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jeudi 12 novembre 2020

BIDEN, L’IRAN, LE NUCLÉAIRE ET LES AUTRES


En septembre dernier, Joe Biden a pris position à l’égard de l’accord nucléaire avec l’Iran, dit aussi JCPOA, conclu en 2015 à Vienne par les cinq membres permanents du Conseil de sécurité et l’Allemagne, dont Trump a sorti les États-Unis en mai 2018. Il a présenté comme un échec la politique de « pression maximale » qui a suivi. De fait, la multiplication des sanctions américaines a infligé des coups terribles à l’économie et à la population iraniennes, mais n’a pas ramené la République islamique à la table de négociations, comme le calculait la Maison-Blanche. L’Iran a finement joué en demeurant au sein du JCPOA, tout en mettant en place une série d’infractions calculées à l’accord, sur lesquelles il s’est dit prêt à revenir si les choses s’arrangeaient. Ces infractions, en somme modérées, l’ont néanmoins rapproché de la capacité à se doter, s’il en prenait la décision, de l’arme nucléaire. Et dans cette période, les cinq autres pays parties à l’accord ont plutôt été du côté de l’Iran, mettant en lumière la solitude de Washington. 

Les attentes de Joe Biden 

Biden a donc manifesté l’intention de ramener les États-Unis dans le JCPOA si l’Iran en respectait à nouveau scrupuleusement les termes. Mais il veut aussi que ce retour ouvre une nouvelle séquence diplomatique. Il s’agirait d’abord d’améliorer le texte avec les autres parties à l’accord en renforçant ses dispositions protectrices à l’égard des tentations de prolifération de Téhéran. L’Iran devrait en outre libérer les Américains injustement détenus, progresser en matière de droits de l’Homme, et reculer dans ses « entreprises de déstabilisation » de la région. Biden enfin souligne qu’il continuera d’user de sanctions ciblées pour contrer les violations des droits de l’Homme, le développement du programme balistique et « le soutien au terrorisme ». 

Côté iranien, la réponse est mesurée. Le Guide suprême ne s’est pas prononcé. Le Président Hassan Rouhani a déclaré que les États-Unis devaient « réparer leurs erreurs passées et revenir au respect de leurs engagements internationaux ». Son ministre des Affaires étrangères, Mohammad Djavad Zarif, a fait savoir qu’il n’était pas question de renégocier les termes du JCPOA. Son porte-parole a ajouté que les États-Unis devraient garantir l’Iran contre le risque d’une nouvelle sortie de l’accord. Il faudrait alors qu’ils ratifient le JCPOA -- mais le Congrès sera difficile à convaincre --, ou du moins qu’ils fassent adopter par le Conseil de sécurité une résolution donnant à l’accord une force obligatoire. Quant aux autres sujets -- droits de l’Homme, terrorisme, programme balistique, influence régionale --, l’on voit mal l’Iran accepter de lever la barrière qu’il a posée entre le nucléaire et ces autres sujets sur lesquels ses interlocuteurs, en particulier le Président Macron, ont déjà tenté de l’entraîner. De telles questions échappent d’ailleurs à la compétence du ministère des affaires étrangères, qu’il s’agisse du balistique et des opérations régionales, chasse gardée des Pasdaran, ou des droits de l’Homme, à la merci du système judiciaire. 

Les autres acteurs, aux États-Unis et ailleurs 

Biden va devoir aussi compter avec d’autres acteurs. D’abord l’administration finissante de Donald Trump, en place jusqu’au 19 janvier. Celle-ci a tout récemment multiplié les sanctions contre l’Iran et fait passer le message qu’elle pourrait continuer jusqu’au dernier moment, avec l’idée de rendre indémêlable le dense dispositif mis en place. À noter que les dernières vagues de sanctions ont été pour l’essentiel lancées au nom de la lutte contre le terrorisme ou la violation des droits de l’Homme. Or, la mise en œuvre du JCPOA n’avait entraîné que la levée – partielle -- des sanctions liées au nucléaire. Même si ces sanctions nucléaires, rétablies par Trump, sont bien levées à nouveau par Biden, toutes les autres sanctions, touchant à des domaines vitaux comme le pétrole ou les banques, resteront en place, neutralisant le bénéfice attendu du retour des États-Unis dans l’accord de Vienne. Biden aura certes la capacité de revenir aussi sur ces autres sanctions, du moins pour celles dont la levée n’obligerait pas à solliciter l’accord du Congrès, mais il sait également que tout mouvement en ce sens serait aussitôt dénoncé par son opposition comme une démission en matière de lutte contre le terrorisme ou de défense des droits de l’Homme. 

Ajoutons que le service du Trésor chargé de l’élaboration et de l’application des sanctions, le redoutable OFAC (Office of Foreign Assets control), est peuplé à tous les étages de « faucons » ayant mis tous leurs talents de juristes au service de la lutte contre l’Iran. Ce sont eux qui ont déjà saboté la mise en œuvre du JCPOA durant la brève période allant de son adoption au départ d’Obama, en interprétant a minima les obligations des États-Unis. Joe Biden ne pourra donc pas faire l’économie d’une reprise en main de cette administration. Et il devra persuader ses équipes qu’il ne suffit pas d’abroger des textes pour effacer les dommages provoqués par une politique. Il y faut aussi une volonté active de relance et de coopération. 

Et puis, Biden devra également compter avec les réactions d’Israël et des pays de la Péninsule arabique, à commencer par l’Arabie saoudite. Il pourra peut-être passer par pertes et profits le froid qui s’installera dans la relation avec le royaume wahhabite, sachant que ce pays a, de toutes façons, trop besoin de l’Amérique. Il se prépare d’ailleurs à lui faire avaler une pilule autrement amère : la fin du soutien de Washington à la «désastreuse guerre au Yémen ». 

Avec Israël, l’entreprise sera plus difficile, en raison des liens qui unissent l’État hébreu avec de larges segments de l’électorat américain. Avant d’agir il faudra s’expliquer et tenter de convaincre. Les interlocuteurs de la nouvelle Administration, s’ils ne peuvent bloquer le changement de ligne, monnayeront au plus haut leur abstention. Et déjà circule en Israël l’idée qu’il faudra peut-être en venir à intervenir seul contre l’Iran. Est-ce crédible ? Cette menace avait déjà été agitée entre 2010 et 2012, mais l’état-major s’était fermement opposé à ces projets en raison de l’incertitude des résultats. Il devrait en être de même aujourd’hui. D’ailleurs, alors que circule aussi aux États-Unis l’idée que Trump pourrait, avant de partir, frapper l’Iran pour créer une situation irréversible, tout laisse à penser que l’État-major américain marquerait son refus. Il l’avait déjà fait aux derniers temps de l’administration de George W. Bush lorsque cette hypothèse avait été un moment caressée. 

L’échéance des présidentielles iraniennes 

Comment, pour Joe Biden, composer avec tous ces éléments ? Il en est un avec lequel il devra au premier chef compter. Des élections présidentielles se tiendront en Iran en juin prochain. À ce jour, tout va dans le sens de la victoire d’un conservateur, voire d’un radical parmi les conservateurs, tant ceux-ci ont verrouillé la vie politique en tirant profit de la déception de la population a l’égard du JCPOA. Le Président Rouhani s’en est trouvé discrédité, et avec lui, l’ensemble des réformateurs et modérés. Cela s’est vu aux élections législatives de février dernier, qui ont amené une majorité écrasante de conservateurs au parlement. Or les États-Unis, comme l’Europe, ont tout intérêt à ce que réformateurs et modérés, quels que soient leurs graves insuffisances, continuent de compter dans la vie politique iranienne. Eux seuls en effet souhaitent une relation, sinon amicale, du moins apaisée avec l’Occident. D’où l’intérêt de préserver l’avenir, en offrant à Rouhani -- qui ne pourra se représenter après deux mandats -- et à ses amis, une ultime occasion de se refaire une santé politique. 

Il faudrait pour cela poser les bases d’une relance bénéfique à la population durant le bref intervalle de quatre mois allant de l’investiture de Joe Biden à la campagne présidentielle iranienne. Il ne sera pas possible en si peu de temps de mener à terme le plein retour des États-Unis dans le JCPOA et d’effacer les effets ravageurs des sanctions de Donald Trump. Mais il devrait être possible, d’abord de libérer toutes les capacités d’aide humanitaire dont l’Iran a besoin en urgence dans la grave crise sanitaire provoquée par le coronavirus. Ensuite d’accorder sans attendre un montant significatif d’exemptions, ou waivers, aux sanctions sur le pétrole et aux transactions financières internationales, en échange de gestes iraniens également significatifs sur la voie d’un retour au strict respect de ses obligations découlant du JCPOA. Ces mesures partielles mais pragmatiques permettraient d’éclairer l’avenir et de faciliter la suite.

Article paru le 12 novembre 2020 sur le site 

Boulevard Extérieur


jeudi 12 décembre 2019

L’Iran a-t-il intérêt à mettre fin à l’accord nucléaire de Vienne ?


La République islamique d’Iran s’est réveillée il y a quelques semaines dans une ambiance toute nouvelle pour elle. Dissipée, la jubilation générée par le succès spectaculaire des frappes à la mi-septembre sur des installations pétrolières saoudiennes. Évanoui, le plaisir à savourer l’expansion au fil des ans de l’influence iranienne du Yémen à la Méditerranée. Ses amis du Hezbollah ont brusquement perdu aux yeux des Libanais en colère leur prestige de combattants de la Résistance pour n’être plus qu’un élément d’un système politique inefficace et corrompu. En Irak, les jeunes patriotes se font tuer pour obtenir une démocratie libérée des jeux de factions, la fin des détournements massifs de la richesse nationale, et aussi la levée de la mainmise iranienne sur leur vie politique. En Iran même, les gens, excédés de leurs difficultés quotidiennes croissantes, sont descendus dans la rue pour mettre en cause le régime, entraînant de sa part une répression féroce. 

Et dans sa relation avec le monde extérieur sur le dossier hautement sensible du nucléaire, les choses ne vont guère mieux pour la République islamique. Sa stratégie d’infractions calculées à l’accord nucléaire de Vienne -- dit aussi JCPOA --, lancée l’été dernier, était censée pousser les Européens à desserrer l’étau des sanctions américaines. Mais leur seule réaction a été de menacer l’Iran de déclencher le processus de règlement des différends prévu par le JCPOA. Or ce processus aurait toutes les chances de déboucher sur le rétablissement des sanctions des Nations unies : sanctions mises en place entre 2006 et 2010 pour faire céder l’Iran, et levées en juillet 2015 dans le sillage de la conclusion de l’accord de Vienne. Les efforts des Français pour entraîner au moins une légère détente entre Américains et Iraniens semblent s’être enlisés. Donald Trump, dont les électeurs détestent l’Iran mais refusent l’idée d’une nouvelle guerre dans une région lointaine, n’a que l’arme des sanctions pour les satisfaire. Il n’est pas prêt à l’abandonner. De tous côtés, l’Iran se trouve coincé. 

Bénéfices et risques d’une sortie de l’accord de Vienne 

Une échappatoire lui reste ouverte. Mais elle débouche sur de graves inconnues. Ce serait de se retirer du jour au lendemain de l’accord de Vienne, comme l’a fait Donald Trump en mai 2018. S’il agissait avant le déclenchement du dispositif de règlement des différends contenu dans le JCPOA, il en récolterait un bénéfice immédiat, celui d’échapper à la redoutable procédure simplifiée de rétablissement des sanctions des Nations unies. Selon ce mécanisme exceptionnel, inventé pour l’occasion, la voix d’un seul membre permanent du Conseil de sécurité suffit pour punir le pays récalcitrant partie à l’Accord. Mais pour fonctionner, encore faut-il que ce pays soit toujours là. Une fois l’Iran sorti du JCPOA, plus d’engagements de sa part, et donc plus de violation d’engagement offrant prise à rétablissement immédiat des sanctions. Quand Trump, d’ailleurs, est sorti de l’Accord, chacun a bien dû admettre que les États-Unis étaient aussitôt libérés des engagements qu’ils y avaient contractés. Le même raisonnement vaut pour l’Iran. 

Mais pour ce bénéfice, que de risques ! Le premier serait de voir le Conseil de sécurité mettre en œuvre sa procédure habituelle d’imposition de sanctions. Elle est toutefois beaucoup plus lourde que celle qui avait été taillée sur mesure pour le JCPOA, puisqu’il faudrait, cette fois-ci, qu’aucun des cinq membres permanents du Conseil ne s’y oppose. Or l’Iran pourrait espérer la protection de la Russie ou la Chine, traditionnellement plus indulgentes à son égard que les États-Unis, la France ou le Royaume-Uni. Le second risque serait de voir les Européens rejoindre les États-Unis pour punir l’Iran avec des sanctions proprement européennes, comme ils l’avaient fait dans la période 2010-2012. Mais plus sérieux encore, une fois l’Iran sorti du JCPOA, toute avancée de son programme nucléaire, en principe civil, pourrait être aisément présentée comme une nouvelle course à l’arme atomique, avec le risque de voir les États-Unis, peut-être Israël, d’autres encore, peut-être même certains Européens, considérer le moment venu de détruire du ciel les installations nucléaires iraniennes, et sans doute plus encore. 

Les éléments d’une nouvelle donne 

l’Iran pourrait néanmoins neutraliser tous ces risques par une simple déclaration affirmant son intention de respecter, désormais sur une base purement unilatérale et volontaire, les engagements auparavant souscrits dans le cadre de l’accord de Vienne : notamment limitation de ses activités d’enrichissement et, bien entendu, maintien des contrôles renforcés de l’Agence internationale de l’énergie atomique. 

L’on entrerait alors dans une période peut-être plus favorable à la négociation et au dialogue que la période actuelle, dont les vertus semblent s'être épuisées. L’Iran gagnerait en liberté de manœuvre avec la faculté de jouer sur l’évolution, à la baisse ou à la hausse, de ses engagements volontaires, en fonction de l’attitude des autres parties. Les Européens échapperaient enfin aux sarcasmes de l’Iran visant leur impuissance à résister aux sanctions américaines. Ils échapperaient aussi aux reproches de Washington sur leur absence de solidarité avec l’Amérique. N’étant plus, les uns dans l’Accord, les autres dehors, il serait plus aisé aux Européens de se rapprocher de l’administration américaine, voire de présenter avec elle un front commun. Et Donald Trump, qui a toujours expliqué qu’on ne pourrait négocier utilement avec l’Iran qu’après le démantèlement du JCPOA, verrait enfin son vœu exaucé. En somme, du mal pourrait sortir le bien, ou du moins un espoir de bien. Et surtout, avec la perspective d’un allègement des sanctions, un peu de bien pour la population iranienne, qui en a bien besoin.

article publié le 11 décembre 2019 sur le site 




dimanche 7 juillet 2019

IRAN, ÉTATS-UNIS : LES DERNIÈRES MUTATIONS DE LA CRISE NUCLÉAIRE


(paru le 5 juillet sur le site "Orient XXI")

L’obsession anti-iranienne de la Maison-Blanche aura au moins produit une perle. Elle gît dans un communiqué émis le 1er juillet, suite au franchissement par l’Iran du seuil de 300 kilogrammes d’uranium légèrement enrichi fixé par l’accord signé en 2015 à Vienne avec l’Allemagne, la France, la Chine, les États-Unis, la Grande-Bretagne et la Russie. On y lit : « Il ne fait guère de doute qu’avant même l’existence de l’Accord, l’Iran en violait les termes ». Sans commentaires… Trois semaines avant, alors que Téhéran avait déjà fait connaître son intention de s’affranchir notamment de ce seuil s’il n’obtenait pas un juste retour sur son adhésion à l’Accord, l’ambassadrice des États-Unis auprès de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) demandait publiquement à l’Iran de « revenir sans délai à ses engagements ». Étonnante injonction venant d’un pays s’étant lui-même affranchi de ses obligations en sortant de l’Accord. Si l’on ajoute toutes les déclarations à l’emporte-pièce, souvent d’ailleurs contradictoires, des responsables américains, il faut remonter à l’époque de la dernière guerre d’Irak pour percevoir dans l’Administration américaine une telle surchauffe mentale. Comment en est-on arrivé là ?

L’étranglement de l’Iran

Pour s’en tenir aux causes immédiates, tout a commencé avec la décision américaine, fin avril, de mettre un terme aux permissions encore accordées à quelques pays d’acheter du pétrole iranien. Désormais l’Iran ne doit plus pouvoir exporter une goutte de pétrole. C’était condamner à l’asphyxie l’économie iranienne. Une semaine auparavant était tombée la l’inscription, hautement humiliante, de l’organisation des Gardiens de la Révolution sur la liste américaine des organisations terroristes étrangères. Un mois plus tard, viendra la décision, elle aussi infâmante, de placer sous sanctions le Guide de la Révolution et tous les responsables lui devant directement leur nomination. Début mai, les Américains entravent pour la première fois le bon fonctionnement de l’Accord de Vienne en interdisant à l’Iran d’exporter, comme il y était expressément autorisé, l’uranium légèrement enrichi et l’eau lourde produits en excédent des plafonds fixés par l’Accord. Puis le 8 mai, jour anniversaire de la sortie américaine de l’Accord, ce sont les exportations iraniennes de fer, d’acier, d’aluminium et de cuivre qui se trouvent empêchées. Début juin, les principales compagnies pétrochimiques iraniennes sont placées sous sanctions. Entre mai et juin, c’est donc une vague sans précédent de nouvelles sanctions qui s’abat sur l’Iran, avec le but avoué de contraindre l’Iran à négocier sur tous les sujets qui fâchent l’Amérique : le nucléaire, mais aussi son programme balistique et son influence dans sa région. Et pour beaucoup de « Faucons », il s’agit, en poussant l’Iran à la faute, de déclencher un enchaînement propre à précipiter, par la guerre ou par un soulèvement intérieur, la chute du régime.

Rendre coup pour coup

Cette dernière volée de sanctions aboutit à un blocus de type moderne, non plus mené par des navires de guerre, mais par un vaste et complexe dispositif de sanctions léonines empêchant pratiquement tout commerce avec l’extérieur. Les cinq partenaires de Téhéran encore présents dans l’Accord réagissent alors sans grand courage : ce sont des « regrets », des « appels à la retenue », mais rien qui puisse faire revenir Washington sur ses pas. L’Iran abandonne dès lors la « patience stratégique » doit il avait fait preuve. Il rend désormais coup pour coup -- mais de façon suffisamment calculée pour placer chacun devant ses responsabilités. Après l’interdiction d’exporter son pétrole, émise le 22 avril, c’est très vraisemblablement lui qui inflige le 12 mai des dommages à quatre navires pétroliers au large des Émirats arabes unis. Suite aux sanctions du 7 juin contre son industrie pétrochimique, viennent le 13 de nouvelles attaques contre deux navires en Mer d’Oman : dans les deux circonstances, pas de mort, des dégâts légers, donc avertissement sans frais. L’Iran avait dit à plusieurs reprises que s’il ne parvenait pas à exporter son pétrole, personne dans le Golfe persique n’y parviendrait. Le 3 mai, les États-Unis interdisent à l’Iran d’exporter son uranium et son eau lourde excédentaires. Le 8, Téhéran répond qu’il s’affranchit des deux plafonds fixés sur ces produits par l’accord de Vienne, et qu’il prendra d’autres initiatives –enrichissement d’uranium au-delà du seuil de 3, 67% fixé par l’Accord, relance d’un projet de réacteur à l’eau lourde fortement plutonigène – si ses partenaires ne parviennent pas dans les soixante jours à desserrer l’étau américain. Enfin, dès la mise au pilori des Gardiens de la Révolution, l’Iran met en alerte ses forces et celles de ses alliés : milices irakiennes, Hezbollah, peut-être d’autres. Les Américains ripostent en renforçant leurs effectifs dans la Péninsule arabique. Pas intimidés, les Iraniens abattent le 20 juin un drone américain en mission d’observation de leur territoire. Les Américains préparent des représailles, mais Trump arrête au dernier moment l’opération. Personne ne veut franchir la ligne rouge du premier mort, au-delà de laquelle on entrerait dans l’inconnu : pour la région, mais aussi pour la vie politique américaine, alors qu’approche une nouvelle élection présidentielle. L’escalade marque une pause.

Retour au nucléaire

L’attention, dès lors, se concentre à nouveau sur le nucléaire. Le 1er juillet, l’Iran annonce avoir franchi le seuil des 300 kilogrammes d’uranium légèrement enrichi. La nouvelle fait le tour du monde. En réalité, la démarche est encore, à ce stade, symbolique. Téhéran répète à l’envi qu’il n’abandonne pas l’Accord de Vienne  : cette transgression, et celles qui pourraient venir, seront immédiatement annulées dès que ses partenaires seront parvenus à alléger l’effet des sanctions américaines.

De fait, il n’y a pas péril en la demeure tant que l’Iran ne se rapproche pas d’un stock d’une tonne d’uranium légèrement enrichi, quantité nécessaire pour produire, au prix d’un enrichissement supplémentaire, la vingtaine de kilogrammes d’uranium enrichi à 90% permettant de confectionner une première bombe. Encore faut-il la fabriquer, ce qui prendrait un certain nombre de mois. Mieux vaudrait d’ailleurs en posséder au moins deux ou trois, car une seule, une fois testée, laisserait l’Iran vulnérable. L’échelle de temps est sans doute ici de trois à cinq ans.

Quant à la production d’eau lourde en dépassement du seuil de 130 tonnes, elle ne présente aucun danger à court ou moyen terme. Elle n’a en effet d’utilité qu’employée dans un réacteur de type hautement plutonigène – la production de plutonium est la deuxième voie vers la bombe --, qui reste à mettre en œuvre. Encore faut-il le faire fonctionner un ou deux ans, puis, dans des installations spéciales, elles aussi à construire, extraire le plutonium généré dans l’uranium naturel ayant servi de combustible. L’échelle de temps est là de 10 à 15 ans.

Dans l’immédiat, un geste de la part de l’Iran justifierait l’expression d’une grave inquiétude, et la prise de mesures de rétorsion. Ce serait de chasser les inspecteurs de l’AIEA qui surveillent ses installations nucléaires et leur production. La Corée du Nord l’a fait en décembre 2002, s’ouvrant la voie vers la bombe. Mais rien n’indique que l’Iran aille en ce sens.

Une urgence diplomatique

Tout ceci pour dire, non qu’il n’y a pas urgence, mais que celle-ci relève de la diplomatie, non des frappes et de la guerre. Nous voilà ramenés à la question : comment convaincre l’Iran de revenir au respect de l’Accord de Vienne ?

Certainement pas par des pressions additionnelles telles que l'envoi du dossier iranien au Conseil de sécurité, et le retour de sanctions des Nations Unies et de sanctions européennes. L’Iran se crisperait aussitôt et sortirait carrément de l’Accord. Non, la seule voie ouverte est d’offrir à l’Iran au moins une partie des bénéfices qu’il escomptait de son adhésion à cet Accord. Les partenaires de l’Iran l’ont d’ailleurs bien compris.

Déjà, les Européens ont mis à grand peine au point un dispositif de troc évitant à leurs transactions de passer par le dollar, facteur déclenchant des sanctions américaines. Celui-ci, baptisé INSTEX, vient tout juste d’être déclaré opérationnel. Mais son rendement restera, pour un temps indéfini, modeste. Les grandes sociétés européennes, et même les moyennes, très exposées aux sanctions américaines, n’ont pas l’intention d’y recourir. Il ne servira donc pas à acheter du pétrole iranien, pour lequel Téhéran cherche désespérément des acquéreurs. Tout juste permettra-t-il de vendre des produits médicaux et alimentaires, exemptés de sanctions pour raisons humanitaires.

Les Russes, les Chinois, pourraient-ils être plus efficaces ? Les premiers ont laissé entendre qu’ils aideraient les Iraniens à vendre leur pétrole. L’on n’en sait pas plus pour le moment. Les Chinois, gros clients de pétrole iranien, ont dit qu’ils ne se soumettraient pas aux « sanctions illégales » américaines. Mais, engagés dans une négociation commerciale délicate avec les États-Unis, ils doivent veiller à ne pas compromettre leurs chances de succès. En tout état de cause, Russes et Chinois ne paieront les Iraniens qu’en monnaie nationale, en faisant des clients captifs. Les solutions qu’ils apporteront, même bienvenues, seront donc imparfaites.

Les Iraniens continuent donc d’attendre beaucoup de l’Europe, trop sans doute. Elle ne convaincra pas Donald Trump de revenir dans l’Accord de Vienne, ni les Iraniens de le renégocier. Reste une voie étroite, celle de concessions mutuelles limitées que chaque côté pourrait présenter comme une victoire. Trump, au fond, serait heureux de pouvoir afficher à l’approche de l’élection présidentielle le succès diplomatique qui manque à son palmarès. Les Iraniens seraient soulagés de tout répit qui leur serait accordé. Des exemptions pétrolières contre un ralentissement de leur programme nucléaire devraient faire l’affaire. Encore faut-il que les Européens acceptent de jouer les intermédiaires, donc de prendre des risques. Tout est encore possible, pour le meilleur ou pour le pire.

lundi 13 mai 2019

TRUMP, l’IRAN ET LE MONDE DE L’OR NOIR


Le 22 avril, l’administration américaine a fait savoir qu’elle allait mettre fin aux exemptions qui épargnaient à huit pays grands consommateurs de pétrole iranien l’interdiction générale d’achat intervenue en novembre dernier suite au retrait des États-Unis de l’accord nucléaire de Vienne. La décision est entrée en vigueur le 2 mai. Elle vise expressément à réduire à zéro des exportations essentielles à l’économie iranienne, et à convaincre ainsi Téhéran de céder sur toutes les exigences de Washington touchant au nucléaire, au balistique, aux droits de l’Homme, au rôle de l’Iran dans sa région. Témoignant d’une certaine fébrilité, elle a créé inquiétude et surprise. Mieux vaudrait pour tout le monde – Iraniens, cela va sans dire, mais aussi clients de l’Iran, et même Américains --, qu’elle ne produise pas ses pleins effets.

La fébrilité

Depuis quelque temps, émergeait à Washington la frustration de constater que le retour de ses sanctions, intervenu en deux vagues, août et novembre 2018, ne produisait aucun effet sur le gouvernement iranien. La population souffrait, s’agitait même, mais rien qui mette en péril la République islamique. Celle-ci maintenait sa posture de défi : pas question de négocier avec une Amérique qui avait trahi sa parole, avant qu’elle ne s’excuse et réintègre, précisément, l’accord de Vienne.

Cette absence de résultat, si elle se prolongeait, pourrait gêner Trump dans sa campagne pour sa réélection : à peine une année à ce jour. D’où l’idée d’augmenter la pression par une troisième vague de sanctions. Elle est en cours : inscription des Pasdaran sur la liste des organisations terroristes, durcissement des sanctions pétrolières, interdiction d’un certain nombre de transactions dans le domaine nucléaire, interdiction d’acheter et de vendre à l’Iran plusieurs types de métaux. Chacune de ses mesures a soulevé des objections de bon sens au sein même de l’administration américaine, mais les « faucons » l’ont emporté. Et pour faire bon poids, un porte-avions américain, l’Abraham-Lincoln, se dirige en ce moment vers le Golfe persique.

La surprise

Pour la Chine, l’Inde, la Corée du Sud, le Japon, la Turquie, en particulier, la décision américaine de leur interdire tout achat de pétrole a produit un choc, alors que ces pays étaient en négociation pour la reconduction des exemptions dont ils avaient bénéficié. Le pétrole iranien est en effet essentiel pour eux. Ils ont des raffineries formatées pour traiter le pétrole lourd dont l’Iran est grand exportateur, leur adaptation à d’autres types de pétrole coûtera cher et représente un redoutable défi à si bref délai. Quant aux condensats, pétroles ultra-légers, dont l’Iran est également exportateur, la Corée du Sud, en autres exemples, qui en est grand acheteur, pourra certes s’approvisionner ailleurs, notamment aux États-Unis, mais, au vu de la distance, à un coût bien plus élevé. L’affirmation de Donald Trump, selon laquelle le marché mondial suppléerait aisément au tarissement des exportations iraniennes, laisse donc subsister de sérieux problèmes pour les clients au premier chef concernés.

Pour les marchés aussi, cela a été la surprise. Les cours ont monté à l’annonce de la décision américaine, puis sont retombés. Mais il n’est pas certain qu’à moyen terme les marchés restent aussi placides que l’espère Washington. Or toute hausse en 2020 du coût de l’essence à la pompe aux États-Unis jouerait négativement pour la réélection de Donald Trump. Certes, dans les sous-sols, et dans les réserves des uns et des autres, les ressources sont là, mais s’ajuster aux besoins de chaque pays, type de pétrole par type de pétrole, sans rupture d’approvisionnement ni hausse de coûts insupportables, est une autre affaire, surtout dans une période d’incertitude générée par les crises libyenne et vénézuélienne.

L’inquiétude

Il y a d’abord et avant tout l’inquiétude des Iraniens, voués à de nouvelles et dures privations. Il y a l’inquiétude de tout le monde à l’idée que cette montée de tension pourrait conduire à un conflit ouvert qui embraserait le Golfe persique. Disons quand même que les navires de guerre américains ne vont pas commencer à arraisonner les tankers iraniens sur toutes les mers du monde. L’idée que le détroit d’Ormouz pourrait faire l’objet d’un blocus -- acte de guerre en droit international --, soit des Américains soit, en représailles, des Iraniens, ne vaut que pour les éditoriaux, ou les escalades verbales. Les sanctions de Washington sur le pétrole ne s’appliquent pas aux flux physiques mais aux transactions financières. C’est par ce biais que peuvent être mis en quarantaine et punis dans leurs intérêts aux États-Unis les clients de l’Iran et les banques qui leur apportent leur concours. C’est déjà hautement dissuasif.

Il y a enfin l’inquiétude de tout le monde, Américains compris, à la perspective de sérieux à-coups sur les marchés. Trump a indiqué que les grands producteurs arabes, Arabie saoudite, Émirats arabes unis, lui avaient donné l’assurance qu’ils combleraient l’effacement du pétrole iranien. Mais l’Arabie saoudite est restée dans l’expectative. Elle juge en effet qu’elle a été dupée lors de l’entrée en vigueur des sanctions américaines contre l’Iran en novembre dernier. Pour répondre à une demande de Trump, elle avait aussitôt augmenté sa production. Mais les exemptions américaines ensuite intervenues ont provoqué un excédent d’offre sur les marchés, et donc une chute des cours. L’Arabie saoudite ne veut pas être à nouveau instrumentalisée. Elle attendra la réunion plénière de l’OPEP, les 25 et 26 juin prochain, pour tenter d’élaborer une réponse coordonnée (mais pas unanime puisque l’Iran en fait partie, et fera entendre sa voix).

Jusqu’où s’appliqueront les sanctions américaines ?

Déjà dans la période précédente, de 2012 à 2015, les Iraniens avaient mis en place des dispositifs élaborés de contournement des sanctions américaines, alors appuyées par des sanctions européennes. Ils les ont réactivés depuis novembre dernier et vont, bien entendu, chercher à les perfectionner. Pour l’essentiel, ces dispositifs consistent d’abord à offrir de fortes réductions de prix pour convaincre les clients potentiels de braver les sanctions. Ils consistent ensuite à effacer l’origine iranienne de ce pétrole en combinant la réduction de la traçabilité des tankers iraniens par la coupure de leurs liaisons satellitaires, le transfert discret de leur cargaison sur des navires d’autres nationalités ou dans des installations portuaires non surveillées, enfin le maquillage des documents d’accompagnement. Quant aux paiements, ils peuvent se faire par accords de troc, en monnaies exotiques, en liquide, ou encore en métaux précieux. En ce qui concerne la Turquie voisine, les choses sont encore plus faciles. Certes, tout ceci ne peut couvrir qu’une partie des ventes de l’Iran, peut-être un quart ou un cinquième. Les Iraniens dont les exportations de pétrole ont déjà été réduites de 30 à 50% depuis le retour des sanctions, doivent donc se préparer à de nouvelles réductions.

Côté clients, les premières réactions ont été plutôt retenues. La Chine, l’Inde, la Turquie évaluent leur intérêt à résister à l’aune de leur relation globale avec l’Amérique. Le Japon, la Corée du Sud ne désespèrent pas d’obtenir des exemptions discrètes. Les Américains ne devraient pas s’interdire de faire quelques gestes, soit pour faire baisser la tension sur les marchés, soit pour obtenir des gestes en retour dans d’autres domaines : par exemple dans le cadre de leurs négociations commerciales avec la Chine. Rien n’est encore joué.
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Mais dans l’immédiat, l’urgence est ailleurs. Elle est dans ce qu’il faut bien appeler une rafale de provocations de l’Amérique, cherchant à pousser l’Iran à la faute : la première d’entre elles étant une sortie de l’accord de Vienne qui débriderait son programme nucléaire. Il deviendrait alors possible d’accuser la République islamique de relancer la prolifération nucléaire au Moyen-Orient, et donc de mobiliser à nouveau contre elle la communauté internationale. A vrai dire, le piège est assez grossier, à l’image de son principal instigateur, John Bolton, conseiller à la sécurité nationale auprès de Donald Trump, connu pour ses outrances et sa brutalité. Le gouvernement d’Hassan Rouhani a vu où l’on voulait l’entraîner. Jusqu’à présent, il a choisi d’être intelligent pour deux, et même pour trois si l’on compte ses propres opposants prêts à en découdre avec l’Amérique. Dans l’autre crise que vient de déclencher l’administration américaine en s’en prenant au cœur des dispositions de l’accord nucléaire de Vienne, Rouhani a ainsi opté pour une réponse soigneusement calibrée, qui laisse du temps et de l’espace à la diplomatie. En cette passe difficile, il semble avoir fait sienne la formule chinoise : « un combat évité est un combat gagné ». Reste à espérer qu’il pourra s’y tenir.

(article paru dans Figaro Vox le 10 mai 2019)

dimanche 22 juillet 2018

UN DEMI-SIÈCLE DE RELATIONS ENTRE L’EUROPE ET L’IRAN : UNE HISTOIRE SANS FIN



résumé : dans les dernières années du Chah, la relation Europe-Iran n’a rien de saillant, sinon l’ambitieuse coopération nucléaire lancée avec l’Allemagne et la France. La dimension cataclysmique de la Révolution islamique marque un changement de paradigme. Une relation plus riche, mais aussi plus tourmentée commence à se nouer. Elle est notamment ponctuée par le positionnement européen dans la guerre Iran-Irak, puis par l’alternance de crises (fatwa contre Salman Rushdie, assassinat d’opposants kurdes à Berlin…) et d’accalmies. Mais à partir de 2002, c’est le dossier nucléaire qui va mobiliser toutes les énergies. L’Europe cherche d’abord, mais sans succès, une solution négociée. Elle s’oriente ensuite, en partenariat avec les États-Unis, vers une politique de pressions et de sanctions croissantes. Ce sont finalement les Etats-Unis qui trouveront, en 2015, la formule d’un accord. Mais l’arrivée de Donald Trump rebat les cartes. La relation Europe-Iran entre dans une nouvelle période d’incertitude.

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Sur les cinquante dernières années, la relation entre l’Iran et l’Europe (terme générique utilisé ici pour désigner la CEE, puis la Communauté européenne, enfin l’Union européenne, et parfois tout ou partie des États-membres) n’a rien d’un long fleuve tranquille. Elle a commencé modestement, en 1963, avec la conclusion d’un accord de commerce et de coopération qui facilitait l’entrée en Europe des produits traditionnels iraniens : pistaches, tapis, caviar (Tabatabaei, 2008). Les Européens sont certes alors présents en Iran, notamment sur le plan économique : par exemple Allemands et Français pour le développement du programme nucléaire ambitieux du Chah. Mais c’est seulement en 1992, bien après la Révolution islamique, donc, que le Traité de Maastricht met en place une politique extérieure et de sécurité commune. Jusque-là il n’existe qu’une « coopération politique » largement informelle, et débouchant, pour l’essentiel, sur des déclarations communes.

L’Europe et l’arrivée de la Révolution islamique

Dans les années 1970, les Européens accueillent, comme les États-Unis, de nombreux étudiants iraniens envoyés par leur famille ou par le Chah se former à l’étranger faute de capacités de formation suffisantes sur place. Un certain nombre d’entre eux s’imprégneront d’ailleurs des idées révolutionnaires de l’époque, et occuperont pour un temps limité des positions éminentes au sein de la nouvelle République islamique : tels Abdolhassan Bani Sadr, ministre des Affaires étrangères, puis Président de la République de février 1980 à juin 1981, avant de se réfugier en France, ou encore Sadegh Ghotbzadeh, brièvement ministre des Affaires étrangères, avant d’être exécuté en 1982 pour complot contre le régime. Tous deux avaient été proches de l’Ayatollah Khomeyni au cours de son séjour à Neauphle-le-Château, d’octobre 1978 à février 1979.

À compter de 1978, donc, les Européens voient monter avec sidération la révolution islamique puis, après le départ du Chah, la mise en place d’un régime d’un modèle non identifié. Ils accueillent, comme les États-Unis et le Canada, de nombreux réfugiés politiques. La France, en particulier, à la fureur du nouveau régime, accorde l’asile politique à de nombreux Moudjaheddine du Peuple, victimes, mais aussi acteurs, des affrontements souvent sanglants qui opposent les religieux aux militants progressistes ou d’extrême-gauche durant les premiers temps de la révolution. Les Européens vibrent à l’unisson des Américains lorsque l’ambassade des États-Unis à Téhéran est occupée en novembre 1979, et que 52 diplomates sont pris en otage. Français et Allemands, notamment, ne ménagent pas leur soutien à Saddam Hussein dans la guerre qui l’oppose à l’Iran de 1980 à 1988. En Iran, s’ancre alors dans les mémoires collectives le prêt par la France à l’Irak d’avions de combat Super-étendard, ou les ventes par l’Allemagne de précurseurs contribuant à la fabrication d’armes chimiques. Et la République islamique se venge sans attendre en pilotant un certain nombre d’attentats et de prises d’otages.

Une reprise des relations plutôt mouvementée

Avec le retour de la paix, les relations de l’Iran avec les Européens tendent à s’apaiser, malgré l’émotion suscitée par la fatwa émise en février 1989 par l’Ayatollah Khomeyni, encourageant l’exécution pour blasphème de l’écrivain britannique Salman Rushdie. Les Européens rappellent aussitôt leurs ambassadeurs. Mais la mort peu après de l’Ayatollah permet de passer l’éponge, les Ambassadeurs reviennent en juin. En 1988, la France avait repris ses relations diplomatiques interrompues un an plus tôt. Elle règle aussi en 1991 son contentieux financier avec l’Iran relatif aux contrats nucléaires de l’époque du Chah. Mais pas question pour les Européens de renouer des coopérations nucléaires avec l’Iran : des rumeurs commencent à courir sur les ambitions nucléaires militaires de Téhéran et les Américains veillent au grain. Seuls les Russes osent défier Washington en acceptant d’achever la construction du réacteur électronucléaire de Bouchehr, abandonnée par les Allemands, faute d’être payés, à l’orée de la Révolution islamique.

La véritable entrée en scène de l’Europe comme institution date de décembre 1992, avec la décision prise à Edimbourg par le Conseil européen d’ouvrir avec l’Iran un « dialogue critique ». L’assassinat, encore mystérieux, au mois de septembre précédent, de trois dirigeants séparatistes kurdes et de leur interprète dans un restaurant de Berlin, le Mykonos, n’a pas vraiment marqué les esprits des diplomates. En revanche l’Europe, qui a soutenu l’opération américaine de libération du Koweït, a apprécié la position de retrait, au fond plutôt coopérative, de l’Iran en cette affaire. Elle prend alors ses distances avec la ligne américaine, formalisée par l’administration Clinton, du dual containment (double endiguement) à l’égard des deux « États-voyous » Irak et Iran. L’Europe considère en effet qu’ils ne peuvent être l’un et l’autre traités sur le même plan. Mais le qualificatif de « critique » attaché au dialogue proposé, terme d’ailleurs peu apprécié des Iraniens, marque quand même la désapprobation européenne, exprimée dans les conclusions d’Edimbourg, du comportement de Téhéran en matière de droits de l’homme et de terrorisme, sans oublier l’affaire Rushdie.

Ce « dialogue critique » peine en fait à prendre de la substance. Il est interrompu à l’initiative de Téhéran lorsqu’un tribunal de Berlin, en avril 1997, met en cause dans son verdict sur les assassinats du Mykonos Ali Khamenei, Guide de la Révolution iranienne, et Ali Akbar Rafsandjani, Président de la République. Les ambassadeurs européens sont alors à nouveau rappelés dans leurs capitales. Ils ne reviennent qu’en décembre. Il est vrai qu’entre temps une vague populaire a porté à la Présidence de la République iranienne un candidat réformateur, ouvertement engagé à faire évoluer le régime : Mohammad Khatami. Les Européens donnent une deuxième chance à l’Iran en relançant alors leur dialogue, rebaptisé de façon plus amène « dialogue global ». Des réunions plus ou moins formelles se succèdent de six mois en six mois. Elles débouchent néanmoins sur peu de résultats concrets : un, quand même : en 2002, le pouvoir judiciaire iranien accepte, à force de pressions européennes, d’instaurer un moratoire sur les lapidations pour adultère. Cette décision sera à peu près respectée.

Les espoirs déçus de la Présidence Khatami

C’est aussi l’époque où le Président Khatami, qui a lancé l’idée du « dialogue des civilisations », multiplie les déplacements à l’étranger, notamment en Italie, en France, en Allemagne. Mais les visites dites « retour » ne viennent pas. Les dirigeants européens restent circonspects devant ces gestes d’ouverture, dont ils jugent qu’ils ne changent rien à la véritable nature du régime. En outre, les sanctions américaines sur d’importants domaines des échanges avec l’Iran demeurent : il est notamment impossible de livrer à ce pays des produits ou équipements contenant plus de 10% de part américaine, ce qui bloque la plupart des transferts de haute technologie. C’est ainsi qu’Airbus est empêché de vendre des avions à l’Iran, dont la flotte devient dangereusement vieillissante. Il est vrai d’autre part que Khatami ne parvient pas à concrétiser ses velléités de réforme. Le noyau conservateur du régime veille à bloquer toute initiative en ce sens. Faute de résultats, la politique d’ouverture du Président iranien perd peu à peu son crédit dans la population. Ceci facilitera l’élection à la Présidence de la République, en 2005, du démagogue Ahmadinejad.

Dans le cadre du « dialogue global » est néanmoins lancé en 2002 une négociation sur un accord de commerce et de coopération entre l’Europe et l’Iran[1]. Peut-être est-ce alors une façon pour l’Europe de marquer sa distance avec le discours sur l’état de l’Union prononcé en début d’année par George W. Bush, qui plaçait l’Iran, aux côtés de l’Irak et de la Corée du Nord, dans un « Axe du Mal ». Mais cette négociation patine très vite, tant les positions de départ sont éloignées. Et surtout, quelques semaines plus tard, éclate dans l’opinion internationale la surprise de la construction en Iran de deux installations nucléaires hautement sensibles, une usine d’enrichissement d’uranium et une usine de fabrication d’eau lourde, certes aussitôt présentées par l’Iran comme à finalité civile, mais largement interprétées comme préparant les voies d’une accession à la bombe atomique.

La montée de la crise nucléaire : les Européens à l’initiative

Dès lors la question nucléaire prend son envol pour dominer de façon presque exclusive la relation entre l’Europe et l’Iran. Le « dialogue global » et le projet d’accord de commerce et de coopération en sont les premières victimes. Plus question non plus, comme la Commission européenne en avait un moment caressé l’idée, d’ouvrir à Téhéran une délégation permanente officielle. Mais au départ, les prises de position européennes sur cette nouvelle affaire nucléaire ne se distinguent pas par un relief particulier. Il est vrai que les débuts de l’année 2003 sont occupées par l’intervention américaine en Irak, sur laquelle les Européens, on s’en souvient, se montrent très divisés. Dominique de Villepin, sans doute impatient de la faible réactivité de l’Europe en ce début de crise, et inquiet à l’idée de voir les Américains, sur la lancée de leur succès initial en Irak, s’en prendre militairement à l’Iran, s’empare du dossier, et convainc ses homologues britannique et allemand, Jack Straw et Joschka Fischer, d’abord d’écrire une lettre commune, début août, à leur homologue iranien pour l’inviter au dialogue, puis d’aller au contact des Iraniens pour arracher une solution négociée.

De façon plutôt surprenante, cette démarche risquée débouche sur un succès. Le déplacement collectif à Téhéran de trois ministres européens majeurs, geste entièrement inédit dans l’histoire des relations entre l’Iran et l’Europe, flatte les Iraniens. Une déclaration commune est adoptée le 21 octobre à Téhéran. Elle contient des concessions spectaculaires de la part de la République islamique : suspension du programme d’enrichissement iranien, signature par l’Iran du Protocole additionnel instaurant des contrôles renforcés de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) sur le programme nucléaire dans son ensemble, et mise en œuvre de ce Protocole sans même attendre sa ratification par le Parlement. Tout ceci dans l’attente de la mise au point d’une solution définitive, fondée sur des « assurances satisfaisantes » à fournir par l’Iran quant au caractère exclusivement pacifique de son programme nucléaire.

Rancœurs durables et mutations de la négociation

Mais les choses se gâtent ensuite assez vite. Les institutions européennes, et les autres Européens eux-mêmes, apprécient peu une initiative prise sans recueil de leur accord, ni même, semble-t-il, sans information préalable détaillée, alors que les trois ministres ayant fait le déplacement apparaissent aux yeux du monde comme ayant agi au nom de l’Europe. Le spectre d’un directoire tripartite auto-proclamé de la politique étrangère européenne agite les chancelleries. Les Trois s’efforcent de calmer la grogne de leurs collègues tout en les informant le moins possible pour ne pas alourdir le processus. Ils font quand même la concession d’introduire dans le jeu Javier Solana, Haut représentant pour la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC). Celui-ci apparaît dans l’accord passé avec l’Iran le 15 novembre 2004 dans le prolongement de la déclaration de 2003, comme soutien des trois pays négociateurs. Il se fait peu à peu accepter comme négociateur de proue dans les contacts avec les Iraniens, en venant à représenter non seulement l’Europe, mais aussi les trois autres membres permanents du Conseil de sécurité en sus de la France et de la Grande-Bretagne, à savoir la Chine, la Russie et les Etats-Unis. L’Europe, en effet, souhaite impliquer les Américains, pourtant fort réticents, dans la négociation, afin d’en accroître la crédibilité. Début 2005, le Président Chirac parvient même à convaincre le Président Bush de faire quelques gestes d’ouverture en direction des Iraniens : autorisation de livraison de pièces détachées pour leurs avions de ligne Boeing, levée du veto américain à l’adhésion de l’Iran à l’Organisation mondiale du commerce. Mais cette embellie sera de courte durée. L’adhésion à l’OMC ne se concrétisera pas.

Côté iranien, ceux-ci sont satisfaits de pouvoir s’adresser aux Américains, qu’ils considèrent comme les vrais patrons en cette affaire. Ils sont aussi heureux de voir arriver dans la négociation Chinois et Russes, espérant les avoir comme alliés. Ils seront plutôt déçus sur ce point : les deux pays, tout en aidant discrètement l’Iran, donneront la priorité la cohésion de groupe. Ainsi se met en place, par touches successives, le format de la négociation nucléaire avec l’Iran, dit P5+1 ou mieux encore E3/EU+3 [2], fonctionnant encore à ce jour, au-delà même de l’accord décisif enfin conclu à Vienne le 14 juillet 2015, sous l’impulsion, cette fois-ci, des États-Unis. Catherine Ashton, puis Federica Mogherini, qui succèdent l’une après l’autre à Javier Solana à la tête de la PESC, joueront ainsi le rôle de coordinateur et de porte-parole des interlocuteurs de l’Iran, sans toutefois jamais disposer d’une marge visible d’initiative. Les nations restent à la manœuvre.

Tout au long de la période, la primauté de trois États-membres sur les autres Européens demeure et continue de chagriner ces derniers. En 2006 par exemple, lors d’une réunion informelle des ministres européens des affaires étrangères en Finlande, les ministres néerlandais et italien laissent filtrer dans la presse leur irritation d’être écartés des secrets de la négociation, alors que se dessine au Conseil de sécurité des Nations Unies la possibilité d’imposer des sanctions à l’Iran. Parfois, lorsque les tensions sont fortes, les Américains sont invoqués pour emporter la décision, généralement dans le sens de la fermeté et de l’imposition de nouvelles sanctions. En ce jeu, Anglais et Français interviennent d’ailleurs sur un double registre : Européens certes, mais aussi membres permanents du Conseil de sécurité, ce qui leur donne un accès privilégié aux Américains, et leur permet de faire passer des messages dans les deux sens, beaucoup plus quand même dans le sens États-Unis-Europe (Pouponneau, 2013). Dans cette veine, en 2009, à l’orée du Sommet du G20 à Pittsburgh, le Président Barack Obama, le Président Nicolas Sarkozy et le Premier Ministre Gordon Brown apparaissent ensemble en une conférence de presse spectaculaire pour révéler au monde l’existence d’une usine souterraine d’enrichissement en Iran. C’est l’usine de Fordo, d’ailleurs encore vide de toute installation, qui entrera en activité, sous contrôle de l’AIEA, deux ans plus tard. Les Allemands pour leur part, resteront tout au long de la négociation beaucoup plus en retrait : façon de marquer leur réserve à l’égard de l’activisme des Américains, des Français et des Anglais.

La marche irrésistible vers le Conseil de sécurité

En réalité, dès le lendemain du déplacement des trois Européens à Téhéran en octobre 2003, l’essentiel est ailleurs. Les Iraniens n’imaginent pas de suspendre leurs activités d’enrichissement plus que quelques mois. Ils sont donc pressés d’aboutir, notamment par la définition d’un commun accord des « garanties objectives » qui restaureront la confiance du monde extérieur. Les Européens, en revanche, n’osent pas dire carrément aux Iraniens que la seule garantie sérieuse à leurs yeux— et surtout aux yeux des Américains qui les talonnent en coulisse — est l’arrêt complet du programme iranien d’enrichissement. Or un tel recul est impensable pour la partie iranienne, qui a fait de la maîtrise de l’enrichissement une grande cause nationale. Le malentendu s’installe, et les Européens font traîner la négociation en longueur, dans l’espoir, évidemment illusoire, qu’à la longue, les Iraniens se résigneront à abandonner leur programme. En outre, en raison des obstacles créés par les sanctions américaines, ils sont bien en peine de présenter à leurs interlocuteurs un programme de coopération économique et technologique crédible qui viendrait récompenser de possibles concessions iraniennes. Toutes ces ambiguïtés finissent par se dissiper au printemps 2005. Les Iraniens relancent progressivement leurs activités nucléaires suspendues, et les Européens, toujours aiguillonnés par les Américains, se rallient à l’idée de saisir le Conseil de sécurité des Nations Unies du dossier iranien, jusque-là traité à niveau mi-technique, mi-politique par l’Agence internationale de l’énergie atomique. C’est alors que Russes, Chinois et Américains rejoignent les Européens pour constituer le groupe E3/EU+3 afin d’entretenir le contact avec l’Iran en cohérence avec l’action menée au Conseil de sécurité.

Montée des sanctions : États-Unis et Europe solidaires

Dès lors, de 2006 à 2010, six résolutions se succèdent au Conseil [3], intimant à l’Iran, avec une force croissante et la mise en place d’une batterie de sanctions, de restaurer la confiance de la communauté internationale : pour ceci, l’Iran doit se plier aux demandes de contrôle renforcé de l’AIEA, suspendre ses activités nucléaires les plus sensibles, enrichissement compris, et brider ses activités balistiques. Dans l’élaboration et la mise en œuvre de ces résolutions, Américains, Anglais et Français jouent un rôle moteur. Les sanctions adoptées par le Conseil restent néanmoins, sous l’influence de la Russie et de la Chine, circonscrites aux activités en cause, nucléaires et de défense.
Les Etats-Unis voient bien qu’elles seront insuffisantes pour faire céder l’Iran, et vont donc, à partir de 2010, multiplier les sanctions supplémentaires autonomes, débordant largement les domaines du nucléaire et de la défense. Leur dimension extraterritoriale, dite aussi « secondaire », impacte les relations économiques de l’Europe avec l’Iran. En d’autres temps, comme au début des années 1980, lorsque l’administration Reagan tentait d’empêcher les Européens de coopérer à la construction du gazoduc soviétique destiné à acheminer le gaz de Sibérie vers l’Europe, ou dans les années 1990, quand la loi d’Amato-Kennedy tentait d’interdire à toute compagnie pétrolière d’investir en Iran et en Libye, l’Europe avait résisté, avec un certain succès. Dans le second cas, elle avait saisi l’organe de règlement des différends de l’Organisation mondiale du commerce, et adopté un règlement visant à protéger les entreprises européennes des intrusions de la loi américaine [4]. Cette façon d’agir avait payé, Clinton avait cédé, Total, BP, Shell, Statoil avaient pu travailler en Iran.

Rien de tel dans les années 2010. L’Europe, faisant le choix de s’unir aux États-Unis pour faire céder Téhéran, adopte, comme ceux-ci, ses propres sanctions, qui finissent par toucher l’ensemble des activités économiques et financières essentielles de l’Iran, hors secteurs à caractère humanitaire (agroalimentaire et santé). Même si un certain nombre d’États renâclent  beaucoup de « petits », mais aussi, comme déjà vu, l’Allemagne , Anglais et Français imposent leur vision des choses, et l’Europe se distingue par son allant dans ce déploiement de sanctions. Ainsi, à la suite de la publication, le 11 novembre 2011, par l’AIEA, d’un rapport, longtemps attendu, dressant le bilan des activités nucléaires clandestines de l’Iran [5], le Royaume-Uni interdit à tous ses établissements financiers et de crédit de travailler avec l’Iran, y compris avec sa Banque centrale. Les Iraniens mettent alors à sac l’ambassade britannique à Téhéran. Au même moment le Président français, Nicolas Sarkozy, réclame une mobilisation internationale en vue d’un renforcement des sanctions. Il s’engage en ce sens auprès du Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, puis écrit aux chefs d’État et de gouvernement d’Allemagne, du Canada, des États-Unis, du Japon, du Royaume-Uni, ainsi qu’au président du Conseil européen et au président de la Commission européenne, pour préconiser « des sanctions d’une ampleur sans précédent pour convaincre l’Iran qu’il doit négocier » [6]. Il propose en particulier le gel des avoirs à l’étranger de la Banque centrale d’Iran et l’interruption des achats de pétrole iranien. Début 2012, une décision, bientôt suivie d’un règlement du Conseil de l’Union européenne, répond cet appel [7]. En liaison avec les Américains, un embargo quasi général sur les échanges de l’Iran avec le monde extérieur se met en place. Tous les avoirs iraniens à l’étranger, secteurs public et privé confondus, sont gelés. Les exportations iraniennes de pétrole chutent de moitié.

La bonne volonté démontrée par l’Europe à l’égard des États-Unis ne retient pas l’administration américaine de poursuivre et punir les entreprises européennes contrevenant au dispositif de sanctions élaboré à Washington. Sans que Bruxelles ou les capitales des Etats-membres réagissent, sinon par des démarches diplomatiques sans effet, plusieurs grandes banques européennes (Deutsche Bank, HSBC, ING, Crédit Agricole, Standard Chartered, Barclays, Royal Bank of Scotland, Commerzbank…) sont ainsi frappées de très lourdes amendes. Le record revient à la banque BNP Paribas, qui accepte de payer en 2014 près de 9 milliards de dollars pour avoir contourné les sanctions américaines à l’égard de l’Iran, du Soudan et de Cuba, et surtout pour avoir longtemps tenté de jouer au plus fin avec les enquêteurs américains.

Et puis des entreprises européennes, dans des domaines divers, parfois très éloignés du cœur du litige, sont amenées à se retirer du marché iranien. C’est le cas des constructeurs et équipementiers automobiles français qui perdent en cette occasion plus d’un milliard d’euros de chiffre d’affaires par an et plusieurs milliers d’emplois. Mais le gouvernement français choisit de ne pas réagir. Les compagnies pétrolières européennes mettent aussi en veilleuse toutes leurs activités en Iran. Les grandes compagnies d’assurance et de réassurance de la City mettent fin à d’importants contrats, notamment dans le domaine du transport maritime, ébranlant par là-même leur quasi-monopole mondial sur ce secteur. Et même les échanges culturels et universitaires entre l’Europe et l’Iran vont en s’étiolant.

Contacts officiels et contacts secrets

Certes, tout au long de cette période des rencontres se sont égrenées entre le groupe E3/EU+3 et les Iraniens, ou encore entre les représentants des deux parties : Haut représentant européen d’un côté, Secrétaire du Conseil suprême de sécurité nationale de l’autre. Plus d’une douzaine de réunions se tient ainsi jusqu’en mai 2013 entre Bruxelles, Vienne, Ankara, Lisbonne, Téhéran, Genève, Istanbul, Bagdad, Moscou, Almaty. Mais elles sont parfaitement stériles. Sur le fond, les interlocuteurs de l’Iran exigent toujours que Téhéran suspende ses activités d’enrichissement avant d’entrer dans le vif du sujet, et refusent de dévoiler leurs intentions quant à l’acceptabilité, ou non, d’un programme d’enrichissement iranien. Et les échanges sont plombés par la raideur et la lourdeur des interventions du chef de la délégation iranienne, Saeed Jalili [8], glorieux mutilé de la guerre Irak-Iran, mais tout le contraire d’un diplomate. Ils sont également plombés par la faible réactivité de la Haute-Représentante pour la PESC, Catherine Ashton [9], et sa mince autorité sur la délégation composite qu’elle est censée coordonner.

Mais dans la période même où se tiennent ces dernières réunions, et où l’Europe étend et durcit ses sanctions, le Président Obama relance dans le plus grand secret sa quête d’une solution négociée. Fin 2011, il mandate John Kerry, Président de la Commission des Affaires étrangères du Sénat, qui remplacera en février 2013 Hillary Clinton à la tête du Secrétariat d’État, pour rencontrer le Sultan Qaboos, dirigeant d’Oman, afin de nouer un contact avec l’Iran. En juillet 2012, une équipe réduite de diplomates américains rencontre pour la première fois à Mascate des interlocuteurs iraniens. En mars 2013, les Américains laissent entendre à la partie iranienne qu’ils accepteraient l’existence d’un programme d’enrichissement iranien limité et étroitement contrôlé. Ils ne parlent plus d’une suspension des activités sensibles iraniennes comme préalable à toute négociation. C’est une ouverture décisive.

En juin, Hassan Rouhani, partisan lui aussi d’une solution négociée, est élu à la Présidence de la République islamique. Tout va pouvoir s’accélérer. Mais de ceci, rien n’a filtré. En septembre, un coup de fil historique est échangé entre les Présidents Obama et Rouhani. Mais c’est seulement début novembre, après l’ouverture à la mi-octobre à Genève d’une nouvelle session officielle de négociation entre l’Iran, représenté par une nouvelle équipe de diplomates issue des élections [10], et le groupe E3/EU+3, que les Européens, comme les Russes et les Chinois, découvrent avec stupeur l’existence et l’avancement des conversations conduites par les Américains. De fait, la délégation américaine met sur la table un projet d’accord déjà négocié avec les Iraniens, qui définit en détail les modalités et le calendrier de la négociation devant conduire à un règlement complet de la crise nucléaire. Ce document, intitulé Joint Plan of Action [11], prévoit notamment la mise en place sans attendre de gestes de bonne volonté des deux côtés : ralentissement du programme nucléaire iranien d’une part, atténuation des sanctions internationales d’autre part, notamment sur les exportations iraniennes de pétrole. Russes et Chinois n’y trouvent rien à redire, puisque les Iraniens en sont d’accord. Ni les Allemands, les Britanniques ou Mme Ashton, puisque les États-Unis en ont décidé ainsi. Seuls les Français objectent, vigoureusement, aux faiblesses qu’ils relèvent dans le texte. Le ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius, prenant de vitesse John Kerry, qui se dirige l’esprit tranquille vers Genève pour boucler l’affaire, déclare au sortir de son avion qu’il n’est pas question de se rallier à un « accord de dupes ». La formule, reprise par les médias du monde entier, fait scandale, la négociation s’enraye. Elle reprend une dizaine de jours plus tard, et aboutit à une correction du texte sur des points d’importance plutôt modeste. Mais l’épisode laisse des traces durables (Fabius, 2016).

Marche finale vers un accord

Hormis ce moment particulier, les Européens jouent un rôle discret dans la phase finale de la négociation qui s’étend de début 2014 à la conclusion, le 14 juillet 2015, de l’accord définitif baptisé Joint Comprehensive Plan of Action [12] (JCPOA).  John Kerry, appuyé sur une impressionnante équipe d’experts et de diplomates, et Mohammad Javad Zarif, entouré de collaborateurs aguerris, pilotent le processus et captent la lumière. Toutefois, Helga Schmid, Secrétaire générale adjointe, puis secrétaire générale du service européen d’action extérieure, qui tient depuis longtemps le dossier à Bruxelles, s’impose à tous par son expertise. Elle intervient avec autorité dans la supervision juridique, la mise en forme et en cohérence de tous les éléments fort complexes qui aboutissent à un accord de 110 pages, à vrai dire pleinement compréhensible pour les seuls-initiés (Windt, 2017). Les Français pour leur part, cherchent à limiter les concessions aux Iraniens, au nom de la nécessité d’atteindre un « accord robuste ». Il se flattent d’avoir inventé l’habile dispositif dit de snap-back [13], permettant de réimposer automatiquement et instantanément toutes les sanctions levées par le Conseil de sécurité, dès lors qu’un seul membre permanent du Conseil, suite à une infraction de l’Iran, mettrait son veto à la perpétuation de leur suspension (Fabius, 2016).

Courte embellie, retour en force des problèmes

Le JCPOA, dit aussi Accord de Vienne, une fois adopté en juillet 2015, et surtout entré en vigueur en janvier 2016, l’Europe reprend des couleurs. De nombreuses sanctions ont été abolies ou suspendues, l’heure est à la relance des relations économiques et commerciales avec l’Iran. Pour l’Europe, c’est là son cœur de métier. Les délégations de dirigeants des États-membres, comme de l’Union européenne elle-même, se succèdent à Téhéran. Elles sont accompagnées, suivies ou précédées d’importantes missions d’entrepreneurs et d’hommes d’affaires. Élément favorable : les Américains, eux, ont fait le choix de maintenir l’essentiel de leurs sanctions, en éliminant simplement leur dimension secondaire qui pénalisait, notamment, les Européens. Du coup, ils ne viennent pas concurrencer les entreprises européennes. Élément défavorable : l’administration américaine en charge de l’application des sanctions [14] maintient des contrôles tatillons et interprète a minima le JCPOA ; ainsi, les entreprises européennes demeurent punissables si, dans leurs relations avec l’Iran, elles ont recours, même de façon mineure ou épisodique, au système bancaire et financier américain, ou encore si elles associent un seul citoyen américain à leurs affaires avec Téhéran. Les grandes banques européennes, échaudées par les sanctions subies naguère, refusent de s’impliquer à nouveau en Iran. Ceci empêche, ou rend au mieux extraordinairement difficile, le montage financier de tout investissement significatif. Encore un élément dissuasif : le système bancaire et financier iranien est profondément sclérosé, et de plus gangrené par le laxisme de la période Ahmadinejad, comme par les pratiques hétérodoxes mises alors en place pour détourner l’effet des sanctions. Le gouvernement Rouhani s’efforce de le réformer, mais le processus est forcément lent et difficile. Dernier handicap : Européens et Américains ont maintenu leurs sanctions à l’égard du corps des Pasdaran et de toutes ses entreprises associées, ce qui interdit toute relation avec cette mouvance. Mais celle-ci pénètre tous les secteurs de la grande industrie, des travaux publics, et même de la finance. Elle est très difficile à éviter. La reprise des affaires entre Iran et Europe, même si elle est tout à fait significative, reste donc très en deçà des espérances initialement manifestées des deux côtés.

Début 2017, la donne se trouve à nouveau modifiée par l’arrivée à la Maison Blanche de Donald Trump, violemment hostile au JCPOA, « le pire accord jamais conclu par les États-Unis » selon ses propres termes. Initialement contraint de le respecter, Trump menace avec une insistance croissante d’en faire sortir son pays, si l’accord n’est pas profondément amendé : renforcement et surtout prolongement indéfini dans le temps des contraintes acceptées par l’Iran, imposition de contrôles et de limitations sur le programme balistique iranien. Mais l’Iran, qui respecte l’accord à la lettre, refuse de bouger. L’Europe, Bruxelles et capitales à l’unisson, manifeste alors très clairement et de façon répétée son attachement au JCPOA ; elle mène une campagne continue d’influence aux États-Unis, tant sur l’administration que sur le Congrès, pour dissuader son grand partenaire de s’extraire de l’accord. En juillet 2017, de façon fort symbolique, l’Union européenne et l’Iran concluent à Téhéran, dans le cadre de la mise en œuvre du JCPOA, un accord de coopération en matière de sûreté nucléaire, doté par Bruxelles de 5 millions d’euros. Federica Mogherini, Haute représentante pour la PESC, participe en première ligne au soutien européen à l’Accord de Vienne. Elle se rend ainsi en novembre 2017 à Washington pour démarcher les décideurs sur ce dossier. En janvier 2018 elle réunit autour d’elle à Bruxelles les ministres allemand, britannique et français des Affaires étrangères, ainsi que leur homologue iranien, Mohammad Javad Zarif, pour réaffirmer ensemble leur attachement au JCPOA. Et, bien entendu, elle continue, avec sa collaboratrice Helga Schmid, à jouer son rôle de coordinateur des six interlocuteurs de l’Iran au sein de la Commission mixte qui se réunit tous les trois mois, et aussi en tant que de besoin, pour veiller à la bonne application de l’accord.

Gérer Trump

L’Europe s’efforce également d’amadouer Donald Trump pour éviter le pire. Rex Tillerson, secrétaire d’État américain, au cours d’une tournée en Europe, fin janvier 2018, obtient de ses homologues allemand, britannique et français la création de groupes de travail chargés d’identifier les insuffisances du JCPOA et les sujets de contentieux avec l’Iran, ainsi que les façons de les résoudre. De fait, les dirigeants des trois pays européens les plus concernés expriment régulièrement leurs inquiétudes sur le comportement de l’Iran dans sa région, et sur le développement de son programme balistique. C’est le cas, notamment, du Président français Emmanuel Macron, qui a annoncé son intention de se rendre en Iran. Il reste néanmoins très ferme sur ces sujets, avec le souci manifeste de ne pas se couper des États-Unis, ou encore de l’Arabie saoudite. Mais l’Iran, avec la même opiniâtreté, répète qu’il est exclu de soumettre de telles questions à négociation, la seule question qui vaille étant d’appliquer le JCPOA tel qu’il est. Il insiste sur le fait qu’il attend de l’Europe une politique beaucoup plus ferme de résistance à Washington, et beaucoup plus active dans le sens du développement de la relation avec Téhéran. Fin février 2018, le risque de voir bientôt les États-Unis se retirer de l’accord reste entier : Trump a déclaré qu’il prendrait sa décision vers le 12 mai.

S’il choisit le retrait, la question suivante sera de savoir si l’accord peut survivre entre l’Iran et les cinq pays encore à bord, donc avec l’Europe. En principe, rien ne s’y oppose, dès lors que l’Iran en serait d’accord, comme il l’a parfois laissé entendre. Mais pour les Européens, il sera encore plus difficile qu’il y a seulement cinq ou dix ans de ne pas subir de plein fouet le retour des sanctions américaines. En effet, dans une économie de plus en plus mondialisée, plus n’est besoin pour les États-Unis de viser expressément les entreprises étrangères récalcitrantes : toute société d’importance a des intérêts sur le sol américain, et peut être punie en tant que société américaine. Pour une grande banque européenne, par exemple, être interdite de travailler aux États-Unis, c’est être frappée de mort civile. Et même une banque petite ou moyenne n’ayant pas d’intérêts aux États-Unis serait mise à l’index par ses consœurs européennes si elle contrevenait aux lois américaines. Le même raisonnement peut être fait pour les constructeurs aéronautiques et leurs fournisseurs, pour la plupart des constructeurs automobiles et leurs sous-traitants, pour les industriels du nucléaire civil, de l’électronique, de l’énergie, du transport ferroviaire, et de bien d’autres secteurs.

Le pire n’étant pas toujours sûr, il est encore possible que Trump recule à nouveau et se résigne à rester dans l’accord. Mais pour ne pas trop paraître se désavouer, il redoublera alors d’agressivité à l’égard de l’Iran. Ce dernier ne récoltera donc que de maigres résultats d’un accord dont il avait tant espéré. Et la situation pèsera forcément sur la relation entre l’Europe et l’Iran, comme d’ailleurs sur les évolutions politiques, économiques et sociales à l’œuvre en Iran. Au-delà de ce point, il impossible de rien prédire. L’Histoire ne s’arrête jamais.


Bibliographie

Ouvrages

Hourcade B. (2016) Géopolitique de l’Iran, les défis d’une renaissance éd. Armand Colin

Hellot-Bellier F. (2007) France-Iran, quatre cents ans de dialogue éd. Association pour l’avancement des études iraniennes

Articles

Fabius L. (2016) Inside the Iran Deal: a French Perspective, The Washington Quarterly, automne 2016

Pouponneau F. (2013), Les dynamiques propres de l'Union européenne dans le système international. La politique européenne envers le programme nucléaire iranien, Politique européenne 2013/3 (n° 41), p. 118-142. éd. L’Harmattan

Tabatabaei S.M. (2008) Quel dialogue entre l’Iran et l’Europe ? Revue Géostratégiques, mis en ligne le 29 mars 2016

Windt A. (2017) The participation of the EU in the negotiation and implementation of the Iran nuclear agreement EU Non-Proliferation Consortium, Peace Research Institute Frankfurt, Institute of World Economics of the Hungarian Academy of Science, juin 2017





[1] conclusions du Conseil européen du 17 juin 2002

[2] E3 pour l’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne, EU pour le Haut représentant pour la PESC, 3 pour la Chine, les États-Unis et la Russie.

[3] résolution 1696 (2006), résolution 1737 (2006), résolution 1747 (2007), résolution 1803 (2008), résolution 1835 (2008), résolution 1929 (2010)

[4] Règlement (CE) n° 2271/96 du Conseil du 22 novembre 1996 portant protection contre les effets de l'application extraterritoriale d'une législation adoptée par un pays tiers, ainsi que des actions fondées sur elle ou en découlant.

[5] annexe au rapport GOV/2011/65 du directeur général de l’AIEA, intitulée « Dimensions militaires possibles du programme nucléaire iranien »

[6] communiqué de la Présidence de la République en date du 21 novembre 2011, recueil des déclarations officielles de politique étrangère.

[7] Décision 2012/35/PESC du Conseil du 23 janvier 2012 modifiant la décision 2010/413/PESC concernant des mesures restrictives à l'encontre de l'Iran, et règlement (UE) No 267/2012 du Conseil du 23 mars 2012 concernant l'adoption de mesures restrictives à l'encontre de l'Iran et abrogeant le règlement (UE) no 961/2010.

[8] en charge de la négociation nucléaire de 2007 à mi-2013.

[9] en charge de la négociation nucléaire de 2009 à 2014.

[10] Mohammad Javad Zarif, nouveau ministre des affaires étrangères, notamment secondé par son vice-ministre, Majid Takht-Ravanchi ;

[11] Plan commun d’action

[12] Plan commun global d’action

[13] « clic sur bouton-pression »

[14] Office of Foreign Assets Control (OFAC) ou Bureau de contrôle des actifs étrangers