J’assistais récemment à une table ronde sur l’avenir de
l’Union européenne, en présence, notamment, de Jacques Delors. Beaucoup
attribuaient l’enlisement du projet européen à l’absence de vision, et à
l’absence de grands hommes. Jacques Delors y rappelait son idée d’une
« fédération d’États-nations ».
J’avoue mon scepticisme sur ce concept, qui, à vouloir
réunir deux notions antagonistes, me paraît rejoindre la longue liste des
formules du genre « l’indépendance dans l’interdépendance » et
« le progrès dans la stabilité ».
Quant à l’absence de grands hommes, elle me remet en mémoire
le propos de Brecht : « Malheureux les pays qui ont besoin de
héros ! ».
Reste l’absence de vision. Je ne crois pas qu’on en manque
sur l’avenir de notre continent. Il y en aurait même plutôt à revendre.
En revanche le sentiment de panne que nous éprouvons, amplement
justifié, me paraît résulter du fait que nous nous trouvons à la jonction de
deux cycles, l’un pratiquement achevé, l’autre à peine amorcé.
Le premier cycle, c’est celui de la marchandise, et de son
support, les flux financiers. Il nous a fallu cinquante ans pour créer un
espace économique à peu près unifié, doté de sa monnaie, monnaie de référence
même pour ceux qui ne peuvent encore ou ne veulent l’adopter. Et dans le même
temps nous avons ouvert cet espace sur l’extérieur. Un peu trop même au goût de
certains, qui supportent mal les courants d’air glacés de la mondialisation.
Mais enfin, que le résultat plaise ou non, l’essentiel du travail, au prix des
efforts de deux générations, a été fait.
Le cycle tout juste amorcé est celui des hommes (et des
femmes), et là, c’est encore plus compliqué. Il inclut d’abord leur liberté
d’aller et venir, qui est peut-être la première des libertés, avant même la
liberté de pensée (elles vont, à vrai dire, ensemble). Á cet égard, la création de
l’espace Schengen a été un immense progrès. Ce qui se fait pour la circulation
des étudiants n’est pas mal non plus. Mais restent trois grands chantiers, qui
sont à peine, voire pas du tout, entamés : l’espace unique du droit du
travail, celui de la protection sociale, celui de la fiscalité. Là, nous sommes
au pied du mur, et l’on voit bien que deux générations ne seront pas de trop pour
toucher au but. Il y faudra, bien entendu, beaucoup d’étapes intermédiaires et,
sans doute, quelques crises pour faire sauter les points de résistance.
Quant à l’Europe de la défense, qui peine tant à émerger, il
faut admettre qu’elle ne progressera que le jour où les Européens auront le
sentiment d’avoir un bien commun à protéger : pas tant leur prospérité,
car sa défense n’est pas une affaire d’armes létales. Non, plutôt ce qui relève
de leur identité.
Et là, pour construire cette identité commune, il faudra
certes toujours des discours, mais surtout la volonté de lui donner des
expressions concrètes, ce qui nous ramène aux trois chantiers précités :
droit du travail, protection sociale, fiscalité. Pour les mener à bien, pas
besoin de grands hommes, ni même de grande vision. Des gens déterminés, de la
suite dans les idées, c’est déjà bien assez.