le massacre de Chios, gravure d'époque
(article paru dans la revue "Après-demain", n°43, juillet 2017)
Les émotions collectives ont été du fin fond de l'histoire
de puissants moteurs dans l'évolution et les soubresauts des sociétés
politiques. Platon nous parle de "la folie de la multitude", ajoutant
" il n'est pour ainsi dire personne qui fasse rien de sensé dans le
domaine des affaires publiques". Le clerc Alcuin écrivait à la fin du
VIIIème siècle à Charlemagne que "la turbulence du vulgaire est toujours
proche de la folie". En sens contraire, huit siècles plus tard, Machiavel nous
disait : " On voit l’opinion publique pronostiquer les événements
d’une manière si merveilleuse, qu’on dirait le peuple doué de la faculté cachée
de prévoir les biens et les maux ". Nul besoin de souligner
l'importance des passions populaires dans l'enchaînement des épisodes de la
Révolution française.
L'époque contemporaine voit apparaître une nouvelle forme
d'émotion collective. Jusque-là, ces émotions n'étaient soulevées que par des
faits extraordinaires survenant dans un environnement proche. Désormais, grâce
aux progrès de l'alphabétisation et à la montée en puissance de la presse, le
tumulte généré par des faits lointains pénètre dans le quotidien d'un nombre de
plus en plus important de foyers.
La guerre d'indépendance grecque
Le prologue de cette nouvelle époque se situe sans doute au
moment de la guerre d'indépendance des États-Unis, pour laquelle se passionne
l'opinion française. Mais le premier épisode peut en être daté du printemps
1821, quand la petite ville de Patras, au nord du Péloponnèse, donne le signal
du soulèvement de la population grecque contre le joug ottoman. Les esprits en
Europe ont été préparés à vibrer pour l'indépendance grecque par deux ouvrages
à l'immense succès, parus l'un en 1811, "l'itinéraire de Paris à
Jérusalem" de Chateaubriand, et l'autre l'année suivante, "le
pèlerinage de Childe Harold", de Byron. Tous deux contribuent puissamment
à façonner la sensibilité romantique et à y intégrer le monde de l'Orient. Tous
deux font le lien entre la grandeur de la Grèce antique et les humbles
bourgades parsemées de ruines où bat le cœur d'un peuple opprimé, prêt à
renaître. Dans les années 1820 les comités philhellènes fleurissent dans toute
l'Europe, les poètes, les peintres, les illustrateurs et, bien entendu, les
journalistes se mobilisent pour la cause. Des centaines de volontaires de
toutes conditions et de tous grades s'enrôlent du côté des Grecs. C'est le cas
de Byron lui-même, qui meurt en 1824 à Missolonghi.
Les gouvernements
européens, partisans de l'ordre existant, sont d'abord réticents à intervenir.
Mais plusieurs d'entre eux se décident finalement à agir sous la pression de
leurs opinions, alors que les rebelles grecs sont en mauvaise posture. En 1827,
une flotte anglo-franco-russe défait la flotte ottomane à Navarin. En 1828, la
France dépêche au Péloponnèse un corps expéditionnaire d'environ 15.000 hommes.
En 1830, la Sublime Porte reconnaît l'indépendance d'une partie du territoire
grec actuel. C'est la première grande victoire de l'opinion publique
européenne.
La guerre des Boers
Une autre grande manifestation d'émotion collective surgit
quelque 80 ans plus tard. Elle est générée par la Guerre des Boers, plus
précisément la deuxième guerre (1899-1902), qui aboutit à la défaite définitive
de ces derniers. L'opinion néerlandaise, bien entendu, mais aussi les opinions
allemande, russe et surtout française, s'enflamment pour ces héroïques victimes
de la cupidité et de la soif de puissance britanniques. En France, où
l'anglophobie a été chauffée à blanc par l'humiliation de Fachoda (1998), le
soutien à la cause des Boers va de la droite nationaliste et coloniale à la
gauche ennemie du grand capital impérialiste. Paul Kruger, président du
Transvaal, venu en Europe en 1900 pour y chercher des appuis, est acclamé par
60.000 manifestants à Marseille, puis salué par des foules enthousiastes à
chaque arrêt du train qui le conduit à Paris, où il est à nouveau accueilli par
un public en délire. Mais si les foules se pressent sur son passage à toutes
ses étapes en Europe, les gouvernements restent silencieux, l'aide espérée ne
vient pas. Les quelques milliers de volontaires européens et américains qui
partent combattre aux côtés des Boers ne peuvent détourner le cours de la
guerre. Celle-ci évolue en guérilla devant les progrès des troupes
britanniques. Ces dernières réagissent en pratiquant une politique de la terre
brûlée et en internant tous les civils dans des "camps de reconcentration".
Les conditions de vie y sont si épouvantables, le taux de mortalité si élevé,
que l'opinion britannique elle-même finit par s'émouvoir. Mais rien ne peut
arrêter la défaite complète des Boers, qui intervient au printemps 1902.
La guerre du Biafra
Encore une soixante d'années plus tard, une autre cause
emblématique vient soulever l'émotion de ce qu'on peut désormais appeler
"l'opinion internationale". C'est la guerre du Biafra. Cette guerre
civile de près de trois ans se déclenche en 1967 lorsque la population Ibo,
chrétienne et animiste, située pour l'essentiel au sud du Nigéria, cherche à
s'en détacher. Le Nigéria est alors une nation récente, fragile, hétérogène.
Elle vient de subir deux coups d'État successifs. Le second provoque des
massacres d'Ibos dans le nord et le centre du pays, les amenant à se réfugier
en masse dans leur région d'origine. La décision prise par le nouveau
gouvernement de diviser cette région en trois nouveaux états fédérés fait
craindre aux Ibos d'en perdre le contrôle et de voir leur échapper les zones
les plus riches en pétrole. L'indépendance du "Biafra" est proclamée.
La guerre s'engage, le blocus de la région par les troupes gouvernementales
provoque à la mi-2008 la famine. C'est alors que le monde extérieur, devant les
premiers récits et surtout les premières images qui lui parviennent, commence à
s'émouvoir. Une campagne internationale de soutien au Biafra balaie l'Europe et
l'Amérique, et résonne au siège des Nations Unies. C'est à ce moment que commence
à prendre forme l'organisation "médecins sans frontières", futur prix
Nobel de la Paix. Mais une fois encore, aucune intervention extérieure,
individuelle ou collective, ne viendra détourner le cours des choses. Le Biafra
tombe en janvier 1970.
La leçon des crises
Beaucoup d'autres exemples de crises du même genre
pourraient être décrits. Mais l'analyse de ces trois-là : Grèce, Boers, et
Biafra – suffit à donner les clefs de compréhension des vagues d'émotion
parcourant régulièrement l'opinion internationale.
La première clef concerne le type de crise propice à la
création d'une émotion collective. La guerre, la dimension politique n'y
suffisent pas, il y faut également la dimension morale et humanitaire. Ce sont
les massacres de Grecs, la souffrance des Boers, la famine des enfants ibos qui
portent l'émotion à son paroxysme. Au XIXème siècle, l'on parle de barbarie et d'atrocités,
à partir de la moitié du XXème le mot de "génocide" apparaît. Il est
utilisé pour le Biafra, il ressurgit ensuite en de nombreux endroits, notamment
au Rwanda. Et puis, il faut que l'affaire entre en résonance avec l'esprit du
temps. Pourquoi tel massacre soulève-t-il l'indignation du monde, et pas tel
autre, qui se déroule ailleurs au même moment ? Pourquoi la deuxième ou
troisième famine en Somalie ne mobilise-t-elle pas comme la première (du moins
la première mise en lumière) ?
La deuxième clef se rapporte à l'effet amplificateur des
médias, et désormais des réseaux sociaux. La question grecque bénéficie de l'invention récente de la
lithographie, et bien entendu, de la généralisation de la presse quotidienne.
Au début du XIXème siècle, la lecture du journal est devenue, selon le mot
d'Hegel, "la prière du matin de l'homme moderne". A la fin du même
siècle, la mise au point de la similigravure, permettant la transposition de la
photographie sur papier journal, lance le développement de la presse illustrée.
L'instantané d'une petite fille boer décharnée est ainsi mis sous les yeux de
tous les lecteurs d'Europe et du monde. Elle s'appelle Lizzie van Zyl.
Les
victimes ne sont donc plus anonymes. Le XXème siècle voit l'apparition des
appareils photographiques légers, le développement du photoreportage, des actualités
cinématographiques, puis à partir des années 1950, de la télévision. C'est elle
qui fait pénétrer les enfants squelettiques du Biafra dans l'intimité de tous
les foyers. Le sentiment de simultanéité entre l'évènement et sa perception
facilite l'embrasement des opinions. La qualité de l'émotion est évidemment
très différente lorsque la prise de conscience d'un drame se fait
progressivement, et après coup, comme dans le cas de la Shoah.
La troisième clef concerne l'indispensable simplification
des enjeux. La guerre de libération de la Grèce s'ouvre sur le massacre de la
population musulmane du Péloponnèse, femmes et enfants compris. Quelque 20.000
personnes y périssent. Mais ce n'est évidemment pas ce massacre-là que peint
Delacroix ou que chante Victor Hugo, même si le massacre de la population de
l'île de Chios est mené en représailles du premier. Les sympathiques Boers
pouvaient tout aussi bien être représentés en réactionnaires esclavagistes.
C'est d'ailleurs ce à quoi s'employait la presse anglaise. Le coup d'État de
janvier 1966 au Nigéria, qui allait bientôt déclencher un contre-coup d'État et
les massacres d'Ibos, avait été précisément conduit par des officiers pour la
plupart d'ethnie ibo.
De la manipulation des esprits au rôle des États
Vient alors la question de la manipulation des esprits. La
tentation est grande en effet d'alimenter les émotions collectives par tous les
moyens disponibles. Chaque camp s'y emploie avec plus ou moins de bonheur. Ceci
est visible en ce moment même dans la crise syrienne, un avantage décisif
revenant à celui qui est parvenu le premier à créer l'émotion. Les premières impressions,
les premiers jugements sont difficilement réversibles. A partir de là, le
"bourrage de crânes" n'est plus très loin. Le fameux "sourire de
l'ange de la cathédrale de Reims", icône de l'éternel génie français, n'a
été remarqué qu'au lendemain du bombardement de la cathédrale par les Allemands
en septembre 1914. Du côté allemand, apparaît alors la caricature d'un
tirailleur sénégalais embusqué dans les tours de l'édifice. Déjà, dans
l'affaire grecque, l'opinion s'émouvait de voir des troupes ottomanes composées
de Soudanais massacrant des Européens.
Tout ceci amène à s'interroger sur le positionnement des États.
Les services français sont lourdement intervenus dans la crise du Biafra,
jouant à fond, sur instruction de leur gouvernement, la carte de l'indépendance.
Ils ont alimenté la rébellion en armes et en soutien médiatique, ils ont attisé
l'émotion, en lançant, par exemple, auprès des journalistes, le mot de
"génocide". Dans l'affaire syrienne qui se déroule en ce moment sous
nos yeux, le gouvernement français s'est délibérément placé à l'avant-garde de
son opinion publique. Vingt ans auparavant, lors des persécutions des Kurdes
irakiens, il avait, à l'initiative de Bernard Kouchner, développé et mis en
œuvre le concept du "droit d'ingérence", qui devait ensuite muter en
"devoir de protéger". C'est au nom de ce devoir que Kadhafi a été
éliminé. Dans la plupart des cas pourtant, les dirigeants à tête froide
s'efforcent de résister aux emballements de leur opinion publique, même s'ils
n'y parviennent pas toujours. Au lendemain de l'intervention de l'OTAN au
Kossovo, déclenchée par une vague d'"épuration ethnique", l'on se
souvient des propos d'une personnalité française sur l'injonction venue "des
téléspectateurs occidentaux bombardés d'images choquantes… intimant à leurs
gouvernements de faire cesser leurs souffrances de téléspectateurs."
Alors, à qui donner raison ? Il n'y a pas ici de
réponse univoque. Mais il peut être réconfortant de terminer sur la parole d'un
homme d'État peu suspect de céder à l'émotion. C'est Talleyrand, qui disait: "
De nos jours, il n’est pas facile de tromper longtemps. Il y a quelqu’un qui a
plus d’esprit que Voltaire, plus d’esprit que Bonaparte, plus d’esprit que
chacun des Directeurs, que chacun des ministres passés, présents et à venir,
c’est tout le monde".