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mardi 1 janvier 2019

LA LAÏCITÉ EN FRANCE... ET AILLEURS


(paru dans le n° 48 de la revue "Après-demain", décembre 2018)


Il existe à l’Organisation des Nations-Unies un Comité des droits de l’Homme. Composé de 18 experts indépendants, il veille à la bonne application du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, conclu en 1966 et ratifié par la France en février 1981. Le Comité peut ainsi recevoir des plaintes de personnes s’estimant atteintes dans leurs droits et qui n’ont pas obtenu satisfaction devant la justice de leur pays. Il émet alors ce qu’il appelle une constatation dans laquelle, s’il estime la plainte justifiée, il peut demander au pays concerné de rectifier sa façon d’agir, éventuellement d’indemniser la victime.

La France deux fois désavouée

La France vient tout récemment d’être désavouée par le Comité dans deux affaires emblématiques de sa conception de la laïcité.
La première affaire concerne le licenciement sans indemnité d’une employée d’une crèche associative qui refusait de quitter son voile au travail. C’est la fameuse affaire « Baby-Loup », dans laquelle les juges français ont finalement donné tort à l’employée. Le Comité des droits de l’Homme lui a au contraire donné raison, en considérant que son droit à manifester librement sa religion avait été violé. Il a estimé que la France n’avait pas démontré que le port du voile par une employée portait atteinte aux droits fondamentaux des enfants ou des parents fréquentant la crèche.

La deuxième affaire concerne le cas de deux femmes condamnées à des amendes pour avoir porté dans la rue le niqab, ou voile intégral, en contravention avec une loi de 2010, interdisant de dissimuler son visage dans l’espace public. Le Comité a estimé que cette interdiction pouvait se justifier en certaines circonstances ou en certains lieux, par exemple à l’occasion de contrôles d’identité, mais qu’une interdiction générale et absolue couvrant l’ensemble de l’espace public était une mesure excessive qui portait atteinte aux droits des personnes en question.

Voilà donc la justice française déstabilisée, et une partie de l’opinion française désorientée par ces deux prises de position. Comment se fait-il que notre vision de la laïcité soit si mal comprise à l’étranger ?

Certes, les experts du Comité des droits de l’Homme viennent de tous les coins de la terre. Mais parmi les douze experts ayant adopté la première constatation, figurent trois Européens et deux Nord-américains, qui devraient en principe assez bien nous comprendre. Les deux autres constatations, prises en termes à peu près identiques, ont été adoptées par onze experts, avec quand même deux opinions dissidentes donnant raison à la France, exprimées par les experts tunisien et portugais.

La laïcité à travers le monde

La laïcité prend donc des aspects très variés à travers le monde, certes à partir d’un socle commun, dès que l’État, la loi, ne puisent plus leur légitimité dans un ordre supérieur, défini par la foi et la religion. En France, elle commence à apparaître dans les efforts des Rois pour se dégager de la mainmise de la Papauté. Elle prend forme sous la Révolution avec la Constitution civile du clergé, se conforte avec le Code civil et le Concordat napoléonien, et adopte son aspect moderne sous la Troisième république, lorsque la société s’affranchit par une série de lois de l’emprise du clergé. Mais ailleurs, les parcours et les aboutissements sont fort différents. Voici quelques exemples.
Les régimes communistes, athées par principe, ont pratiqué une laïcité fortement hostile à toutes les religions, détruisant les lieux de culte, persécutant les fidèles, contrôlant très étroitement les pratiques religieuses provisoirement tolérées dans l’attente d’un monde nouveau émancipé de toutes « superstitions ».

En Europe, beaucoup d’États se réfèrent à Dieu dans leur Constitution, mais pour affirmer ensuite leur neutralité face à toutes les croyances. La Constitution fédérale suisse est adoptée « au nom du Dieu tout-puissant » mais affirme que nul ne peut subir de discrimination, notamment du fait de ses convictions religieuses ou philosophiques. Le peuple allemand adopte la Loi fondamentale « conscient de sa responsabilité devant Dieu et devant les hommes ». Mais nul ne peut être discriminé en raison de sa croyance ou de ses opinions religieuses ou politiques. La liberté de culte est garantie. Un impôt destiné à financer les Églises est perçu sur les fidèles (de même qu’en Autriche ou en Suisse). Et l’enseignement religieux dans les écoles est dispensé par des fonctionnaires n’appartenant à aucune hiérarchie cléricale. Plus au nord, La Suède jusqu’en 2000, la Norvège jusqu’en 2012 ont eu des Églises d’État. À l’est, la Constitution hongroise demande à Dieu de bénir les Hongrois et rappelle que leur pays est une partie de l’Europe chrétienne. Mais elle établit la séparation des Églises et de l’État. Plus au sud, la Grèce cite abondamment la religion orthodoxe dans le préambule de sa Constitution, mais proclame la liberté de conscience religieuse.

De l’autre côté de la Manche, l’Angleterre, en une sorte de premier Brexit, s’est séparée de l’Europe catholique au XVIème siècle et s’est dotée d’une Église d’État, l’Église anglicane, placée sous l’égide du Souverain. L’Écosse est également dotée d’une Église d’État, l’Église presbytérienne. Après une période de persécution des autres religions, l’Angleterre a évolué vers la tolérance, au point d’apparaître dès le XVIIIème siècle comme un modèle. Mais longtemps, les Catholiques, entre autres, n’ont pu exercer de fonctions publiques. Tony Blair a attendu de n’être plus Premier ministre pour se convertir officiellement au catholicisme.

Aux États-Unis, la Constitution interdit au Congrès de légiférer pour établir une religion ou pour en interdire le libre exercice. C’est seulement en 1956 qu’est adoptée comme devise officielle du pays « in God we trust » (« en Dieu est notre foi »). Les Églises échappent à l’impôt. Tout peut être prêché sans entraves, y compris les doctrines les plus sectaires. Le créationnisme, qui affirme que Dieu, comme le dit la Bible, a directement créé tous les êtres vivants, homme compris, y est très populaire. Et le sentiment religieux joue, on le sait, un rôle très important dans la vie publique.

La Constitution canadienne proclame :« le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la règle du droit ». La Charte des droits et libertés protège la liberté de conscience et de religion et les normes communes doivent s’adapter, dans la mesure du possible, aux prescriptions religieuses. La jurisprudence a ainsi été amenée à dégager la notion d’«accommodement raisonnable». Entre autres exemples, les juges ont autorisé les Sikhs à porter sur eux leur poignard rituel, à condition qu’il soit fermement cousu à l’intérieur de leur vêtement.

Loin des pays de tradition judéo-chrétienne, la Turquie, née au lendemain de la Première guerre mondiale sur les débris de l’empire ottoman, s’est voulue un État laïque. En 1924, elle abolit le califat, qui faisait du Sultan « l’ombre de Dieu sur terre » et donc le guide de tous les Musulmans. Mais la première Constitution établit l’Islam comme « la religion de l’État turc ». Une Direction des affaires religieuses, toujours active à ce jour, vient gérer, financer et donc contrôler l’exercice du culte musulman, plus précisément du culte sunnite hanafite, pratiqué par la majorité de la population. Il faut attendre 1937 pour que la laïcité soit citée dans la Constitution. Le principe a été conservé mais la laïcité a été récemment ébranlée par l’arrivée aux commandes du pays de conservateurs, défenseurs des traditions.

L’Islam est cité dans la plupart des Constitutions des pays arabo-musulmans, du moins lorsqu’ils ont en une, et souvent la Charia, ou loi religieuse, est posée comme source du Droit. Le Liban, pays multiconfessionnel, fait toutefois exception. Mais les mêmes textes garantissent ensuite la liberté de conscience. En réalité, les pratiques d’un pays à l’autre sont très diverses, le principe de tolérance est en beaucoup d’endroits fort malmené, parfois par les sociétés encore plus que par les pouvoirs publics. Dans la même région, le Parlement israélien vient de proclamer Israël « État-nation du peuple juif ». L’on semble donc loin de la laïcité. Mais la déclaration d’indépendance de 1948, par laquelle Israël s’engage à assurer « une complète égalité de droits sociaux et politiques à tous ses citoyens, sans distinction de croyance, de race ou de sexe » reste en vigueur. Au-delà des formules, il faut donc voir, ici comme ailleurs, comment tout ceci s’applique et s’appliquera.

Dans beaucoup de pays d’Afrique, les Constitutions et les grandes lois tendent à refléter les traditions juridiques dans laquelle ils ont baigné avant leur indépendance. Mais rites et croyances y jouent un rôle majeur de cohésion sociale. La laïcité n’y est l’affaire que de petits groupes. L’Asie offre, elle, un paysage contrasté. Pour prendre deux exemples, l’Inde et le Japon, l’Inde, dès son indépendance, s’affirme comme une République « séculière », portant un égal respect à toutes les religions. Sur cette base, le droit des personnes combine règles générales et prescriptions que chacun peut invoquer en vertu de sa religion. Et la vie quotidienne de l’immense majorité des Indiens est irriguée par les religions. En outre, ces dernières années, la volonté de faire de l’Inde une nation Hindoue a atteint le sommet de l’État, remettant en cause les principes fondateurs du pays. Au Japon en revanche, si rites et croyances circulent comme ailleurs, elles le font sur un mode discret. La Constitution de 1946 a introduit une séparation radicale entre Églises et État, qui est toujours scrupuleusement respectée.

Retour en France

A l’issue de ce tour d’horizon, la laïcité « à la française » apparaît dans toute son originalité, et peut-être sa solitude. D’autant qu’elle a beaucoup évolué au cours de son histoire, avec des épisodes de tensions et d’intolérance, mais aussi de très nombreux accommodements.

Dans la période récente, elle a semblé aller à l’encontre de l’adage « C’est à l’État d’être laïque, pas aux individus », en cherchant à introduire dans la vie sociale une sorte de laïcité des comportements, notion étrangère à ses fondateurs historiques. Elle a donc tendu à s’éloigner de la conception de la laïcité la plus répandue autour d’elle, fondée sur une neutralité tolérante, et même bienveillante, plutôt que sur une attitude prescriptive.

Or c’est cette protection de la diversité qui imprègne les grands textes fondateurs que sont la Déclaration universelle des droits de l’Homme (1948), la Convention européenne des droits de l’Homme (1953) ou encore la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (2007). Tous trois affirment en effet à l’unisson : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique… la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seul ou en commun, tant en public qu'en privé, par l'enseignement, les pratiques, le culte et l'accomplissement des rites ».

D’où le conflit qui vient de surgir entre la France et les gardiens du Pacte relatif aux droits sociaux et politiques, dont l’article 18 proclame également la liberté pour tout individu « de manifester sa religion ou sa conviction, individuellement ou en commun, tant en public qu'en privé ». Ceci sans autres restrictions que celles « prévues par la loi » et « nécessaires à la protection de la sécurité, de l'ordre et de la santé publique, ou de la morale ou des libertés et droits fondamentaux d'autrui ». Mais il est vrai aussi que ces formules laissent ouvert le dilemme qui nourrit à ce jour le débat en France : quelles tolérances accorder aux adversaires de la tolérance ? Comment, sans menacer les droits de tout un chacun, contenir les intégrismes de toutes origines ?

vendredi 11 août 2017

La politique de l'émotion


le massacre de Chios, gravure d'époque


(article paru dans la revue "Après-demain", n°43, juillet 2017)


Les émotions collectives ont été du fin fond de l'histoire de puissants moteurs dans l'évolution et les soubresauts des sociétés politiques. Platon nous parle de "la folie de la multitude", ajoutant " il n'est pour ainsi dire personne qui fasse rien de sensé dans le domaine des affaires publiques". Le clerc Alcuin écrivait à la fin du VIIIème siècle à Charlemagne que "la turbulence du vulgaire est toujours proche de la folie". En sens contraire, huit siècles plus tard, Machiavel nous disait : " On voit l’opinion publique pronostiquer les événements d’une manière si merveilleuse, qu’on dirait le peuple doué de la faculté cachée de prévoir les biens et les maux ". Nul besoin de souligner l'importance des passions populaires dans l'enchaînement des épisodes de la Révolution française.

L'époque contemporaine voit apparaître une nouvelle forme d'émotion collective. Jusque-là, ces émotions n'étaient soulevées que par des faits extraordinaires survenant dans un environnement proche. Désormais, grâce aux progrès de l'alphabétisation et à la montée en puissance de la presse, le tumulte généré par des faits lointains pénètre dans le quotidien d'un nombre de plus en plus important de foyers.

La guerre d'indépendance grecque

Le prologue de cette nouvelle époque se situe sans doute au moment de la guerre d'indépendance des États-Unis, pour laquelle se passionne l'opinion française. Mais le premier épisode peut en être daté du printemps 1821, quand la petite ville de Patras, au nord du Péloponnèse, donne le signal du soulèvement de la population grecque contre le joug ottoman. Les esprits en Europe ont été préparés à vibrer pour l'indépendance grecque par deux ouvrages à l'immense succès, parus l'un en 1811, "l'itinéraire de Paris à Jérusalem" de Chateaubriand, et l'autre l'année suivante, "le pèlerinage de Childe Harold", de Byron. Tous deux contribuent puissamment à façonner la sensibilité romantique et à y intégrer le monde de l'Orient. Tous deux font le lien entre la grandeur de la Grèce antique et les humbles bourgades parsemées de ruines où bat le cœur d'un peuple opprimé, prêt à renaître. Dans les années 1820 les comités philhellènes fleurissent dans toute l'Europe, les poètes, les peintres, les illustrateurs et, bien entendu, les journalistes se mobilisent pour la cause. Des centaines de volontaires de toutes conditions et de tous grades s'enrôlent du côté des Grecs. C'est le cas de Byron lui-même, qui meurt en 1824 à Missolonghi. 

Les gouvernements européens, partisans de l'ordre existant, sont d'abord réticents à intervenir. Mais plusieurs d'entre eux se décident finalement à agir sous la pression de leurs opinions, alors que les rebelles grecs sont en mauvaise posture. En 1827, une flotte anglo-franco-russe défait la flotte ottomane à Navarin. En 1828, la France dépêche au Péloponnèse un corps expéditionnaire d'environ 15.000 hommes. En 1830, la Sublime Porte reconnaît l'indépendance d'une partie du territoire grec actuel. C'est la première grande victoire de l'opinion publique européenne.

La guerre des Boers

Une autre grande manifestation d'émotion collective surgit quelque 80 ans plus tard. Elle est générée par la Guerre des Boers, plus précisément la deuxième guerre (1899-1902), qui aboutit à la défaite définitive de ces derniers. L'opinion néerlandaise, bien entendu, mais aussi les opinions allemande, russe et surtout française, s'enflamment pour ces héroïques victimes de la cupidité et de la soif de puissance britanniques. En France, où l'anglophobie a été chauffée à blanc par l'humiliation de Fachoda (1998), le soutien à la cause des Boers va de la droite nationaliste et coloniale à la gauche ennemie du grand capital impérialiste. Paul Kruger, président du Transvaal, venu en Europe en 1900 pour y chercher des appuis, est acclamé par 60.000 manifestants à Marseille, puis salué par des foules enthousiastes à chaque arrêt du train qui le conduit à Paris, où il est à nouveau accueilli par un public en délire. Mais si les foules se pressent sur son passage à toutes ses étapes en Europe, les gouvernements restent silencieux, l'aide espérée ne vient pas. Les quelques milliers de volontaires européens et américains qui partent combattre aux côtés des Boers ne peuvent détourner le cours de la guerre. Celle-ci évolue en guérilla devant les progrès des troupes britanniques. Ces dernières réagissent en pratiquant une politique de la terre brûlée et en internant tous les civils dans des "camps de reconcentration". Les conditions de vie y sont si épouvantables, le taux de mortalité si élevé, que l'opinion britannique elle-même finit par s'émouvoir. Mais rien ne peut arrêter la défaite complète des Boers, qui intervient au printemps 1902.

La guerre du Biafra

Encore une soixante d'années plus tard, une autre cause emblématique vient soulever l'émotion de ce qu'on peut désormais appeler "l'opinion internationale". C'est la guerre du Biafra. Cette guerre civile de près de trois ans se déclenche en 1967 lorsque la population Ibo, chrétienne et animiste, située pour l'essentiel au sud du Nigéria, cherche à s'en détacher. Le Nigéria est alors une nation récente, fragile, hétérogène. Elle vient de subir deux coups d'État successifs. Le second provoque des massacres d'Ibos dans le nord et le centre du pays, les amenant à se réfugier en masse dans leur région d'origine. La décision prise par le nouveau gouvernement de diviser cette région en trois nouveaux états fédérés fait craindre aux Ibos d'en perdre le contrôle et de voir leur échapper les zones les plus riches en pétrole. L'indépendance du "Biafra" est proclamée. La guerre s'engage, le blocus de la région par les troupes gouvernementales provoque à la mi-2008 la famine. C'est alors que le monde extérieur, devant les premiers récits et surtout les premières images qui lui parviennent, commence à s'émouvoir. Une campagne internationale de soutien au Biafra balaie l'Europe et l'Amérique, et résonne au siège des Nations Unies. C'est à ce moment que commence à prendre forme l'organisation "médecins sans frontières", futur prix Nobel de la Paix. Mais une fois encore, aucune intervention extérieure, individuelle ou collective, ne viendra détourner le cours des choses. Le Biafra tombe en janvier 1970.

La leçon des crises

Beaucoup d'autres exemples de crises du même genre pourraient être décrits. Mais l'analyse de ces trois-là : Grèce, Boers, et Biafra – suffit à donner les clefs de compréhension des vagues d'émotion parcourant régulièrement l'opinion internationale.

La première clef concerne le type de crise propice à la création d'une émotion collective. La guerre, la dimension politique n'y suffisent pas, il y faut également la dimension morale et humanitaire. Ce sont les massacres de Grecs, la souffrance des Boers, la famine des enfants ibos qui portent l'émotion à son paroxysme. Au XIXème siècle, l'on parle de barbarie et d'atrocités, à partir de la moitié du XXème le mot de "génocide" apparaît. Il est utilisé pour le Biafra, il ressurgit ensuite en de nombreux endroits, notamment au Rwanda. Et puis, il faut que l'affaire entre en résonance avec l'esprit du temps. Pourquoi tel massacre soulève-t-il l'indignation du monde, et pas tel autre, qui se déroule ailleurs au même moment ? Pourquoi la deuxième ou troisième famine en Somalie ne mobilise-t-elle pas comme la première (du moins la première mise en lumière) ?

La deuxième clef se rapporte à l'effet amplificateur des médias, et désormais des réseaux sociaux. La question grecque bénéficie de l'invention récente de la lithographie, et bien entendu, de la généralisation de la presse quotidienne. Au début du XIXème siècle, la lecture du journal est devenue, selon le mot d'Hegel, "la prière du matin de l'homme moderne". A la fin du même siècle, la mise au point de la similigravure, permettant la transposition de la photographie sur papier journal, lance le développement de la presse illustrée. L'instantané d'une petite fille boer décharnée est ainsi mis sous les yeux de tous les lecteurs d'Europe et du monde. Elle s'appelle Lizzie van Zyl.

Les victimes ne sont donc plus anonymes. Le XXème siècle voit l'apparition des appareils photographiques légers, le développement du photoreportage, des actualités cinématographiques, puis à partir des années 1950, de la télévision. C'est elle qui fait pénétrer les enfants squelettiques du Biafra dans l'intimité de tous les foyers. Le sentiment de simultanéité entre l'évènement et sa perception facilite l'embrasement des opinions. La qualité de l'émotion est évidemment très différente lorsque la prise de conscience d'un drame se fait progressivement, et après coup, comme dans le cas de la Shoah.

La troisième clef concerne l'indispensable simplification des enjeux. La guerre de libération de la Grèce s'ouvre sur le massacre de la population musulmane du Péloponnèse, femmes et enfants compris. Quelque 20.000 personnes y périssent. Mais ce n'est évidemment pas ce massacre-là que peint Delacroix ou que chante Victor Hugo, même si le massacre de la population de l'île de Chios est mené en représailles du premier. Les sympathiques Boers pouvaient tout aussi bien être représentés en réactionnaires esclavagistes. C'est d'ailleurs ce à quoi s'employait la presse anglaise. Le coup d'État de janvier 1966 au Nigéria, qui allait bientôt déclencher un contre-coup d'État et les massacres d'Ibos, avait été précisément conduit par des officiers pour la plupart d'ethnie ibo.

De la manipulation des esprits au rôle des États

Vient alors la question de la manipulation des esprits. La tentation est grande en effet d'alimenter les émotions collectives par tous les moyens disponibles. Chaque camp s'y emploie avec plus ou moins de bonheur. Ceci est visible en ce moment même dans la crise syrienne, un avantage décisif revenant à celui qui est parvenu le premier à créer l'émotion. Les premières impressions, les premiers jugements sont difficilement réversibles. A partir de là, le "bourrage de crânes" n'est plus très loin. Le fameux "sourire de l'ange de la cathédrale de Reims", icône de l'éternel génie français, n'a été remarqué qu'au lendemain du bombardement de la cathédrale par les Allemands en septembre 1914. Du côté allemand, apparaît alors la caricature d'un tirailleur sénégalais embusqué dans les tours de l'édifice. Déjà, dans l'affaire grecque, l'opinion s'émouvait de voir des troupes ottomanes composées de Soudanais massacrant des Européens.

Tout ceci amène à s'interroger sur le positionnement des États. Les services français sont lourdement intervenus dans la crise du Biafra, jouant à fond, sur instruction de leur gouvernement, la carte de l'indépendance. Ils ont alimenté la rébellion en armes et en soutien médiatique, ils ont attisé l'émotion, en lançant, par exemple, auprès des journalistes, le mot de "génocide". Dans l'affaire syrienne qui se déroule en ce moment sous nos yeux, le gouvernement français s'est délibérément placé à l'avant-garde de son opinion publique. Vingt ans auparavant, lors des persécutions des Kurdes irakiens, il avait, à l'initiative de Bernard Kouchner, développé et mis en œuvre le concept du "droit d'ingérence", qui devait ensuite muter en "devoir de protéger". C'est au nom de ce devoir que Kadhafi a été éliminé. Dans la plupart des cas pourtant, les dirigeants à tête froide s'efforcent de résister aux emballements de leur opinion publique, même s'ils n'y parviennent pas toujours. Au lendemain de l'intervention de l'OTAN au Kossovo, déclenchée par une vague d'"épuration ethnique", l'on se souvient des propos d'une personnalité française sur l'injonction venue "des téléspectateurs occidentaux bombardés d'images choquantes… intimant à leurs gouvernements de faire cesser leurs souffrances de téléspectateurs."


Alors, à qui donner raison ? Il n'y a pas ici de réponse univoque. Mais il peut être réconfortant de terminer sur la parole d'un homme d'État peu suspect de céder à l'émotion. C'est Talleyrand, qui disait: " De nos jours, il n’est pas facile de tromper longtemps. Il y a quelqu’un qui a plus d’esprit que Voltaire, plus d’esprit que Bonaparte, plus d’esprit que chacun des Directeurs, que chacun des ministres passés, présents et à venir, c’est tout le monde".