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mercredi 21 décembre 2016

Alep, point haut de l'aventure iranienne en Syrie

le Général Pasdar Soleimani en compagnie
 de miliciens chiites irakiens à Alep
La République islamique d'Iran savoure en ce moment l'accomplissement de "la promesse divine" qu'est la victoire d'Alep. En son sein, les Pasdaran, ou Gardiens de la Révolution, ont beaucoup donné d'eux-mêmes depuis cinq ans, soutenant à bout de bras la vacillante armée de Bachar el Assad, formant des forces d'appoint sur place, et surtout faisant venir du Liban des milliers de combattants du Hezbollah, d'Irak des miliciens chiites, ou encore d'Iran et d'Afghanistan de pauvres Afghans en quête de subsistance et de statut.

L'Iran, au cas où il aurait parfois douté, se trouve conforté dans ses objectifs et ses analyses : pas question, bien entendu, de laisser s'installer en Syrie des sortes de néo-Talibans, qui ne manqueraient pas, une fois aux commandes, d'écraser toutes les minorités du pays, puis de revendiquer le Liban, d'aller aussi déstabiliser l'Irak voisin pour y détruire les sanctuaires les plus sacrés du chiisme, et d'arriver enfin aux portes de l'Iran : tout ceci avec le soutien plus ou moins avoué, mais en tous cas massif, de l'Arabie saoudite, obsédée par la menace perse et chiite.

Les Iraniens ne se font pourtant pas d'illusions sur la personnalité de Bachar. Ils l'ont critiqué à mots à peine couverts pour la brutalité de sa réaction en 2011, lorsque le soulèvement populaire était encore pacifique. Ils lui ont au moins une fois proposé, en vain, de l'installer ailleurs. Mais comme leurs dirigeants le disent régulièrement à leurs interlocuteurs occidentaux : s'il part demain, qui mettez-vous à sa place ? Et devant le silence qui leur répond, ils poursuivent : si vous vous en remettez alors au résultat d'un processus de transition, pourquoi l'en éliminer d'emblée ? S'il est aussi haï que vous le dites, notamment chez les Sunnites arabes, qui forment plus de 60% de la population syrienne, pourquoi refuser de le laisser concourir dans une élection générale organisée par les Nations-Unies et surveillée par la communauté internationale ?

Affichant son bon droit, et la conviction d'être le plus constant et le plus déterminé dans la lutte contre le terrorisme, le régime iranien sait en même temps que sa victoire est fragile. D'abord parce qu'il faut la partager avec plus fort que lui : la Russie. Certes, celle-ci était indispensable. A l'été 2015, le Général Soleimani, responsable des opérations des Pasdaran en Syrie et en Irak, était allé à Moscou pour représenter l'état d'épuisement de l'armée syrienne et le risque réel de voir Bachar balayé à court terme. Poutine, qui comprend immédiatement le danger pour la présence russe sur la côte méditerranéenne, à Latakieh et Tartous, est convaincu d'intervenir. Mais avec le sentiment aujourd'hui d'être le vrai vainqueur. La Russie va jusqu'à oublier de s'assurer de l'accord des Iraniens et des Syriens lorsqu'elle arrête avec les services turcs, au contact des différentes factions de l'opposition armée, les modalités d'évacuation des civils et des rebelles demeurés dans Alep-est. D'où le blocage du processus par les milices pro-iraniennes, avec l'exigence d'obtenir en échange l'évacuation de populations chiites assiégées par les insurgés dans deux bourgades situées à quelque 50 kilomètres au sud-ouest d'Alep. Autre vexation pour l'Iran, être invité par les Russes à Moscou pour discuter de l'avenir de la Syrie non pas seul, ou avec le gouvernement de Damas, mais avec… la Turquie, soutien de tous les Jihadistes depuis le début de l'insurrection !

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Après Alep

Et puis les Iraniens savent bien que la victoire d'Alep est loin d'avoir tout réglé. S'ils en avaient besoin, la mort d'un général Pasdar il y a quelques jours lors de la reprise de Palmyre par Da'esh est là pour le leur rappeler. S'il fallait reconquérir tous les territoires échappant encore au régime syrien, d'interminables combats seraient à prévoir. Les Russes le savent aussi. Ils ont rappelé à Assad, qui affiche encore l'objectif de reprendre le contrôle de l'ensemble du pays, qu'il n'y a pas de solution militaire au conflit. C'est sans doute la raison pour laquelle ils ont décidé de préserver l'avenir en laissant partir les derniers rebelles d'Alep, plutôt que de les écraser. Les Russes plaident donc pour des concessions à l'opposition et un processus inclusif de retour à la paix, avec la constitution d'une union nationale en vue d'œuvrer à l'éradication de Da'esh. Cette tâche à elle seule, si l'Iran et ses amis veulent rester dans le jeu, implique encore des sacrifices, alors qu'un mouvement comme le Hezbollah libanais, qui a joué un rôle décisif dans les moments les plus sombres, a déjà payé un très lourd tribut à la guerre civile syrienne et ne pourra être éternellement sollicité.

Enfin, il y a l'inconnue de la nouvelle administration américaine. Trump a laissé entendre que l'élimination de Da'esh était sa toute première priorité et qu'il n'écartait pas l'idée de chercher à cette fin un terrain d'entente avec la Russie et même avec Bachar. La Turquie, si elle obtient des garanties sur la contention des Kurdes de Syrie, pourrait aussi se joindre à la partie. Quelle serait dans un tel dispositif la place de l'Iran ? Certes, les Iraniens interviennent en Irak, soutenant les milices chiites dans la bataille de Mossoul, où se retrouvent aussi les Américains, mais ils n'y sont pas aussi près du terrain, aussi associés au quotidien du combat qu'en Syrie. Si les Etats-Unis et la Russie se mettaient à agir ensemble en Syrie, l'Iran pourrait être confiné à un rôle secondaire, ou, s'il intervient en force, s'apercevoir qu'il tire finalement les marrons du feu pour l'Amérique.

La victoire d'Alep pourrait donc être pour l'Iran le point haut de son aventure syrienne. Sa première préoccupation devrait être de consolider sa position, de rester un élément incontournable des solutions à venir, plutôt que d'aller vers de nouvelles conquêtes. D'autant que la population iranienne pourrait se lasser de ces expéditions sans fin, comme du soutien à fonds perdus du régime d'Assad. Certes, les interventions en Syrie et en Irak lui sont présentées comme visant à assurer la protection de l'Iran contre des entreprises terroristes, et elle adhère à cette vision des choses. Mais si, dans l'euphorie de la victoire d'Alep, ce discours en venait à dériver vers l'idée que l'Iran est en position de dominer l'ensemble de la région, les gens ne seraient plus preneurs. Comme dans tant de pays, la population s'intéresse d'abord à sa situation économique. Elle attend une relance avec une impatience croissante depuis la conclusion en juillet 2015 de l'accord de Vienne sur le nucléaire, ayant permis la levée des premières sanctions. Il ne faudrait pas que cette reprise se trouve compromise par l'ouverture de crises inutiles. Il y a déjà suffisamment à faire pour protéger cet accord fragile, et encore plus fragilisé par l'élection de Donald Trump. C'est là-dessus que l'opinion se positionnera lors des élections présidentielles du printemps prochain, qui verront Hassan Rouhani concourir pour un deuxième mandat. C'est là qu'elle attend du résultat.

Boulevard Extérieur

vendredi 25 novembre 2016

Trump et l'accord nucléaire : l'Iran, l'Europe, la France

Sur l’accord nucléaire avec l’Iran, dit « JCPOA » (Joint Comprehensive Plan of Action) ou encore « Accord de Vienne », Donald Trump a dit à peu près tout et son contraire. Il l’a présenté comme « le pire accord » jamais signé par les États-Unis. Après avoir promis de le « déchirer » dès son arrivée à la Maison Blanche, il a semblé s’orienter vers l’idée d’une application sans concession, et aussi d’une renégociation. Mais il est improbable que les Iraniens se laissent entraîner dans une direction dont ils ne peuvent rien attendre de bon.

           Une sortie facile


De fait, même si Trump, confronté au principe de réalité, hésite à sortir de l’accord, il pourra y être poussé par les éléments les plus radicaux de son entourage, et aussi par un Congrès qui reste viscéralement hostile à l’Iran. Et le pas peut être aisément franchi de plusieurs façons. Il suffirait ainsi que Trump s’abstienne d’opposer son veto, ou même d’utiliser son pouvoir de suspension temporaire (waiver) à l’égard des sanctions que le Congrès pourrait voter en contravention avec l’accord de Vienne. Plusieurs projets de loi vont déjà en ce sens. 
Il suffirait aussi qu’il annule ou, plus simple encore, qu’il s’abstienne de renouveler à leur date d’expiration les waivers édictés par Obama pour suspendre les nombreuses sanctions adoptées au fil des années par le Congrès qui se sont trouvées contraires au JCPOA lorsque celui-ci est entré en vigueur, début 2016.
Enfin, il pourrait, à sa seule initiative, extraire les Etats-Unis de l’accord de Vienne par une simple déclaration de retrait. En effet, le JCPOA n’est lui-même qu’une déclaration d’intentions oralement adoptée par sept participants (l’Iran, les États-Unis, la Russie, la Chine, et trois Européens : Allemagne, France, Royaume-Uni). Il n’a fait l’objet d’aucune signature, et à plus forte raison d’aucune ratification.
Certes, l’Accord de Vienne a été, quelques jours après la conclusion de la négociation, approuvé à l’unanimité par le Conseil de sécurité des Nations Unies, qui a instamment appelé à « son application intégrale ». Mais en vérité, ces formules n’ont pas de caractère obligatoire, au sens des dispositions du chapitre VII de la Charte des Nations Unies. Elles ne lient donc pas juridiquement les États-Unis.
Mais si les États-Unis sortaient de l’accord, celui-ci ne serait pas mort pour autant. Il resterait encore comme partenaires de l’Iran, s’ils le veulent bien, les Européens, la Russie et la Chine. Le seul retrait américain replacerait donc l’Iran à peu près dans la situation où il se trouvait au début des années 2000, quand il avait des relations économiques proches de la normale avec tout le monde, sauf les États-Unis : situation très supportable par rapport à la période d’embargo presque total qui a suivi.

           Les choix de l’Europe


Dans une telle situation, en sachant que Chine et Russie seront de toutes façons en faveur du maintien en vie du JCPOA, il faudra que l’Europe, et aussi l’Iran, fassent les bons choix. L’Europe en particulier se trouverait en position cruciale pour peser tant sur l’Iran que sur les Etats-Unis.
Côté Iran, elle devrait persuader Téhéran de continuer à jouer le jeu à l’égard des cinq autres parties demeurant dans l’Accord, et donc de continuer à se soumettre aux mêmes contrôles internationaux, aux mêmes limitations de ses activités nucléaires. Il lui faudrait aussi persuader les Iraniens de faire profil bas sur leurs activités balistiques, qui se trouvent en principe hors du champ de l’accord de Vienne, mais qui, en raison de la menace qu’elles représentent en termes de prolifération, alimentent régulièrement la tension entre l’Iran et le monde extérieur. Pour convaincre, les Européens devront démontrer à Téhéran qu’ils sauront résister à Washington lorsqu’il s’agira de permettre à l’Iran de continuer sans trop d’encombres à vendre son pétrole, à attirer les investissements étrangers, à développer son économie. 
Les partisans du Président modéré Hassan Rohani devraient être assez aisément d’accord mais les conservateurs doctrinaires fermement installés au cœur du régime suivront-ils ? Ils n’ont jamais dissimulé leur hostilité au JCPOA. Le retrait de l’Iran à la suite des États-Unis leur permettrait de mettre en difficulté le gouvernement actuel, et de resserrer leur emprise sur la société et sur l’économie. Si tout ceci se passait avant mai prochain, ils mettraient en péril la réélection du Président Rohani pour un second mandat. La tâche des Européens pourrait donc être rude.
Côté États-Unis, l’Europe risque fort de trouver bientôt devant elle une Administration américaine cherchant à la convaincre de se désengager, elle aussi, de l’Accord de Vienne, ou peut-être, dans un premier temps, à l’entraîner dans une politique de tension visant à pousser l’Iran à la faute. A l’issue de sa réunion du 14 novembre, le Conseil des affaires étrangères de l’Union européenne a déjà manifesté son attachement au JCPOA, envoyant une claire mise en garde aux équipes de Donald Trump. Mais aura-t-elle la même détermination dans la durée ? 
À cet égard, la position des trois Européens parties à l’accord sera évidemment déterminante. L’Allemagne est un important partenaire de l’Iran en matière de commerce et d’investissement, et un interlocuteur de longue date de Téhéran sur les questions du Moyen-Orient. Elle s’efforcera de tenir bon, mais en essayant, comme à son habitude, de ne pas se mettre trop en avant. Quant à la Grande-Bretagne, la survie de l’Accord de Vienne est manifestement dans son intérêt, l’Iran étant en particulier un client potentiel important des services financiers et d’assurance offerts par la City. Mais alors qu’elle va commencer à se détacher de l’Union européenne, prendra-t-elle le risque de se distancer de l’Administration américaine ?

           La France exposée


La France pourrait alors se trouver poussée sur le devant de la scène. Le Président de la République, le ministre des Affaires étrangères, ont tout récemment dit avec force leur soutien à l’Accord de Vienne. Le temps est donc loin où la France laissait filtrer son scepticisme sur les chances de parvenir à un bon accord. Mais là encore, il va falloir tenir dans la durée, au-delà des échéances électorales qui s’approchent. Il faudra, si nécessaire, être prêt à assumer le mauvais rôle de l’allié récalcitrant que la France a déjà vécu au moment de la montée de la crise irakienne, mais en essayant, cette fois-ci, d’éviter une fracture entre Européens. Tous ceux qui se projettent dans la gestion de la politique étrangère du prochain mandat présidentiel devraient se préparer à aborder cette affaire dans leurs tout premiers dossiers.

(article paru le 23 novembre 2016 sur le site "Boulevard extérieur")

Boulevard Extérieur

mardi 3 novembre 2015

L’Iran, la Russie et les autres : vers une sortie de crise en Syrie

Sur l’insistance de la Russie, l’Iran a donc été admis à la table des négociations sur la Syrie. Il devenait de plus en plus paradoxal, si l’on voulait vraiment en sortir, de tenir à l’écart cet acteur incommode mais majeur, estimant avoir en cette affaire des intérêts vitaux. Du côté donc de Bachar el Assad, l’Iran et la Russie, et en face tous les autres, demandant le départ du même Bachar. Mais il y a des zones de compromis. Ni l’Iran, ni la Russie, ne se sentent liés à la personne même de Bachar. En revanche, ils ont toujours estimé que des puissances extérieures n’avaient pas à préempter une décision appartenant aux Syriens dans leur ensemble. Et tous deux craignent qu’un effondrement des institutions dans la foulée d’une élimination de Bachar et de son clan n’engendre un chaos où s’engouffreraient des monstres. Après les expériences irakienne et libyenne, c’est un point que les Occidentaux doivent pouvoir comprendre. Et puis, Moscou a entretenu avec Damas des relations étroites depuis des décennies. La Russie compte 20 millions de Musulmans. Et à vol d’oiseau, il y a entre les deux pays la distance Paris-Marseille.

Les cauchemars afghans de l’Iran et de la Russie

Quant à l’Iran, il y a un cauchemar qu’il ne veut pas éprouver. C’est une talibanisation de la Syrie. Il a déjà assez souffert des Talibans en Afghanistan. Il a en horreur l’idée que leurs équivalents puissent s’installer à demeure près de l’Irak et déstabiliser ce pays jusqu’à la frontière iranienne. C’est d’ailleurs le général pasdaran Souleymani, responsable des forces spéciales iraniennes intervenant en Syrie et en Irak, qui a convaincu personnellement Poutine qu’il fallait agir d’urgence s’il ne voulait pas voir l’armée syrienne, à bout de forces, s’effondrer.

Venant toujours d’Afghanistan, un autre cauchemar tourmente aussi les Russes. C’est celui de l’enlisement qu’ils y ont connu dans les années 1980. Déjà, il est visible que l’offensive terrestre des forces loyales à Bachar contre les rebelles qui mettent en péril l’axe vital Damas-Alep, n’a pas emporté les résultats escomptés, malgré l’appui massif de l’aviation russe. L’Arabie saoudite, le Qatar, la Turquie ont veillé, avec l’accord des États-Unis, à relever le niveau des armes fournies à l’opposition, avec en particulier des armes anti-blindés. L’impossibilité de remporter un succès décisif pousse donc tout le monde à la négociation. Poutine a préparé le terrain en convoquant Bachar à Moscou. Il lui a sans doute expliqué que l’aide russe avait un prix, qu’il devrait un jour payer. Du côté occidental, il est accepté qu’un départ de Bachar ne soit plus un préalable à un processus de transition, mais plutôt l’une de ses étapes, voire sa conclusion. Tout s’est donc récemment accéléré pour préparer les esprits à un accord.

D’abord réaffirmer les intégrités territoriales, ensuite chasser Da’esh

Il est au moins une question sur laquelle toutes les parties devraient s’entendre sans difficulté : c’est la protection de l’intégrité du territoire syrien. Ce point n’allait pas de soi, tant a été dénoncé l’artificialité des frontières tracées dans la région à l’issue de la première Guerre mondiale, en évoquant l’émergence inévitable, ici d’un Sunnistan, ailleurs d’un Kurdistan, ou encore d’un « réduit alaouite ». Tant en Syrie qu’en Irak, ce serait en vérité ouvrir une boîte de Pandore. La fixation des frontières de telles entités soulèverait la tentation de toucher à celles des pays voisins : Turquie, Iran. Elle ferait naître des conflits au moins aussi brûlants, et encore plus durables, que les conflits en cours. Ce serait enfin négliger qu'au cours d'histoires  tourmentées, s'est enraciné en Syrie comme en Irak un vrai sentiment national.

Et puis, il faudra bien s’attaquer ensemble à l’éradication de Da’esh, ou « Etat islamique ». Pour le moment, personne ne s’y est vraiment attelé. Certainement pas Bachar, qui trouve avantage à pouvoir dire qu’il existe au monde plus abominable que lui. Les Russes, eux, parant au plus pressé, ont surtout frappé ceux qui menaçaient le plus directement la « Syrie utile ». Ils ne voient aucune urgence à aller chercher Da’esh au cœur des déserts excentrés où il est installé. Quant à la coalition internationale montée et portée à bout de bras par les Américains, elle s’est jusqu’à présent limitée à une sorte de service minimum, sauf dans l’épisode de la défense de Kobané, en raison de sa charge symbolique. En Irak, elle ne cherche encore qu’à contenir Da’esh en attendant que l’armée irakienne et une mobilisation populaire au sein même des Sunnites soient en mesure de le chasser. En Syrie, les Américains ont veillé à ne pas s’attaquer aux oppositions radicales, d’ailleurs soutenues par leurs propres alliés : Arabie saoudite, Qatar, Turquie…, au point de renforcer la main de Bachar, ni en sens inverse de mettre Bachar en difficulté au point de faire miroiter la victoire aux rebelles. Là encore, ce sera à l’armée syrienne recomposée, et relégitimée par le départ de Bachar, de faire l’essentiel du travail. Il faudra, le moment venu, l’y aider, et constater déjà à Vienne que c’est la seule voie réaliste de sortie de crise.

(paru dans le Figaro du 2 novembre 2015)

mardi 5 août 2014

Dans la négociation avec les Iraniens, soigner les Russes

Le dimensionnement à moyen terme du programme nucléaire iranien d’enrichissement est devenu le point crucial pour parvenir, ou non, à un accord entre le groupe des P5+1 (cinq membres permanents du Conseil de sécurité plus l’Allemagne) et l’Iran d’ici au 24 novembre prochain, nouvelle date-butoir fixée à la négociation. Mais la dimension de ce programme dépend pour beaucoup de l’arrangement que Téhéran pourra trouver avec les Russes sur les modalités d’approvisionnement à long terme en combustible nucléaire des réacteurs construits avec leur aide : un premier réacteur nucléaire de 1000 mégawatts en activité sur le site de Bouchehr depuis 2012, deux autres réacteurs qui devraient suivre au même endroit, si les négociations en cours entre l’Iran et la Russie débouchent sur un succès.

Quel uranium pour Bouchehr ?

L’idée de construire plusieurs réacteurs sur le site de Bouchehr est conforme à la pratique constante de l’industrie nucléaire, en raison des fortes économies d’échelle générées. Et l’Iran justifie ses ambitions controversées en matière d’enrichissement par son intention d’alimenter lui-même à terme les réacteurs construits avec les Russes. Il a déjà accumulé aujourd’hui neuf tonnes d’uranium légèrement enrichi, soit le tiers de la quantité nécessaire à un an de fonctionnement d’un réacteur du modèle de Bouchehr. Il a mis pour cela en œuvre à peu près 40.000 unités de travail de séparation (UTS, SWU en anglais, unité de mesure lointainement comparable aux chevaux-vapeur dans le domaine de l’enrichissement d’uranium). S’il maintient sa capacité actuelle de 10.000 UTS par an, correspondant aux quelque 10.000 centrifugeuses de première génération actuellement en activité, il lui faudra encore à peu près huit ans pour disposer d’un stock d’uranium légèrement enrichi assurant l’approvisionnement d’un réacteur du modèle de Bouchehr pour un an. Ceci conduit à une date proche de 2022, lorsqu’expirera le contrat en cours de fourniture de combustible par la Russie pour le premier réacteur de Bouchehr. C’est aussi autour de 2022, au mieux, que deux nouveaux réacteurs construits sur le même site devraient recevoir une première charge de combustible pour pouvoir commencer à fonctionner.

Mais l’utilisation effective pour Bouchehr du stock d’uranium légèrement enrichi détenu par l’Iran implique qu’il soit d’abord incorporé dans des éléments combustibles conformes aux normes russes. Ce qui nécessite l’accord de ces derniers, et même leur coopération active, tant que les Iraniens n’auront pas acquis le savoir-faire nécessaire. Cette coopération pourrait prendre dans un premier temps la forme de fabrication du combustible en Russie à partir d’uranium légèrement enrichi fourni par l’Iran, et dans un deuxième temps celle d’une aide russe à la construction et au fonctionnement d’une unité de fabrication de combustible en Iran même. Quant à l’introduction d’éléments combustibles élaborés en Iran dans un des réacteurs de Bouchehr, ceci nécessitera à nouveau l’accord formel et la coopération des Russes, qui retireraient autrement, à bon droit, leur garantie de sûreté à son fonctionnement.

Quelle sera l’origine du combustible avec lequel fonctionneront les trois réacteurs qui pourraient être en activité à Bouchehr, disons en 2022? Les Russes aimeraient qu’ils fonctionnent avec du combustible russe, car cela augmenterait et prolongerait beaucoup pour eux les bénéfices de l’opération. Téhéran aimerait alimenter avec du combustible iranien au moins le premier réacteur, pour justifier le développement de son programme d’enrichissement d’uranium (rappelons que les Iraniens, selon les termes de la négociation en cours avec le groupe P5+1, doivent démontrer que les capacités d’enrichissement dont ils souhaitent se doter correspondent bien à des « besoins pratiques »). Les Russes devront répondre au moins partiellement à l’attente des Iraniens s’ils veulent pouvoir leur vendre deux nouveaux réacteurs.

Les Russes poussés au compromis

En un tel cadre, le compromis pourrait être, par exemple, de confier aux Iraniens la fabrication du combustible pour le premier réacteur de Bouchehr, les Russes se chargeant de l’alimentation des deux autres réacteurs. Une autre formule serait de laisser les Iraniens produire un tiers ou un quart du combustible nécessaire aux trois réacteurs (une fois les réacteurs 2 et 3 dotés de leur première charge), les Russes se chargeant du reste. Ceci conduirait les Iraniens à devoir détenir autour de 2022 une capacité d’enrichissement de l’ordre de 90.000 à 120.000 UTS par an. Si l’on y ajoute les besoins de l’Iran en uranium enrichi pour ses réacteurs de recherche, l’on pourrait arriver à un chiffre de l’ordre de 100.000 à 130.000 UTS par an. Ce chiffre se situe nettement en dessous de la capacité de 190.000 UTS par an évoquée comme un but à moyen terme par Ali Akbar Salehi, vice-président en charge de l’Organisation iranienne de l’énergie atomique, et à sa suite par le Guide de la Révolution, mais il est possible que cet écart soit dû à des méthodes différentes de calcul. En tout état de cause, quand on sait qu’il faut à peu près 5.000 UTS pour obtenir l’uranium hautement enrichi nécessaire pour une bombe nucléaire à implosion, les variations de capacités dans toute zone supérieure à 100.000 UTS par an perdent de leur importance en termes de non-prolifération.

Prendre au sérieux le dilemme russe

La Russie pourrait certes choisir de ne pas répondre aux attentes de Téhéran en refusant de le laisser fabriquer même une partie du combustible de Bouchehr. Cela ferait l’ affaire des Américains et des Européens qui seraient heureux de priver l’Iran de tout argument pour se doter d’une capacité d’enrichissement significative. Mais Moscou prendrait alors le risque de ne jamais conclure le contrat de construction et d’approvisionnement de deux réacteurs supplémentaires pour Bouchehr, ce qui serait une grosse perte pour son industrie nucléaire.

Il suffirait en revanche que la Russie annonce être d’accord pour associer l’Iran à la fabrication du combustible nécessaire à Bouchehr pour valider les besoins en capacité d’enrichissement déclarés par Téhéran : 10.000 UTS par an pour six ou sept ans, puis montée en puissance à 100.000 UTS par an et au-delà. Il deviendrait alors très difficile pour les Occidentaux de convaincre l’Iran de se limiter pour très longtemps à l’exploitation de quelques milliers de centrifugeuses de première génération, correspondant à 4.000 ou 6.000 UTS, comme ils l’ont tenté avec tant d’insistance jusqu’à présent.

Décidément, force est d’admettre que les intérêts russes et occidentaux divergent sur cette question cruciale de la capacité iranienne d’enrichissement. Si les Américains et les Européens veulent préserver l’unité du groupe P5+1, il leur faudra donc être particulièrement attentifs au dilemme rencontré par les Russes dans leurs discussions commerciales bilatérales avec les Iraniens. Et ils devront, bien entendu, veiller à éviter toute interférence entre ce sujet et des sources de contentieux telles que l’Ukraine ou la Syrie.

(article paru en version française sur le site Boulevard extérieur http://www.boulevard-exterieur.com/Dans-la-negociation-avec-l-Iran-soigner-Moscou.html et en version anglaise sur le site Lobelog http://www.lobelog.com/when-negotiating-with-iran-mind-the-russians/)

lundi 7 avril 2014

Minorités du Monde 1. Les Tatars de Crimée



Peuple nomade d’Asie centrale, voisin des Mongols, appartenant au rameau turc, les Tatars débouchent avec ceux-ci en Europe orientale au XIIIème siècle. Après avoir poussé jusqu’en Europe centrale, ils fondent des royaumes, les khanats, au nord de la Mer Noire et de la Caspienne, autour de la Volga. C’est alors qu’ils se sédentarisent et commencent à se mêler aux populations locales. Un siècle plus tard, un nouveau conquérant, Tamerlan, envahit la région, puis les Russes à leur tour étendent leur territoire. Une partie des Tatars reflue vers la Crimée, péninsule plus aisée à défendre. Le dernier des khanats tatars, le khanat de Crimée, dont la population s’est convertie à l’Islam, s’intègre au XVème siècle à l’Empire ottoman. Les Tatars de Crimée mènent encore pendant deux siècles des raids dans les plaines russe et ukrainienne pour alimenter un trafic prospère d’esclaves. Ils se heurtent alors aux Cosaques, troupes irrégulières composées de paysans-soldats, qui les imitent dans leurs méthodes de razzia. Mais à la fin du XVIIIème siècle, à la suite d’une défaite ottomane face aux Russes, le Khanat de Crimée disparaît, absorbé dans l’empire des Tsars.

Dès lors, les Tatars de Crimée s’enfoncent dans la condition de peuple minoritaire. Tout au long du XIXème siècle, le gouvernement russe mène une politique de colonisation du pays par des paysans slaves. Il pousse massivement et brutalement les Tatars à émigrer, vers la Sibérie, vers l’Anatolie ottomane, ou encore vers les territoires européens de l’Empire ottoman. C’est ainsi qu'on en retrouve aujourd’hui en Roumanie, en Bulgarie et en Turquie. L’URSS ne se comporte pas mieux à leur égard. Ils payent lourdement le prix des famines générées  par la guerre civile des débuts de la révolution, puis par la politique stalinienne de collectivisation de l’agriculture. Durant la deuxième guerre mondiale, la Crimée est occupée par les Nazis et une partie des Tatars se retrouve enrôlée dans les troupes auxiliaires des armées allemandes. C’est le motif choisi en 1944 par Staline et Beria pour déporter les Tatars de Crimée vers des territoires excentrés de l’Union soviétique, notamment vers l’Ouzbékistan. 200.000 seront ainsi expulsés, une partie importante périra dans l’opération. Il faudra attendre la dislocation de l’URSS pour qu’ils soient autorisés à regagner leur patrie, entre temps rattachée à l’Ukraine par Kroutchev. Ils s'y réinstalleront tant bien que mal. 250.000 Tatars sont actuellement recensés en Crimée. Ils y représentent environ 12% de la population et s’efforcent de protéger leur langue, d’origine turque, écrite aujourd’hui en alphabet cyrillique ou latin. Ils n’ont guère été choyés par le gouvernement de Kiev, mais à la lecture de leur histoire, on comprend qu’ils voient avec inquiétude le retour de leur pays dans le giron de la Russie. Ils s’opposent en cela à leurs vieux adversaires, les Cosaques, qui ont retrouvé leur rôle d’auxiliaires des troupes russes pour la prise du contrôle du territoire de la Crimée.

vendredi 25 juin 2010

Héroïne afghane

Avec un million et demi d’héroïnomanes et une consommation de 70 tonnes par an (20% de la consommation mondiale), provoquant chaque année environ 30.000 morts, la Russie est la première victime au monde de l’héroïne. Le reste de l’Europe en consomme 88 tonnes par an et les Français, en particulier, dix tonnes. Toute cette héroïne vient d’Afghanistan. En 2009, huit ans après l’arrivée des Américains et de leurs alliés de l’OTAN, l’on estime que ce pays a produit près de 7.000 tonnes d’opium, soit 90% de la production mondiale. Ceci après un record absolu de 8.200 tonnes en 2007. Il en produisait 200 tonnes en 1980, juste après l’arrivée des Russes, 1.500 tonnes en 1990, peu après leur retrait, 3.200 tonnes en 2000, un an avant le départ des Taliban, et peut-être pas plus de 500 tonnes en 2001, qui a vu en fin d’année l’intervention américaine.

Viktor Ivanov, chargé en Russie de la lutte contre la drogue, s’est beaucoup plaint auprès de son homologue américain et des responsables de l’OTAN de la faible motivation en la matière des Occidentaux présents en Afghanistan. De fait, ceux-ci, malgré leur présence massive, ne sont parvenus à enrayer ni la croissance de la culture du pavot, ni le trafic correspondant d’opium et d’héroïne. Selon le rapport 2010 de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime, les saisies d’opium en Afghanistan se sont situées en dessous de 50 tonnes en 2009, soit 0,5 pour mille de la production. Les saisies d’héroïnes se sont élevées, elles, à moins de 3 tonnes en 2008 pour une production supérieure à 500 tonnes. Notons que l’Iran et la Turquie, par lesquels passe l’essentiel du trafic de la « route des Balkans » s’achevant en Europe occidentale, ont respectivement saisi en 2008 23 et 15 tonnes d’héroïne afghane, donc beaucoup plus que les Afghans eux-mêmes.

L’on comprend la frustration des Russes. Viktor Ivanov s’est fait répondre par le porte-parole de l’OTAN : «Nous ne pouvons nous mettre en une situation où nous retirerions leur seule source de revenu à des gens vivant dans le deuxième pays le plus pauvre du monde, sans être capables de leur proposer une alternative.». Mais si l’on hésite à viser les cultivateurs, l’on pourrait s’attaquer aux trafiquants. Leurs réseaux, dans les dernières années, se sont considérablement renforcés. Mais rien ne semble pouvoir les atteindre. Rencontrant en mai dernier son homologue américain, Ivanov lui a remis une liste de neuf grands barons de la drogue, établis en Afghanistan ou en Asie centrale. L’on serait heureux de connaître, même à demi-mot, les suites données à cette information.

Tout ceci est d’autant plus paradoxal que chacun s’accorde à penser que le trafic de drogue est la principale source de financement du terrorisme et des mouvements subversifs hostiles à l’Occident. Or, si l’on a bien compris, c’est pour lutter contre la terreur qui menace nos cités que nos soldats traquent les Taliban, pour l’essentiel des paysans pachtouns, dans les hautes vallées d’Afghanistan.

Pendant ce temps-là, l’argent de la drogue n’a jamais autant coulé à flots, ni corrompu autant d’hommes et d’institutions sur les chemins qu’il emprunte. Toujours selon les Nations Unies, le marché mondial de l’héroïne et de l’opium représente une masse annuelle de 65 milliards de dollars dont 58 générés par la production afghane. Sur cette masse, guère plus de 400 millions reviennent aux cultivateurs afghans, les seuls dignes de compassion en cette affaire.

Au regard de ce chiffre plutôt modeste, notons que la guerre en Afghanistan coûtera au bas mot 73 milliards de dollars aux Américains en 2010, et 330 millions d’euros aux Français. Les Taliban, qui avaient d’abord laissé filer la culture du pavot, étaient parvenus, d’ailleurs sous la pression de la communauté internationale qui leur reprochait de pourrir la terre entière avec l'opium afghan, à réduire très sensiblement la production dans la dernière période de leur domination. Avec tous les moyens dont nous disposons, avec tout l’argent que nous dépensons pour ce pays, pourquoi n’arrivons-nous pas à faire au moins aussi bien qu’eux ?