Affichage des articles dont le libellé est balistique. Afficher tous les articles
Affichage des articles dont le libellé est balistique. Afficher tous les articles

mardi 9 février 2021

REVENIR AU PLUS VITE DANS L'ACCORD SUR LE NUCLEAIRE IRANIEN

S’exprimant tout récemment sur l’actualité internationale devant l’Atlantic Council, Emmanuel Macron, abordant la crise nucléaire iranienne, s’est réjoui de la volonté de dialogue manifestée par la nouvelle administration américaine, en se déclarant « présent et disponible… pour tâcher d’être un médiateur dévoué et sans parti pris dans ce dialogue ». Cette offre éminemment positive a été aussitôt suivie par l’énoncé de ses vues sur le sujet : urgence de mener à bien de nouvelles négociations avec l’Iran, le pays étant « bien plus proche de la bombe nucléaire qu’il ne l’était avant la signature de l’accord » de juillet 2015 ; nécessité d’aborder « les questions des missiles balistiques et de la stabilité de la région" ; intérêt à trouver « un moyen de faire participer l’Arabie saoudite et Israël à ces discussions ». Ce sont en effet de vraies questions. Malheureusement, les afficher d’emblée risque de saper la crédibilité de la médiation envisagée. La tâche d’un médiateur est d’abord d’écouter et de sonder les uns et les autres, puis d’élaborer de façon aussi neutre que possible, par approches successives, une solution acceptable par tous. Le tout dans une totale discrétion. L’objectif semble désormais difficile à atteindre.

          L’Iran plus proche de la bombe ?


Que penser en outre des prises de position de notre Président ? L’Iran est-il bien plus proche de la bombe qu’à la veille de l’accord de Vienne ? Pas exactement. À la veille de cet accord, l’Iran disposait d’un stock d’uranium faiblement enrichi de plus du double de ce qu’il est aujourd’hui. Il disposait également d’un stock d’uranium enrichi à 20% plus de cinq fois supérieur à son stock actuel. Encore ce stock initial d’uranium à 20%, le plus inquiétant, avait-il été déjà divisé par deux en signe de bonne volonté peu après le début des négociations entamées en 2013. En revanche, après l’entrée en vigueur de l’accord conclu en 2015, le stock d’uranium de l’Iran s’est drastiquement réduit. Le stock d’uranium faiblement enrichi passe de quelque 7.000 à 300 kilogrammes, et le stock d’uranium enrichi à 20% disparaît. Mais l’Iran, à ce jour, en raison des infractions commises, a bien recommencé à reconstituer ses stocks. Si le souci principal est vraiment de l’éloigner de la capacité à produire l’arme nucléaire, la priorité absolue devrait donc être de revenir au plus vite à la pleine application de la lettre et de l’esprit de l’accord de Vienne : à savoir la stricte limitation de la production iranienne d’uranium enrichi en échange de la levée des sanctions. Ce qui implique le plein retour des Américains dans l’accord.

Et s’il est ensuite un but de négociation qui devrait l’emporter sur tous les autres, ce serait de consolider et de prolonger dans le temps cet accord, dont la principale faiblesse est la durée limitée. En effet, les contraintes acceptées par l’Iran commencent à se desserrer dès 2025. Les quatre ans qui nous séparent de cette date doivent être mis à profit, d’abord pour restaurer la confiance sérieusement écornée par l’application minimaliste de l’accord par les États-Unis, suivie de leur abrupte sortie en 2018. Ensuite pour bâtir dans l’esprit initial de l’accord un dispositif plus pérenne.

          Programme balistique, influence régionale


Restent, bien entendu, les autres questions soulevées par notre Président, qui rejoignent d’ailleurs la vision de l’administration Biden. Que penser d’une limitation du programme balistique iranien ? Un certain nombre de pays de la région ne pourraient que s’en réjouir. Pour pouvoir progresser sur ce sujet, encore faut-il comprendre la conception qu’en ont les Iraniens. Leur arsenal compense à leurs yeux le déficit de l’Iran en matière d’avions de combat, puisqu’il n’a pas accès aux grands fournisseurs internationaux, et que sa flotte aérienne est totalement obsolète. D’autre part, il voit ses missiles comme un instrument de deuxième frappe, donc de riposte au cas où son territoire se trouverait agressé. C’est donc pour lui sa meilleure, et même sa seule arme crédible de dissuasion. Ceci pour dire que l’on aura du mal à obtenir de lui des garanties en la matière si ceux qui l’inquiètent n’en n’offrent pas d’équivalentes. L’Iran n’a aucune raison d’être le seul à se laisser limer les dents. Il ne saurait y avoir de « mauvais missiles » iraniens et de « bons missiles » et avions de combat saoudiens ou israéliens.

La question fort importante de la stabilité de la région et de l’influence que l’Iran y exerce se pose à peu près dans les mêmes termes. Pour faire bref, l’un des moyens d’affaiblir « le front de la résistance » constitué autour de l’Iran serait de progresser dans la solution de la question israélo-palestinienne. Cela ne réglerait pas tout mais autoriserait enfin une détente sur le front régional. Ce jour venu, peut-être Israël et l’Arabie saoudite pourraient être associés à la concertation que le Président de la République appelle de ses vœux.

          La raison de l’Iran


L’Iran a fait dans le passé de grosses bêtises, il en fera encore à l’avenir. Ceci n’exclut pas qu’il puisse avoir parfois raison. Quand son ministre des Affaires étrangères Djavad Zarif appelle à la définition d’une« chorégraphie » permettant d’aboutir simultanément au plein retour des États-Unis dans l’accord de Vienne et au plein retour de l’Iran à ses propres obligations, la proposition paraît relever du simple bon sens. Il est curieux qu’elle se heurte encore à des tergiversations.

De même, quand le Guide suprême Ali Khamenei fait allusion à l’intérêt d’un processus de vérification de la mise en œuvre loyale des engagements pris par les partenaires de l’Iran, notamment en matière de levée de sanctions, de même que l’AIEA vérifie la bonne exécution des engagements nucléaires de l’Iran, il soulève une vraie question. Mais surtout, en cette affaire, il s’agit maintenant d’aller vite. Le temps utile pour dénouer la crise ne dépasse plus les quelques semaines. Car vient ensuite l’élection présidentielle iranienne, qui renvoie la capacité de renouer des contacts utiles avec Téhéran au-delà de l’été. Donc dans un futur incertain, si l’on considère à la fois les surprises pouvant sortir de l’élection et les troubles qui agitent la région.

Paru le 9 février dans Boulevard Extérieur

jeudi 12 novembre 2020

BIDEN, L’IRAN, LE NUCLÉAIRE ET LES AUTRES


En septembre dernier, Joe Biden a pris position à l’égard de l’accord nucléaire avec l’Iran, dit aussi JCPOA, conclu en 2015 à Vienne par les cinq membres permanents du Conseil de sécurité et l’Allemagne, dont Trump a sorti les États-Unis en mai 2018. Il a présenté comme un échec la politique de « pression maximale » qui a suivi. De fait, la multiplication des sanctions américaines a infligé des coups terribles à l’économie et à la population iraniennes, mais n’a pas ramené la République islamique à la table de négociations, comme le calculait la Maison-Blanche. L’Iran a finement joué en demeurant au sein du JCPOA, tout en mettant en place une série d’infractions calculées à l’accord, sur lesquelles il s’est dit prêt à revenir si les choses s’arrangeaient. Ces infractions, en somme modérées, l’ont néanmoins rapproché de la capacité à se doter, s’il en prenait la décision, de l’arme nucléaire. Et dans cette période, les cinq autres pays parties à l’accord ont plutôt été du côté de l’Iran, mettant en lumière la solitude de Washington. 

Les attentes de Joe Biden 

Biden a donc manifesté l’intention de ramener les États-Unis dans le JCPOA si l’Iran en respectait à nouveau scrupuleusement les termes. Mais il veut aussi que ce retour ouvre une nouvelle séquence diplomatique. Il s’agirait d’abord d’améliorer le texte avec les autres parties à l’accord en renforçant ses dispositions protectrices à l’égard des tentations de prolifération de Téhéran. L’Iran devrait en outre libérer les Américains injustement détenus, progresser en matière de droits de l’Homme, et reculer dans ses « entreprises de déstabilisation » de la région. Biden enfin souligne qu’il continuera d’user de sanctions ciblées pour contrer les violations des droits de l’Homme, le développement du programme balistique et « le soutien au terrorisme ». 

Côté iranien, la réponse est mesurée. Le Guide suprême ne s’est pas prononcé. Le Président Hassan Rouhani a déclaré que les États-Unis devaient « réparer leurs erreurs passées et revenir au respect de leurs engagements internationaux ». Son ministre des Affaires étrangères, Mohammad Djavad Zarif, a fait savoir qu’il n’était pas question de renégocier les termes du JCPOA. Son porte-parole a ajouté que les États-Unis devraient garantir l’Iran contre le risque d’une nouvelle sortie de l’accord. Il faudrait alors qu’ils ratifient le JCPOA -- mais le Congrès sera difficile à convaincre --, ou du moins qu’ils fassent adopter par le Conseil de sécurité une résolution donnant à l’accord une force obligatoire. Quant aux autres sujets -- droits de l’Homme, terrorisme, programme balistique, influence régionale --, l’on voit mal l’Iran accepter de lever la barrière qu’il a posée entre le nucléaire et ces autres sujets sur lesquels ses interlocuteurs, en particulier le Président Macron, ont déjà tenté de l’entraîner. De telles questions échappent d’ailleurs à la compétence du ministère des affaires étrangères, qu’il s’agisse du balistique et des opérations régionales, chasse gardée des Pasdaran, ou des droits de l’Homme, à la merci du système judiciaire. 

Les autres acteurs, aux États-Unis et ailleurs 

Biden va devoir aussi compter avec d’autres acteurs. D’abord l’administration finissante de Donald Trump, en place jusqu’au 19 janvier. Celle-ci a tout récemment multiplié les sanctions contre l’Iran et fait passer le message qu’elle pourrait continuer jusqu’au dernier moment, avec l’idée de rendre indémêlable le dense dispositif mis en place. À noter que les dernières vagues de sanctions ont été pour l’essentiel lancées au nom de la lutte contre le terrorisme ou la violation des droits de l’Homme. Or, la mise en œuvre du JCPOA n’avait entraîné que la levée – partielle -- des sanctions liées au nucléaire. Même si ces sanctions nucléaires, rétablies par Trump, sont bien levées à nouveau par Biden, toutes les autres sanctions, touchant à des domaines vitaux comme le pétrole ou les banques, resteront en place, neutralisant le bénéfice attendu du retour des États-Unis dans l’accord de Vienne. Biden aura certes la capacité de revenir aussi sur ces autres sanctions, du moins pour celles dont la levée n’obligerait pas à solliciter l’accord du Congrès, mais il sait également que tout mouvement en ce sens serait aussitôt dénoncé par son opposition comme une démission en matière de lutte contre le terrorisme ou de défense des droits de l’Homme. 

Ajoutons que le service du Trésor chargé de l’élaboration et de l’application des sanctions, le redoutable OFAC (Office of Foreign Assets control), est peuplé à tous les étages de « faucons » ayant mis tous leurs talents de juristes au service de la lutte contre l’Iran. Ce sont eux qui ont déjà saboté la mise en œuvre du JCPOA durant la brève période allant de son adoption au départ d’Obama, en interprétant a minima les obligations des États-Unis. Joe Biden ne pourra donc pas faire l’économie d’une reprise en main de cette administration. Et il devra persuader ses équipes qu’il ne suffit pas d’abroger des textes pour effacer les dommages provoqués par une politique. Il y faut aussi une volonté active de relance et de coopération. 

Et puis, Biden devra également compter avec les réactions d’Israël et des pays de la Péninsule arabique, à commencer par l’Arabie saoudite. Il pourra peut-être passer par pertes et profits le froid qui s’installera dans la relation avec le royaume wahhabite, sachant que ce pays a, de toutes façons, trop besoin de l’Amérique. Il se prépare d’ailleurs à lui faire avaler une pilule autrement amère : la fin du soutien de Washington à la «désastreuse guerre au Yémen ». 

Avec Israël, l’entreprise sera plus difficile, en raison des liens qui unissent l’État hébreu avec de larges segments de l’électorat américain. Avant d’agir il faudra s’expliquer et tenter de convaincre. Les interlocuteurs de la nouvelle Administration, s’ils ne peuvent bloquer le changement de ligne, monnayeront au plus haut leur abstention. Et déjà circule en Israël l’idée qu’il faudra peut-être en venir à intervenir seul contre l’Iran. Est-ce crédible ? Cette menace avait déjà été agitée entre 2010 et 2012, mais l’état-major s’était fermement opposé à ces projets en raison de l’incertitude des résultats. Il devrait en être de même aujourd’hui. D’ailleurs, alors que circule aussi aux États-Unis l’idée que Trump pourrait, avant de partir, frapper l’Iran pour créer une situation irréversible, tout laisse à penser que l’État-major américain marquerait son refus. Il l’avait déjà fait aux derniers temps de l’administration de George W. Bush lorsque cette hypothèse avait été un moment caressée. 

L’échéance des présidentielles iraniennes 

Comment, pour Joe Biden, composer avec tous ces éléments ? Il en est un avec lequel il devra au premier chef compter. Des élections présidentielles se tiendront en Iran en juin prochain. À ce jour, tout va dans le sens de la victoire d’un conservateur, voire d’un radical parmi les conservateurs, tant ceux-ci ont verrouillé la vie politique en tirant profit de la déception de la population a l’égard du JCPOA. Le Président Rouhani s’en est trouvé discrédité, et avec lui, l’ensemble des réformateurs et modérés. Cela s’est vu aux élections législatives de février dernier, qui ont amené une majorité écrasante de conservateurs au parlement. Or les États-Unis, comme l’Europe, ont tout intérêt à ce que réformateurs et modérés, quels que soient leurs graves insuffisances, continuent de compter dans la vie politique iranienne. Eux seuls en effet souhaitent une relation, sinon amicale, du moins apaisée avec l’Occident. D’où l’intérêt de préserver l’avenir, en offrant à Rouhani -- qui ne pourra se représenter après deux mandats -- et à ses amis, une ultime occasion de se refaire une santé politique. 

Il faudrait pour cela poser les bases d’une relance bénéfique à la population durant le bref intervalle de quatre mois allant de l’investiture de Joe Biden à la campagne présidentielle iranienne. Il ne sera pas possible en si peu de temps de mener à terme le plein retour des États-Unis dans le JCPOA et d’effacer les effets ravageurs des sanctions de Donald Trump. Mais il devrait être possible, d’abord de libérer toutes les capacités d’aide humanitaire dont l’Iran a besoin en urgence dans la grave crise sanitaire provoquée par le coronavirus. Ensuite d’accorder sans attendre un montant significatif d’exemptions, ou waivers, aux sanctions sur le pétrole et aux transactions financières internationales, en échange de gestes iraniens également significatifs sur la voie d’un retour au strict respect de ses obligations découlant du JCPOA. Ces mesures partielles mais pragmatiques permettraient d’éclairer l’avenir et de faciliter la suite.

Article paru le 12 novembre 2020 sur le site 

Boulevard Extérieur


mercredi 9 mai 2018

AU LENDEMAIN DE LA SORTIE DE TRUMP

(paru ce jour dans liberation.fr)


Forme et fond, la déclaration de Donald Trump annonçant la sortie des États-Unis de l’accord nucléaire passé en 2015 à Vienne entre six puissances et l’Iran est d’une extraordinaire brutalité. Aucune concession, aucun délai, c’est un couperet. Ce genre de comportement semblait l’apanage des chefs de régime autoritaire. Elle fera tache dans la politique étrangère américaine.

Un détail : les dirigeants du monde, quand ils s’en prennent à l’Iran, prennent soin de distinguer entre la détestable République islamique et le grand peuple iranien, pétri d’histoire et de culture, assoiffé de liberté. Donald Trump n’y a pas manqué. Il y avait un côté obscène à déclarer son amour aux Iraniens au moment de leur infliger une telle punition collective.

L’Europe et les sanctions

Voilà rétablie la totalité des sanctions américaines levées par l’accord de juillet 2015. Donald Trump a pris soin de préciser qu’elles s’appliqueraient à nouveau dans leur dimension secondaire. Sauf rares exceptions, les sociétés étrangères qui s’aviseront d’entrer en affaires avec l’Iran seront donc punies. Quant aux contrats en cours, elles ont, selon les cas, trois ou six mois pour les démonter. L’Europe va de nouveau se voir interdire d’acheter du pétrole iranien, et ses grandes sociétés pétrolières ne pourront plus travailler en Iran. Plus question non plus de contrats entre Airbus, Boeing et les compagnies iraniennes dont les avions sont à bout de souffle. Peugeot, Renault, qui venaient de retourner en Iran, vont se trouver en grande difficulté. Ils avaient déjà été affectés par une décision américaine de 2013 les empêchant de travailler en Iran, qui avait détruit plusieurs milliers d’emplois en France. Assez lâchement, le gouvernement français de l’époque n’avait pas bougé. Sera-t-il cette fois plus courageux ?

La question de la capacité de l’Europe à se défendre est ainsi posée. Elle était parvenue, dans les années 1990, à faire céder Washington, qui voulait interdire tout investissement en Iran dans le domaine pétrolier et gazier. Ceci avait en particulier permis à Total de mener, avec un succès complet, son plus grand chantier au monde en bordure du Golfe persique. Maintenant, tout sera plus compliqué. La mondialisation a fait des progrès. Les États-Unis ont pris conscience, au début des années 2000, de la toute-puissance que leur confère l’usage du dollar dans les transactions internationales. Même si l’Europe met en place un bouclier de protection pour ses entreprises, beaucoup hésiteront à défier les États-Unis, dès lors qu’elles y ont des intérêts. Ce sera le cas des grandes banques européennes, sans lesquelles il sera difficile de faire de grandes affaires en Iran.

Faire céder l’Iran ?

Face aux États-Unis, la première réaction de l’Iran a été remarquablement mature. Pour le Président Rouhani qui s'est investi dans le dossier nucléaire dès 2003, la décision de Donald Trump est pourtant un crève-cœur. L’accord de 2015 était le grand succès de son premier mandat. Avant le 8 mai, des voix s’étaient élevés en Iran pour annoncer des mesures de rétorsion qui feraient regretter à Washington une décision de sortie de l’accord. A ce stade, Rouhani a simplement lancé des consultations avec les cinq partenaires restants en vue de le préserver. Certes, l’Iran n’a aucun intérêt en cette affaire à une escalade avec plus fort que lui. Il ne pourra résister qu’au sein d’un collectif. Mais les plus radicaux du régime ne manqueront pas de tenter de tirer profit de tout signe de faiblesse. Le gouvernement de Rouhani va se trouver gravement fragilisé.

C’est ce sur quoi parie Donald Trump. Avec son entourage, il a la conviction que l’accord de Vienne a été négocié et conclu trop tôt, avant que les sanctions américaines et européennes ne produisent leur plein effet. Il se dit qu’en deux ou trois ans, il pourra, cette fois-ci, mettre l’Iran à genoux, et entraîner soit l’effondrement du régime, soit son entière soumission. C’est un pari risqué. Obama, lui, avait atteint la conclusion que les sanctions, si punitives soient-elles, ne parvenaient pas à arrêter la progression du programme nucléaire iranien.

L’on peut s’inquiéter que les trois pays européens ayant le plus investi en cette affaire – l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni – donnent dans leur première réaction le sentiment d’entrer dans le calcul de Trump. En effet, tout en rappelant leur attachement à l’Accord de Vienne, ils affirment vouloir « définir un cadre de long terme pour le programme nucléaire de l’Iran » et « traiter de façon rigoureuse les préoccupations largement partagées liées au programme balistique de l’Iran et à ses activités régionales déstabilisatrices ». En soi, ces objectifs sont légitimes. Mais en parler ainsi, à ce moment, c’est signaler que les trois pays ne répugneraient pas à obtenir des concessions de Téhéran dans le sillage des sanctions américaines. C’est se proposer de jouer au good cop contre bad cop. C’est aussi prendre le risque d’avoir à se battre sur deux fronts : desserrer au bénéfice des entreprises européennes et de leurs clients l’étau des sanctions américaines, en user comme levier pour faire plier l’Iran. Bon courage !


jeudi 30 novembre 2017

QUELLES LEÇONS DE L'IRAN POUR LA CRISE NORD-CORÉENNE ?

Avec son dernier test de missile intercontinental, la Corée du Nord marque un nouveau progrès dans la phase la plus sensible de son programme militaire nucléaire, celle où il s'agit de parcourir l’ultime étape conduisant à la possession d'un arsenal nucléaire. En effet, la Corée du Nord ne possède pas encore de dispositif nucléaire opérationnel. Si ses ingénieurs ont bien déclenché sous terre six explosions nucléaires successives, ils n'ont pas atteint la maîtrise du système d'armes combinant lanceur balistique, dispositif de guidage et tête porteuse d'un engin nucléaire miniaturisé. L'on se rappelle que Kim Jung Un avait déclaré en septembre dernier, peu après un test de missile :"nous avons presque atteint le but", à savoir "une capacité de riposte nucléaire à laquelle les États-Unis ne pourraient pas échapper". Voilà donc la Corée du Nord entrée dans la zone de tous les dangers, celle qu'il convient de traverser le plus vite possible avant de se trouver à couvert, protégé par la possession du feu nucléaire. On comprend que dans ce passage délicat, Pyongyang ne donne pas la priorité au dialogue. En effet, plus le danger d'être arrêté dans son élan se précise, plus il faut aller vite. Nous en sommes là aujourd'hui : les imprécations de Trump, la pluie de sanctions internationales ont pour premier effet de pousser les Nord-Coréens à redoubler d'efforts.

le dialogue interrompu

Ce scénario n'était pourtant pas écrit d'avance. Qui se souvient qu'en 1991, le Président George Bush (père) retirait de Corée du Sud les armes nucléaires américaines qui y étaient entreposées ? Peu après, les deux Corées adoptaient une déclaration commune de dénucléarisation de la péninsule coréenne. Quelques mois plus tard, la Corée du Nord autorisait les inspections de l'Agence internationale de l'énergie atomique sur son sol. Mais les inspecteurs se révèlent plus efficaces que prévu. Ils sont donc rapidement interdits de séjour. Commence alors un jeu du chat et de la souris qui, après bien des péripéties, aboutit en 1994 à la conclusion d'un accord-cadre entre États-Unis et Corée du Nord, par lequel celle-ci s'engage à geler, puis à démanteler ses installations nucléaires sensibles en échange d'une importante aide internationale. 

Des négociations se nouent ensuite sur la question balistique, qui aboutissent en 1999 à un moratoire sur les essais. Et en 2000, les deux Corées annoncent ensemble leur intention de travailler à la réunification de la Péninsule. Tous ces processus cheminent cahin-caha lorsque le Président Bush (junior) commence à faire machine arrière et place en 2002 la Corée du Nord parmi les pays de "l'axe du mal". Même si des négociations se tiennent encore dans les années suivantes, le cœur n'y est plus. En 2006, la Corée du Nord procède à sa première explosion nucléaire.

la solution iranienne

Bien loin de la Corée, une autre crise nucléaire a pris à même époque son envol. Mais l'issue, à ce jour, en est fort différente. L'Iran n'a pas la bombe et a accepté pour une quinzaine d'années des limitations et des contrôles exceptionnels sur son programme nucléaire civil en échange de la levée des sanctions qui le frappaient dans le domaine nucléaire. Contrairement à la Corée du Nord, l'Iran reste, bien entendu, membre du Traité de non-prolifération, ce qui implique qu’il renonce à toute ambition nucléaire militaire, et le maintient sans limitation de durée sous contrôle de l'Agence internationale de l'énergie atomique. Quelles leçons tirer de ce résultat, même fragile, pour la crise nord-coréenne ?

Si les condamnations du Conseil de sécurité et les sanctions américaines et européennes ont maintenu sur l'Iran une indéniable pression, si la perspective d'une levée des sanctions a constitué une monnaie d'échange dans la négociation, ces sanctions n'ont pas été le facteur déclenchant de la solution qui s'est esquissée à partir de 2013. Ceci confirme l'observation selon laquelle plus l'économie et la société d'un pays sont isolées du monde extérieur, et plus son régime est autoritaire, moins les sanctions qui lui sont infligées sont susceptibles de le faire évoluer. Il faut s'en souvenir pour la Corée du Nord (et d’ailleurs aussi pour l’Iran, si finalement, les États-Unis se retiraient de l’accord…). 

Non, pour déboucher, il a fallu que les Américains, suivis par les Européens, en rabattent, après de longues années, sur leurs exigences initiales. Alors que les résolutions du Conseil de sécurité réclamaient à l'Iran de suspendre ses activités nucléaires sensibles en préalable à toute négociation de fond, les Américains ont passé outre et les négociations de Genève en 2013 se sont déroulées tandis que tournaient les centrifugeuses iraniennes. À même époque, Américains et Européens ont abandonné l'objectif irréaliste d'un gel, puis d'un démantèlement, des éléments sensibles du programme nucléaire iranien. Ils se sont satisfaits d'une surveillance et d'un encadrement hautement renforcés. Ceci a suffi pour éteindre la menace.

la négociation, toujours

La leçon de l'histoire est que tout accord est par définition un compromis, que seules des négociations excluant menaces et imprécations permettent d’élaborer. Un tel compromis est certes moins aisé à atteindre dans le cas coréen qu’il ne l’a été avec l’Iran : Téhéran pour sa part, n’a jamais procédé à une explosion nucléaire, ni même n’a été proche de le faire. Pour la Corée du Nord, en revanche, l’on est en situation d’urgence.

Dans un premier temps, il serait illusoire de vouloir échapper à l'acceptation de l'état d'avancement technologique atteint par la Corée du Nord dans ses programmes nucléaire et balistique. Mais ces programmes pourraient être gelés -- pas de nouveau tir de missile, pas de nouvelle explosion nucléaire -- en échange d’une suspension des sanctions votées par le Conseil de sécurité, comme par les Etats-Unis et par l’Union européenne.

Si cette étape déjà difficile parvenait à être franchie, il deviendrait possible de commencer à organiser la réintégration de Pyongyang dans l’économie internationale. Le régime de Kim Jung Un, s’il veut survivre et prospérer dans la durée, doit pouvoir commercer avec le monde extérieur pour répondre aux besoins de sa population. Il lui faudrait aussi des assurances crédibles qu’on ne chercherait pas à le déstabiliser. Pyongyang devrait alors s’engager à cesser ses manœuvres d’intimidation à l’égard de la Corée du Sud. Il devrait surtout renoncer au développement de ses capacités balistiques, arrêter définitivement ses essais nucléaires, et préparer son retour au sein du Traité de non-prolifération.


Certes, une telle formule aboutirait à accepter la Corée du Nord comme un "pays du seuil", c’est-à-dire comme un pays pouvant atteindre en un, deux, ou trois ans la possession d’un début d’arsenal nucléaire. Mais vu la périlleuse situation dans laquelle nous sommes déjà fourvoyés, ce serait un moindre mal. Avec le temps, le spectre d’une déflagration nucléaire dans la région devrait pouvoir s’effacer. La France, qui n'a rien à gagner ou à perdre directement en cette affaire, pourrait utilement tenter de peser en ce sens.

(publié le 29 novembre 2017 par FigaroVox)

vendredi 26 mai 2017

Rouhani : la victoire, et après?



célébration de la victoire de Rouhani àTéhéran (photographie de l'auteur)


Hassan Rouhani vient donc d'être réélu pour un deuxième mandat présidentiel avec 61% des voix exprimées, contre 39% à son principal adversaire, Ebrahim Raïssi. C'est un score supérieur à l'attente des observateurs. Le Guide de la Révolution, Ali Khamenei, et le corps des Pasdaran n'ont pas cherché à peser sur le résultat de l'élection, malgré leur proximité avec Ebrahim Raïssi, candidat ultra-conservateur, président de la très puissante fondation Astan e Qods, en charge du mausolée de l'Imam Reza à Machhad. Après la gestion calamiteuse de l'élection présidentielle de 2009, qui avait fait descendre des millions d'Iraniens dans la rue, le cœur du régime semble avoir définitivement compris qu'il y avait des pratiques auxquelles il valait mieux renoncer s'il ne voulait pas mettre à nouveau les institutions en péril. Déjà, d'ailleurs, en 2013, lors de la première élection à la présidence d'Hassan Rouhani, la population avait été satisfaite du déroulement de l'élection. La République islamique est donc capable d'apprendre et d'évoluer.

L'importance de la participation

La participation électorale a atteint le chiffre de 73%, chiffre élevé pour l'Iran. Seul Khatami avait mieux fait en 1997, avec une participation de 80%. Ce taux est l'un des éléments clefs de l'élection. En effet, les faibles participations tendent en Iran à favoriser l'expression des fidèles du régime, les plus motivés pour se rendre en toutes circonstances dans les bureaux de vote. En revanche, les modérés, les réformateurs, les plus sceptiques à l'égard des institutions, ne se déplacent en nombre que convaincus de l'importance de l'enjeu. Cela a été le cas cette fois-ci. La personnalité de Raïssi, profondément réactionnaire, marquée par un lourd passé de procureur impitoyable aux ennemis de la Révolution, et se lançant dans un discours de plus en plus populiste, a produit chez les Iraniens les plus évolués l'effet d'un repoussoir, un peu, mutatis mutandis, à l'image de Marine le Pen en France. Le principal slogan de la campagne de Rouhani, "nous ne ferons pas machine arrière", cristallisait bien ce sentiment. Et Rouhani s'est enhardi au fil de ses prises de parole, s'en prenant aux Pasdaran, s'engageant à rechercher la levée des dernières sanctions frappant l'Iran, promettant de nouveaux progrès en matière de libertés, prenant parti pour une détente dans les relations avec le monde extérieur.

Ce discours a porté. Rouhani, initialement positionné comme centriste modéré, a réussi à rallier l'ensemble du camp réformateur. Le verdict des urnes a été sans appel, et s'est aussi traduit dans le résultat des élections municipales, qui se tenaient le même jour. De grandes villes conservatrices ont basculé du côté des soutiens de Rouhani, comme Ispahan ou Machhad. A Téhéran aussi, les conservateurs vont passer la main aux réformateurs. Plus de femmes qu'auparavant se sont portées candidates, et elles seront plus nombreuses à siéger dans les conseils municipaux. Le soir de l'annonce des résultats, des foules pacifiques ont manifesté en une atmosphère de liesse bon enfant dans tous les coins du pays. Décidément, l'Iran bouge et se place à l'avant-garde de sa région en matière de pratiques démocratiques. Même s'il y a encore du chemin à faire, le contraste est saisissant avec l'état de la vie politique dans les pays voisins de la Péninsule arabique, pourtant grands amis de l'Occident.

Consolider la victoire

Mais maintenant, il va falloir transformer cet essai. Rouhani parviendra-t-il à échapper à la malédiction du deuxième mandat qui a frappé ses deux derniers prédécesseurs ? Ahmadinejad, bien qu'initialement soutenu par le cœur du régime, avait fini par se brouiller avec à peu près tout le monde et par perdre toute capacité d'agir. Avant lui, Khatami avait vu tous les projets de réforme qu'il avait fait passer au Parlement bloqués par le Conseil des gardiens de la Constitution. Ahmadinejad, qui a tenté de se présenter à la dernière élection présidentielle, a été disqualifié d'emblée, comme d'ailleurs l'avait été en 2013 Ali Akbar Rafsandjani, également ancien président de la République. Khatami, lui, est interdit de parole et d'image sur tous les médias iraniens. Décidément, Président de la République est un métier à risque en Iran. Dans l'immédiat, nul doute que le cœur du régime va tenter de neutraliser tous les efforts de réforme et d'ouverture annoncés par Hassan Rouhani, considérant qu'il a joué son rôle historique en concluant l'accord nucléaire de 2015, et qu'il serait désormais bien inspiré de consacrer à la gestion des affaires courantes.

Certes, Rouhani peut faire le pari d'une disparition prochaine du Guide de la Révolution, Ali Khamenei, âgé et malade, ce qui rebattrait le jeu de cartes. Mais ce serait une façon de s'en remettre entièrement à la Providence. Le Guide travaille d'ailleurs en ce moment même à assurer sa succession par quelqu'un à son image. A supposer que cette succession intervienne à bref délai, rien ne garantit donc que la tâche de Rouhani s'en trouverait facilitée.

Les combats à venir

S'il ne veut pas finir rejeté par ses électeurs, s'il veut tenir les promesses déjà lancées lors de sa première élection en 2013 et qu'il vient de renouveler, Rouhani va devoir passer en force et casser quelques codes de la République islamique. Il perçoit les possibilités d'interaction entre les progrès en interne et les progrès dans la relation extérieure. Il sait qu'il doit labourer en même temps ces deux terrains. Heureusement, en dépit de redoutables obstacles, quelques avancées à forte portée symbolique, mais aussi à effets concrets, sont à sa portée.

Sur le front intérieur par exemple, la commission des lois du Parlement iranien a déjà pris position en faveur de l'abolition de la peine de mort pour trafic de drogue. L'introduction de cet amendement dans la loi pénale réduirait d'environ 90% les exécutions en Iran, ce qui ramènerait leur nombre à quelques dizaines par an au lieu de plusieurs centaines, peut-être mille, voire plus, à ce jour. Même si c'est encore trop, c'en serait fini de l'image désastreuse de l'Iran comme premier ou deuxième pays au monde pour les exécutions judiciaires rapportées au nombre d'habitants.

Sur le front extérieur, deux gestes spectaculaires permettraient à l'Iran d'étonner les plus hostiles à son égard et de se poser d'emblée en précurseur dans sa région en matière de prolifération nucléaire et balistique. Et ces gestes ne mettraient pas en péril les fondamentaux de la République islamique.

Le premier serait d'adhérer au Traité pour l'interdiction complète des essais nucléaires (TICE, ou CTBT en anglais). l'Iran, en ratifiant ce traité qu'il a déjà signé, ne contracterait aucune obligation nouvelle, puisqu'il a déjà renoncé à acquérir l'arme atomique en adhérant au Traité de non-prolifération nucléaire. Mais il donnerait l'exemple dans son voisinage, et même au-delà, puisque ni l'Arabie saoudite, ni l'Égypte, ni la Syrie, ni Israël, ni même les États-Unis ou la Chine n'ont encore adhéré à ce traité. A noter d'ailleurs que l'Iran avait déjà accepté au tournant du siècle l'installation sur son sol de dispositifs de détection d'explosions nucléaires dans le cadre du TICE. Il pourrait alors les réactiver. Ce serait un signal positif supplémentaire vers le monde extérieur.

Le second geste serait d'adhérer au Code de conduite contre la prolifération des missiles balistiques, adopté en 2002 à la Haye. Ce code oblige, pour l'essentiel, les signataires à faire connaître chaque année les lignes générales de leurs programmes de missiles balistiques et de lanceurs spatiaux, ainsi que les sites de lancement utilisés, et à notifier à l'avance les tirs prévus. A l'époque de l'observation satellitaire, ces simples mesures de transparence ne pèseraient en rien sur les choix de l'Iran en matière balistique. Les programmes en ce domaine, sont gérés, comme on le sait, par les Pasdaran. Rouhani devrait pouvoir vaincre les résistances de ces derniers. Il y était, après tout, parvenu en 2003, lorsqu'il s'occupait du dossier nucléaire et qu'il avait obtenu des Pasdaran l'arrêt de leurs activités nucléaires non déclarées. S'il réussissait, l'Iran, là encore, se placerait en pointe dans sa région puisqu'aucun pays de la Péninsule arabique n'a encore adhéré à ce code de conduite, non plus que l'Égypte, la Jordanie, Israël, le Liban, ou la Syrie.

Le rôle de l'Europe

Si l'on poursuit la prospective, il faudrait alors que de tels gestes soient à la fois encouragés et suivis de retour. Il n'est guère possible dans l'immédiat d'attendre quoi que ce soit des États-Unis, sinon le maintien en vie de l'accord nucléaire de 2015, ce qui serait déjà beaucoup. Israël devrait déjà trouver dans ces signaux l'indication que l'Iran ne souhaite plus se positionner en "menace existentielle" de l'État hébreu, ce qui d'ailleurs embarrasserait plutôt M.Netanyahu. l'Europe, elle, a les moyens d'œuvrer, sur de telles bases, à une détente entre l'Iran et le monde extérieur. Voilà un chantier qui devrait pouvoir mobiliser la nouvelle administration française, si elle souhaite contribuer, comme elle l'a laissé entendre, aux progrès de la paix au Moyen-Orient.

paru le 25 mai sur le site Boulevard Extérieur

vendredi 15 avril 2016

Nuages sur l'accord nucléaire avec l'Iran

Boulevard Extérieur
L’accord nucléaire du 14 juillet entre l’Iran et le groupe de puissances dit P5+1 (Chine, États-Unis, France, Grande-Bretagne et Russie, plus l’Allemagne) a été à juste titre salué comme un succès historique, fruit de plus de dix ans d’efforts diplomatiques. Mais ce sommet atteint, restent encore tous les périls de la descente, c’est-à-dire d’une mise en œuvre qui va durer de dix à quinze ans. 
Le pari de l’accord, c’est qu’au bout de ce temps, la confiance ayant été retrouvée quant aux pratiques et intentions nucléaires de l’Iran, celui-ci pourra être accueilli dans la communauté internationale comme un membre pleinement respectueux des normes de la non-prolifération. Mais pour cela, encore faut-il que toutes les parties s’attachent, selon les termes mêmes de l’accord du 15 juillet, « à appliquer ce plan d’action de bonne foi, dans une atmosphère constructive fondée sur le respect mutuel, et à s’interdire toute action allant à l’encontre de sa lettre, de son esprit et de son intention. » Ce n’est pas à ce jour le chemin emprunté.

            Un inquiétant programme balistique


Côté iranien, la lettre de l’accord, depuis son entrée en vigueur le 16 janvier dernier, a été scrupuleusement appliquée, comme en témoignent les rapports de l’Agence internationale de l’énergie atomique, dotée à cette occasion de pouvoirs d’inspection hautement renforcés : les milliers de centrifugeuses en excédent ont été démantelées, l’essentiel du stock d’uranium faiblement enrichi a été transféré à l’étranger, le cœur du réacteur d’Arak a été rendu inutilisable par une coulée de béton. 
Mais à la marge de l’accord, les choses se gâtent. Car si l’accord est strictement limité à la question de la prolifération nucléaire, un lien manifeste existe entre celle-ci et la prolifération balistique. Or l’Iran développe avec opiniâtreté un programme de missiles suffisamment puissants pour pouvoir emporter un jour sur longue distance des têtes nucléaires, s’il était décidé d’aménager ces vecteurs à une telle fin. En octobre, puis en mars dernier, il a ainsi procédé à des essais de missiles confirmant sa volonté de disposer d’une capacité de dissuasion balistique à l’égard de tout pays du Proche et du Moyen-Orient.
Ce programme balistique est géré par les Pasdaran ou Gardiens de la révolution, ce corps d’élite politico-militaire, ne rendant des comptes qu’au Guide suprême, Ali Khamenei, et qui intervient lourdement dans le quotidien de la République islamique. Ses chefs n’ont pas fait mystère de leur réticence à l’égard du compromis avec des puissances hostiles que représentait à leurs yeux l’accord nucléaire. Ils ne veulent surtout pas qu’il puisse déboucher sur une détente internationale qui affaiblirait les ressorts du régime. 
Ils accompagnent leur programme balistique de mises en scène et d’une rhétorique agressives qui avivent encore les inquiétudes des observateurs extérieurs, donne des armes à tous ceux, aux États-Unis et ailleurs, qui verraient volontiers capoter l’accord nucléaire, et embarrasse lourdement le gouvernement du président Rohani. Mais c’est précisément l’un des buts recherchés dans l’affrontement qui se dessine de plus en plus visiblement entre d’une part les Pasdaran, gardiens de la pureté des idéaux de la révolution en même temps que de leurs intérêts très concrets dans une économie fermée, d’autre part un Président ayant fait de l’ouverture sur le monde extérieur l’axe directeur de son mandat.

            De lourdes sanctions toujours en vigueur


Du côté américain, les choses ne vont pas mieux. Là encore, la lettre de l’accord a été respectée, les sanctions qui y sont énumérées ont bien été levées, mais à ses marges, toutes les sanctions hors de portée de l’accord, car prises pour des raisons étrangères à la lutte contre la prolifération nucléaire, restent en vigueur. Ce sont, pour beaucoup, des sanctions votées par le Congrès à l’époque Clinton pour punir l’Iran de son soutien au terrorisme et de ses atteintes aux droits de l’homme, et quelques-unes prises encore récemment par le président Obama lui-même. 
Sauf certaines exceptions, dans le domaine aéronautique civil notamment, ou dans des secteurs à dimension humanitaire tels que l’agro-alimentaire et le médical, ces sanctions-là interdisent toujours aux entreprises américaines de frayer avec l’Iran. Jusque là, rien de très gênant, même au contraire, pour les entreprises étrangères, en particulier européennes, qui souhaitent revenir ou prendre pied dans le pays. Mais elles vont de fait bien plus loin, en interdisant à qui que ce soit à travers le monde toute affaire dans lequel un seul citoyen américain serait impliqué, toute affaire aussi où se retrouveraient des institutions ou des individus figurant sur une liste noire, en particulier les fameux Pasdaran, toute affaire enfin qui amènerait une circulation de dollars entre l’Iran et un quelconque correspondant extérieur. De telles règles aboutissent à rendre extraordinairement complexe le montage de la moindre transaction avec l’Iran, et en réalité, à l’interdire.
De fait, les banques européennes, traumatisées par les amendes cuisantes subies récemment par quelques-unes des plus importantes d’entre elles, refusent de bouger. La plus grande partie des projets européens concernant le marché iranien sont donc au point mort, ainsi que le retour en Iran de la plupart des fonds iraniens détenus à l’étranger et gelés par les sanctions, s’élevant à plusieurs dizaines de milliards de dollars, que l’accord nucléaire avait en principe débloqués.
Cette situation a déjà entraîné une vive protestation du Guide de la Révolution qui, pour une fois au moins, n’a pas tout à fait tort de s’en prendre aux États-Unis en les accusant « de tout faire pour priver l’Iran des bénéfices de l’accord ». Il a aussi, non sans raison, exprimé la crainte que la prochaine administration ne se considère pas liée par les engagements de l’administration actuelle. 
Obama a paru d’abord sensible à la critique, en annonçant d’une part la recherche d’un certain assouplissement aux sanctions en vigueur, en mettant d’autre part le Congrès en garde contre le vote de nouvelles sanctions. Il a été sur ce point ouvertement soutenu par David Cameron, alerté sur la situation par les entreprises britanniques. 
L’on ne sait ce que font les Français ou l’Union européenne. Mais aux dernières nouvelles, l’administration du président Obama hésiterait encore à toucher aux sanctions en vigueur, de peur sans doute d’entraîner une violente réaction du Congrès. Et demeure en tout état de cause l’incertitude sur le résultat des prochaines élections américaines. Même si Hillary Clinton l’emportait, celle-ci, dans sa campagne, a manifesté l’intention d’appliquer a minima l’accord avec l’Iran, ce qui pourrait présager de longues difficultés.

            Remettre l’accord sur ses rails


Nous en sommes là aujourd’hui, et cet aujourd’hui est hautement préoccupant, surtout si l’on songe aux quinze années encore à parcourir. Il faut espérer qu’il s’agit là de ratés de démarrage, que le bon sens triomphera, que personne ne se hasardera donc à casser un accord dont la rupture provoquerait à coup sûr la relance de la prolifération au Moyen-Orient. Mais il est vital de démontrer dans les quelques mois qui restent avant l’élection présidentielle américaine et les remises en cause qu’elle pourrait entraîner, que la confiance est en train de renaître et que l’accord roule sur de bons rails. 
Sans attendre, des inflexions sont nécessaires : du côté iranien en renonçant aux aspects provocateurs de son programme balistique et à son exploitation à des fins politiciennes, du côté américain en cessant d’entraver l’ouverture économique attendue avec anxiété par la population iranienne. Celle-ci, devant l’absence de résultats, commence à se demander si l’Iran n’a pas conclu « un marché de dupes ». La consolidation d’un tel sentiment serait évidemment désastreuse pour la suite. Il y va en cette affaire de l’avenir de l’expérience Rohani, que l’Europe, les États-Unis et bien d’autres, notamment au Moyen-Orient, ont tout intérêt à voir réussir.