elle y réussit assez bien, comme d’ailleurs l’ensemble des monarchies arabes, mais doit quand même venir au secours de Bahreïn pour y mater la sédition de la majorité chiite, derrière laquelle elle voit une fois de plus la main de l’Iran.

 Avec le soulèvement en 2011 d’une partie de la population syrienne contre Assad, puis la montée en puissance de Da’esh en Irak, le cœur du Moyen-Orient devient le champ de la rivalité entre Iran et Arabie saoudite. Le régime iranien avait déjà une solide relation avec le régime d’Hafez el Assad, fondée sur l’hostilité à l’Irak et à Israël, et sur des intérêts souvent convergents au Liban. Il vole au secours de son fils Bachar, en remplaçant sa rhétorique sur la légitimité des révoltes populaires par un discours sur la lutte contre les infiltrations des puissances hostiles : États-Unis, bien entendu, suivi de l’Arabie saoudite et d’Israël. Pour les Iraniens, en effet, pas question de laisser s’installer en Syrie des sortes de néo-Talibans, dont le premier but serait d’aller déstabiliser le fragile Irak voisin et sans doute le Liban, de renvoyer les communautés chiites à leur infériorité séculaire, de raser les lieux saints du chiisme et de camper aux portes de l’Iran. Sa détermination se renforce avec l’irruption en force de Da’esh en Irak. Le corps d’élite des Pasdaran, notamment sa brigade Al Qods, spécialisée dans les interventions extérieures en tous genres, intervient ainsi tant en Irak qu’en Syrie, en principe dans un rôle d’encadrement et de conseil, mais parfois directement en cas d’urgence.

 L’Arabie saoudite a de cette affaire une tout autre vision. Puisque l’Irak a pu tomber sous la coupe de la communauté chiite, donc de l’Iran, par la loi d’airain de l’effet majoritaire, le jeu de la démocratie doit aussi s’appliquer en Syrie, qui compte au moins 60% d’Arabes sunnites, et le régime des Assad, issu de la petite minorité des Alaouites, doit s’effacer. Pour l’y forcer, l’Arabie saoudite, gouvernement et société ensemble, apporte un soutien en argent et en armes à l’opposition armée, sans trop s’attarder sur la qualité de ses diverses composantes. Da’esh, entre autres mouvements jihadistes, est ainsi puissamment aidé à prendre son envol… jusqu’à ce qu’il se retourne contre son bienfaiteur. Et quand les États-Unis montent une coalition internationale contre Da’esh après la chute de Mossoul en juin 2014, les Saoudiens y participent petitement, bientôt absorbés par leur intervention au Yémen.

 Après l’accord nucléaire

 En juillet 2015, un évènement majeur fait monter d’un nouveau cran la crispation saoudienne à l’égard de l’Iran. Un accord est en effet trouvé entre les grandes puissances, États-Unis en tête, et Téhéran, pour mettre fin à la longue crise nucléaire qui opposait depuis quelque douze ans les deux parties et avait mis l’Iran au ban des nations. Riyadh y voit une bascule des priorités de Washington, un abandon de la préférence accordée à l’Arabie saoudite, et la levée du dernier frein aux appétits d’hégémonie de la République islamique sur son environnement. Le spectre d’un « croissant chiite » partant du Yémen, puis courant à travers le Golfe persique et la Mésopotamie pour arriver par le Liban aux rives de Méditerranée, et étouffer ainsi le monde sunnite, est alors agité dans les divans des monarchies arabes[2].

 En outre, début 2015, la mort du roi Abdallah a favorisé l’émergence d’une nouvelle génération de dirigeants, où se détache le prince Mohammed ben Salman, fils favori du nouveau roi. Ce prince, âgé d’une trentaine d’années, est en charge de la défense mais aussi du pétrole et de l’économie. Précédé d’une réputation d’impulsif, il s’affiche en rupture avec la tradition de prudence, de modération, de décision collective pratiquée par la dynastie des Saoud. C’est ainsi que les signaux de Téhéran visant à renouer avec Riyadh sont délibérément repoussés.

 Malgré tout, travailler au rapprochement

 À l’heure qu’il est, force est de constater la prévalence de la méfiance et des préjugés sur les deux rives du Golfe persique. Côté saoudien, le complexe d’une jeune nation encore mal assurée de l’avenir de ses institutions et de sa société entretient l’image d’un monde perse ennemi séculaire du monde arabe. Et le wahhabisme désigne les Iraniens comme porteurs d’un schisme aux limites du paganisme, portant atteinte à la cohésion du monde musulman. Les Iraniens au contraire présentent le chiisme comme l’un des rites de l’islam, rien dans différentes formes de dévotion ne justifiant d’entrer en guerre les uns contre les autres. Pénétrés de leur identité millénaire, ils sont fiers d’avoir porté de grands phares de la culture et de la science universelles. Hors propos officiels, ils laissent transparaître leur commisération pour le monde arabe en général, et en particulier pour les derniers arrivés en civilisation que sont leurs voisins du Golfe persique.

 Chacun sait pourtant qu’il n’y aura pas de début d’apaisement des crises du Proche et du Moyen-Orient sans un minimum de compréhension et d’acceptation mutuelles entre l’Iran et les principaux pays arabes, à commencer, en l’état d’affaiblissement actuel de l’Égypte, par l’Arabie saoudite. Pour l’Iran et l’Arabie saoudite en particulier, la stabilité de la région, et notamment du Golfe persique, a toutes les raisons d’apparaître comme un bien commun, plus précieux que tous les rêves d’influence. C’est à la recherche de cet équilibre que leurs amis et alliés devraient travailler, en sachant qu’il s’agira d’un long processus. Mais tout ce qui sera fait en ce sens vaudra mieux que les interventions directes de puissances extérieures, dont on a vu les désastres qu’elles ont produits au Proche et au Moyen-Orient, et dont on peut craindre des désastres pires encore.


 Pour aller plus loin

 Bernard Hourcade « Géopolitique de l’Iran, les défis d’une renaissance », nouvelle édition, Armand Colin éd., Paris 2016

 Simon Mabon “Saudi Arabia and Iran: Soft Power Rivalry in the Middle East” I.B.Tauris éd., Londres, 2013,

 Banafsheh Keynoush “Saudi Arabia and Iran: Friends or Foes?” Palgrave Macmillan éd. New-York, 2016.


[1] Sur tous ces épisodes, voir Pierre Razoux « la guerre Iran-Irak, première guerre du Golfe 1980-1988 » Perrin éd., Paris 2013.

[2] Sur l’instrumentalisation de l’opposition Sunnites-Chiites, voir Clément Therme, « La nouvelle « guerre froide » entre l'Iran et l'Arabie saoudite au Moyen-Orient », Confluences Méditerranée, 2014/1 N° 88, p. 113-125, éd. L’harmattan, Paris 2014.