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samedi 11 janvier 2020

IRAK : CHEMINEMENT ET PREMIER BILAN DE LA CRISE


Dans la description d’une escalade de violence, la désignation du fait initial est évidemment déterminant pour faire pencher d’un côté ou de l’autre le poids de la responsabilité. Pour la crise qui vient d’embraser le Moyen-Orient, il est possible d’en voir l’origine immédiate dans les frappes meurtrières, d’abord inexpliquées, intervenues à l’été dernier en Irak sur des dépôts d’armes détenus par des milices de mobilisation populaire soutenues par l’Iran. Ces frappes ont fini par être revendiquées du bout des lèvres par le Premier ministre Netanyahou, et justifiées par la nécessité de détruire des arsenaux contenant notamment des missiles de moyenne portée, pouvant donc toucher Israël, introduits en Irak par l’Iran. Responsabilité de l’État hébreu ou responsabilité primaire de l’Iran, une nouvelle donne était créée dans la région avec l’élargissement à l’Irak de l’affrontement opposant déjà les deux pays sur le théâtre syro-libanais-palestinien.



Le premier mort américain



En septembre, le Premier ministre irakien, après enquête, dénonçait officiellement Israël comme l’auteur de ces frappes, dont chacun à Bagdad considérait qu’elles n’avaient pu avoir lieu sans l’assentiment des États-Unis. Dès lors, les bases américaines en Iran devenaient des cibles privilégiées pour les amis irakiens de l’Iran. Le puissant général Soleimani, principal responsable de la coopération entre les deux pays, n’allait pas les dissuader d’agir. C’est ainsi qu’entre octobre et décembre, ces bases sont l’objet d’une dizaine d’opérations de tirs de roquettes. Elles ne tuent personne, ne font que des blessés. Ceci jusqu’à la frappe, le 27 décembre, d’une trentaine de roquettes sur une base américaine de la région de Kirkouk, blessant plusieurs soldats américains et irakiens, et tuant un interprète américain, d’origine irakienne.



C’était le premier mort américain que chacun redoutait depuis le premier affrontement direct entre États-Unis et Iran survenu dans la région au mois de juin 2019, avec la destruction par l’Iran d’un drone d’observation américain. Précisément parce que l’incident n’avait causé aucun mort, chacun s’était félicité à l’époque que cette ligne rouge n’ait pas été franchie. Elle l’était cette fois-ci, fin décembre.



Trump et son dilemme



Trump, déjà entré en campagne électorale, se trouvait dès lors prisonnier d’un sérieux dilemme : ne pas apparaître comme un Président faible, tout en évitant d’entraîner le pays dans un conflit que lui reprocherait ensuite sa base électorale, lassée des aventures lointaines. Président faible, cela lui avait été récemment reproché lorsqu’il s’était refusé en juin de répliquer par des frappes à la destruction du drone abattu par l’Iran, et à nouveau en septembre, lorsqu’il avait fait savoir à l’Arabie saoudite qu’elle ne pouvait compter sur les États-Unis pour répliquer à l’Iran à la suite de l’attaque spectaculaire contre ses installations pétrolières. Il fallait donc agir cette fois-ci de façon visible, et dans l’urgence. La fébrilité s’empare de l’Administration américaine.



Le choix est fait de frapper plusieurs bases de la milice Kataeb Hezbollah, jugée responsable de l’attaque du 27 décembre. Ces frappes interviennent le 29 décembre et provoquent quelques dizaines de morts, parmi lesquels un certain nombre de responsables. Deux jours plus tard, à l’occasion des cérémonies de deuil se déroulant à Bagdad, une foule en colère force les premières défenses de l’ambassade américaine. Bien que les manifestants s’en retirent peu après, Trump voit se lever le spectre de la prise de l’ambassade américaine à Téhéran en novembre 1979, suivie de la détention pendant 444 jours de 52 otages : l’une des humiliations les plus cuisantes subies par l’Amérique, et fatale à la carrière du Président Jimmy Carter. Persuadé que les Iraniens sont derrière cette nouvelle offensive, Trump, auquel sont présentées plusieurs options de réplique, choisit alors sans doute la plus transgressive, celle qu’aucun de ses prédécesseurs n’avait osé retenir : abattre le général Soleimani, chef mythique de la force spéciale Al Qods, gérant depuis plus de 20 ans les opérations extérieures de l’Iran. Son exécution le 3 janvier au matin par des frappes de drones lors de son arrivée à l’aéroport de Bagdad en compagnie d’autres responsables iraniens et irakiens provoque dans la région une onde de choc inédite.



Le choc et l’humiliation



Pour les Iraniens, régime et population cette fois-ci confondus, c’est le choc et l’humiliation de voir abattu comme un vulgaire terroriste un militaire charismatique, considéré comme exemplaire, ayant protégé l’Iran, par une stratégie de défense avancée, contre les menées de l’Etat islamique. Des millions d’Iraniens sortent dans les rues pour lui rendre un dernier hommage. Pour les Irakiens, c’est le deuil de leurs propres morts et l’humiliation de voir leur territoire utilisé pour un règlement de compte. Pour le Premier ministre en particulier, c’est l’humiliation de voir Soleimani exécuté alors qu’il se rendait à son invitation, pour un entretien dans le cadre d’une médiation conduite par l’Irak entre l’Iran et l’Arabie saoudite. Le Parlement irakien vote alors dans l’urgence une résolution enjoignant au gouvernement de faire partir du pays toutes les forces étrangères.



Le régime iranien, pour sa part, crie vengeance mais pèse soigneusement sa réponse. Il choisit, pour une fois, de viser directement l’ennemi principal, et à force ouverte, seule réponse digne à ses yeux d’une nation à l’honneur offensé. Mais avant de frapper le 8 janvier deux bases américaines en Irak, il prévient les autorités irakiennes, qui préviennent à leur tour les Américains. Bilan : zéro mort, zéro blessé. Trump peut siffler la fin de l’escalade. Le Guide de la Révolution, Ali Khamenei peut dire, lui, que l’Iran a donné une gifle à l’Amérique. Il rappelle néanmoins que le but à atteindre est le départ des troupes américaines de l’ensemble de la région. Le pire est évité, mais il faut s’attendre à la poursuite dans la période qui s’ouvre d’incidents de basse intensité, pouvant eux-mêmes dégénérer en nouvelles crises.



Gagnants et perdants de la crise



Dans l’immédiat, deux gagnants en cette affaire, deux régimes qui s’étaient récemment discrédités, qui avaient vu leur propre population se soulever contre eux, qui n’avaient pas hésité à écraser la contestation dans le sang : les régimes iranien et irakien. Grâce à Trump, ils ont repris des couleurs. Les voilà réinvestis d’un peu de légitimité, et gratifiés, jusqu’à nouvel ordre, d’un certain soutien populaire -- dans le cas iranien, toutefois, voilà ce soutien déjà érodé par la destruction, certes involontaire, d'un avion de ligne par les Pasdaran... Et les grands perdants sont donc ceux qui avaient espéré, dans l’un et l’autre pays, pouvoir remettre en cause l’inefficacité et la corruption de leurs dirigeants. Pauvres sacrifiés de l’Histoire, martyrs aux noms déjà effacés, victimes de la fureur et du chaos générés par le combat des puissants.



Gagnants aussi, au moins pour un temps, les débris de l’État islamique en Irak, qui vont sans doute bénéficier d’un peu de répit, la « Coalition globale » contre Da’esh conduite par les Américains devant donner pour le moment la priorité à la sécurité de ses personnels et moyens sur place. Et gagnants certainement tous les jihadistes, tous les sécessionnistes, avec une chance de relever la tête si la coalition devait un jour quitter le pays, le laissant à la faiblesse de son armée et à ses luttes de factions.



Perdants aussi, mais c’est moins grave, les Européens, tétanisés par cette crise, qui n’ont pas trouvé d’autre langage que d’inviter les parties à la retenue, qui n’ont pas osé critiquer leur grand ami américain, qui n’ont réuni quelque courage que pour exiger de l’Iran qu’il soit raisonnable pour deux. Ils auront beaucoup à faire pour regagner quelque crédit auprès des Iraniens, comme d’ailleurs auprès des Irakiens, toutes opinions confondues.

article publié le 10 janvier 2020 par le site 
Boulevard Extérieur

jeudi 12 décembre 2019

L’Iran a-t-il intérêt à mettre fin à l’accord nucléaire de Vienne ?


La République islamique d’Iran s’est réveillée il y a quelques semaines dans une ambiance toute nouvelle pour elle. Dissipée, la jubilation générée par le succès spectaculaire des frappes à la mi-septembre sur des installations pétrolières saoudiennes. Évanoui, le plaisir à savourer l’expansion au fil des ans de l’influence iranienne du Yémen à la Méditerranée. Ses amis du Hezbollah ont brusquement perdu aux yeux des Libanais en colère leur prestige de combattants de la Résistance pour n’être plus qu’un élément d’un système politique inefficace et corrompu. En Irak, les jeunes patriotes se font tuer pour obtenir une démocratie libérée des jeux de factions, la fin des détournements massifs de la richesse nationale, et aussi la levée de la mainmise iranienne sur leur vie politique. En Iran même, les gens, excédés de leurs difficultés quotidiennes croissantes, sont descendus dans la rue pour mettre en cause le régime, entraînant de sa part une répression féroce. 

Et dans sa relation avec le monde extérieur sur le dossier hautement sensible du nucléaire, les choses ne vont guère mieux pour la République islamique. Sa stratégie d’infractions calculées à l’accord nucléaire de Vienne -- dit aussi JCPOA --, lancée l’été dernier, était censée pousser les Européens à desserrer l’étau des sanctions américaines. Mais leur seule réaction a été de menacer l’Iran de déclencher le processus de règlement des différends prévu par le JCPOA. Or ce processus aurait toutes les chances de déboucher sur le rétablissement des sanctions des Nations unies : sanctions mises en place entre 2006 et 2010 pour faire céder l’Iran, et levées en juillet 2015 dans le sillage de la conclusion de l’accord de Vienne. Les efforts des Français pour entraîner au moins une légère détente entre Américains et Iraniens semblent s’être enlisés. Donald Trump, dont les électeurs détestent l’Iran mais refusent l’idée d’une nouvelle guerre dans une région lointaine, n’a que l’arme des sanctions pour les satisfaire. Il n’est pas prêt à l’abandonner. De tous côtés, l’Iran se trouve coincé. 

Bénéfices et risques d’une sortie de l’accord de Vienne 

Une échappatoire lui reste ouverte. Mais elle débouche sur de graves inconnues. Ce serait de se retirer du jour au lendemain de l’accord de Vienne, comme l’a fait Donald Trump en mai 2018. S’il agissait avant le déclenchement du dispositif de règlement des différends contenu dans le JCPOA, il en récolterait un bénéfice immédiat, celui d’échapper à la redoutable procédure simplifiée de rétablissement des sanctions des Nations unies. Selon ce mécanisme exceptionnel, inventé pour l’occasion, la voix d’un seul membre permanent du Conseil de sécurité suffit pour punir le pays récalcitrant partie à l’Accord. Mais pour fonctionner, encore faut-il que ce pays soit toujours là. Une fois l’Iran sorti du JCPOA, plus d’engagements de sa part, et donc plus de violation d’engagement offrant prise à rétablissement immédiat des sanctions. Quand Trump, d’ailleurs, est sorti de l’Accord, chacun a bien dû admettre que les États-Unis étaient aussitôt libérés des engagements qu’ils y avaient contractés. Le même raisonnement vaut pour l’Iran. 

Mais pour ce bénéfice, que de risques ! Le premier serait de voir le Conseil de sécurité mettre en œuvre sa procédure habituelle d’imposition de sanctions. Elle est toutefois beaucoup plus lourde que celle qui avait été taillée sur mesure pour le JCPOA, puisqu’il faudrait, cette fois-ci, qu’aucun des cinq membres permanents du Conseil ne s’y oppose. Or l’Iran pourrait espérer la protection de la Russie ou la Chine, traditionnellement plus indulgentes à son égard que les États-Unis, la France ou le Royaume-Uni. Le second risque serait de voir les Européens rejoindre les États-Unis pour punir l’Iran avec des sanctions proprement européennes, comme ils l’avaient fait dans la période 2010-2012. Mais plus sérieux encore, une fois l’Iran sorti du JCPOA, toute avancée de son programme nucléaire, en principe civil, pourrait être aisément présentée comme une nouvelle course à l’arme atomique, avec le risque de voir les États-Unis, peut-être Israël, d’autres encore, peut-être même certains Européens, considérer le moment venu de détruire du ciel les installations nucléaires iraniennes, et sans doute plus encore. 

Les éléments d’une nouvelle donne 

l’Iran pourrait néanmoins neutraliser tous ces risques par une simple déclaration affirmant son intention de respecter, désormais sur une base purement unilatérale et volontaire, les engagements auparavant souscrits dans le cadre de l’accord de Vienne : notamment limitation de ses activités d’enrichissement et, bien entendu, maintien des contrôles renforcés de l’Agence internationale de l’énergie atomique. 

L’on entrerait alors dans une période peut-être plus favorable à la négociation et au dialogue que la période actuelle, dont les vertus semblent s'être épuisées. L’Iran gagnerait en liberté de manœuvre avec la faculté de jouer sur l’évolution, à la baisse ou à la hausse, de ses engagements volontaires, en fonction de l’attitude des autres parties. Les Européens échapperaient enfin aux sarcasmes de l’Iran visant leur impuissance à résister aux sanctions américaines. Ils échapperaient aussi aux reproches de Washington sur leur absence de solidarité avec l’Amérique. N’étant plus, les uns dans l’Accord, les autres dehors, il serait plus aisé aux Européens de se rapprocher de l’administration américaine, voire de présenter avec elle un front commun. Et Donald Trump, qui a toujours expliqué qu’on ne pourrait négocier utilement avec l’Iran qu’après le démantèlement du JCPOA, verrait enfin son vœu exaucé. En somme, du mal pourrait sortir le bien, ou du moins un espoir de bien. Et surtout, avec la perspective d’un allègement des sanctions, un peu de bien pour la population iranienne, qui en a bien besoin.

article publié le 11 décembre 2019 sur le site 




vendredi 30 juin 2017

DONALD TRUMP AU MOYEN-ORIENT


Ali Khamenei, guide de la révolution islamique, n'a pas raté Donald Trump au lendemain du sommet de Riyad : "le Président américain se tient aux côtés de dirigeants d'un système tribal et arriéré, fait la danse du sabre, mais critique l'élection iranienne qui réunit 40 millions de votants…" Et de fait, ce sommet qui, sur deux jours, les 20 et 21 mai, s'est déroulé en trois formats : sommet entre les États-Unis d'une part et l'Arabie saoudite, puis les Pays du Golfe, et enfin les pays arabes d'autre part, risque de laisser peu de souvenirs.

Certes, si l'on se plonge dans les déclarations et les communiqués produits par la rencontre, l'on y voit que les participants ont inauguré un Centre de ciblage du financement du terrorisme, basé à Riyad, et adopté une déclaration dans laquelle figure notamment l'intention de créer une "Alliance stratégique du Moyen-Orient", à mettre en place d'ici à 2018. Ils y saluent aussi le lancement d'un "Centre global de lutte contre le terrorisme", destiné à "combattre l'extrémisme intellectuel, médiatique et digital, et à promouvoir la coexistence et la tolérance entre les peuples." Ils se félicitent enfin de" la disposition d'un certain nombre de pays islamiques à participer à la Coalition militaire islamique de lutte contre le terrorisme", fondée à Riyad en 2015, "et à constituer une force de réserve de 34.000 hommes en vue d'appuyer, autant que de besoin, des opérations contre des organisations terroristes en Irak et en Syrie." Reste à voir comment vont se concrétiser ces intentions.

La réunion a quand même été marquée par un discours se voulant fondateur de Donald Trump, à l'instar du discours du Caire prononcé par Obama en direction des monde arabe et musulman au début de son premier mandat. Ce discours axé sur un objectif, "vaincre les forces du terrorisme", a débouché sur une formule familière aux Américains : "Ceci est un combat entre le bien et le mal". Quant à la façon de le conduire, deux points ont émergé : le premier, faisant écho aux propos adressés à plusieurs reprises par le Président américain aux membres de l'OTAN, est que "l'Amérique ne peut y être seule, les États de la région doivent y prendre leur part". Le deuxième est que les États-Unis ne saisiront pas cette occasion "pour dire aux autres peuples comment vivre, ce qu'ils doivent faire, ce qu'ils doivent être, comment ils doivent prier". "Nous cherchons des partenaires, pas la perfection" a ainsi souligné Donald Trump, comme pour exonérer les États présents de leurs faiblesses, et faire passer le message qu'il ne serait pas trop exigeant en matière de références démocratiques et de droits de l'Homme.

L'Iran, ennemi principal

Quant à l'incarnation du terrorisme, Donald Trump la voit sans surprise dans "l'État islamique, Al Qaeda, le Hezbollah et le Hamas" et derrière eux, venant en point d'orgue dans son discours, "le gouvernement iranien", qui leur fournit " refuge, soutien financier, et statut social leur permettant de recruter". "Du Liban à l'Irak et au Yémen" a poursuivi Trump, "l'Iran finance, arme et entraîne les terroristes, les milices et autres groupes extrémistes qui répandent la destruction et le chaos dans toute la région. Durant des décennies, l'Iran a alimenté les brasiers des conflits sectaires et de la terreur. C'est un gouvernement qui parle ouvertement de meurtres de masse, vouant Israël à la destruction, criant mort à l'Amérique, et œuvrant à la ruine de beaucoup des dirigeants et des nations se trouvant en cette salle. Mais les interventions les plus tragiques et les plus déstabilisantes de l'Iran se déroulent en Syrie. Appuyé sur l'Iran, Assad a commis des crimes innommables…" Voilà donc, si l'on avait encore des doutes, désigné l'ennemi principal des États-Unis au Moyen-Orient. "Toutes les nations ayant une conscience doivent œuvrer ensemble pour isoler l'Iran, l'empêcher de financer le terrorisme, et prier pour le jour où le peuple iranien aura le gouvernement juste et droit qu'il mérite." Le projet de Regime Change, déjà caressé par Bill Clinton puis George W. Bush, mis en revanche de côté par Barack Obama, apparaît donc bien comme l'objectif ultime de la croisade de Donald Trump.


Guère de solidarité, donc, avec l'Iran quand il est frappé par ce même terrorisme. Quelque deux semaines après le sommet de Riyad, Da'esh attaque au cœur de Téhéran, faisant une quinzaine de morts. La Maison blanche diffuse alors une déclaration du Président, faisant état de son "affliction" et "ses prières pour les victimes innocentes", mais soulignant aussi que "les États qui parrainent le terrorisme risquent de se retrouver victimes du mal qu'ils encouragent". Cette déclaration est aussitôt qualifiée de "répugnante" par Mohammad Javad Zarif, ministre iranien des Affaires étrangères.

L'apparition d'une nouvelle crise

Pour en revenir à la réunion de Riyad, l'idée avancée par un certain nombre selon laquelle elle donnait le coup d'envoi d'un "OTAN du Moyen-Orient" réunissant le monde arabe et les États-Unis pour faire pièce à l'Iran, a presque aussitôt subi un sérieux revers lorsque la querelle couvant depuis longtemps entre l'Arabie saoudite et les Émirats arabes unis d'une part, le Qatar d'autre part, a éclaté au grand jour. Le 5 juin, ces deux premiers pays, bientôt suivis de l'Égypte, de Bahreïn, du Yémen, de la Mauritanie, des Comores et des Maldives, rompent brusquement leurs relations diplomatiques avec le troisième. Entre autres mesures coercitives, l'Arabie saoudite, les Émirats et Bahreïn ferment leur espace aérien aux avions de Qatar et expulsent les ressortissants qataris de leur territoire. L'Arabie saoudite instaure en outre un début de blocus en coupant la seule voie terrestre donnant au Qatar un contact avec l'extérieur. Les Émirats interdisent leurs ports aux navires qataris. Ceci, à première vue, suite à la publication d'une dépêche faisant état de propos, ensuite contestés, de l'émir du Qatar marquant de la sympathie pour l'Iran, le Hezbollah, le Hamas… et Israël. Mais ceci n'a été que la goutte faisant déborder le vase. Le soutien constant du Qatar aux Frères musulmans, l'influence exercée dans tout le monde arabe par la chaîne de télévision qatarie Al Jazeera, nourrissant la contestation contre les pouvoirs établis, sont au cœur de la crise.

L'affaire soulève aussitôt une vague d'inquiétude dans la région et au-delà. L'Iran commence à alimenter le Qatar en produits de première nécessité. La Turquie, elle, se propose d'y envoyer des troupes de protection. Quant à la réaction américaine, elle est plus que désordonnée. Alors que le Département d'État émet les propos d'usage appelant à la levée de l'embargo et au raccommodement des parties, Donald Trump, lui, twitte : "lors de mon récent voyage au Moyen-Orient, j'ai dit qu'il n'était plus question de financer l'idéologie radicale. Les dirigeants ont pointé du doigt le Qatar. Et voilà !". Il insiste encore trois jours plus tard en une conférence de presse : "…nous devons arrêter le financement du terrorisme. Le Qatar, malheureusement, a été historiquement un fondateur du terrorisme à très haut niveau". Savait-il que le Qatar accueille la plus grande base américaine du Moyen-Orient, avec 11.000 personnes ? Ignore-t-il le rôle de l'Arabie saoudite dans la genèse et le développement d'Al Qaïda (sans parler du rôle de la CIA) ? il avait pourtant au cours de sa campagne accusé les Saoudiens d'être mêlés aux attentats du 11 Septembre… Les promesses saoudiennes d'achat de 110 milliards d'armement américain ont-elles joué dans ce soutien sans faille à la ligne de Riyad ? Mais après tous ces propos présidentiels, les États-Unis viennent de vendre pour 12 milliards de dollars d'avions de combat F15 au Qatar… Comprenne qui pourra.

Trump et les guerres du Moyen-Orient

Au-delà des mots, quelle forme prennent les interventions de l'Amérique au Moyen-Orient depuis l'inauguration de Donald Trump ?

Manifestement, la méthode d'Obama, qui tenait la bride courte aux militaires, et veillait à ne pas être débordé par des initiatives dont il n'aurait pas pesé à l'avance toutes les conséquences possibles, n'est pas celle de son successeur. Une semaine après son inauguration, celui-ci donne son feu vert à une opération de commando au Yémen, sans trop se pencher sur ses détails. Elle tourne au fiasco. Si quelques membres d'Al Qaeda sont en effet neutralisés, le cadre de cette organisation qui était visé parvient à s'échapper, et de nombreux civils, y compris des enfants, sont tués, ainsi qu'un membre du commando. Depuis, l'armée américaine a cependant été autorisée à être présente au sol pour conseiller les troupes loyales au gouvernement yéménite.

Sur le théâtre irako-syrien, il est significatif que Trump ait, en avril dernier, laissé à son secrétaire d'État à la défense, James Mattis, le soin de déterminer le montant nécessaire de troupes sur le terrain. Et il vient de prendre la même décision pour l'Afghanistan. Depuis quelque temps, le Département d'État à la défense ne communique d'ailleurs plus de chiffres et de détails sur ces sujets. Les commentateurs n'ont pas manqué alors de relever le risque de "mission creep", c'est-à-dire de voir les forces américaines, à la poursuite de résultats insaisissables, peu à peu entraînées de plus en plus profondément dans des conflits sans fin.

En Afghanistan, l'armée a utilisé à la mi-avril, la plus puissante bombe de l'arsenal américain, encore jamais mise en œuvre à ce jour, pour frapper des troupes de Da'esh apparemment installées dans des bunkers et des tunnels près de la frontière avec le Pakistan. L'opération a-t-elle été personnellement autorisée par Donald Trump ? Celui-ci, interrogé par les journalistes, se dérobe : "chacun sait exactement ce qui s'est passé. Ce que je fais, c'est donner l'autorisation aux militaires. Nous avons les plus grands militaires du monde, et ils ont fait leur travail, comme d'habitude. Ils ont reçu une autorisation totale, et voilà ce qu'ils font, franchement, voilà pourquoi ils ont si bien réussi récemment. Regardez ce qui s'est passé ces dernières huit semaines, comparez-les avec les dernières huit années. Il y a une extraordinaire différence…" De fait, il semble bien que la décision ait été prise au niveau du général John Nicholson, responsable du théâtre d'opération afghan.

les dilemmes syriens

Donald Trump a en revanche donné sans conteste son feu vert personnel au tir de 59 missiles Tomahawk sur la base aérienne syrienne de Shayrat, le 6 avril, en punition de l'attaque chimique sur la petite ville de Khan Sheikhoun, imputée à partir de lourdes présomptions au régime syrien. La décision n'allait pas de soi. Durant sa campagne, Donald Trump avait mis en valeur le risque de voir Assad, s'il était poussé vers la sortie, "remplacé par pire que lui". Fin mars, l'ambassadrice américaine aux Nations-Unies, Nikki Haley, déclarait que l'élimination d'Assad n'était plus une priorité. Son ministre, Rex Tillerson, affirmait peu après que le futur d'Assad serait "décidé pat son propre peuple". Les photographies des enfants gazés à Khan Sheikhoun – "des enfants innocents…de beaux bébés cruellement assassinés" selon les termes de Donald Trump – commencent à changer la donne. La décision de frapper est prise peu après que l’avion du Président a atterri à Palm Beach, où Donald Trump se rend pour accueillir Xi Jinping, le Président chinois. Celui-ci est informé de l'opération au dessert.

Mais cette affaire ne change rien au rapport de forces sur le terrain. La grande question à l'approche de l'été, alors que la chute de Mossoul se confirme, est de savoir qui pourra se targuer de la prise de Raqqa, capitale de Da'esh en Syrie, et de Deir Ez-Zor, autre important bastion de l'organisation de l'état islamique, situé à 160 kilomètres au sud-est de Raqqa. Donald Trump souhaiterait évidemment beaucoup porter à son crédit la chute de Raqqa qui sonnerait la fin de l'État islamique, du moins comme entité territoriale. Les États-Unis soutiennent donc avec des moyens de plus en plus importants, ainsi que des forces spéciales, une coalition de Kurdes et d'Arabes syriens qui est en bonne position pour s'emparer de la ville. Le gouvernement syrien, appuyé par des milices formées et encadrées par l'Iran, ainsi que par le Hezbollah libanais, vise dans l'immédiat Deir Ez-Zor, à la lisière de laquelle il est parvenu à conserver une garnison retranchée, assiégée depuis de longs mois par Da'esh. À noter que ni les États-Unis, ni la Syrie, et donc ni la Russie, ni l'Iran, ne souhaitent voir la Turquie, dont les troupes ont pourtant pénétré dans le nord de la Syrie, se mêler de ces affaires.

Le grand désert de l'est syrien, situé à l'extérieur de la "Syrie utile", où se trouvent Raqqa et Deir Ez-Zor, est donc en ce moment le terrain de grandes manœuvres. Il apparaît à présent comme un espace d'intérêt stratégique, notamment dans la mesure où il assure la continuité territoriale entre Syrie et Irak, sujet important à la fois pour Bachar el Assad et pour l'Iran. Un groupe de rebelles, appuyé par des forces spéciales américaines, tient At-Tanf, l'un des points de passage routier entre les deux pays, point important car il conduit non seulement à Bagdad mais aussi à la route reliant l'Irak et la Jordanie. Assad et les Iraniens ont donc tenté de s'en emparer, mais leurs colonnes ont été à quatre reprises arrêtées par des frappes aériennes américaines. Interventions lourdes de sens, puisque, mise à part une frappe présentée comme une erreur du temps d'Obama, c'était la première fois que les États-Unis s'en prenaient à l'armée syrienne et à ses alliés. Du coup, ces forces loyales au régime ont bifurqué plus au nord pour atteindre la frontière avec l'Irak. Les milices shiites irakiennes étant elles-mêmes en voie d'éliminer les forces de Da'esh de l'autre côté de la frontière, les forces rebelles et américaines présentes à At Tanf risquent de se retrouver encerclées, et plutôt en mauvaise posture. Dans l'immédiat, les Américains ont renforcé leur présence à At-Tanf.

Le moment de vérité approche donc, où les Américains devront faire savoir s'ils laissent Assad reprendre le contrôle de l'ensemble de son pays, auquel cas leurs troupes au sol devront à un moment ou à un autre s'effacer, ou s'ils entendent au contraire conserver en Syrie, avec les forces qui leur sont fidèles, des gages territoriaux pouvant ouvrir la voie à une fragmentation du pays.

De nouveau, l'Iran

Dans ce choix, l'analyse des avantages que pourront tirer la Russie et l'Iran de telle ou telle configuration jouera un rôle décisif dans les prises de décision de Donald Trump. Celui-ci a un moment espéré qu'il parviendrait à régler le sort de la Syrie avec Poutine, en éliminant l'Iran du jeu. Il a rapidement pris conscience du caractère illusoire d'un tel projet. Sa crainte doit être à présent que l'Iran émerge comme le grand vainqueur de l'épisode syrien, comme il l'a été de l'intervention américaine en Irak, où l'élimination de Saddam Hussein et la promotion de la démocratie ont permis à la majorité démographique chiite de prendre les commandes du pays.

En même temps, Donald Trump a compris le risque sérieux qu'il y aurait pour l'Amérique à casser l'accord nucléaire conclu en juillet 2015 à Vienne entre l'Iran et les cinq membres permanents du Conseil de sécurité, plus l'Allemagne. Jusqu'à ce jour, l'Iran a respecté sa part des obligations contenues dans l'accord et n'a donné prise à aucune sérieuse mise en cause. L'Europe, la Russie, la Chine, d'autre part, manifestent régulièrement et fermement leur attachement à l'accord. Ce serait l'Amérique qui se retrouverait dans le mauvais rôle, et finalement isolée sur la scène internationale, en cas de rupture. Donald Trump voit donc bien la difficulté à réaliser ce qu'il avait laissé espérer au fil de sa campagne, la fin d'un accord dénoncé comme "le pire qu'ait jamais conclu l'Amérique". Son administration a même dû accomplir des gestes positifs pour maintenir l'accord en vie, puisque les États-Unis doivent, à intervalles réguliers, renouveler les waivers, ou exemptions, appliquées à beaucoup de leurs sanctions contre l'Iran, en vue de tenir les engagements qu'ils ont pris dans l'accord de Vienne. Pour masquer, autant que possible, cet embarrassant changement de cap, Donald Trump en est réduit à hausser à la voix, à multiplier les attaques verbales contre l'Iran, et même à prendre à son égard quelques sanctions additionnelles, à vrai dire sans conséquences, mais qui lui permettent de se mettre au diapason des autres adversaires déclarés de Téhéran : l'Arabie saoudite, on l'a déjà vu, et bien entendu Israël. Mais la difficulté pour Donald Trump est alors de ne pas être entraîné trop loin, c’est-à-dire à la rupture de l'accord de Vienne : à Washington même, par une classe politique violemment hostile à l'Iran, et qui rêve de sanctions encore plus dures, toujours plus dures, comme le montrent les projets en cours de discussion au Congrès ; et aussi par ses amis au Proche et Moyen-Orient.

Et enfin, Israël

L'album de Donald Trump au Moyen-Orient ne serait pas complet si n'y figurait pas Israël. Après le sommet de Riyad, Trump s'est rendu à Jérusalem, notamment pour y rencontrer le Premier ministre Netanyahu et pour se rendre au Mur des lamentations, ainsi qu'à Bethléem, où il a vu Mahmoud Abbas. Trump et Netanyahu se sont retrouvés sans difficulté pour pointer du doigt l'Iran. Sur le reste, les choses ont été plus floues. Rien n'a été dit sur le transfert de l'ambassade des États-Unis de Tel Aviv à Jérusalem, promis pendant la campagne, mais dont chacun pressent les crises incontrôlables qu'un tel geste pourrait soulever. Donald Trump s'est flatté de pouvoir donner un nouvel élan au processus de paix entre Israéliens et Palestiniens, mais s'en est tenu à de vagues formules quant aux détails, demandant par exemple à Netanyahu de "faire preuve de retenue pour un petit moment sur la colonisation" ou disant qu'il envisageait aussi bien une solution à deux États qu'à un État. "J'aime la solution qu'aiment les deux parties. Je suis heureux avec celle qui plaît aux deux parties. Je peux vivre avec l'une et l'autre" a ainsi lâché Donald Trump. L'on comprend que ses auditeurs l'aient quitté plutôt perplexes.

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Combien de temps le Président américain pourra-t-il ainsi tenir, entre propos à l'emporte-pièce, vagues formules, volte-faces, décisions d'un jour, sauts et culbutes ? Le Moyen-Orient, qui s'est imposé comme un piège et un défi à tous les récents présidents des États-Unis depuis Jimmy Carter, n'est pas en voie de se montrer plus tendre pour Donald Trump. Celui-ci avait cru initialement pouvoir se laver les mains de ce qui s'y passait. C'était l'époque de l'"America first". Le voilà aspiré par le tourbillon des crises qui balaient la région. Pour le moment, le drame majeur, frappant de plein fouet, lui a été épargné. Comment se comporterait-il en de telles circonstances ? Dans quelle direction pourrait-il alors entraîner l'Amérique, ses alliés, ses amis ? Les institutions américaines seraient-elles appelées à jouer les garde-fous ? En auraient-elles le temps ? Telles sont les questions qui inquiètent les observateurs. En tout état de cause, le temps paraît lointain où l'on prédisait qu'avec l'apparition des sources d'énergie non-conventionnelles, notamment des pétroles et des gaz de schiste, et la montée en puissance de l'Asie, le Moyen-Orient ne mériterait plus qu'on y investisse en hommes, en moyens, en diplomatie, et glisserait peu à peu vers l'insignifiance. Il reste, et restera encore longtemps, au centre des préoccupations du monde, et un point de fixation majeur pour l'Amérique…et donc pour Donald Trump.

(publié par la Fondation Jean Jaurès le 25 juin 2017) 





mercredi 17 août 2016

Iran, Arabie saoudite : une si longue querelle


« Nous sommes chez nous dans le Golfe persique. La côte du Golfe persique et la plupart des côtes de la mer d’Oman appartiennent à notre puissante nation, nous devons donc être présents dans cette région »

 Ali Khamenei, Guide de la Révolution islamique, mai 2016.

 « Si l'Iran changeait ses agissements politiques, rien ne nous empêcherait de tourner la page et de construire la meilleure des relations basée sur le bon voisinage, sans ingérence dans les affaires d'autrui »

 Adel Al Jubeir, ministre saoudien des affaires étrangères, mars 2016.
  
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 La rivalité entre Iran et Arabie saoudite apparaît depuis un demi-siècle comme une donnée constante de la géopolitique du Moyen-Orient. C’était vrai du temps du Chah, et la situation s’est encore dégradée avec la République islamique. Les accalmies ont été plutôt rares et en ce printemps 2016, cette relation traverse à nouveau une mauvaise passe. L’aspect le plus visible en est l’opposition frontale des deux pays sur le dossier syrien. S’y est ajoutée à partir de septembre 2015 une séquence d’évènements dramatiques : panique de foule meurtrière à la Mecque entraînant la mort, entre autres, de quelque quatre cents pèlerins iraniens, puis exécution par l’Arabie saoudite du religieux le plus populaire de la communauté chiite de l’est du pays, réaction iranienne avec la mise à sac de l’ambassade saoudienne à Téhéran et du Consulat à Machhad, enfin rupture des relations diplomatiques par Riyadh.

 La question de la primauté dans le Golfe persique, espace d’intérêt hautement stratégique, est au cœur de cette tension, chacun étant peut-être encore plus motivé par la crainte de voir l’autre accéder à cette primauté que par l’envie d’y arriver lui-même. Mais le point d’équilibre entre les ambitions des deux parties se dérobe sans cesse et le désordre qui en naît participe aux désordres qui frappent l’ensemble du Moyen-Orient.

 L’Iran se considère chez lui dans le Golfe persique depuis des millénaires. Il se serait volontiers installé sur ses deux rives s’il n’en avait été tenu écarté par l’empire Ottoman, puis par la Grande-Bretagne. L’Arabie saoudite, dans un rôle effacé jusqu’au début des années 1970, accède, elle, peu à peu au premier plan à la suite du retrait britannique de la région et du choix fait par les États-Unis, alors empêtrés dans la guerre du Vietnam, de déléguer la sécurité du Golfe persique à « deux piliers » : Riyadh et Téhéran. Le Chah en profite pour prendre possession des deux îles Tomb et de celle de Moussa, situées à l’orée du détroit d’Ormuz, que les Émirats arabes unis, nouvellement constitués, considèrent comme leur appartenant. Ce sera un sujet de friction permanent, et toujours actuel, avec les Royaumes de la Péninsule arabique. Le Chah prend aussi son rôle suffisamment au sérieux pour venir en 1973 au secours du jeune sultan d’Oman, Qabus Ibn Saïd, dans sa lutte contre la rébellion de la province du Dhofar et scelle ainsi avec ce pays une amitié qui persiste à ce jour. A même époque, Iran et Arabie saoudite se retrouvent quand même côte à côte pour provoquer avec les autres pays de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) une hausse spectaculaire du prix du baril. Ils disposent désormais d’amples moyens pour financer leur envol économique et stratégique.

 Guerre ouverte et guerres de l’ombre

 Mais les cartes sont rebattues en 1979 avec l’avènement de la République islamique. Celle-ci, emportée à ses débuts par son élan révolutionnaire, veut transformer à son image le monde islamique, et à terme le monde entier. Elle appelle les peuples voisins à renverser, comme elle vient de le faire, leurs dirigeants corrompus et impies. Ses premières cibles sont la dynastie des Saoud, gardiens illégitimes à ses yeux des Lieux saints, et Saddam Hussein, tyran oppresseur d’un pays à majorité chiite. Elle joue alors clairement un rôle déstabilisateur.

 La famille régnante saoudienne se trouve dès l’automne 1979 mise en cause sur deux fronts. En novembre, un commando de Sunnites exaltés prend d’assaut la grande mosquée de la Mecque et parvient à s’y retrancher pendant une dizaine de jours. Au même moment, dans l’est du pays, source de la richesse pétrolifère du royaume, la communauté chiite, inspirée par l’exemple iranien, s’agite. Les autorités réagissent par une vague de répression et le début d’une longue suspicion sur les menées de l’Iran en territoire saoudien.


 Quant à Saddam Hussein, il est le premier dirigeant arabe à reconnaître la République islamique. Mais il s’inquiète vite de l’effervescence des Chiites irakiens, échauffés par les imprécations de Khomeyni, et décide en septembre 1980 d’attaquer son voisin, déclenchant une guerre de huit ans. Informé du projet, le Roi Khaled, fidèle à la politique de prudence et d’équilibre régional du Royaume, tente de dissuader Saddam. Mais une fois la guerre
 déclenchée, il ne lui refuse pas son aide financière, logistique et en pétrole, qui va croissant. Il cherche toutefois une issue qui ne confère pas à l’une des deux parties un ascendant indu au Moyen-Orient. En juin 1982, son successeur, le roi Fahd, s’associe à l’offre de « paix blanche » de Saddam Hussein, dont les forces sont très éprouvées, et propose à l’Iran un chèque de 50 milliards de dollars pour le convaincre de mettre fin au conflit. En vain, Khomeyni veut la chute de Saddam, dont il rêve qu’elle lui ouvrira la route de Jérusalem ! Et la guerre repart pour six années de massacres et de destructions inutiles.


En juin 1984, l’aviation iranienne s’en prend dans le Golfe persique à des tankers saoudiens, amenant Riyadh à définir une zone d’interdiction aérienne au-delà de ses eaux territoriales. Mais cette décision n’empêche pas de nouvelles attaques de tankers et des accrochages entre les aviations des deux pays. En 1985, Riyadh tente pourtant une nouvelle médiation entre Irak et Iran, encore une fois sans succès. Le Roi Fahd se laisse alors convaincre par les Américains d’ouvrir les vannes de sa production pétrolière, de façon à provoquer une baisse du prix du pétrole qui mette à genoux l’Iran… et l’URSS. L’opération est un plein succès, mais il faudra trois ans pour que la guerre prenne fin par épuisement mutuel des belligérants, et un repli de chacun sur sa frontière[1].


 Et puis durant cette période, la République islamique, considérant sans doute qu’elle est en droit d’utiliser l’arme des faibles contre ce qu’elle voit comme une coalition hostile du monde entier ou presque, n’hésite pas à recourir aux prises d’otages et au terrorisme : soit par ses propres moyens, soit en mobilisant des mouvements, ancrés dans les communautés chiites, qu’elle a contribué à former et armer, tels le Hezbollah libanais, fondé en 1982, ou le Hezbollah du Hedjaz, actif dans la Péninsule arabique à compter de 1987. Les lieux de pèlerinage sont le théâtre de sérieux incidents : en 1981, les pèlerins iraniens, expressément encouragés par l’Ayatollah Khomeyni, lancent des slogans hostiles aux États-Unis, à Israël… et s’en prennent à la police ; en 1986, la police découvre des explosifs dans les bagages de pèlerins iraniens ; en 1987, nouvelle manifestation à la Mecque de pèlerins qui brandissent des portraits de l’Ayatollah Khomeyni ; il s’en suit une bousculade, et des tirs de la police qui font plusieurs centaines de morts. A Téhéran, les ambassades du Koweït et d’Arabie saoudite sont alors mises à sac, les diplomates saoudiens sont pris à partie par la foule et l’un d’eux y trouve la mort. Peu après, plusieurs explosions frappent des installations pétrolières dans l’est du pays. Riyadh rompt alors ses relations diplomatiques avec Téhéran. Elles seront rétablies en 1991, sous l’impulsion du Président Rafsandjani, partisan de l’apaisement.

 À même époque, d’autres attentats à l’origine plus ou moins obscure touchent le pays. Des diplomates saoudiens sont assassinés à Ankara, à Karachi et à Bangkok, trois attentats à l’explosif se produisent simultanément à la Mecque. En 1996 encore, intervient un spectaculaire attentat contre un complexe d’habitation à Khobar, occupé par les militaires américains, faisant parmi eux 19 morts. L’action n’est pas revendiquée, mais les Américains désignent rapidement le Hezbollah du Hedjaz, et derrière lui, les Iraniens. Les Saoudiens sont plus prudents. Il est vrai que le Prince héritier Abdallah, régent de fait du royaume depuis 1995, a fait le choix d’une politique dynamique d’engagement dans la région. En signe de bonne volonté, il accueille en 1996 à Riyadh le Président Rafsandjani puis se rend lui-même à Téhéran l’année suivante à l’occasion du sommet de l’Organisation de la Conférence islamique. Et deux ans plus tard, le nouveau président réformateur iranien, Mohammad Khatami, soucieux lui aussi d’améliorer les relations de Téhéran avec le monde extérieur, se rend à Riyadh. Des conversations qui se nouent, émerge en 2001 un accord de sécurité touchant à la lutte contre la drogue et le terrorisme.


 Le prosélytisme saoudien à l’appui des Taliban et des Jihadistes


 Mais la détente qui s’était amorcée à la fin de la guerre Irak-Iran et à la disparition de Khomeyni en 1989 pour se maintenir tant bien que mal jusqu’au début des années 2000 ne résiste pas aux crises qui s’enchaînent dans la région à compter du 11 Septembre : interventions américaines en Afghanistan et en Irak, tension internationale autour du nucléaire iranien, Printemps arabes. Il est vrai que les deux pays abordent cette période porteurs de griefs réciproques tenaces. Côté saoudien, on l’a vu, reproches d’arrogance, de subversion, de terrorisme ; côté iranien, reproches du soutien à Saddam, de la soumission aux États-Unis, de la complaisance à l’égard d’Israël, de l’aide à l’oppression de la dynastie sunnite de Bahreïn sur sa communauté chiite ; reproche, dans un autre registre, de la gestion calamiteuse des Lieux saints et de discrimination à l’égard des pèlerins chiites. Mais surtout, reproche à l’Arabie saoudite de développer dans l’ensemble du monde musulman une politique massive de diffusion du wahhabisme, version rigoriste de l’Islam, hostile au chiisme, dont les effets se font de plus en plus sentir à compter des années 1990 aux frontières de l’Iran. Pakistan et Afghanistan sont en effet devenus des terres d’élection de ce prosélytisme.

 Dès l’occupation soviétique de l’Afghanistan, Riyadh soutient le mouvement des Taliban aux côtés des Américains et des services pakistanais. Après avoir chassé les Russes et pris le pays sous son contrôle, ce mouvement devient la bête noire des Iraniens. Le massacre en 1998 de 11 Iraniens dans la mise à sac du Consulat d’Iran à Mazar-e-Sharif soulève une émotion immense en Iran et met Kaboul et Téhéran à deux doigts de la guerre. L’ancrage d’Al Qaeda des deux côtés de la frontière entre Pakistan et Afghanistan inquiète aussi les Iraniens, qui n’ignorent rien de son origine saoudienne. Et au Baloutchistan, région à cheval entre Iran et Pakistan, dont la population sunnite supporte mal la férule de Téhéran, les autorités iraniennes voient volontiers dans les désordres et le terrorisme qui agitent cette province excentrée la main des Américains, d’Israël… et de l’Arabie saoudite, avec la tolérance complice du Pakistan.

 L’intervention américaine en Afghanistan et en Irak modifie à nouveau la donne dans la région. Dépités, les Saoudiens constatent que l’Iran, débarrassé de ses deux pires ennemis, les Taliban et Saddam Hussein, installent leur influence, côté Afghanistan, dans la province limitrophe d’Herat, et côté Irak, non seulement dans le sud chiite, mais aussi sur le pouvoir central depuis que la communauté chiite en a pris le contrôle à la faveur de la démocratie. Et avec le retrait des Américains, cette influence trouve devant elle un champ à peu près libre… jusqu’au retour en force des Taliban en Afghanistan, et l’apparition de Da’esh dans l’espace irako-syrien.

 Iran et Arabie saoudite face aux printemps arabes

 Puis viennent les Printemps arabes. Pour l’Iran, pas de doute : trente ans après l’Iran, le monde arabe s’engage enfin dans la voie tracée par l’Imam Khomeyni, en chassant ceux qui lui interdisaient de renouer avec le véritable Islam. Mais le monde sunnite reste sourd à ses encombrants conseils. Pour l’Arabie saoudite, il s’agit au contraire de résister à une poussée déstabilisatrice. Elle y réussit assez bien, comme d’ailleurs l’ensemble des monarchies arabes, mais doit quand même venir au secours de Bahreïn pour y mater la sédition de la majorité chiite, derrière laquelle elle voit une fois de plus la main de l’Iran.

 Avec le soulèvement en 2011 d’une partie de la population syrienne contre Assad, puis la montée en puissance de Da’esh en Irak, le cœur du Moyen-Orient devient le champ de la rivalité entre Iran et Arabie saoudite. Le régime iranien avait déjà une solide relation avec le régime d’Hafez el Assad, fondée sur l’hostilité à l’Irak et à Israël, et sur des intérêts souvent convergents au Liban. Il vole au secours de son fils Bachar, en remplaçant sa rhétorique sur la légitimité des révoltes populaires par un discours sur la lutte contre les infiltrations des puissances hostiles : États-Unis, bien entendu, suivi de l’Arabie saoudite et d’Israël. Pour les Iraniens, en effet, pas question de laisser s’installer en Syrie des sortes de néo-Talibans, dont le premier but serait d’aller déstabiliser le fragile Irak voisin et sans doute le Liban, de renvoyer les communautés chiites à leur infériorité séculaire, de raser les lieux saints du chiisme et de camper aux portes de l’Iran. Sa détermination se renforce avec l’irruption en force de Da’esh en Irak. Le corps d’élite des Pasdaran, notamment sa brigade Al Qods, spécialisée dans les interventions extérieures en tous genres, intervient ainsi tant en Irak qu’en Syrie, en principe dans un rôle d’encadrement et de conseil, mais parfois directement en cas d’urgence.

 L’Arabie saoudite a de cette affaire une tout autre vision. Puisque l’Irak a pu tomber sous la coupe de la communauté chiite, donc de l’Iran, par la loi d’airain de l’effet majoritaire, le jeu de la démocratie doit aussi s’appliquer en Syrie, qui compte au moins 60% d’Arabes sunnites, et le régime des Assad, issu de la petite minorité des Alaouites, doit s’effacer. Pour l’y forcer, l’Arabie saoudite, gouvernement et société ensemble, apporte un soutien en argent et en armes à l’opposition armée, sans trop s’attarder sur la qualité de ses diverses composantes. Da’esh, entre autres mouvements jihadistes, est ainsi puissamment aidé à prendre son envol… jusqu’à ce qu’il se retourne contre son bienfaiteur. Et quand les États-Unis montent une coalition internationale contre Da’esh après la chute de Mossoul en juin 2014, les Saoudiens y participent petitement, bientôt absorbés par leur intervention au Yémen.

 Après l’accord nucléaire

 En juillet 2015, un évènement majeur fait monter d’un nouveau cran la crispation saoudienne à l’égard de l’Iran. Un accord est en effet trouvé entre les grandes puissances, États-Unis en tête, et Téhéran, pour mettre fin à la longue crise nucléaire qui opposait depuis quelque douze ans les deux parties et avait mis l’Iran au ban des nations. Riyadh y voit une bascule des priorités de Washington, un abandon de la préférence accordée à l’Arabie saoudite, et la levée du dernier frein aux appétits d’hégémonie de la République islamique sur son environnement. Le spectre d’un « croissant chiite » partant du Yémen, puis courant à travers le Golfe persique et la Mésopotamie pour arriver par le Liban aux rives de Méditerranée, et étouffer ainsi le monde sunnite, est alors agité dans les divans des monarchies arabes[2].

 En outre, début 2015, la mort du roi Abdallah a favorisé l’émergence d’une nouvelle génération de dirigeants, où se détache le prince Mohammed ben Salman, fils favori du nouveau roi. Ce prince, âgé d’une trentaine d’années, est en charge de la défense mais aussi du pétrole et de l’économie. Précédé d’une réputation d’impulsif, il s’affiche en rupture avec la tradition de prudence, de modération, de décision collective pratiquée par la dynastie des Saoud. C’est ainsi que les signaux de Téhéran visant à renouer avec Riyadh sont délibérément repoussés.

 Malgré tout, travailler au rapprochement

 À l’heure qu’il est, force est de constater la prévalence de la méfiance et des préjugés sur les deux rives du Golfe persique. Côté saoudien, le complexe d’une jeune nation encore mal assurée de l’avenir de ses institutions et de sa société entretient l’image d’un monde perse ennemi séculaire du monde arabe. Et le wahhabisme désigne les Iraniens comme porteurs d’un schisme aux limites du paganisme, portant atteinte à la cohésion du monde musulman. Les Iraniens au contraire présentent le chiisme comme l’un des rites de l’islam, rien dans différentes formes de dévotion ne justifiant d’entrer en guerre les uns contre les autres. Pénétrés de leur identité millénaire, ils sont fiers d’avoir porté de grands phares de la culture et de la science universelles. Hors propos officiels, ils laissent transparaître leur commisération pour le monde arabe en général, et en particulier pour les derniers arrivés en civilisation que sont leurs voisins du Golfe persique.

 Chacun sait pourtant qu’il n’y aura pas de début d’apaisement des crises du Proche et du Moyen-Orient sans un minimum de compréhension et d’acceptation mutuelles entre l’Iran et les principaux pays arabes, à commencer, en l’état d’affaiblissement actuel de l’Égypte, par l’Arabie saoudite. Pour l’Iran et l’Arabie saoudite en particulier, la stabilité de la région, et notamment du Golfe persique, a toutes les raisons d’apparaître comme un bien commun, plus précieux que tous les rêves d’influence. C’est à la recherche de cet équilibre que leurs amis et alliés devraient travailler, en sachant qu’il s’agira d’un long processus. Mais tout ce qui sera fait en ce sens vaudra mieux que les interventions directes de puissances extérieures, dont on a vu les désastres qu’elles ont produits au Proche et au Moyen-Orient, et dont on peut craindre des désastres pires encore.


 Pour aller plus loin

 Bernard Hourcade « Géopolitique de l’Iran, les défis d’une renaissance », nouvelle édition, Armand Colin éd., Paris 2016

 Simon Mabon “Saudi Arabia and Iran: Soft Power Rivalry in the Middle East” I.B.Tauris éd., Londres, 2013,

 Banafsheh Keynoush “Saudi Arabia and Iran: Friends or Foes?” Palgrave Macmillan éd. New-York, 2016.


[1] Sur tous ces épisodes, voir Pierre Razoux « la guerre Iran-Irak, première guerre du Golfe 1980-1988 » Perrin éd., Paris 2013.

[2] Sur l’instrumentalisation de l’opposition Sunnites-Chiites, voir Clément Therme, « La nouvelle « guerre froide » entre l'Iran et l'Arabie saoudite au Moyen-Orient », Confluences Méditerranée, 2014/1 N° 88, p. 113-125, éd. L’harmattan, Paris 2014.


mardi 3 novembre 2015

L’Iran, la Russie et les autres : vers une sortie de crise en Syrie

Sur l’insistance de la Russie, l’Iran a donc été admis à la table des négociations sur la Syrie. Il devenait de plus en plus paradoxal, si l’on voulait vraiment en sortir, de tenir à l’écart cet acteur incommode mais majeur, estimant avoir en cette affaire des intérêts vitaux. Du côté donc de Bachar el Assad, l’Iran et la Russie, et en face tous les autres, demandant le départ du même Bachar. Mais il y a des zones de compromis. Ni l’Iran, ni la Russie, ne se sentent liés à la personne même de Bachar. En revanche, ils ont toujours estimé que des puissances extérieures n’avaient pas à préempter une décision appartenant aux Syriens dans leur ensemble. Et tous deux craignent qu’un effondrement des institutions dans la foulée d’une élimination de Bachar et de son clan n’engendre un chaos où s’engouffreraient des monstres. Après les expériences irakienne et libyenne, c’est un point que les Occidentaux doivent pouvoir comprendre. Et puis, Moscou a entretenu avec Damas des relations étroites depuis des décennies. La Russie compte 20 millions de Musulmans. Et à vol d’oiseau, il y a entre les deux pays la distance Paris-Marseille.

Les cauchemars afghans de l’Iran et de la Russie

Quant à l’Iran, il y a un cauchemar qu’il ne veut pas éprouver. C’est une talibanisation de la Syrie. Il a déjà assez souffert des Talibans en Afghanistan. Il a en horreur l’idée que leurs équivalents puissent s’installer à demeure près de l’Irak et déstabiliser ce pays jusqu’à la frontière iranienne. C’est d’ailleurs le général pasdaran Souleymani, responsable des forces spéciales iraniennes intervenant en Syrie et en Irak, qui a convaincu personnellement Poutine qu’il fallait agir d’urgence s’il ne voulait pas voir l’armée syrienne, à bout de forces, s’effondrer.

Venant toujours d’Afghanistan, un autre cauchemar tourmente aussi les Russes. C’est celui de l’enlisement qu’ils y ont connu dans les années 1980. Déjà, il est visible que l’offensive terrestre des forces loyales à Bachar contre les rebelles qui mettent en péril l’axe vital Damas-Alep, n’a pas emporté les résultats escomptés, malgré l’appui massif de l’aviation russe. L’Arabie saoudite, le Qatar, la Turquie ont veillé, avec l’accord des États-Unis, à relever le niveau des armes fournies à l’opposition, avec en particulier des armes anti-blindés. L’impossibilité de remporter un succès décisif pousse donc tout le monde à la négociation. Poutine a préparé le terrain en convoquant Bachar à Moscou. Il lui a sans doute expliqué que l’aide russe avait un prix, qu’il devrait un jour payer. Du côté occidental, il est accepté qu’un départ de Bachar ne soit plus un préalable à un processus de transition, mais plutôt l’une de ses étapes, voire sa conclusion. Tout s’est donc récemment accéléré pour préparer les esprits à un accord.

D’abord réaffirmer les intégrités territoriales, ensuite chasser Da’esh

Il est au moins une question sur laquelle toutes les parties devraient s’entendre sans difficulté : c’est la protection de l’intégrité du territoire syrien. Ce point n’allait pas de soi, tant a été dénoncé l’artificialité des frontières tracées dans la région à l’issue de la première Guerre mondiale, en évoquant l’émergence inévitable, ici d’un Sunnistan, ailleurs d’un Kurdistan, ou encore d’un « réduit alaouite ». Tant en Syrie qu’en Irak, ce serait en vérité ouvrir une boîte de Pandore. La fixation des frontières de telles entités soulèverait la tentation de toucher à celles des pays voisins : Turquie, Iran. Elle ferait naître des conflits au moins aussi brûlants, et encore plus durables, que les conflits en cours. Ce serait enfin négliger qu'au cours d'histoires  tourmentées, s'est enraciné en Syrie comme en Irak un vrai sentiment national.

Et puis, il faudra bien s’attaquer ensemble à l’éradication de Da’esh, ou « Etat islamique ». Pour le moment, personne ne s’y est vraiment attelé. Certainement pas Bachar, qui trouve avantage à pouvoir dire qu’il existe au monde plus abominable que lui. Les Russes, eux, parant au plus pressé, ont surtout frappé ceux qui menaçaient le plus directement la « Syrie utile ». Ils ne voient aucune urgence à aller chercher Da’esh au cœur des déserts excentrés où il est installé. Quant à la coalition internationale montée et portée à bout de bras par les Américains, elle s’est jusqu’à présent limitée à une sorte de service minimum, sauf dans l’épisode de la défense de Kobané, en raison de sa charge symbolique. En Irak, elle ne cherche encore qu’à contenir Da’esh en attendant que l’armée irakienne et une mobilisation populaire au sein même des Sunnites soient en mesure de le chasser. En Syrie, les Américains ont veillé à ne pas s’attaquer aux oppositions radicales, d’ailleurs soutenues par leurs propres alliés : Arabie saoudite, Qatar, Turquie…, au point de renforcer la main de Bachar, ni en sens inverse de mettre Bachar en difficulté au point de faire miroiter la victoire aux rebelles. Là encore, ce sera à l’armée syrienne recomposée, et relégitimée par le départ de Bachar, de faire l’essentiel du travail. Il faudra, le moment venu, l’y aider, et constater déjà à Vienne que c’est la seule voie réaliste de sortie de crise.

(paru dans le Figaro du 2 novembre 2015)

vendredi 21 novembre 2014

Les résolutions du Conseil de sécurité en travers d’un accord avec l’Iran ?

Une fois de plus, nous nous sommes peut-être piégés nous-mêmes en rédigeant les résolutions du Conseil de sécurité destinées à piéger l’Iran. La situation actuelle rappelle par certains aspects la période, autour de 1997, où la plupart des membres du Conseil de sécurité auraient aimé abroger, ou du moins amender, les sanctions adoptées contre le régime de Saddam Hussein dans la foulée de la guerre de 1991, car leurs effets commençaient à échapper à tout contrôle : corruption généralisée, chute dramatique de l’état sanitaire de la population irakienne. Mais il aurait fallu pour cela l’unanimité des cinq membres permanents du Conseil de sécurité, et cette unanimité était hors de portée. Le Président Chirac déclarait à cette époque : « nous voulons, nous, convaincre, et non pas contraindre. Je n’ai jamais vraiment observé que la politique de sanctions ait eu des effets positifs. »

Nous n’en sommes pas à un point aussi dramatique concernant l’Iran. Mais au moment où il serait sans doute utile, pour conclure un accord global sur le programme nucléaire iranien, de pouvoir lever rapidement les sanctions introduites entre 2006 et 2010 par quatre résolutions du Conseil de sécurité, les négociateurs occidentaux paraissent avoir du mal à envisager un tel geste, et sembleraient plutôt enclins à repousser cette décision vers un lointain futur.

Ces sanctions du Conseil de sécurité, visant les activités militaires, nucléaires et balistiques de l’Iran, ne sont pas celles qui font le plus mal. Les plus destructives sont plutôt les sanctions unilatérales adoptées par les États-Unis et l’Union européenne, dans la mesure où elles tendent à déstabiliser l’ensemble de l’économie et des échanges extérieurs de l’Iran. Mais les sanctions du Conseil de Sécurité comportent un « effet de pilori » que les Iraniens perçoivent à juste titre comme profondément humiliant. Elles constituent aussi le socle juridique sur lequel les sanctions européennes, notamment, ont été mises en place. Les Iraniens sont donc anxieux de les voir disparaître dès que possible, par la voie d’une décision du Conseil de sécurité refermant le dossier qu’il avait ouvert en 2006 et le renvoyant au forum qu’il n’aurait dû jamais quitter, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).

Mais les conditions inscrites dans ces résolutions pour leur levée sont en vérité écrasantes. De fait, leurs rédacteurs semblent avoir poursuivi deux buts simultanés. Le premier a été d’accumuler les exigences permettant de bloquer la marche de l’Iran vers la possession d’un engin nucléaire capable d’atteindre sa cible : suspension de toutes activités liées à l’enrichissement et au retraitement, y compris la recherche, le développement, et la construction de nouvelles installations ; suspension de toutes activités liées à la construction d’un réacteur de recherche modéré à l’eau lourde ; accès immédiat sur demande de l’AIEA à tous les sites, équipements, personnes et documents permettant de vérifier le respect par l’Iran des décisions du Conseil de sécurité et de résoudre toutes questions en suspens concernant les « éventuelles dimensions militaires » du programme nucléaire iranien ; ratification rapide du Protocole additionnel à l’accord de garanties passé entre l’Iran et l’AIEA ; interruption de toutes activités liées à des missiles balistiques susceptibles d’emporter des armes nucléaires. Au vu des circonstances dans lesquelles ces résolutions étaient adoptées, il y avait peu de chances de voir les Iraniens se plier à de telles injonctions, qualifiées de « mesures destinées à établir la confiance », qui les auraient obligés à abandonner pratiquement toutes leurs ambitions nucléaires et balistiques.

Le second but était d’un tout autre ordre, et d’une certaine façon peu cohérent avec le premier. Il visait à pousser les Iraniens vers la table de négociation, ainsi qu’il apparaît dans la formule retrouvée dans toutes les résolutions en question, exprimant « la conviction » que l’obéissance de l’Iran « favoriserait une solution diplomatique négociée ». Le Conseil de sécurité exprimait également sa disposition, si l’Iran suspendait ses activités d’enrichissement et de retraitement, à suspendre en retour au moins une partie de ses sanctions, de manière à « faciliter des négociations de bonne foi » et « d’atteindre rapidement un résultat mutuellement acceptable ». Comme on le sait, cette négociation a bien fini par se nouer, mais par des voies radicalement différentes, les Occidentaux ayant finalement renoncé à exiger que l’Iran interrompe toutes ses activités nucléaires sensibles avant d’entrer sérieusement en discussion. L’on peut donc considérer que ce second objectif aura été pleinement atteint dès qu’un accord global, espérons-le en phase finale de mise au point, entrera en vigueur, rendant ainsi caduque cette dimension des résolutions du Conseil de sécurité.

Bien entendu, leur première dimension, celle concernant l’imposition de « mesures destinées à établir la confiance », reste en place. La confiance étant par nature un sentiment difficile à cerner, nous entrons là dans un processus à long terme, sinueux, réversible, dont l’issue n’est que faiblement visible. Un tel processus est aussi malaisément compatible avec le fonctionnement en « tout ou rien » du Conseil de sécurité : une fois ses résolutions levées, elles n’ont aucune chance de pouvoir être rétablies. D’où l’hésitation de l’Occident à s’engager de façon irréversible. Et nous savons tous que les sanctions sont généralement plus faciles à adopter qu’à effacer, car elles tendent à créer dans l’intervalle leurs propres logique et dynamique. Elles donnent naissance à de nouveaux équilibres, à de nouveaux intérêts, ne serait-ce que parmi les personnes chargées de les gérer, qui consacrent tant d’énergie à leur mise en œuvre. Que l’on se souvienne de l’exemple fameux de l’embargo général imposé par les Alliés à l’Allemagne durant la Première guerre mondiale, resté en vigueur plusieurs mois après l’Armistice, qui a donc inutilement prolongé les souffrances de la population et attisé son amertume.

Les pays négociant avec l’Iran sont-ils prêts à tirer les leçons de l’Histoire ? La levée des sanctions du Conseil de sécurité apparaît actuellement comme une sorte de nœud gordien. Ce nœud devrait être tranché, sinon immédiatement après la signature d’un accord global avec l’Iran, du moins à l’issue d’une période relativement brève d’observation de la détermination avec laquelle Téhéran commencera à mettre en œuvre sa part d’obligations contenues dans « le Plan global d’action ». Ce vote du Conseil de sécurité pourrait être aussi opportunément lié à la ratification formelle par l’Iran du Protocole additionnel qu’il a signé en 2003, les deux gestes étant également irréversibles.


Ceci ne signifie pas que seraient abandonnées les demandes auxquelles l’Iran pourrait n’avoir pas entre temps pleinement répondu, par exemple sur la clarification des anciennes «dimensions militaires éventuelles » de son programme nucléaire. Mais cela voudrait dire que ces demandes seraient désormais exclusivement traitées au niveau de l’AIEA. Et cela voudrait surtout dire que le Conseil de Sécurité, à la lumière des progrès atteints dans la mise en œuvre de l’accord, ne considérerait plus le cas iranien comme une « menace à la paix » selon les termes du chapitre VII de la Charte des Nations Unies, sous l’égide duquel les résolutions en cause ont été adoptées : le seul chapitre autorisant l’emploi de mesures coercitives contre un État membre, en vue de « maintenir ou de restaurer la paix et la sécurité internationales ».

publié par le site LobeLog (version anglaise) et par BBC Persian (version persane)

samedi 23 août 2014

L’Irak n’est pas mort, il peut sortir plus fort de la crise actuelle

Les spéculations vont bon train en ce moment à propos de l’émergence d’entités nouvelles : kurde, chiite, sunnite, sur les ruines de l’Irak, État somme toute artificiel puisque né d’un découpage de l’empire ottoman au profit de deux puissances coloniales, la France et l’Angleterre.

C’est négliger la force du fait national, qui parvient à prendre racine sur les terrains les plus improbables, dès que les sociétés concernées accèdent à la modernité. Certes, l’époque contemporaine a connu le démantèlement de la Yougoslavie, mais il est le fait de la résilience de plus vieilles nations qu’elle, Croate et Serbe. Rien de tel en Irak, même chez les Kurdes, qui, avec leurs frères turcs, syriens et iraniens, peuvent être qualifiés de proto-nation, mais dont l’unité virtuelle reste traversée d’importantes fractures tribales et linguistiques.

C’est négliger aussi la force du fait démocratique que l’on voit à l’œuvre à Bagdad. Pour la quatrième fois, le peuple irakien s’est exprimé dans des élections législatives, d’abord pour élire une assemblée constituante en janvier 2005, puis pour élire son parlement en décembre 2005, en 2010 et 2014, en privilégiant chaque fois un peu plus les hommes et les programmes au détriment des réflexes communautaires. La constitution a été respectée pour la formation des gouvernements qui se sont succédés, elle l’a été cette fois-ci encore avec, comme prévu, l’élection du président du parlement, puis l’élection du président de la République, enfin la désignation par ce dernier d’une personnalité chargée de former un gouvernement. Le Premier ministre sortant s’est incliné sous l’effet d’une dynamique parlementaire et d’opinion, appuyée par la communauté internationale. Le fait démocratique l’a donc clairement emporté. Il appartient désormais au paysage irakien.

Et le futur Premier ministre sait qu’il ne parviendra à gouverner qu’en recréant de la cohésion et du respect mutuel entre les trois grandes communautés formant le tissu de l’Irak : Arabes chiites, Arabes sunnites, et Kurdes. Les principaux leaders spirituels et politiques de la communauté chiite, majoritaire dans le pays, ont compris que le temps de la revanche sur une longue période d’oppression devait prendre fin. La réintégration des Sunnites dans le jeu électoral dont ils se sont jusqu’à présent tenu éloignés, une répartition équitable des responsabilités et des ressources, notamment pétrolières, entre les trois communautés, associée à une plus grande autonomie régionale et locale, sont la clef du succès.

Certes, l’on voit bien aussi à l’œuvre les dynamiques centrifuges qui pourraient conduire au démantèlement de l’Irak : tentation d’indépendance des Kurdes, et menace de« l’État islamique », implanté dans l’ouest sunnite du pays après avoir conquis une partie de la Syrie.

Pour « l’État islamique », il y a de bonnes chances qu’il ne soit qu’un phénomène éphémère, tant il prend à rebours tout processus d’insertion durable dans son environnement. S’il rappelle quelque précédent, ce serait celui du mouvement millénariste du Mahdi ayant prospéré au Soudan dans les années 1880, avant d’être éliminé en 1898 par les troupes du général Kitchener. Si ce mouvement a tenu presque vingt ans, c’est en raison de l’absence sur place d’un contre-modèle en forme d’État et de l’indifférence des puissances tutélaires de la région. Rien de tel aujourd’hui en Irak. En revanche, pour ce qui concerne l’emprise de« l’État islamique » sur la Syrie, elle sera difficile à éradiquer tant que sera acceptée l’anarchie actuelle.

Pour les Kurdes, l’indépendance pourrait être convaincante si le nouvel État et les frontières qu’il revendique étaient volontiers reconnus par ses voisins. L’on est loin du compte, et cela est vrai aussi des frontières qui devraient être tracées entre Arabes sunnites et chiites. Elles ne pourraient d’ailleurs être consolidées sans de lourdes « épurations ethniques ». Ceci sans même parler de la dévolution de Bagdad, à laquelle Sunnites et Chiites sont également attachés. Et puis, ce qui pourrait être le pays des Sunnites est un pays ingrat, désertique, de faibles ressources, dont le seul atout serait son contrôle en amont des eaux du Tigre et de l’Euphrate. Il a en fait besoin pour survivre de la solidarité des autres, et notamment des Chiites, sur les terres desquels se trouve le principal des ressources pétrolières.


Rien n’est sûr encore quant au redressement du pays, mais l’on assiste déjà à de petits miracles comme la coopération des Peshmergas kurdes et de l’armée gouvernementale tenue par les Chiites pour venir au secours des minorités chrétienne, yazidi, turkmène, persécutées par « l’État islamique », ou encore pour reprendre le contrôle du barrage de Mossoul. Surprise aussi de voir la France, qui refusait naguère obstinément de voir l’Iran participer à la conférence de Genève sur la Syrie, l’inviter nommément, par la voix de Laurent Fabius, à rejoindre une coalition internationale contre les jihadistes de « l’État islamique ». Sans doute sera-t-il invité à la conférence envisagée par François Hollande sur la sécurité de l’Irak. Miracle enfin de voir les États-Unis, l’Iran et l’Arabie saoudite, que tout opposait, se retrouver ensemble pour apporter leur soutien au Premier ministre désigné, Haïdar el Abadi, et au-delà de sa personne, à la formation d’un gouvernement d’unité nationale. Ces mouvements sont de bon augure. S’ils débouchaient sur des résultats positifs, ils pourraient avoir des effets bien plus larges que sur le seul Irak. C’est la Syrie, c’est le Moyen-Orient qui pourraient en bénéficier.

(paru dans "le Figaro" du 23 août)