Si les ministres des affaires étrangères des pays concernés
par la négociation nucléaire avec l’Iran étaient restés chez eux plutôt que de
se précipiter à Genève le 8 novembre dernier, la dernière réunion aurait
aisément pu être présentée comme un succès. A la fin de la session, les deux
négociateurs en chef, Catherine Ashton pour les cinq membres permanents du
Conseil de sécurité et l’Allemagne, Abbas Araqchi pour l’Iran, se seraient
félicités en un communiqué commun des importantes avancées engrangées, et
exprimé l’espoir d’atteindre, au prix d’efforts supplémentaires, un accord
complet en une ou deux réunions.
De fait, il n’est pas habituel que des ministres se joignent
à une négociation complexe avant que l’accord à atteindre ne soit pratiquement
finalisé. Un ou deux points peuvent être éventuellement laissés à leur
appréciation, s’ils se situent bien à leur niveau, qui est politique et non
technique. Mais tel n’a pas été le cas début novembre à Genève. Déjà Zarif, le
ministre iranien, était dès le début sur place. Puis Kerry, le secrétaire d’État
américain, a pris la décision de bouleverser l’agenda de sa tournée au
Proche-Orient pour voler vers Genève. Mais à ce moment, le projet d’accord
contenait encore des formules entre crochets, portant sur des points cruciaux.
Pourquoi donc un tel choix ? Peut-être a-t-il relevé de
la seule initiative de John Kerry. Peut-être Catherine Ashton, ou la délégation
américaine, ou les deux ensemble, l’ont-ils convaincu qu’il était temps pour
lui de venir, l’accord étant proche d’être conclu. Dans tous les cas il y a eu
erreur d’appréciation, alliée à un excès de confiance dans la capacité
américaine à emporter la décision. Peut-être aussi l’accord avait-il été
effectivement finalisé, mais les Français seraient revenus de façon inattendue
sur leur soutien. Ceci aurait été une grave faute de comportement. Rien pour le
moment n’est venu étayer cette hypothèse.
A partir de là, tout ne pouvait aller que de mal en pis. La
simple annonce de l’arrivée de Kerry soulevait aussitôt une vague d’espoir
faiblement étayé. Informés de la décision de Kerry, les ministres européens se
sont crus obligés de courir à Genève, ne serait-ce que pour rester dans le jeu.
Pressés par une foule de journalistes, les ministres présents étaient dans
l’obligation de parler pour exister. La plupart d’entre eux se sont limités à
des déclarations de tonalité optimiste. Seul Laurent Fabius a choisi la voie
opposée. En rompant la règle de confidentialité qui avait été adoptée pour ces
négociations, en laissant paraître son irritation devant la tournure des
évènements, il devenu une sorte de paratonnerre, attirant la foudre de toutes
les frustrations générées par le fossé existant entre les difficultés pratiques
de la négociation et les attentes du public. Et l’arrivée au dernier moment des
ministres russe et chinois n’y pouvait rien changer. La négociation a donc pris
l’allure d’un échec.
S’il y a eu erreur du côté français, cela a été de se
laisser enfermer dans le rôle d’empêcheur de tourner en rond. Ou était-ce,
comme on l’a beaucoup écrit, un choix délibéré en faveur des intérêts français
en Israël et dans la Péninsule arabique ? L’histoire le dira. Mais s’il s’agissait
d’intérêts en cette affaire, la France aurait plutôt choisi de se positionner en
meilleure amie de l’Iran, et plaidé à haute voix pour une rapide levée des
sanctions. Car c’est là un marché de 75 millions de consommateurs, de loin le
plus important de la région, privé par les sanctions de biens et d’équipements
de pointe. C’est là que la France pourrait vendre du jour au lendemain au moins
une ou deux centrales nucléaires et trois ou quatre douzaines d’Airbus. C’est
là qu’elle pourrait à nouveau produire des centaines de milliers de voitures,
reprendre l’exploitation de champs pétroliers et gaziers majeurs, et même contribuer
à la remise à niveau d’un système de défense obsolète.
Revenons à la diplomatie. Dans le temps, lorsque des
négociateurs désignés par leurs gouvernements respectifs parvenaient à un
accord sur un texte commun, il était d’usage qu’ils y apposent leur paraphe.
Ceci marquait la fin de la négociation. Il appartenait ensuite aux
gouvernements concernés d’approuver ou de rejeter le texte, sans plus pouvoir
le modifier. S’il était approuvé, il pouvait alors être signé, par exemple au
niveau des ministres des affaires étrangères, dotés de pouvoirs permanents en
matière de conclusion d’accords internationaux. Tout ceci se passait évidemment
avant les téléphones portables et les avions gouvernementaux prêts à
transporter les ministres d’un bout à l’autre de la planète. Mais les
participants à la négociation nucléaire en cours auraient sans doute intérêt à
garder en tête au moins l’esprit de ces procédures éprouvées. Ils pourraient en
avoir besoin au long du rude parcours qui les attend. Car cette négociation complexe
devra encore franchir de difficiles étapes, au-delà du premier accord qui
pourrait être, avec un peu de chance, signé dans les jours prochains à Genève.