Affichage des articles dont le libellé est uranium. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est uranium. Afficher tous les articles

dimanche 7 juillet 2019

IRAN, ÉTATS-UNIS : LES DERNIÈRES MUTATIONS DE LA CRISE NUCLÉAIRE


(paru le 5 juillet sur le site "Orient XXI")

L’obsession anti-iranienne de la Maison-Blanche aura au moins produit une perle. Elle gît dans un communiqué émis le 1er juillet, suite au franchissement par l’Iran du seuil de 300 kilogrammes d’uranium légèrement enrichi fixé par l’accord signé en 2015 à Vienne avec l’Allemagne, la France, la Chine, les États-Unis, la Grande-Bretagne et la Russie. On y lit : « Il ne fait guère de doute qu’avant même l’existence de l’Accord, l’Iran en violait les termes ». Sans commentaires… Trois semaines avant, alors que Téhéran avait déjà fait connaître son intention de s’affranchir notamment de ce seuil s’il n’obtenait pas un juste retour sur son adhésion à l’Accord, l’ambassadrice des États-Unis auprès de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) demandait publiquement à l’Iran de « revenir sans délai à ses engagements ». Étonnante injonction venant d’un pays s’étant lui-même affranchi de ses obligations en sortant de l’Accord. Si l’on ajoute toutes les déclarations à l’emporte-pièce, souvent d’ailleurs contradictoires, des responsables américains, il faut remonter à l’époque de la dernière guerre d’Irak pour percevoir dans l’Administration américaine une telle surchauffe mentale. Comment en est-on arrivé là ?

L’étranglement de l’Iran

Pour s’en tenir aux causes immédiates, tout a commencé avec la décision américaine, fin avril, de mettre un terme aux permissions encore accordées à quelques pays d’acheter du pétrole iranien. Désormais l’Iran ne doit plus pouvoir exporter une goutte de pétrole. C’était condamner à l’asphyxie l’économie iranienne. Une semaine auparavant était tombée la l’inscription, hautement humiliante, de l’organisation des Gardiens de la Révolution sur la liste américaine des organisations terroristes étrangères. Un mois plus tard, viendra la décision, elle aussi infâmante, de placer sous sanctions le Guide de la Révolution et tous les responsables lui devant directement leur nomination. Début mai, les Américains entravent pour la première fois le bon fonctionnement de l’Accord de Vienne en interdisant à l’Iran d’exporter, comme il y était expressément autorisé, l’uranium légèrement enrichi et l’eau lourde produits en excédent des plafonds fixés par l’Accord. Puis le 8 mai, jour anniversaire de la sortie américaine de l’Accord, ce sont les exportations iraniennes de fer, d’acier, d’aluminium et de cuivre qui se trouvent empêchées. Début juin, les principales compagnies pétrochimiques iraniennes sont placées sous sanctions. Entre mai et juin, c’est donc une vague sans précédent de nouvelles sanctions qui s’abat sur l’Iran, avec le but avoué de contraindre l’Iran à négocier sur tous les sujets qui fâchent l’Amérique : le nucléaire, mais aussi son programme balistique et son influence dans sa région. Et pour beaucoup de « Faucons », il s’agit, en poussant l’Iran à la faute, de déclencher un enchaînement propre à précipiter, par la guerre ou par un soulèvement intérieur, la chute du régime.

Rendre coup pour coup

Cette dernière volée de sanctions aboutit à un blocus de type moderne, non plus mené par des navires de guerre, mais par un vaste et complexe dispositif de sanctions léonines empêchant pratiquement tout commerce avec l’extérieur. Les cinq partenaires de Téhéran encore présents dans l’Accord réagissent alors sans grand courage : ce sont des « regrets », des « appels à la retenue », mais rien qui puisse faire revenir Washington sur ses pas. L’Iran abandonne dès lors la « patience stratégique » doit il avait fait preuve. Il rend désormais coup pour coup -- mais de façon suffisamment calculée pour placer chacun devant ses responsabilités. Après l’interdiction d’exporter son pétrole, émise le 22 avril, c’est très vraisemblablement lui qui inflige le 12 mai des dommages à quatre navires pétroliers au large des Émirats arabes unis. Suite aux sanctions du 7 juin contre son industrie pétrochimique, viennent le 13 de nouvelles attaques contre deux navires en Mer d’Oman : dans les deux circonstances, pas de mort, des dégâts légers, donc avertissement sans frais. L’Iran avait dit à plusieurs reprises que s’il ne parvenait pas à exporter son pétrole, personne dans le Golfe persique n’y parviendrait. Le 3 mai, les États-Unis interdisent à l’Iran d’exporter son uranium et son eau lourde excédentaires. Le 8, Téhéran répond qu’il s’affranchit des deux plafonds fixés sur ces produits par l’accord de Vienne, et qu’il prendra d’autres initiatives –enrichissement d’uranium au-delà du seuil de 3, 67% fixé par l’Accord, relance d’un projet de réacteur à l’eau lourde fortement plutonigène – si ses partenaires ne parviennent pas dans les soixante jours à desserrer l’étau américain. Enfin, dès la mise au pilori des Gardiens de la Révolution, l’Iran met en alerte ses forces et celles de ses alliés : milices irakiennes, Hezbollah, peut-être d’autres. Les Américains ripostent en renforçant leurs effectifs dans la Péninsule arabique. Pas intimidés, les Iraniens abattent le 20 juin un drone américain en mission d’observation de leur territoire. Les Américains préparent des représailles, mais Trump arrête au dernier moment l’opération. Personne ne veut franchir la ligne rouge du premier mort, au-delà de laquelle on entrerait dans l’inconnu : pour la région, mais aussi pour la vie politique américaine, alors qu’approche une nouvelle élection présidentielle. L’escalade marque une pause.

Retour au nucléaire

L’attention, dès lors, se concentre à nouveau sur le nucléaire. Le 1er juillet, l’Iran annonce avoir franchi le seuil des 300 kilogrammes d’uranium légèrement enrichi. La nouvelle fait le tour du monde. En réalité, la démarche est encore, à ce stade, symbolique. Téhéran répète à l’envi qu’il n’abandonne pas l’Accord de Vienne  : cette transgression, et celles qui pourraient venir, seront immédiatement annulées dès que ses partenaires seront parvenus à alléger l’effet des sanctions américaines.

De fait, il n’y a pas péril en la demeure tant que l’Iran ne se rapproche pas d’un stock d’une tonne d’uranium légèrement enrichi, quantité nécessaire pour produire, au prix d’un enrichissement supplémentaire, la vingtaine de kilogrammes d’uranium enrichi à 90% permettant de confectionner une première bombe. Encore faut-il la fabriquer, ce qui prendrait un certain nombre de mois. Mieux vaudrait d’ailleurs en posséder au moins deux ou trois, car une seule, une fois testée, laisserait l’Iran vulnérable. L’échelle de temps est sans doute ici de trois à cinq ans.

Quant à la production d’eau lourde en dépassement du seuil de 130 tonnes, elle ne présente aucun danger à court ou moyen terme. Elle n’a en effet d’utilité qu’employée dans un réacteur de type hautement plutonigène – la production de plutonium est la deuxième voie vers la bombe --, qui reste à mettre en œuvre. Encore faut-il le faire fonctionner un ou deux ans, puis, dans des installations spéciales, elles aussi à construire, extraire le plutonium généré dans l’uranium naturel ayant servi de combustible. L’échelle de temps est là de 10 à 15 ans.

Dans l’immédiat, un geste de la part de l’Iran justifierait l’expression d’une grave inquiétude, et la prise de mesures de rétorsion. Ce serait de chasser les inspecteurs de l’AIEA qui surveillent ses installations nucléaires et leur production. La Corée du Nord l’a fait en décembre 2002, s’ouvrant la voie vers la bombe. Mais rien n’indique que l’Iran aille en ce sens.

Une urgence diplomatique

Tout ceci pour dire, non qu’il n’y a pas urgence, mais que celle-ci relève de la diplomatie, non des frappes et de la guerre. Nous voilà ramenés à la question : comment convaincre l’Iran de revenir au respect de l’Accord de Vienne ?

Certainement pas par des pressions additionnelles telles que l'envoi du dossier iranien au Conseil de sécurité, et le retour de sanctions des Nations Unies et de sanctions européennes. L’Iran se crisperait aussitôt et sortirait carrément de l’Accord. Non, la seule voie ouverte est d’offrir à l’Iran au moins une partie des bénéfices qu’il escomptait de son adhésion à cet Accord. Les partenaires de l’Iran l’ont d’ailleurs bien compris.

Déjà, les Européens ont mis à grand peine au point un dispositif de troc évitant à leurs transactions de passer par le dollar, facteur déclenchant des sanctions américaines. Celui-ci, baptisé INSTEX, vient tout juste d’être déclaré opérationnel. Mais son rendement restera, pour un temps indéfini, modeste. Les grandes sociétés européennes, et même les moyennes, très exposées aux sanctions américaines, n’ont pas l’intention d’y recourir. Il ne servira donc pas à acheter du pétrole iranien, pour lequel Téhéran cherche désespérément des acquéreurs. Tout juste permettra-t-il de vendre des produits médicaux et alimentaires, exemptés de sanctions pour raisons humanitaires.

Les Russes, les Chinois, pourraient-ils être plus efficaces ? Les premiers ont laissé entendre qu’ils aideraient les Iraniens à vendre leur pétrole. L’on n’en sait pas plus pour le moment. Les Chinois, gros clients de pétrole iranien, ont dit qu’ils ne se soumettraient pas aux « sanctions illégales » américaines. Mais, engagés dans une négociation commerciale délicate avec les États-Unis, ils doivent veiller à ne pas compromettre leurs chances de succès. En tout état de cause, Russes et Chinois ne paieront les Iraniens qu’en monnaie nationale, en faisant des clients captifs. Les solutions qu’ils apporteront, même bienvenues, seront donc imparfaites.

Les Iraniens continuent donc d’attendre beaucoup de l’Europe, trop sans doute. Elle ne convaincra pas Donald Trump de revenir dans l’Accord de Vienne, ni les Iraniens de le renégocier. Reste une voie étroite, celle de concessions mutuelles limitées que chaque côté pourrait présenter comme une victoire. Trump, au fond, serait heureux de pouvoir afficher à l’approche de l’élection présidentielle le succès diplomatique qui manque à son palmarès. Les Iraniens seraient soulagés de tout répit qui leur serait accordé. Des exemptions pétrolières contre un ralentissement de leur programme nucléaire devraient faire l’affaire. Encore faut-il que les Européens acceptent de jouer les intermédiaires, donc de prendre des risques. Tout est encore possible, pour le meilleur ou pour le pire.

jeudi 30 mai 2019

Crise du nucléaire iranien : encore temps d’éviter le pire


(article paru le 27 mai 2019 dans "la Croix")

Les dernières attaques de Washington contre l’accord nucléaire de 2015, dit JCPOA, visent pour la première fois le cœur du dispositif. Elles menacent en effet d’interdire à l’Iran d’exporter l’uranium légèrement enrichi et l’eau lourde qu’il produirait au-delà des plafonds fixés par le JCPOA. De plus, le Département d’État demande à l’Iran « de mettre fin à toutes ses activités sensibles… y compris l’enrichissement de l’uranium. » Nous revoilà à la case départ, en 2003, quand John Bolton, déjà lui, harcelait les Européens pour qu’ils obtiennent de Téhéran l’acceptation de la fameuse formule « zéro centrifugeuse ». Les chances étaient égales à zéro. Elles le sont encore aujourd’hui.

Primum non nocere

Les partenaires de l’Iran restés dans le JCPOA après le départ américain (Allemagne, Grande-Bretagne, France, Chine, Russie) doivent d’abord désamorcer toute tension. Inutile de parler d’« ultimatum  quand le Président Rouhani annonce qu’il va revenir sur certains engagements faute d’un allègement rapide des sanctions américaines. C’est plutôt un appel au secours.

L’Iran doit aussi faire un effort. Pour se protéger des dernières menaces américaines, il peut rediluer en uranium naturel l’uranium enrichi excédentaire qu’il ne pourrait plus exporter. De même pour son eau lourde excédentaire, qui pourrait être rediluée en eau ordinaire. l’Iran n’a aucun besoin d’accumuler, avec ses centrifugeuses obsolètes, d’importantes quantités d’uranium légèrement enrichi dont il n’a pas d’usage à court terme. Mieux vaudrait se concentrer, comme le permet le JCPOA, sur la mise au point de centrifugeuses plus performantes. Et au lieu de relancer la construction du réacteur à uranium naturel auquel il a renoncé en adhérant au JCPOA, il ferait mieux d’inciter ses partenaires à accélérer la construction du réacteur de remplacement qu’ils lui ont promis.

Vers une sortie de crise ?

Mais l’essentiel du problème est à Washington, où s’entend la volonté d’en découdre. La tension monte dans le Golfe persique. Les Européens peuvent-ils modifier le cours des choses ? Ils ne convaincront pas les États-Unis de réintégrer le JCPOA, ni les Iraniens de le renégocier. Mais ils peuvent mettre à profit l’aspiration de Donald Trump à démontrer son « art du deal » par un arrangement avec Téhéran, si possible avant l’élection présidentielle de 2020. Un accord limité ferait l’affaire, s’il profite à l’Amérique et réduit le risque iranien de prolifération. Les Européens ont là un rôle d’« honnête courtier » à jouer.

Ce que les Américains peuvent donner

Washington pourrait, par exemple, ne plus bloquer la vente à l’Iran d’avions commerciaux, qui avait été autorisée par le JCPOA. Avant la sortie américaine de l’accord, Boeing et Airbus avaient commencé à négocier la livraison d’une centaine d’avions chacun. La relance de cette affaire bénéficierait à l’Iran, dont la flotte a été mise à mal par de longues sanctions, mais aussi à Boeing, qui vit une passe difficile. La perspective de milliers d’emplois nouveaux dans l’industrie aéronautique serait bienvenue en année électorale américaine. Et l’économie européenne y gagnerait aussi.

Mais pour acheter des avions, il faut des dollars. Les Américains pourraient donc desserrer leurs sanctions sur le pétrole iranien. La tension baisserait sur les marchés internationaux et le prix de l’essence aux pompes américaines baisserait aussi : encore un point utile à la veille d’élections.

Pour payer des avions, il faut enfin un système bancaire. Il serait donc logique de desserrer aussi les sanctions sur les banques iraniennes, une fois l’Iran en conformité avec les normes internationales sur le financement du terrorisme.

Ce que les Iraniens peuvent donner

Que pourraient offrir les Iraniens en échange ? Sur le dernier point, l’adoption de normes anti-terroristes fait polémique à Téhéran. Au Guide de débloquer la situation. Mais ce ne serait pas assez pour les Américains.

Comme la lettre volée d’Edgar Poe, la solution est sous nos yeux. Puisque l’Iran, en vertu du JCPOA, ne peut conserver plus de 300 kilogrammes d’uranium légèrement enrichi, nul besoin de faire tourner les 5.000 centrifugeuses qu’autorise cet accord. 1.500 suffiraient amplement. À nouveau, l’intérêt de l’Iran n’est pas d’activer un maximum de centrifugeuses d’un modèle des années 1970, mais de développer un modèle plus performant pour le jour où le JCPOA arrivera à expiration. Téhéran peut arrêter sans frais les deux tiers de ses centrifugeuses tant que les Américains tiendront leurs propres promesses.

Un accord pragmatique est donc à portée. Donald Trump proclamerait avoir tiré de l’Iran plus qu’Obama, sans avoir rien donné qui n’était déjà dans le JCPOA. Rouhani dirait avoir obtenu un allègement des sanctions américaines sans obérer l’avenir du programme nucléaire. Si les Européens parvenaient à nouer tous ces fils, ils auraient désamorcé une sérieuse crise de notre époque.


mardi 5 août 2014

Dans la négociation avec les Iraniens, soigner les Russes

Le dimensionnement à moyen terme du programme nucléaire iranien d’enrichissement est devenu le point crucial pour parvenir, ou non, à un accord entre le groupe des P5+1 (cinq membres permanents du Conseil de sécurité plus l’Allemagne) et l’Iran d’ici au 24 novembre prochain, nouvelle date-butoir fixée à la négociation. Mais la dimension de ce programme dépend pour beaucoup de l’arrangement que Téhéran pourra trouver avec les Russes sur les modalités d’approvisionnement à long terme en combustible nucléaire des réacteurs construits avec leur aide : un premier réacteur nucléaire de 1000 mégawatts en activité sur le site de Bouchehr depuis 2012, deux autres réacteurs qui devraient suivre au même endroit, si les négociations en cours entre l’Iran et la Russie débouchent sur un succès.

Quel uranium pour Bouchehr ?

L’idée de construire plusieurs réacteurs sur le site de Bouchehr est conforme à la pratique constante de l’industrie nucléaire, en raison des fortes économies d’échelle générées. Et l’Iran justifie ses ambitions controversées en matière d’enrichissement par son intention d’alimenter lui-même à terme les réacteurs construits avec les Russes. Il a déjà accumulé aujourd’hui neuf tonnes d’uranium légèrement enrichi, soit le tiers de la quantité nécessaire à un an de fonctionnement d’un réacteur du modèle de Bouchehr. Il a mis pour cela en œuvre à peu près 40.000 unités de travail de séparation (UTS, SWU en anglais, unité de mesure lointainement comparable aux chevaux-vapeur dans le domaine de l’enrichissement d’uranium). S’il maintient sa capacité actuelle de 10.000 UTS par an, correspondant aux quelque 10.000 centrifugeuses de première génération actuellement en activité, il lui faudra encore à peu près huit ans pour disposer d’un stock d’uranium légèrement enrichi assurant l’approvisionnement d’un réacteur du modèle de Bouchehr pour un an. Ceci conduit à une date proche de 2022, lorsqu’expirera le contrat en cours de fourniture de combustible par la Russie pour le premier réacteur de Bouchehr. C’est aussi autour de 2022, au mieux, que deux nouveaux réacteurs construits sur le même site devraient recevoir une première charge de combustible pour pouvoir commencer à fonctionner.

Mais l’utilisation effective pour Bouchehr du stock d’uranium légèrement enrichi détenu par l’Iran implique qu’il soit d’abord incorporé dans des éléments combustibles conformes aux normes russes. Ce qui nécessite l’accord de ces derniers, et même leur coopération active, tant que les Iraniens n’auront pas acquis le savoir-faire nécessaire. Cette coopération pourrait prendre dans un premier temps la forme de fabrication du combustible en Russie à partir d’uranium légèrement enrichi fourni par l’Iran, et dans un deuxième temps celle d’une aide russe à la construction et au fonctionnement d’une unité de fabrication de combustible en Iran même. Quant à l’introduction d’éléments combustibles élaborés en Iran dans un des réacteurs de Bouchehr, ceci nécessitera à nouveau l’accord formel et la coopération des Russes, qui retireraient autrement, à bon droit, leur garantie de sûreté à son fonctionnement.

Quelle sera l’origine du combustible avec lequel fonctionneront les trois réacteurs qui pourraient être en activité à Bouchehr, disons en 2022? Les Russes aimeraient qu’ils fonctionnent avec du combustible russe, car cela augmenterait et prolongerait beaucoup pour eux les bénéfices de l’opération. Téhéran aimerait alimenter avec du combustible iranien au moins le premier réacteur, pour justifier le développement de son programme d’enrichissement d’uranium (rappelons que les Iraniens, selon les termes de la négociation en cours avec le groupe P5+1, doivent démontrer que les capacités d’enrichissement dont ils souhaitent se doter correspondent bien à des « besoins pratiques »). Les Russes devront répondre au moins partiellement à l’attente des Iraniens s’ils veulent pouvoir leur vendre deux nouveaux réacteurs.

Les Russes poussés au compromis

En un tel cadre, le compromis pourrait être, par exemple, de confier aux Iraniens la fabrication du combustible pour le premier réacteur de Bouchehr, les Russes se chargeant de l’alimentation des deux autres réacteurs. Une autre formule serait de laisser les Iraniens produire un tiers ou un quart du combustible nécessaire aux trois réacteurs (une fois les réacteurs 2 et 3 dotés de leur première charge), les Russes se chargeant du reste. Ceci conduirait les Iraniens à devoir détenir autour de 2022 une capacité d’enrichissement de l’ordre de 90.000 à 120.000 UTS par an. Si l’on y ajoute les besoins de l’Iran en uranium enrichi pour ses réacteurs de recherche, l’on pourrait arriver à un chiffre de l’ordre de 100.000 à 130.000 UTS par an. Ce chiffre se situe nettement en dessous de la capacité de 190.000 UTS par an évoquée comme un but à moyen terme par Ali Akbar Salehi, vice-président en charge de l’Organisation iranienne de l’énergie atomique, et à sa suite par le Guide de la Révolution, mais il est possible que cet écart soit dû à des méthodes différentes de calcul. En tout état de cause, quand on sait qu’il faut à peu près 5.000 UTS pour obtenir l’uranium hautement enrichi nécessaire pour une bombe nucléaire à implosion, les variations de capacités dans toute zone supérieure à 100.000 UTS par an perdent de leur importance en termes de non-prolifération.

Prendre au sérieux le dilemme russe

La Russie pourrait certes choisir de ne pas répondre aux attentes de Téhéran en refusant de le laisser fabriquer même une partie du combustible de Bouchehr. Cela ferait l’ affaire des Américains et des Européens qui seraient heureux de priver l’Iran de tout argument pour se doter d’une capacité d’enrichissement significative. Mais Moscou prendrait alors le risque de ne jamais conclure le contrat de construction et d’approvisionnement de deux réacteurs supplémentaires pour Bouchehr, ce qui serait une grosse perte pour son industrie nucléaire.

Il suffirait en revanche que la Russie annonce être d’accord pour associer l’Iran à la fabrication du combustible nécessaire à Bouchehr pour valider les besoins en capacité d’enrichissement déclarés par Téhéran : 10.000 UTS par an pour six ou sept ans, puis montée en puissance à 100.000 UTS par an et au-delà. Il deviendrait alors très difficile pour les Occidentaux de convaincre l’Iran de se limiter pour très longtemps à l’exploitation de quelques milliers de centrifugeuses de première génération, correspondant à 4.000 ou 6.000 UTS, comme ils l’ont tenté avec tant d’insistance jusqu’à présent.

Décidément, force est d’admettre que les intérêts russes et occidentaux divergent sur cette question cruciale de la capacité iranienne d’enrichissement. Si les Américains et les Européens veulent préserver l’unité du groupe P5+1, il leur faudra donc être particulièrement attentifs au dilemme rencontré par les Russes dans leurs discussions commerciales bilatérales avec les Iraniens. Et ils devront, bien entendu, veiller à éviter toute interférence entre ce sujet et des sources de contentieux telles que l’Ukraine ou la Syrie.

(article paru en version française sur le site Boulevard extérieur http://www.boulevard-exterieur.com/Dans-la-negociation-avec-l-Iran-soigner-Moscou.html et en version anglaise sur le site Lobelog http://www.lobelog.com/when-negotiating-with-iran-mind-the-russians/)

mercredi 31 octobre 2012

Iran nucléaire : le temps d'en sortir?


(publié dans lemonde.fr du 31 octobre 2012)

Dix ans déjà que s’étire la crise nucléaire iranienne, depuis la découverte en 2002 du site d’enrichissement de Natanz. Dix ans ponctués d’annonces sur l’imminence de la bombe iranienne, ponctués aussi d’espoirs éphémères, à chaque vague de sanctions, de voir la république islamique mettre un genou à terre.

Cette politique a-t-elle au moins retenu l’Iran d’accéder à la bombe ? L’on sait à présent que les dirigeants iraniens ont arrêté fin 2003 leur programme militaire clandestin. Était-ce déjà l’effet des pressions internationales ou parce que la menace nucléaire de Saddam Hussein venait de disparaître, et que l’Iran espérait alors renouer avec l’Europe et l’Amérique ? Peu importe. l’Iran a depuis durci ses positions, peut-être relancé des études à finalité militaire, et surtout accumulé une dizaine de milliers de centrifugeuses ainsi que des stocks d’uranium légèrement ou moyennement enrichi pouvant alimenter la fabrication de quelques bombes. Il est, en théorie, à un, deux ou trois ans de la possession de l‘arme nucléaire. En ce sens, pressions, sanctions et guerre de l’ombre n’ont pas abouti. Malgré un blocus financier à peu près généralisé, le pays reste sourd aux injonctions du Conseil de sécurité, notamment sur la suspension de ses activités d’enrichissement. S’il fallait encore faire monter la pression, il n’y a plus guère que la force ouverte.

À force de se jauger mutuellement depuis dix ans, chacun connaît pourtant les contours du compromis qui éviterait le pire : acceptation par le monde extérieur des activités d’enrichissement de l’Iran – acquis inaliénable pour n’importe quel régime à Téhéran – mais à un niveau plafonné à 5 %, suffisant pour les usages industriels, et loin des hauts enrichissements d’intérêt militaire ; application des contrôles de l’AIEA sur l’ensemble du territoire iranien et non plus sur les seules installations déclarées ; engagements juridiques et techniques concernant les flux et le conditionnement de l’uranium sous tous ses aspects pour en rendre encore plus difficile le détournement ; renonciation à toute filière plutonigène qui ouvrirait une seconde voie d’accès à la bombe ; et de l’autre côté, levée progressive des sanctions, clôture du dossier par le Conseil de sécurité, reprise d’une coopération dans les applications clairement civiles du nucléaire. Sur tous les points à la charge de l’Iran, ses dirigeants ont déjà laissé entendre, à un moment ou à un autre, qu’ils pourraient les accepter.

Côté américain, le compromis paraît à portée de main, si Obama reste à la Maison blanche. Celui-ci avait d’emblée manifesté le souhait d’en finir avec cette crise. Il en a été empêché par des jeux de politique intérieure, par la pression du gouvernement israélien, et par le comportement du régime iranien. Mais, avec Hillary Clinton, il a déjà fait comprendre qu’il pourrait s’accommoder d’une capacité d’enrichissement bien encadrée, une fois la confiance établie sur la finalité pacifique du programme nucléaire iranien. C’est le point essentiel.

Et côté iranien, la situation est maintenant favorable. Ahmadinejad, en fin de mandat, n’est plus une nuisance. Ali Khamenei, le Guide de la révolution, tient, plus que jamais, toutes les cartes en main. Il n’aurait pas à partager le succès d’une négociation. Depuis vingt-trois ans à son poste, il doit aussi songer à préparer une succession qui ne soit pas inextricable. Pour lui, et pour la génération qui arrive aux responsabilités, le modèle chinois, combinant contrôle politique et progrès économique, a tous les attraits. Les gardiens de la révolution, qui se sont vu confier des pans entiers de l’économie, sont conscients qu’il leur faut, pour faire prospérer leurs entreprises, sortir de l’autarcie. Le régime combine la fierté d’avoir su résister à trente ans d’hostilités, et l’envie de tourner la page si une occasion honorable lui est offerte.

Mais il y a encore une difficulté. Le compromis dessiné préserve en effet les moyens de l’Iran de lancer, s’il le décidait, la fabrication d’une arme nucléaire. Or cette perspective est inacceptable pour les dirigeants d’Israël. Comme acteurs incontournables de la région, il faut aussi les entendre. Ils voient que la préservation de l’État hébreu passe par le maintien d’un flux d’arrivants et par le choix renouvelé de sa population, d’une génération à l’autre, de demeurer sur cette terre durement conquise. Mais avec l’érosion de l’esprit pionnier, et si l’environnement se chargeait trop de menaces, l’inquiétude pourrait se répandre, et germer les tentations de s’en aller; le flux des arrivants pourrait se tarir. D’où, faute de la tranquillité d’une paix durable, la recherche d’une suprématie militaire sans partage. D’où le maintien d’un arsenal nucléaire. D’où la mobilisation contre tout voisin hostile qui pourrait s’approcher de l’arme atomique.

Tout se trouve ainsi lié et l’on comprend qu’un compromis avec l’Iran ne prendra racine que si ses parties prenantes s’investissent aussitôt dans la baisse des tensions régionales. Avec le départ d’Ahmadinejad, l’on peut espérer que l’Iran abandonnera, sinon ses positions de principe sur la légitimité de l’État hébreu, du moins la rhétorique haineuse qui les accompagnait. Naguère, après avoir dit leur refus de reconnaître Israël, les dirigeants iraniens ajoutaient mezza voce qu’ils ne s’opposeraient pas à la solution qu’accepteraient les Palestiniens. Ce serait un premier progrès de revenir à cette ligne. Encore faudrait-il que cette solution se dessine. La question de l’évolution du Hezbollah, aujourd’hui soutenu et armé par l’Iran, devrait être posée dès le débouché, quel qu’il soit, de la crise syrienne. En somme, le compromis possible sur le programme nucléaire iranien est à aborder, non comme une fin, mais comme un commencement.