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mardi 1 janvier 2019

LA LAÏCITÉ EN FRANCE... ET AILLEURS


(paru dans le n° 48 de la revue "Après-demain", décembre 2018)


Il existe à l’Organisation des Nations-Unies un Comité des droits de l’Homme. Composé de 18 experts indépendants, il veille à la bonne application du Pacte international relatif aux droits civils et politiques, conclu en 1966 et ratifié par la France en février 1981. Le Comité peut ainsi recevoir des plaintes de personnes s’estimant atteintes dans leurs droits et qui n’ont pas obtenu satisfaction devant la justice de leur pays. Il émet alors ce qu’il appelle une constatation dans laquelle, s’il estime la plainte justifiée, il peut demander au pays concerné de rectifier sa façon d’agir, éventuellement d’indemniser la victime.

La France deux fois désavouée

La France vient tout récemment d’être désavouée par le Comité dans deux affaires emblématiques de sa conception de la laïcité.
La première affaire concerne le licenciement sans indemnité d’une employée d’une crèche associative qui refusait de quitter son voile au travail. C’est la fameuse affaire « Baby-Loup », dans laquelle les juges français ont finalement donné tort à l’employée. Le Comité des droits de l’Homme lui a au contraire donné raison, en considérant que son droit à manifester librement sa religion avait été violé. Il a estimé que la France n’avait pas démontré que le port du voile par une employée portait atteinte aux droits fondamentaux des enfants ou des parents fréquentant la crèche.

La deuxième affaire concerne le cas de deux femmes condamnées à des amendes pour avoir porté dans la rue le niqab, ou voile intégral, en contravention avec une loi de 2010, interdisant de dissimuler son visage dans l’espace public. Le Comité a estimé que cette interdiction pouvait se justifier en certaines circonstances ou en certains lieux, par exemple à l’occasion de contrôles d’identité, mais qu’une interdiction générale et absolue couvrant l’ensemble de l’espace public était une mesure excessive qui portait atteinte aux droits des personnes en question.

Voilà donc la justice française déstabilisée, et une partie de l’opinion française désorientée par ces deux prises de position. Comment se fait-il que notre vision de la laïcité soit si mal comprise à l’étranger ?

Certes, les experts du Comité des droits de l’Homme viennent de tous les coins de la terre. Mais parmi les douze experts ayant adopté la première constatation, figurent trois Européens et deux Nord-américains, qui devraient en principe assez bien nous comprendre. Les deux autres constatations, prises en termes à peu près identiques, ont été adoptées par onze experts, avec quand même deux opinions dissidentes donnant raison à la France, exprimées par les experts tunisien et portugais.

La laïcité à travers le monde

La laïcité prend donc des aspects très variés à travers le monde, certes à partir d’un socle commun, dès que l’État, la loi, ne puisent plus leur légitimité dans un ordre supérieur, défini par la foi et la religion. En France, elle commence à apparaître dans les efforts des Rois pour se dégager de la mainmise de la Papauté. Elle prend forme sous la Révolution avec la Constitution civile du clergé, se conforte avec le Code civil et le Concordat napoléonien, et adopte son aspect moderne sous la Troisième république, lorsque la société s’affranchit par une série de lois de l’emprise du clergé. Mais ailleurs, les parcours et les aboutissements sont fort différents. Voici quelques exemples.
Les régimes communistes, athées par principe, ont pratiqué une laïcité fortement hostile à toutes les religions, détruisant les lieux de culte, persécutant les fidèles, contrôlant très étroitement les pratiques religieuses provisoirement tolérées dans l’attente d’un monde nouveau émancipé de toutes « superstitions ».

En Europe, beaucoup d’États se réfèrent à Dieu dans leur Constitution, mais pour affirmer ensuite leur neutralité face à toutes les croyances. La Constitution fédérale suisse est adoptée « au nom du Dieu tout-puissant » mais affirme que nul ne peut subir de discrimination, notamment du fait de ses convictions religieuses ou philosophiques. Le peuple allemand adopte la Loi fondamentale « conscient de sa responsabilité devant Dieu et devant les hommes ». Mais nul ne peut être discriminé en raison de sa croyance ou de ses opinions religieuses ou politiques. La liberté de culte est garantie. Un impôt destiné à financer les Églises est perçu sur les fidèles (de même qu’en Autriche ou en Suisse). Et l’enseignement religieux dans les écoles est dispensé par des fonctionnaires n’appartenant à aucune hiérarchie cléricale. Plus au nord, La Suède jusqu’en 2000, la Norvège jusqu’en 2012 ont eu des Églises d’État. À l’est, la Constitution hongroise demande à Dieu de bénir les Hongrois et rappelle que leur pays est une partie de l’Europe chrétienne. Mais elle établit la séparation des Églises et de l’État. Plus au sud, la Grèce cite abondamment la religion orthodoxe dans le préambule de sa Constitution, mais proclame la liberté de conscience religieuse.

De l’autre côté de la Manche, l’Angleterre, en une sorte de premier Brexit, s’est séparée de l’Europe catholique au XVIème siècle et s’est dotée d’une Église d’État, l’Église anglicane, placée sous l’égide du Souverain. L’Écosse est également dotée d’une Église d’État, l’Église presbytérienne. Après une période de persécution des autres religions, l’Angleterre a évolué vers la tolérance, au point d’apparaître dès le XVIIIème siècle comme un modèle. Mais longtemps, les Catholiques, entre autres, n’ont pu exercer de fonctions publiques. Tony Blair a attendu de n’être plus Premier ministre pour se convertir officiellement au catholicisme.

Aux États-Unis, la Constitution interdit au Congrès de légiférer pour établir une religion ou pour en interdire le libre exercice. C’est seulement en 1956 qu’est adoptée comme devise officielle du pays « in God we trust » (« en Dieu est notre foi »). Les Églises échappent à l’impôt. Tout peut être prêché sans entraves, y compris les doctrines les plus sectaires. Le créationnisme, qui affirme que Dieu, comme le dit la Bible, a directement créé tous les êtres vivants, homme compris, y est très populaire. Et le sentiment religieux joue, on le sait, un rôle très important dans la vie publique.

La Constitution canadienne proclame :« le Canada est fondé sur des principes qui reconnaissent la suprématie de Dieu et la règle du droit ». La Charte des droits et libertés protège la liberté de conscience et de religion et les normes communes doivent s’adapter, dans la mesure du possible, aux prescriptions religieuses. La jurisprudence a ainsi été amenée à dégager la notion d’«accommodement raisonnable». Entre autres exemples, les juges ont autorisé les Sikhs à porter sur eux leur poignard rituel, à condition qu’il soit fermement cousu à l’intérieur de leur vêtement.

Loin des pays de tradition judéo-chrétienne, la Turquie, née au lendemain de la Première guerre mondiale sur les débris de l’empire ottoman, s’est voulue un État laïque. En 1924, elle abolit le califat, qui faisait du Sultan « l’ombre de Dieu sur terre » et donc le guide de tous les Musulmans. Mais la première Constitution établit l’Islam comme « la religion de l’État turc ». Une Direction des affaires religieuses, toujours active à ce jour, vient gérer, financer et donc contrôler l’exercice du culte musulman, plus précisément du culte sunnite hanafite, pratiqué par la majorité de la population. Il faut attendre 1937 pour que la laïcité soit citée dans la Constitution. Le principe a été conservé mais la laïcité a été récemment ébranlée par l’arrivée aux commandes du pays de conservateurs, défenseurs des traditions.

L’Islam est cité dans la plupart des Constitutions des pays arabo-musulmans, du moins lorsqu’ils ont en une, et souvent la Charia, ou loi religieuse, est posée comme source du Droit. Le Liban, pays multiconfessionnel, fait toutefois exception. Mais les mêmes textes garantissent ensuite la liberté de conscience. En réalité, les pratiques d’un pays à l’autre sont très diverses, le principe de tolérance est en beaucoup d’endroits fort malmené, parfois par les sociétés encore plus que par les pouvoirs publics. Dans la même région, le Parlement israélien vient de proclamer Israël « État-nation du peuple juif ». L’on semble donc loin de la laïcité. Mais la déclaration d’indépendance de 1948, par laquelle Israël s’engage à assurer « une complète égalité de droits sociaux et politiques à tous ses citoyens, sans distinction de croyance, de race ou de sexe » reste en vigueur. Au-delà des formules, il faut donc voir, ici comme ailleurs, comment tout ceci s’applique et s’appliquera.

Dans beaucoup de pays d’Afrique, les Constitutions et les grandes lois tendent à refléter les traditions juridiques dans laquelle ils ont baigné avant leur indépendance. Mais rites et croyances y jouent un rôle majeur de cohésion sociale. La laïcité n’y est l’affaire que de petits groupes. L’Asie offre, elle, un paysage contrasté. Pour prendre deux exemples, l’Inde et le Japon, l’Inde, dès son indépendance, s’affirme comme une République « séculière », portant un égal respect à toutes les religions. Sur cette base, le droit des personnes combine règles générales et prescriptions que chacun peut invoquer en vertu de sa religion. Et la vie quotidienne de l’immense majorité des Indiens est irriguée par les religions. En outre, ces dernières années, la volonté de faire de l’Inde une nation Hindoue a atteint le sommet de l’État, remettant en cause les principes fondateurs du pays. Au Japon en revanche, si rites et croyances circulent comme ailleurs, elles le font sur un mode discret. La Constitution de 1946 a introduit une séparation radicale entre Églises et État, qui est toujours scrupuleusement respectée.

Retour en France

A l’issue de ce tour d’horizon, la laïcité « à la française » apparaît dans toute son originalité, et peut-être sa solitude. D’autant qu’elle a beaucoup évolué au cours de son histoire, avec des épisodes de tensions et d’intolérance, mais aussi de très nombreux accommodements.

Dans la période récente, elle a semblé aller à l’encontre de l’adage « C’est à l’État d’être laïque, pas aux individus », en cherchant à introduire dans la vie sociale une sorte de laïcité des comportements, notion étrangère à ses fondateurs historiques. Elle a donc tendu à s’éloigner de la conception de la laïcité la plus répandue autour d’elle, fondée sur une neutralité tolérante, et même bienveillante, plutôt que sur une attitude prescriptive.

Or c’est cette protection de la diversité qui imprègne les grands textes fondateurs que sont la Déclaration universelle des droits de l’Homme (1948), la Convention européenne des droits de l’Homme (1953) ou encore la Charte des droits fondamentaux de l’Union européenne (2007). Tous trois affirment en effet à l’unisson : « Toute personne a droit à la liberté de pensée, de conscience et de religion ; ce droit implique… la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seul ou en commun, tant en public qu'en privé, par l'enseignement, les pratiques, le culte et l'accomplissement des rites ».

D’où le conflit qui vient de surgir entre la France et les gardiens du Pacte relatif aux droits sociaux et politiques, dont l’article 18 proclame également la liberté pour tout individu « de manifester sa religion ou sa conviction, individuellement ou en commun, tant en public qu'en privé ». Ceci sans autres restrictions que celles « prévues par la loi » et « nécessaires à la protection de la sécurité, de l'ordre et de la santé publique, ou de la morale ou des libertés et droits fondamentaux d'autrui ». Mais il est vrai aussi que ces formules laissent ouvert le dilemme qui nourrit à ce jour le débat en France : quelles tolérances accorder aux adversaires de la tolérance ? Comment, sans menacer les droits de tout un chacun, contenir les intégrismes de toutes origines ?

dimanche 16 août 2015

Minorités du monde 12. Les Hongrois de Roumanie













Les quelque deux millions de Hongrois de Roumanie (Hongrois proprement dits avec leurs cousins les Sicules, descendants hungarophones de tribus intégrées dès le Moyen-âge au monde hongrois) se situent pour l’essentiel en Transylvanie et au Banat. Au lendemain de la Première guerre mondiale, le Traité de Trianon détache en effet de larges pans de la Hongrie vaincue pour les incorporer à la Tchécoslovaquie, au Royaume des Serbes, Croates et Slovènes (plus tard Yougoslavie), et enfin, pour ce qui concerne la Transylvanie et une partie du territoire attenant du Banat, à la Roumanie, dont le territoire est ainsi presque doublé.

La Transylvanie, en particulier, adossée à l’arc des Carpates, dotée de paysages et de populations d’une forte originalité, a été liée de façon plus ou moins lâche au Royaume de Hongrie depuis sa fondation en l’an 1000 jusqu’à la conquête de Soliman le Magnifique en 1526. Après le reflux des Ottomans, elle est rattachée à la couronne des Habsbourg, puis cédée par ceux-ci à la Hongrie en 1867, à l’occasion de la fondation de l’Empire Austro-hongrois. Quant à la vaste plaine du Banat, il s’agit aussi d’une région hongroise, perdue au profit des Ottomans et récupérée par les Habsbourg, qui y installe de nombreux colons, notamment allemands, afin de former barrage à un possible retour des envahisseurs. La plus grande partie de la région va vers la Roumanie et la Serbie en 1920.

Les Hongrois passés en 1920 sous pavillon roumain représentent à peu près un tiers de la population transférée, composée également de Roumains, déjà présents en majorité, et d’Allemands. Mais ces Hongrois étaient jusqu’alors en position dominante, sur les plans politique, économique et culturel. Leur situation se renverse, ils se retrouvent en position de minorité politique, conduits à se mobiliser pour le maintien de leur langue, de leur système d’éducation, de leur identité face à la volonté de « romanisation » du gouvernement central. Si la nouvelle région bénéficie au début de l’autonomie souhaitée par l’ensemble de ses habitants, la politique de Bucarest finit en effet par s’imposer et alimente un irrédentisme hongrois, fortement soutenu à Budapest par le régime du Régent Horthy, qui fait de l’abolition du traité de Trianon une grande cause nationale.

Durant la deuxième guerre mondiale, Horthy obtient d’Hitler que le nord de la Transylvanie soit à nouveau rattaché à la Hongrie. Mais la défaite de l’Axe ramène la région à son statut antérieur. Au lendemain de la guerre, les Hongrois ethniques, qui jouent pour un temps un rôle important au sein du Parti communiste roumain, obtiennent la création d’une région autonome dans une partie de la Transylvanie. Mais celle-ci ne sera jamais dotée de réels pouvoirs. Ceaușescu, arrivé à la tête du parti communiste en 1965, accentue encore la politique assimilationniste du régime, qui considère comme relevant du passé toutes les revendications de minorités. Le roumain est instauré comme seule langue nationale, et les écoles hongroises fusionnées avec les écoles roumaines. Des Roumains d’autres régions sont encouragés à s’installer massivement en Transylvanie au nom du développement industriel. Ceauşescu lance aussi dans les années 1980 une politique de destruction des villages traditionnels au profit de logements collectifs de basse qualité, qui commence en particulier à défigurer les très typiques paysages transylvains.

Les signes avant-coureurs de la révolution roumaine de décembre 1989 se manifestent en des lieux densément peuplés de Hongrois. A Cluj (« Koloszvar » en hongrois), ville universitaire et industrielle, bastion de la présence culturelle hongroise, des troubles éclatent dans la population ouvrière dès 1986. Ils s’étendent vers d’autres centres industriels et conduisent en novembre 1987 à une grève et à des manifestations massives à Brașov (« Brassó »), autre ville transylvaine à forte tradition hongroise. A la mi-décembre 1989, les ouailles d’un pasteur hongrois dissident exerçant dans la principale ville du Banat, Timişoara (« Temesvár »), s’opposent publiquement à son éviction. La révolte s’étend à l’ensemble de la population de la ville, et la police tire sur les manifestants, faisant plusieurs dizaines de morts. D’autres villes s’agitent, le mouvement culmine le 21 décembre dans le retournement de la foule réunie pour écouter Ceauşescu à Bucarest, qui provoque le renversement du tyran.

La chute du communisme et l’introduction de la démocratie parlementaire ont permis aux Hongrois de Roumanie d’être représentés par des partis reconnus, au premier rang desquels l’Union démocratique des Hongrois de Roumanie, parti autonomiste modéré, récoltant autour de 6% des voix aux élections législatives, qui a presque constamment fait partie des majorités parlementaires successives. Leurs droits et libertés se sont incontestablement développés, malgré les difficultés créées par les radicaux des deux bords : irrédentistes d’un côté, nationalistes roumains de l’autre. L’adhésion de la Roumanie et de la Hongrie à l’Union européenne a aussi contribué à atténuer les tensions autour de la question des Hongrois de Roumanie, en leur donnant notamment la liberté de circulation transfrontalière et d’établissement. La poursuite de la construction européenne devrait mener ces tensions, malgré quelques sursauts deçà delà, à s’enfoncer peu à peu dans le passé.

jeudi 18 juin 2015

Minorités du Monde 11. Les Roms

Au onzième numéro de cette série (qui doit en compter quinze), il serait temps de parler d’une minorité intimement mêlée à notre vie et à notre Histoire. L’Europe compte probablement près d’une dizaine de millions de Roms, si l’on regroupe sous ce nom toutes les communautés désignées selon les lieux et les époques sous les noms de Bohémiens, Gitans, Tsiganes, Romanichels, Manouches, Sintis… L’ensemble constitue la plus importante minorité ethnique du continent. Concentrés pour la majorité en Europe centrale, ils représentent environ 10% de la population en Roumanie, en Bulgarie, en Hongrie, en Slovaquie, environ 5% en Serbie, 3% en République tchèque. Ils sont présents dans tous les Balkans, en Europe orientale, et en Turquie. Ils ont aussi depuis fort longtemps pénétré en Europe occidentale.

Leur origine est maintenant clairement identifiée : il s’agit au départ de populations appartenant à des communautés d’ « Intouchables », ayant commencé à émigrer d’Inde du Nord à partir du Haut Moyen-âge. On en retrouve encore en Inde, parmi ces communautés marginales qui étaient désignées comme « criminelles » par la législation coloniale britannique, et soumises comme telles à des contraintes spéciales.

La quasi-totalité des Roms est sédentarisée, et a adopté au fil du temps les langues, les religions, les mœurs de ses lieux d’installation. Une partie d’entre eux se fond à rythme continu dans son environnement et voit se diluer le sentiment de son identité. Les autres se distinguent encore des populations qui les entourent par des conditions de vie plus précaires, et des stigmates de discrimination. Ils se distinguent aussi entre eux, parfois fortement, en fonction de leur profession, de leur statut social, de leur origine, des dialectes qu’ils ont pu conserver etc. A noter qu’ils ont bénéficié en Europe centrale et orientale, durant la période communiste, d’importants efforts d’intégration, au nom de la solidarité prolétarienne. Les changements de régime de 1989 ont donc entraîné pour beaucoup de ces Roms  une régression de leur condition.

Les Roms qui émigrent en ce moment vers l’Europe occidentale à la recherche d’une vie meilleure appartiennent, pour l’essentiel, à des communautés de type traditionnel, faiblement éduquées, installées en zone rurale ou périurbaine, et victimes d’importants phénomènes de rejet, comme de réseaux internes de type mafieux. Force est de constater que leur arrivée pose des problèmes, parfois sérieux, à leur nouvel environnement. Le traitement de ces problèmes relève en partie de l’ordre public, mais aussi et surtout d’une politique d’intégration, dont l’effort, à poser dans le long terme, revient à tous les pays de l’Union en fonction de leur capacité contributive. L’Europe ne peut en effet oublier que cette population qui forme une partie d’elle-même a subi à l’époque nazie une tentative de génocide et, tout au long de son histoire, des formes d’esclavage, d’exploitation et de persécution inacceptables.

dimanche 15 avril 2012

"Neuf valises"

Il est difficile de trouver un nom à l'innommable. "Holocauste" se réfère à un rite expiatoire, "Shoah", en se répandant, a été partiellement instrumentalisé. L'on serait tenté de voler leur langage aux Nazis en écrivant "la Solution finale", de la même façon que l'on dit "la Nuit de Cristal" ou "la Nuit des longs couteaux". Mais la formule porte en soi trop de douleur et de scandale pour être utilisée autrement qu'entre guillemets. Parlons donc, factuellement, de l'extermination des Juifs d'Europe pendant la Deuxième guerre mondiale.

Grâce à mon ami René Roudaut, ancien ambassadeur de France à Budapest, je viens de découvrir un livre qui couronne à mes yeux les témoignages qui m'ont le plus marqué sur cette histoire et sur l'univers concentrationnaire. Il y a parmi eux le livre éponyme de David Rousset, paru en 1946, mais qui décrit pour l'essentiel ce qu'il a connu, à savoir Buchenwald, camp de travail forcé, entraînant souvent la mort, mais non camp voué aussi à l'extermination massive et systématique par les gaz. Il y a les mémoires de Rudolf Hoess, responsable de bloc à Dachau, puis adjoint au chef du camp de Sachsenhausen, enfin chef du camp d'Auschwitz-Birkenau, mémoires écrites au cours de sa détention avant sa condamnation à la pendaison par un tribunal polonais. Plongée dans le mystère du Mal : Hoess était destiné par ses parents à la prêtrise, son expérience de la Première guerre mondiale l'a conduit sur de tout autres chemins. Il y a, bien entendu, "Si c'est un homme" de Primo Levi. Il y a aussi les récits que j'ai entendus du Général Bertrand d'Astorg, mon ancien patron à Berlin, interné avec son père à Buchenwald, puis dans l'usine satellite souterraine de Dora, où se montaient les V2. D'Astorg a vu son père mourir dans ses bras. Il a vu aussi Wernher von Braun dans les couloirs de Dora, au milieu de la main-d'œuvre esclave. C'est pourquoi il a, bien plus tard, empêché que son nom soit donné à un aéroport de Berlin.

Il y a maintenant pour moi les "Neuf valises" de Béla Zsolt, intellectuel hongrois, journaliste, écrivain, militant politique progressiste, juif bien entendu. Il n'y parle pas de camps, sauf, brièvement, de Bergen-Belsen, à la fin de son récit interrompu par la maladie et son décès en 1949 à Budapest. Mais il a connu les antichambres de la mort : les bataillons de travail juifs envoyés sur le front de l'est, la prison politique à Budapest, le ghetto de Nagyvárad, aujourd'hui Oradea en Roumanie. Lui et sa femme en seront extraits in extremis grâce au groupe de Rezső Kasztner, entré en négociations avec les Nazis pour sauver la vie d'un maximum de Juifs. Kasztner sera assassiné plus tard en Israël par un extrémiste.

"Neuf Valises" est paru en feuilleton, entre 1946 et 1947, dans l'hebdomadaire politique fondé et dirigé par Zsolt. On ose à peine dire que ce livre est d'abord unique et fascinant par son humour. Par l'humour de Zsolt sur lui-même, car il ne s'épargne aucune introspection sur "la mollesse, l'indécision, la faiblesse patente, la générosité de façade" qui l'ont conduit là où il est. Il revient souvent sur les neuf valises bourrées par sa femme de vêtements et de colifichets dont celle-ci refuse absolument de se séparer lorsqu'ils se trouvent à Paris en 1939, ce qui les empêche de partir vers la Côte d'Azur ou vers l'Espagne, et les pousse à revenir à Budapest, seule destination acceptant les bagages accompagnés. C'était évidemment retourner dans la gueule du loup. Humour émanant de l'analyse acérée, combinant dérision et tendresse, de toute la gamme des comportements des victimes qui l'entourent. Humour enfin à l'égard de leurs bourreaux, où l'horreur se mêle au ridicule, sans oublier de signaler les éclairs d'entraide ou de compassion surgissant parfois au milieu cet enfer.

Deux grands récits s'entremêlent dans le livre. Celui-ci commence à l'été 1944 dans le ghetto de Nagyvárad, où se préparent les premiers convois vers Auschwitz, mais où s'entendent aussi les bombardements alliés et les nouvelles confuses de l'approche de l'Armée rouge. Puis vient, sous forme d'un long monologue du narrateur pendant une nuit sans sommeil, le retour sur sa vie dans les bataillons de travail juifs formés par le régime Horthy. Ceux-ci, affectés aux tâches les plus meurtrières, comme le déminage, finissent emportés par la déroute de l'armée hongroise à Voronej, au cœur de l'hiver 1942-1943. Zsolt, alors frappé de typhus, parvient à s'en sortir, notamment grâce aux secours spontanés des paysans ukrainiens qu'il croise sur sa route. Puis le récit rejoint le ghetto de Nagyvárad, d'où le narrateur et sa femme sont extraits juste avant leur départ vers Auschwitz grâce à de faux papiers fournis par des amis du réseau Kasztner. Vient enfin la comique épopée du voyage en train vers Budapest, dans le désordre causé par les bombardements alliés, en compagnie d'un groupe hétéroclite de voyageurs. Après quelques pages sur le camp de Bergen-Belsen, où le couple se retrouve dans le cadre d'une opération d'évacuation vers la Suisse conduite par le même réseau Kasztner, le livre, à notre grand regret, s'achève.

Voilà, la traduction française des "Neuf valises" est parue au Seuil en 2010. lisez ce livre, vous y croiserez des hommes (et des femmes, bien sûr), rien que des hommes, des hommes qui restent toujours des hommes, victimes comme bourreaux. Car les bourreaux ne sont pas des monstres, ce qui serait trop facile, et comme une invite à les exonérer de leurs crimes. Et les victimes ne sont pas parfaites non plus, ce qui les rend encore plus proches de nous. Nous sommes vraiment au cœur de la lutte entre mal et bien en un moment où le mal triomphe. Heureusement, malgré toute sa puissance, pas de façon définitive.