Les Français déploraient l’affrontement des superpuissances durant la
Guerre froide, mais chaque fois qu’un dégel s’amorçait, se plaignaient de l’émergence
d’un condominium. Ils ont ainsi refusé en 1968 d’adhérer au Traité de
non-prolifération nucléaire. Ils s’élevaient contre la division de l’Europe, mais
faisaient la grimace à l’Ostpolitik de Willy Brandt. L’URSS disparue,
ils ont pointé du doigt l’hégémonisme américain, tout en théorisant la
naissance d’un monde multipolaire, lourd d’incertitudes. Déjà en 1996, Jacques
Chirac laissait percer sa nostalgie d’un monde bipolaire « critiquable
mais lisible ».
Plus récemment, ils ont lourdement critiqué la dérobade de Barack Obama
quand il s’est agi de punir Bachar el Assad pour son utilisation de l’arme
chimique. La frappe avortée aurait dû déstabiliser le tyran, donner à
l’opposition armée la chance de le renverser. On a vu les effets de telles
interventions quand Trump, lui, a frappé, une première fois seul en 2017, puis
un an plus tard avec Français et Anglais. Cette seconde fois, une centaine de
missiles a été tirée. Assad ne s’en est pas plus mal porté. Selon notre
ministre des affaires étrangères, le raid avait détruit « une bonne
partie » de l’arsenal chimique syrien. Il en restait donc assez pour faire
de tristes dégâts. Saddam Hussein n’avait pas non plus bronché quand Bill
Clinton, en 1998, avait déversé sur l’Irak quelque mille bombes et missiles.
Trump, après Obama
A présent, c’est le retrait des troupes américaines de Syrie,
brusquement décidé par Donald Trump, qui soulève un tollé, et d’abord dans les
milieux éclairés aux Etats-Unis. Il y a eu en France quelques plaintes et un
silence lourd de reproches : reproche de la confiance trahie, à l’égard
des Français et autres alliés, comme à l’égard des Kurdes. Et reproche
d’infidélité à la mission de l’Amérique.
Dans la méthode, la désinvolture de Trump est extrême : aucune
consultation de ses alliés, ni même de ses subordonnés. Pour l’avenir, cela
pose problème. Restent aussi les modalités du retrait, qui pourraient réserver
des surprises. Mais sur le principe, comment ne pas voir le gros bon sens de la
décision ? A écouter les porte-paroles variés de leur Administration, les
Américains, avec deux mille hommes à terre (sans doute plus en réalité),
dispersés sur plusieurs bases, prétendaient éliminer les derniers partisans du
soi-disant État islamique, chasser l’Iran de Syrie, et pousser Bachar el Assad
vers la sortie. Et donner aussi en prime aux Kurdes un territoire au moins
autonome. Sur ces différents objectifs, ils n’avaient aucun espoir de
l’emporter, sauf à gonfler leur présence à un format comparable à celui de leur
intervention de 2003 en Irak, ce qui aurait ouvert de nouvelles inconnues.
Une victoire, vraiment ?
…Mais, va dire le lecteur, quel est ce Docteur Subtil qui veut tout doucement
nous habituer à l’idée de la victoire de l’Iran, de la Russie, et du Tyran de Damas ?
Pas forcément. Voilà ces trois acteurs, et aussi la Turquie, peut-être extraits
de la zone de confort que leur offrait la présence d’un évident adversaire. Les
voilà placés devant leurs responsabilités, obligés de gérer à eux quatre la
remise sur pied de la Syrie. Et à eux seuls, ils n’ont guère de chances d’y
arriver, incapables d’abord de financer le début d’une reconstruction du pays.
Nous les verrons peut-être un jour appeler à l’aide, et c’est alors qu’il
deviendra possible de composer, voire de leur tenir la dragée haute.
Déjà, pour les Kurdes, l’heure de vérité est arrivée. Ils ont préféré
ouvrir Manbij aux troupes d’Assad plutôt que de se laisser envahir par les
Turcs. Les Russes ont poussé en ce sens, et empêcheront Erdogan de s’installer sur
les terres kurdes situées à l’est de l’Euphrate. Reste aux Kurdes à trouver un
compromis durable avec Assad. Ils ont encore quelques cartes en main, notamment
celle d’une coopération pour réduire les débris de l’État islamique et
l’opposition armée au régime. Encore récemment, le Moyen-Orient était une
région où, selon la plaisante expression de Bertrand Badie « l’ennemi de
votre ennemi n’est pas forcément votre ami, ni l’ami de votre ennemi votre
ennemi, ni l’ennemi de votre ami votre ennemi, ni l’ami de votre ami votre
ami. » Le paysage commence à se clarifier.
Les États-Unis, toujours là
Alors, la rassurante présence des Etats-Unis dans la région ? Sur
ce thème, ceux qui pleurent d’un œil peuvent encore rire de l’autre. Après
quelques années de flottement, les Etats-Unis se retrouvent en Syrie dans leur
position précédente, c’est-à-dire parfaitement absents. À l’époque, personne n’y
trouvait à redire. Ils conservent dans la région du Golfe persique près de 40.000
soldats, marins et aviateurs, répartis sur de nombreuses bases. Ils sont
présents en Irak, au moins pour un temps. Avec leur puissance aérienne et
navale, ils peuvent frapper quand ils veulent, où ils veulent. La puissance américaine
a encore, là comme ailleurs, de beaux jours devant elle.