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dimanche 3 février 2019

SYRIE, LE RETRAIT AMÉRICAIN : UNE AFFAIRE DE BON SENS



(écrit le 30 décembre 2018, publié par lemonde.fr le 30 janvier 2019) 

Les Français déploraient l’affrontement des superpuissances durant la Guerre froide, mais chaque fois qu’un dégel s’amorçait, se plaignaient de l’émergence d’un condominium. Ils ont ainsi refusé en 1968 d’adhérer au Traité de non-prolifération nucléaire. Ils s’élevaient contre la division de l’Europe, mais faisaient la grimace à l’Ostpolitik de Willy Brandt. L’URSS disparue, ils ont pointé du doigt l’hégémonisme américain, tout en théorisant la naissance d’un monde multipolaire, lourd d’incertitudes. Déjà en 1996, Jacques Chirac laissait percer sa nostalgie d’un monde bipolaire « critiquable mais lisible ».

Plus récemment, ils ont lourdement critiqué la dérobade de Barack Obama quand il s’est agi de punir Bachar el Assad pour son utilisation de l’arme chimique. La frappe avortée aurait dû déstabiliser le tyran, donner à l’opposition armée la chance de le renverser. On a vu les effets de telles interventions quand Trump, lui, a frappé, une première fois seul en 2017, puis un an plus tard avec Français et Anglais. Cette seconde fois, une centaine de missiles a été tirée. Assad ne s’en est pas plus mal porté. Selon notre ministre des affaires étrangères, le raid avait détruit « une bonne partie » de l’arsenal chimique syrien. Il en restait donc assez pour faire de tristes dégâts. Saddam Hussein n’avait pas non plus bronché quand Bill Clinton, en 1998, avait déversé sur l’Irak quelque mille bombes et missiles.

Trump, après Obama

A présent, c’est le retrait des troupes américaines de Syrie, brusquement décidé par Donald Trump, qui soulève un tollé, et d’abord dans les milieux éclairés aux Etats-Unis. Il y a eu en France quelques plaintes et un silence lourd de reproches : reproche de la confiance trahie, à l’égard des Français et autres alliés, comme à l’égard des Kurdes. Et reproche d’infidélité à la mission de l’Amérique.

Dans la méthode, la désinvolture de Trump est extrême : aucune consultation de ses alliés, ni même de ses subordonnés. Pour l’avenir, cela pose problème. Restent aussi les modalités du retrait, qui pourraient réserver des surprises. Mais sur le principe, comment ne pas voir le gros bon sens de la décision ? A écouter les porte-paroles variés de leur Administration, les Américains, avec deux mille hommes à terre (sans doute plus en réalité), dispersés sur plusieurs bases, prétendaient éliminer les derniers partisans du soi-disant État islamique, chasser l’Iran de Syrie, et pousser Bachar el Assad vers la sortie. Et donner aussi en prime aux Kurdes un territoire au moins autonome. Sur ces différents objectifs, ils n’avaient aucun espoir de l’emporter, sauf à gonfler leur présence à un format comparable à celui de leur intervention de 2003 en Irak, ce qui aurait ouvert de nouvelles inconnues.

Une victoire, vraiment ?

…Mais, va dire le lecteur, quel est ce Docteur Subtil qui veut tout doucement nous habituer à l’idée de la victoire de l’Iran, de la Russie, et du Tyran de Damas ? Pas forcément. Voilà ces trois acteurs, et aussi la Turquie, peut-être extraits de la zone de confort que leur offrait la présence d’un évident adversaire. Les voilà placés devant leurs responsabilités, obligés de gérer à eux quatre la remise sur pied de la Syrie. Et à eux seuls, ils n’ont guère de chances d’y arriver, incapables d’abord de financer le début d’une reconstruction du pays. Nous les verrons peut-être un jour appeler à l’aide, et c’est alors qu’il deviendra possible de composer, voire de leur tenir la dragée haute.

Déjà, pour les Kurdes, l’heure de vérité est arrivée. Ils ont préféré ouvrir Manbij aux troupes d’Assad plutôt que de se laisser envahir par les Turcs. Les Russes ont poussé en ce sens, et empêcheront Erdogan de s’installer sur les terres kurdes situées à l’est de l’Euphrate. Reste aux Kurdes à trouver un compromis durable avec Assad. Ils ont encore quelques cartes en main, notamment celle d’une coopération pour réduire les débris de l’État islamique et l’opposition armée au régime. Encore récemment, le Moyen-Orient était une région où, selon la plaisante expression de Bertrand Badie « l’ennemi de votre ennemi n’est pas forcément votre ami, ni l’ami de votre ennemi votre ennemi, ni l’ennemi de votre ami votre ennemi, ni l’ami de votre ami votre ami. » Le paysage commence à se clarifier.

Les États-Unis, toujours là

Alors, la rassurante présence des Etats-Unis dans la région ? Sur ce thème, ceux qui pleurent d’un œil peuvent encore rire de l’autre. Après quelques années de flottement, les Etats-Unis se retrouvent en Syrie dans leur position précédente, c’est-à-dire parfaitement absents. À l’époque, personne n’y trouvait à redire. Ils conservent dans la région du Golfe persique près de 40.000 soldats, marins et aviateurs, répartis sur de nombreuses bases. Ils sont présents en Irak, au moins pour un temps. Avec leur puissance aérienne et navale, ils peuvent frapper quand ils veulent, où ils veulent. La puissance américaine a encore, là comme ailleurs, de beaux jours devant elle.






mardi 3 novembre 2015

L’Iran, la Russie et les autres : vers une sortie de crise en Syrie

Sur l’insistance de la Russie, l’Iran a donc été admis à la table des négociations sur la Syrie. Il devenait de plus en plus paradoxal, si l’on voulait vraiment en sortir, de tenir à l’écart cet acteur incommode mais majeur, estimant avoir en cette affaire des intérêts vitaux. Du côté donc de Bachar el Assad, l’Iran et la Russie, et en face tous les autres, demandant le départ du même Bachar. Mais il y a des zones de compromis. Ni l’Iran, ni la Russie, ne se sentent liés à la personne même de Bachar. En revanche, ils ont toujours estimé que des puissances extérieures n’avaient pas à préempter une décision appartenant aux Syriens dans leur ensemble. Et tous deux craignent qu’un effondrement des institutions dans la foulée d’une élimination de Bachar et de son clan n’engendre un chaos où s’engouffreraient des monstres. Après les expériences irakienne et libyenne, c’est un point que les Occidentaux doivent pouvoir comprendre. Et puis, Moscou a entretenu avec Damas des relations étroites depuis des décennies. La Russie compte 20 millions de Musulmans. Et à vol d’oiseau, il y a entre les deux pays la distance Paris-Marseille.

Les cauchemars afghans de l’Iran et de la Russie

Quant à l’Iran, il y a un cauchemar qu’il ne veut pas éprouver. C’est une talibanisation de la Syrie. Il a déjà assez souffert des Talibans en Afghanistan. Il a en horreur l’idée que leurs équivalents puissent s’installer à demeure près de l’Irak et déstabiliser ce pays jusqu’à la frontière iranienne. C’est d’ailleurs le général pasdaran Souleymani, responsable des forces spéciales iraniennes intervenant en Syrie et en Irak, qui a convaincu personnellement Poutine qu’il fallait agir d’urgence s’il ne voulait pas voir l’armée syrienne, à bout de forces, s’effondrer.

Venant toujours d’Afghanistan, un autre cauchemar tourmente aussi les Russes. C’est celui de l’enlisement qu’ils y ont connu dans les années 1980. Déjà, il est visible que l’offensive terrestre des forces loyales à Bachar contre les rebelles qui mettent en péril l’axe vital Damas-Alep, n’a pas emporté les résultats escomptés, malgré l’appui massif de l’aviation russe. L’Arabie saoudite, le Qatar, la Turquie ont veillé, avec l’accord des États-Unis, à relever le niveau des armes fournies à l’opposition, avec en particulier des armes anti-blindés. L’impossibilité de remporter un succès décisif pousse donc tout le monde à la négociation. Poutine a préparé le terrain en convoquant Bachar à Moscou. Il lui a sans doute expliqué que l’aide russe avait un prix, qu’il devrait un jour payer. Du côté occidental, il est accepté qu’un départ de Bachar ne soit plus un préalable à un processus de transition, mais plutôt l’une de ses étapes, voire sa conclusion. Tout s’est donc récemment accéléré pour préparer les esprits à un accord.

D’abord réaffirmer les intégrités territoriales, ensuite chasser Da’esh

Il est au moins une question sur laquelle toutes les parties devraient s’entendre sans difficulté : c’est la protection de l’intégrité du territoire syrien. Ce point n’allait pas de soi, tant a été dénoncé l’artificialité des frontières tracées dans la région à l’issue de la première Guerre mondiale, en évoquant l’émergence inévitable, ici d’un Sunnistan, ailleurs d’un Kurdistan, ou encore d’un « réduit alaouite ». Tant en Syrie qu’en Irak, ce serait en vérité ouvrir une boîte de Pandore. La fixation des frontières de telles entités soulèverait la tentation de toucher à celles des pays voisins : Turquie, Iran. Elle ferait naître des conflits au moins aussi brûlants, et encore plus durables, que les conflits en cours. Ce serait enfin négliger qu'au cours d'histoires  tourmentées, s'est enraciné en Syrie comme en Irak un vrai sentiment national.

Et puis, il faudra bien s’attaquer ensemble à l’éradication de Da’esh, ou « Etat islamique ». Pour le moment, personne ne s’y est vraiment attelé. Certainement pas Bachar, qui trouve avantage à pouvoir dire qu’il existe au monde plus abominable que lui. Les Russes, eux, parant au plus pressé, ont surtout frappé ceux qui menaçaient le plus directement la « Syrie utile ». Ils ne voient aucune urgence à aller chercher Da’esh au cœur des déserts excentrés où il est installé. Quant à la coalition internationale montée et portée à bout de bras par les Américains, elle s’est jusqu’à présent limitée à une sorte de service minimum, sauf dans l’épisode de la défense de Kobané, en raison de sa charge symbolique. En Irak, elle ne cherche encore qu’à contenir Da’esh en attendant que l’armée irakienne et une mobilisation populaire au sein même des Sunnites soient en mesure de le chasser. En Syrie, les Américains ont veillé à ne pas s’attaquer aux oppositions radicales, d’ailleurs soutenues par leurs propres alliés : Arabie saoudite, Qatar, Turquie…, au point de renforcer la main de Bachar, ni en sens inverse de mettre Bachar en difficulté au point de faire miroiter la victoire aux rebelles. Là encore, ce sera à l’armée syrienne recomposée, et relégitimée par le départ de Bachar, de faire l’essentiel du travail. Il faudra, le moment venu, l’y aider, et constater déjà à Vienne que c’est la seule voie réaliste de sortie de crise.

(paru dans le Figaro du 2 novembre 2015)