Dans la description d’une escalade de violence, la désignation du fait
initial est évidemment déterminant pour faire pencher d’un côté ou de l’autre
le poids de la responsabilité. Pour la crise qui vient d’embraser le
Moyen-Orient, il est possible d’en voir l’origine immédiate dans les frappes
meurtrières, d’abord inexpliquées, intervenues à l’été dernier en Irak sur des
dépôts d’armes détenus par des milices de mobilisation populaire soutenues par
l’Iran. Ces frappes ont fini par être revendiquées du bout des lèvres par le
Premier ministre Netanyahou, et justifiées par la nécessité de détruire des
arsenaux contenant notamment des missiles de moyenne portée, pouvant donc toucher
Israël, introduits en Irak par l’Iran. Responsabilité de l’État
hébreu ou responsabilité primaire de l’Iran, une nouvelle donne était créée dans
la région avec l’élargissement à l’Irak de l’affrontement opposant déjà les
deux pays sur le théâtre syro-libanais-palestinien.
Le premier mort américain
En septembre, le Premier ministre irakien, après enquête, dénonçait
officiellement Israël comme l’auteur de ces frappes, dont chacun à Bagdad considérait
qu’elles n’avaient pu avoir lieu sans l’assentiment des États-Unis. Dès lors, les bases
américaines en Iran devenaient des cibles privilégiées pour les amis irakiens
de l’Iran. Le puissant général Soleimani, principal responsable de la coopération
entre les deux pays, n’allait pas les dissuader d’agir. C’est ainsi qu’entre
octobre et décembre, ces bases sont l’objet d’une dizaine d’opérations de tirs
de roquettes. Elles ne tuent personne, ne font que des blessés. Ceci jusqu’à la
frappe, le 27 décembre, d’une trentaine de roquettes sur une base américaine de
la région de Kirkouk, blessant plusieurs soldats américains et irakiens, et
tuant un interprète américain, d’origine irakienne.
C’était le premier mort américain que chacun redoutait depuis le
premier affrontement direct entre États-Unis et Iran survenu dans la
région au mois de juin 2019, avec la destruction par l’Iran d’un drone
d’observation américain. Précisément parce que l’incident n’avait causé aucun
mort, chacun s’était félicité à l’époque que cette ligne rouge n’ait pas été
franchie. Elle l’était cette fois-ci, fin décembre.
Trump et son dilemme
Trump, déjà entré en campagne électorale, se trouvait dès lors
prisonnier d’un sérieux dilemme : ne pas apparaître comme un Président
faible, tout en évitant d’entraîner le pays dans un conflit que lui
reprocherait ensuite sa base électorale, lassée des aventures lointaines. Président
faible, cela lui avait été récemment reproché lorsqu’il s’était refusé en juin de
répliquer par des frappes à la destruction du drone abattu par l’Iran, et à
nouveau en septembre, lorsqu’il avait fait savoir à l’Arabie saoudite qu’elle
ne pouvait compter sur les États-Unis pour répliquer à l’Iran à la
suite de l’attaque spectaculaire contre ses installations pétrolières. Il
fallait donc agir cette fois-ci de façon visible, et dans l’urgence. La
fébrilité s’empare de l’Administration américaine.
Le choix est fait de frapper plusieurs bases de la milice Kataeb
Hezbollah, jugée responsable de l’attaque du 27 décembre. Ces frappes
interviennent le 29 décembre et provoquent quelques dizaines de morts, parmi
lesquels un certain nombre de responsables. Deux jours plus tard, à l’occasion
des cérémonies de deuil se déroulant à Bagdad, une foule en colère force les premières
défenses de l’ambassade américaine. Bien que les manifestants s’en retirent peu
après, Trump voit se lever le spectre de la prise de l’ambassade américaine à
Téhéran en novembre 1979, suivie de la détention pendant 444 jours de 52
otages : l’une des humiliations les plus cuisantes subies par
l’Amérique, et fatale à la carrière du Président Jimmy Carter. Persuadé que les
Iraniens sont derrière cette nouvelle offensive, Trump, auquel sont présentées
plusieurs options de réplique, choisit alors sans doute la plus transgressive, celle
qu’aucun de ses prédécesseurs n’avait osé retenir : abattre le général
Soleimani, chef mythique de la force spéciale Al Qods, gérant depuis plus de 20
ans les opérations extérieures de l’Iran. Son exécution le 3 janvier au matin
par des frappes de drones lors de son arrivée à l’aéroport de Bagdad en
compagnie d’autres responsables iraniens et irakiens provoque dans la région
une onde de choc inédite.
Le choc et l’humiliation
Pour les Iraniens, régime et population cette fois-ci confondus, c’est
le choc et l’humiliation de voir abattu comme un vulgaire terroriste un
militaire charismatique, considéré comme exemplaire, ayant protégé l’Iran, par
une stratégie de défense avancée, contre les menées de l’Etat islamique. Des
millions d’Iraniens sortent dans les rues pour lui rendre un dernier hommage.
Pour les Irakiens, c’est le deuil de leurs propres morts et l’humiliation de
voir leur territoire utilisé pour un règlement de compte. Pour le Premier
ministre en particulier, c’est l’humiliation de voir Soleimani exécuté alors
qu’il se rendait à son invitation, pour un entretien dans le cadre d’une
médiation conduite par l’Irak entre l’Iran et l’Arabie saoudite. Le Parlement
irakien vote alors dans l’urgence une résolution enjoignant au gouvernement de
faire partir du pays toutes les forces étrangères.
Le régime iranien, pour sa part, crie vengeance mais pèse soigneusement
sa réponse. Il choisit, pour une fois, de viser directement l’ennemi principal,
et à force ouverte, seule réponse digne à ses yeux d’une nation à l’honneur offensé.
Mais avant de frapper le 8 janvier deux bases américaines en Irak, il prévient
les autorités irakiennes, qui préviennent à leur tour les Américains.
Bilan : zéro mort, zéro blessé. Trump peut siffler la fin de l’escalade.
Le Guide de la Révolution, Ali Khamenei peut dire, lui, que l’Iran a donné une
gifle à l’Amérique. Il rappelle néanmoins que le but à atteindre est le départ
des troupes américaines de l’ensemble de la région. Le pire est évité, mais il faut
s’attendre à la poursuite dans la période qui s’ouvre d’incidents de basse
intensité, pouvant eux-mêmes dégénérer en nouvelles crises.
Gagnants et perdants de la crise
Dans l’immédiat, deux gagnants en cette affaire, deux régimes qui s’étaient
récemment discrédités, qui avaient vu leur propre population se soulever contre
eux, qui n’avaient pas hésité à écraser la contestation dans le sang : les
régimes iranien et irakien. Grâce à Trump, ils ont repris des couleurs. Les
voilà réinvestis d’un peu de légitimité, et gratifiés, jusqu’à nouvel ordre,
d’un certain soutien populaire -- dans le cas iranien, toutefois, voilà ce soutien déjà érodé par la destruction, certes involontaire, d'un avion de ligne par les Pasdaran... Et les grands perdants sont donc ceux qui
avaient espéré, dans l’un et l’autre pays, pouvoir remettre en cause
l’inefficacité et la corruption de leurs dirigeants. Pauvres sacrifiés de
l’Histoire, martyrs aux noms déjà effacés, victimes de la fureur et du chaos
générés par le combat des puissants.
Gagnants aussi, au moins pour un temps, les débris de l’État
islamique en Irak, qui vont sans doute bénéficier d’un peu de répit, la « Coalition
globale » contre Da’esh conduite par les Américains devant donner pour le
moment la priorité à la sécurité de ses personnels et moyens sur place. Et
gagnants certainement tous les jihadistes, tous les sécessionnistes, avec une
chance de relever la tête si la coalition devait un jour quitter le pays, le laissant
à la faiblesse de son armée et à ses luttes de factions.
Perdants aussi, mais c’est moins grave, les Européens, tétanisés par
cette crise, qui n’ont pas trouvé d’autre langage que d’inviter les parties à
la retenue, qui n’ont pas osé critiquer leur grand ami américain, qui n’ont réuni
quelque courage que pour exiger de l’Iran qu’il soit raisonnable pour deux. Ils
auront beaucoup à faire pour regagner quelque crédit auprès des Iraniens, comme
d’ailleurs auprès des Irakiens, toutes opinions confondues.
article publié le 10 janvier 2020 par le site