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jeudi 12 novembre 2020

BIDEN, L’IRAN, LE NUCLÉAIRE ET LES AUTRES


En septembre dernier, Joe Biden a pris position à l’égard de l’accord nucléaire avec l’Iran, dit aussi JCPOA, conclu en 2015 à Vienne par les cinq membres permanents du Conseil de sécurité et l’Allemagne, dont Trump a sorti les États-Unis en mai 2018. Il a présenté comme un échec la politique de « pression maximale » qui a suivi. De fait, la multiplication des sanctions américaines a infligé des coups terribles à l’économie et à la population iraniennes, mais n’a pas ramené la République islamique à la table de négociations, comme le calculait la Maison-Blanche. L’Iran a finement joué en demeurant au sein du JCPOA, tout en mettant en place une série d’infractions calculées à l’accord, sur lesquelles il s’est dit prêt à revenir si les choses s’arrangeaient. Ces infractions, en somme modérées, l’ont néanmoins rapproché de la capacité à se doter, s’il en prenait la décision, de l’arme nucléaire. Et dans cette période, les cinq autres pays parties à l’accord ont plutôt été du côté de l’Iran, mettant en lumière la solitude de Washington. 

Les attentes de Joe Biden 

Biden a donc manifesté l’intention de ramener les États-Unis dans le JCPOA si l’Iran en respectait à nouveau scrupuleusement les termes. Mais il veut aussi que ce retour ouvre une nouvelle séquence diplomatique. Il s’agirait d’abord d’améliorer le texte avec les autres parties à l’accord en renforçant ses dispositions protectrices à l’égard des tentations de prolifération de Téhéran. L’Iran devrait en outre libérer les Américains injustement détenus, progresser en matière de droits de l’Homme, et reculer dans ses « entreprises de déstabilisation » de la région. Biden enfin souligne qu’il continuera d’user de sanctions ciblées pour contrer les violations des droits de l’Homme, le développement du programme balistique et « le soutien au terrorisme ». 

Côté iranien, la réponse est mesurée. Le Guide suprême ne s’est pas prononcé. Le Président Hassan Rouhani a déclaré que les États-Unis devaient « réparer leurs erreurs passées et revenir au respect de leurs engagements internationaux ». Son ministre des Affaires étrangères, Mohammad Djavad Zarif, a fait savoir qu’il n’était pas question de renégocier les termes du JCPOA. Son porte-parole a ajouté que les États-Unis devraient garantir l’Iran contre le risque d’une nouvelle sortie de l’accord. Il faudrait alors qu’ils ratifient le JCPOA -- mais le Congrès sera difficile à convaincre --, ou du moins qu’ils fassent adopter par le Conseil de sécurité une résolution donnant à l’accord une force obligatoire. Quant aux autres sujets -- droits de l’Homme, terrorisme, programme balistique, influence régionale --, l’on voit mal l’Iran accepter de lever la barrière qu’il a posée entre le nucléaire et ces autres sujets sur lesquels ses interlocuteurs, en particulier le Président Macron, ont déjà tenté de l’entraîner. De telles questions échappent d’ailleurs à la compétence du ministère des affaires étrangères, qu’il s’agisse du balistique et des opérations régionales, chasse gardée des Pasdaran, ou des droits de l’Homme, à la merci du système judiciaire. 

Les autres acteurs, aux États-Unis et ailleurs 

Biden va devoir aussi compter avec d’autres acteurs. D’abord l’administration finissante de Donald Trump, en place jusqu’au 19 janvier. Celle-ci a tout récemment multiplié les sanctions contre l’Iran et fait passer le message qu’elle pourrait continuer jusqu’au dernier moment, avec l’idée de rendre indémêlable le dense dispositif mis en place. À noter que les dernières vagues de sanctions ont été pour l’essentiel lancées au nom de la lutte contre le terrorisme ou la violation des droits de l’Homme. Or, la mise en œuvre du JCPOA n’avait entraîné que la levée – partielle -- des sanctions liées au nucléaire. Même si ces sanctions nucléaires, rétablies par Trump, sont bien levées à nouveau par Biden, toutes les autres sanctions, touchant à des domaines vitaux comme le pétrole ou les banques, resteront en place, neutralisant le bénéfice attendu du retour des États-Unis dans l’accord de Vienne. Biden aura certes la capacité de revenir aussi sur ces autres sanctions, du moins pour celles dont la levée n’obligerait pas à solliciter l’accord du Congrès, mais il sait également que tout mouvement en ce sens serait aussitôt dénoncé par son opposition comme une démission en matière de lutte contre le terrorisme ou de défense des droits de l’Homme. 

Ajoutons que le service du Trésor chargé de l’élaboration et de l’application des sanctions, le redoutable OFAC (Office of Foreign Assets control), est peuplé à tous les étages de « faucons » ayant mis tous leurs talents de juristes au service de la lutte contre l’Iran. Ce sont eux qui ont déjà saboté la mise en œuvre du JCPOA durant la brève période allant de son adoption au départ d’Obama, en interprétant a minima les obligations des États-Unis. Joe Biden ne pourra donc pas faire l’économie d’une reprise en main de cette administration. Et il devra persuader ses équipes qu’il ne suffit pas d’abroger des textes pour effacer les dommages provoqués par une politique. Il y faut aussi une volonté active de relance et de coopération. 

Et puis, Biden devra également compter avec les réactions d’Israël et des pays de la Péninsule arabique, à commencer par l’Arabie saoudite. Il pourra peut-être passer par pertes et profits le froid qui s’installera dans la relation avec le royaume wahhabite, sachant que ce pays a, de toutes façons, trop besoin de l’Amérique. Il se prépare d’ailleurs à lui faire avaler une pilule autrement amère : la fin du soutien de Washington à la «désastreuse guerre au Yémen ». 

Avec Israël, l’entreprise sera plus difficile, en raison des liens qui unissent l’État hébreu avec de larges segments de l’électorat américain. Avant d’agir il faudra s’expliquer et tenter de convaincre. Les interlocuteurs de la nouvelle Administration, s’ils ne peuvent bloquer le changement de ligne, monnayeront au plus haut leur abstention. Et déjà circule en Israël l’idée qu’il faudra peut-être en venir à intervenir seul contre l’Iran. Est-ce crédible ? Cette menace avait déjà été agitée entre 2010 et 2012, mais l’état-major s’était fermement opposé à ces projets en raison de l’incertitude des résultats. Il devrait en être de même aujourd’hui. D’ailleurs, alors que circule aussi aux États-Unis l’idée que Trump pourrait, avant de partir, frapper l’Iran pour créer une situation irréversible, tout laisse à penser que l’État-major américain marquerait son refus. Il l’avait déjà fait aux derniers temps de l’administration de George W. Bush lorsque cette hypothèse avait été un moment caressée. 

L’échéance des présidentielles iraniennes 

Comment, pour Joe Biden, composer avec tous ces éléments ? Il en est un avec lequel il devra au premier chef compter. Des élections présidentielles se tiendront en Iran en juin prochain. À ce jour, tout va dans le sens de la victoire d’un conservateur, voire d’un radical parmi les conservateurs, tant ceux-ci ont verrouillé la vie politique en tirant profit de la déception de la population a l’égard du JCPOA. Le Président Rouhani s’en est trouvé discrédité, et avec lui, l’ensemble des réformateurs et modérés. Cela s’est vu aux élections législatives de février dernier, qui ont amené une majorité écrasante de conservateurs au parlement. Or les États-Unis, comme l’Europe, ont tout intérêt à ce que réformateurs et modérés, quels que soient leurs graves insuffisances, continuent de compter dans la vie politique iranienne. Eux seuls en effet souhaitent une relation, sinon amicale, du moins apaisée avec l’Occident. D’où l’intérêt de préserver l’avenir, en offrant à Rouhani -- qui ne pourra se représenter après deux mandats -- et à ses amis, une ultime occasion de se refaire une santé politique. 

Il faudrait pour cela poser les bases d’une relance bénéfique à la population durant le bref intervalle de quatre mois allant de l’investiture de Joe Biden à la campagne présidentielle iranienne. Il ne sera pas possible en si peu de temps de mener à terme le plein retour des États-Unis dans le JCPOA et d’effacer les effets ravageurs des sanctions de Donald Trump. Mais il devrait être possible, d’abord de libérer toutes les capacités d’aide humanitaire dont l’Iran a besoin en urgence dans la grave crise sanitaire provoquée par le coronavirus. Ensuite d’accorder sans attendre un montant significatif d’exemptions, ou waivers, aux sanctions sur le pétrole et aux transactions financières internationales, en échange de gestes iraniens également significatifs sur la voie d’un retour au strict respect de ses obligations découlant du JCPOA. Ces mesures partielles mais pragmatiques permettraient d’éclairer l’avenir et de faciliter la suite.

Article paru le 12 novembre 2020 sur le site 

Boulevard Extérieur


jeudi 30 novembre 2017

QUELLES LEÇONS DE L'IRAN POUR LA CRISE NORD-CORÉENNE ?

Avec son dernier test de missile intercontinental, la Corée du Nord marque un nouveau progrès dans la phase la plus sensible de son programme militaire nucléaire, celle où il s'agit de parcourir l’ultime étape conduisant à la possession d'un arsenal nucléaire. En effet, la Corée du Nord ne possède pas encore de dispositif nucléaire opérationnel. Si ses ingénieurs ont bien déclenché sous terre six explosions nucléaires successives, ils n'ont pas atteint la maîtrise du système d'armes combinant lanceur balistique, dispositif de guidage et tête porteuse d'un engin nucléaire miniaturisé. L'on se rappelle que Kim Jung Un avait déclaré en septembre dernier, peu après un test de missile :"nous avons presque atteint le but", à savoir "une capacité de riposte nucléaire à laquelle les États-Unis ne pourraient pas échapper". Voilà donc la Corée du Nord entrée dans la zone de tous les dangers, celle qu'il convient de traverser le plus vite possible avant de se trouver à couvert, protégé par la possession du feu nucléaire. On comprend que dans ce passage délicat, Pyongyang ne donne pas la priorité au dialogue. En effet, plus le danger d'être arrêté dans son élan se précise, plus il faut aller vite. Nous en sommes là aujourd'hui : les imprécations de Trump, la pluie de sanctions internationales ont pour premier effet de pousser les Nord-Coréens à redoubler d'efforts.

le dialogue interrompu

Ce scénario n'était pourtant pas écrit d'avance. Qui se souvient qu'en 1991, le Président George Bush (père) retirait de Corée du Sud les armes nucléaires américaines qui y étaient entreposées ? Peu après, les deux Corées adoptaient une déclaration commune de dénucléarisation de la péninsule coréenne. Quelques mois plus tard, la Corée du Nord autorisait les inspections de l'Agence internationale de l'énergie atomique sur son sol. Mais les inspecteurs se révèlent plus efficaces que prévu. Ils sont donc rapidement interdits de séjour. Commence alors un jeu du chat et de la souris qui, après bien des péripéties, aboutit en 1994 à la conclusion d'un accord-cadre entre États-Unis et Corée du Nord, par lequel celle-ci s'engage à geler, puis à démanteler ses installations nucléaires sensibles en échange d'une importante aide internationale. 

Des négociations se nouent ensuite sur la question balistique, qui aboutissent en 1999 à un moratoire sur les essais. Et en 2000, les deux Corées annoncent ensemble leur intention de travailler à la réunification de la Péninsule. Tous ces processus cheminent cahin-caha lorsque le Président Bush (junior) commence à faire machine arrière et place en 2002 la Corée du Nord parmi les pays de "l'axe du mal". Même si des négociations se tiennent encore dans les années suivantes, le cœur n'y est plus. En 2006, la Corée du Nord procède à sa première explosion nucléaire.

la solution iranienne

Bien loin de la Corée, une autre crise nucléaire a pris à même époque son envol. Mais l'issue, à ce jour, en est fort différente. L'Iran n'a pas la bombe et a accepté pour une quinzaine d'années des limitations et des contrôles exceptionnels sur son programme nucléaire civil en échange de la levée des sanctions qui le frappaient dans le domaine nucléaire. Contrairement à la Corée du Nord, l'Iran reste, bien entendu, membre du Traité de non-prolifération, ce qui implique qu’il renonce à toute ambition nucléaire militaire, et le maintient sans limitation de durée sous contrôle de l'Agence internationale de l'énergie atomique. Quelles leçons tirer de ce résultat, même fragile, pour la crise nord-coréenne ?

Si les condamnations du Conseil de sécurité et les sanctions américaines et européennes ont maintenu sur l'Iran une indéniable pression, si la perspective d'une levée des sanctions a constitué une monnaie d'échange dans la négociation, ces sanctions n'ont pas été le facteur déclenchant de la solution qui s'est esquissée à partir de 2013. Ceci confirme l'observation selon laquelle plus l'économie et la société d'un pays sont isolées du monde extérieur, et plus son régime est autoritaire, moins les sanctions qui lui sont infligées sont susceptibles de le faire évoluer. Il faut s'en souvenir pour la Corée du Nord (et d’ailleurs aussi pour l’Iran, si finalement, les États-Unis se retiraient de l’accord…). 

Non, pour déboucher, il a fallu que les Américains, suivis par les Européens, en rabattent, après de longues années, sur leurs exigences initiales. Alors que les résolutions du Conseil de sécurité réclamaient à l'Iran de suspendre ses activités nucléaires sensibles en préalable à toute négociation de fond, les Américains ont passé outre et les négociations de Genève en 2013 se sont déroulées tandis que tournaient les centrifugeuses iraniennes. À même époque, Américains et Européens ont abandonné l'objectif irréaliste d'un gel, puis d'un démantèlement, des éléments sensibles du programme nucléaire iranien. Ils se sont satisfaits d'une surveillance et d'un encadrement hautement renforcés. Ceci a suffi pour éteindre la menace.

la négociation, toujours

La leçon de l'histoire est que tout accord est par définition un compromis, que seules des négociations excluant menaces et imprécations permettent d’élaborer. Un tel compromis est certes moins aisé à atteindre dans le cas coréen qu’il ne l’a été avec l’Iran : Téhéran pour sa part, n’a jamais procédé à une explosion nucléaire, ni même n’a été proche de le faire. Pour la Corée du Nord, en revanche, l’on est en situation d’urgence.

Dans un premier temps, il serait illusoire de vouloir échapper à l'acceptation de l'état d'avancement technologique atteint par la Corée du Nord dans ses programmes nucléaire et balistique. Mais ces programmes pourraient être gelés -- pas de nouveau tir de missile, pas de nouvelle explosion nucléaire -- en échange d’une suspension des sanctions votées par le Conseil de sécurité, comme par les Etats-Unis et par l’Union européenne.

Si cette étape déjà difficile parvenait à être franchie, il deviendrait possible de commencer à organiser la réintégration de Pyongyang dans l’économie internationale. Le régime de Kim Jung Un, s’il veut survivre et prospérer dans la durée, doit pouvoir commercer avec le monde extérieur pour répondre aux besoins de sa population. Il lui faudrait aussi des assurances crédibles qu’on ne chercherait pas à le déstabiliser. Pyongyang devrait alors s’engager à cesser ses manœuvres d’intimidation à l’égard de la Corée du Sud. Il devrait surtout renoncer au développement de ses capacités balistiques, arrêter définitivement ses essais nucléaires, et préparer son retour au sein du Traité de non-prolifération.


Certes, une telle formule aboutirait à accepter la Corée du Nord comme un "pays du seuil", c’est-à-dire comme un pays pouvant atteindre en un, deux, ou trois ans la possession d’un début d’arsenal nucléaire. Mais vu la périlleuse situation dans laquelle nous sommes déjà fourvoyés, ce serait un moindre mal. Avec le temps, le spectre d’une déflagration nucléaire dans la région devrait pouvoir s’effacer. La France, qui n'a rien à gagner ou à perdre directement en cette affaire, pourrait utilement tenter de peser en ce sens.

(publié le 29 novembre 2017 par FigaroVox)

dimanche 1 mai 2016

Les Français dans la négociation nucléaire avec l'Iran



La France a été, dès le début, étroitement impliquée dans la crise internationale déclenchée en 2002 par la découverte des développements inquiétants du programme nucléaire iranien. Elle a été associée à l’accord conclu le 14 juillet 2015 à Vienne, qui devrait, s’il est mis en œuvre comme prévu, en marquer la conclusion. Quel rôle a-t-elle joué entre ces deux moments cruciaux, au fil de treize longues années mêlant négociations, sanctions et pressions en tous genres ?


Avant la crise


Pour bien percevoir les enjeux de cette période, il convient de rappeler qu’auparavant, les Français avaient été mêlés de près aux débuts du programme iranien. Le Shah, dès les années 1950, se positionne en promoteur du nucléaire pour son pays, avec l’idée de réserver à court terme le maximum de sa production pétrolière pour l’exportation, et à long terme, de se prémunir contre l’épuisement inéluctable de ses réserves. Il se tourne spontanément vers les États-Unis pour le soutenir dans cette entreprise. Ceux-ci obtiennent de l’Iran qu’il adhère au Traité de non-prolifération nucléaire, ce qui l’amène à placer toutes ses installations nucléaires sous le contrôle de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Les États-Unis veulent en outre – déjà ! – brider le programme iranien en obtenant du Shah qu’il renonce aux technologies sensibles de l’enrichissement d’uranium et du retraitement de combustibles usés pour en extraire du plutonium : technologies dites « duales », car, outre leur intérêt civil attesté, elles ouvrent toutes deux la voie vers la bombe. Le Shah se tourne alors vers la France et l’Allemagne, moins regardantes sur ces sujets. En 1975, Siemens commence à construire deux réacteurs de puissance à Bouchehr. En janvier 1979, la France lance à son tour la construction de deux réacteurs à Darkhovin. Et surtout, dès 1974, la France ouvre à l’Iran une participation dans la société Eurodif, qui lui permettra, le moment venu, d’emporter 10% de la production de l’usine d’enrichissement du Tricastin, encore en projet. Pour faciliter cette réalisation, le Shah prête en outre au Commissariat à l’énergie atomique la somme d’un milliard de dollars. La France livre enfin à l’Iran un laboratoire de fabrication de combustible nucléaire, installé à Ispahan. Et elle forme des chercheurs, des ingénieurs, des techniciens iraniens dans ses universités et sur ses sites nucléaires.


Tout ceci s’effondre avec la révolution islamique, qui met fin aux grands programmes du Shah. Les Français tentent de récupérer leur mise, ce qui donne lieu à des contentieux orageux sur fond de guerre Irak-Iran, d’attentats et de prises d’otages. Et surtout, lorsque Khomeyni donne son feu vert à la relance du programme nucléaire iranien, les Français s’abstiennent d’y participer. Il est vrai que les Américains qui, dès le milieu des années 1980, soupçonnent l’Iran de travailler clandestinement à l’acquisition de la bombe, déploient dès lors d’intenses efforts diplomatiques pour décourager toute coopération avec les Iraniens dans le domaine nucléaire. Ils y réussissent assez bien. Seule la Russie les défie en acceptant de mener à terme le chantier de Bouchehr abandonné par les Allemands et bombardé à plusieurs reprises par l’aviation irakienne.


Début de crise, début de négociation


En 2002, coup de théâtre, le monde découvre, effaré, que l’Iran travaille à acquérir la maîtrise des deux technologies dont la prolifération inquiétait déjà les Américains dans les années 1970 : une usine d’enrichissement par centrifugation se construit dans les environs de la ville de Natanz, et près de celle d’Arak, c’est une usine d’eau lourde qui se prépare à entrer en production. Or l’eau lourde est un élément important du fonctionnement des réacteurs à uranium naturel, très fortement plutonigènes. Et les Iraniens ne dissimulent pas qu’ils se préparent à construire un réacteur de recherche de ce type. Certes, tout ceci finit par être déclaré à l’AIEA, qui envoie bientôt sur place ses équipes d’inspecteurs. L’Iran souligne d’ailleurs qu’aucune de ces activités n’est interdite par le Traité de prolifération nucléaire, mais chacun craint que ces technologies sensibles ne soient à un moment ou à un autre détournées vers des usages militaires. En outre, les inspecteurs de l’AIEA découvrent, au cours de leurs recherches, des expérimentations non déclarées, ce qui ajoute à la tension. Les Américains sont entre temps intervenus en Irak et, tout à leur victoire, ne sont guère portés à la conciliation. Ils veulent donc traîner l’Iran au Conseil de sécurité pour l’obliger à se soumettre.


C’est alors que les Français se dressent sur leur chemin. Dominique de Villepin, ministre des affaires étrangères, est persuadé qu'une confrontation est prématurée, qu'il faut donner une chance à la négociation. Il s'assure du soutien de son président, Jacques Chirac, et fait taire, au moins pour un temps, les objections de ses collaborateurs, qui craignent d'ouvrir une nouvelle crise avec les États-Unis, déjà ulcérés de l'absence de la France dans la coalition contre Saddam Hussein. Il convainc ses homologues allemand et britannique de se rendre avec lui à Téhéran pour y rechercher une solution d'apaisement. C'est ainsi que s'ouvre en octobre 2003 un dialogue dont le fil, malgré de nombreuses péripéties et plusieurs variations de format, ne sera jamais rompu jusqu'à son débouché sur l'accord de juillet 2015.


La solitude de Jacques Chirac


Mais cette première phase de discussions s'achève en 2005 sur un échec. L'impulsion donnée par Dominique de Villepin s'étiole après son départ pour le ministère de l'Intérieur en mars 2004. Jacques Chirac reste mobilisé, mais son autorité tend à s'éroder au fur et à mesure qu'il s’approche de la fin de son deuxième et dernier mandat. Les hauts fonctionnaires qui tiennent le dossier au Quai d'Orsay reprennent la main et veillent à n'être entraînés vers rien qui puisse ébranler la solidarité transatlantique. Or les Américains, s'ils se sont résignés à voir les Européens parler aux Iraniens, font fermement savoir que cette négociation ne peut avoir qu'un seul but : convaincre Téhéran de renoncer au développement de toute technologie sensible. Cette exigence se trouve résumée par la formule "zéro centrifuge". Mais elle est précisément inacceptable pour les Iraniens, qui ont fait de leur programme d'enrichissement d'uranium une grande cause nationale. Ils sont prêts à le brider sur ses aspects les plus sensibles, à l'entourer de contrôles supplémentaires, mais en aucun cas à l'arrêter.


Sur cette période, Jacques Chirac a pu au moins convaincre Georges W. Bush d'éviter toute initiative destructrice, et même de faire quelques gestes en direction des Iraniens : offre de pièces détachées pour les vieux avions Boeing de la flotte iranienne placée sous embargo, levée de l'opposition américaine à l'entrée de l'Iran à l'Organisation mondiale du commerce. Mais cette embellie est sans lendemain. En Iran, le populiste Ahmadinejad a succédé à l'été 2005 à l'aimable Président réformateur Mohammad Khatami, et ses propos incendiaires font monter la tension de plusieurs crans. Le dossier iranien reprend sa marche vers le Conseil de sécurité, où il atterrit en février 2006. Au même moment, l'Iran, qui avait suspendu son programme d'enrichissement le temps de la négociation avec les Européens, relance ses centrifugeuses et produit ses premiers grammes d'uranium enrichi. Le Président Chirac s'efforce encore, dans l'ultime période de son mandat, de renouer les fils de la négociation en tentant d’éviter le vote de sanctions par le Conseil de sécurité, mais il est carrément à contre-courant, y compris de ses propres troupes. ElBaradei, alors directeur général de l'AIEA, évoque dans ses mémoires l'écart qu'il perçoit à cette époque entre les propos entendus à l'Élysée et au Quai d'Orsay. En décembre 2006, tombe la première résolution du Conseil de sécurité intimant à l'Iran de suspendre à nouveau ses activités sensibles et lui infligeant, dans cette attente, des sanctions prises en vertu des dispositions du chapitre VII de la Charte des Nations Unies relatives aux menaces contre la paix. Téhéran, dont les installations en cause sont restées sans interruption sous surveillance de l'AIEA sans qu’aucune infraction n’y ait été relevée, dénie tout fondement légal à cette résolution et refuse d'obtempérer.


L’arrivée de Nicolas Sarkozy


Aux États-Unis, les "faucons" ne voient à toute cette crise qu'une seule issue crédible, le "Regime Change". Ils raniment alors la perspective d'un bombardement des installations nucléaires, militaires et stratégiques iraniennes. Entre temps, Nicolas Sarkozy a succédé à Jacques Chirac. Il arrive avec la volonté affichée de renouer une relation cordiale avec l'Amérique. Invité par le Président américain dans sa villégiature du Maine lors de ses premières vacances d'été, il en revient suffisamment impressionné par les propos de son hôte pour évoquer quelques jours plus tard devant les ambassadeurs de France réunis à Paris la nécessité "d'échapper à une alternative catastrophique : la bombe iranienne ou le bombardement de l'Iran". Peu après, son premier ministre, François Fillon, visitant une unité de blindés, apparaît aux journaux télévisés adossé à un char pour dénoncer la menace nucléaire iranienne. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères, n'est pas de reste. Tout en prônant une combinaison de négociation et de sanctions, il invite " à se préparer au pire, et le pire, c'est la guerre".


Dans cette ambiance, Nicolas Sarkozy, porté par son tempérament, cherche d'abord à forcer le destin. Il invite secrètement à Paris Ali Akbar Velayati, conseiller diplomatique du Guide suprême, et envoie également à Téhéran ses émissaires. Mais l'initiative tourne court. Le gouvernement d'Ahmadinejad fait savoir aux Français qu'il n'est pas lié par les propos de Velayati et les hauts fonctionnaires français qui se rendent en Iran n'y présentent aucune formule originale susceptible de débloquer la situation. Nicolas Sarkozy, sans doute déçu de n'avoir pu trouver un rôle à sa mesure, se positionne dès lors comme un "dur" dans la relation avec l'Iran. Les Français, persuadés que Téhéran poursuit sans désemparer ses visées nucléaires militaires, prennent régulièrement position, au Conseil de sécurité comme au sein de l'Union européenne, en faveur de sanctions renforcées. Ahmadinejad, bon connaisseur en matière de propos outranciers, se plaint des déclarations du Président français jugées agressives à l'égard de l'Iran.


C'est dans cette ambiance tendue que tombe, en novembre 2007, un rapport public du directeur de la communauté américaine du renseignement estimant "avec un haut niveau de confiance" que l'Iran a interrompu fin 2003 son programme clandestin de fabrication d'une arme nucléaire, et "avec un bon niveau de confiance" qu'il ne l'a pas depuis repris. Il s'agit, pour les services américains, de couper court à toute tentative de les instrumentaliser pour justifier une action de force, comme naguère dans l'affaire irakienne. Ce rapport soulève la fureur des "faucons" américains, mais aussi celle des Français, qui s'empressent de déclarer qu'ils n'ont ni les mêmes informations, ni les mêmes analyses. Mais le but est atteint : l'éventualité de frappes contre l'Iran se dissipe, et ne réapparaîtra plus jusqu'à la fin du mandat de George W. Bush.


Obama ou la volonté d’en sortir


L'arrivée d'Obama en janvier 2009 change la donne. Au cours de sa campagne, le futur Président avait déjà pris position pour une solution négociée avec l'Iran. Dès son arrivée à la Maison-Blanche, il émet des signaux de bonne volonté, tant publics que privés, en direction de la République islamique. Les Français s'en inquiètent, le font savoir, et s’affichent en partisans de la "fermeté", au point de s'attirer les compliments appuyés des opposants à la ligne du nouveau Président.


A l'été 2009, les équipes d'Obama préparent un ballon d'essai. Les Iraniens viennent de faire connaître à l’AIEA leur besoin de renouveler le combustible d’un inoffensif réacteur de recherche installé à Téhéran. Les Américains envisagent de les aider à la condition que Téhéran accepte de se séparer de l'essentiel du stock d'uranium légèrement enrichi qu'il a déjà accumulé grâce à l'activité de ses centrifugeuses. En raison de leur propre législation, les États-Unis sont empêchés de fournir eux-mêmes ce combustible, mais la Russie et la France pourraient s'en charger. Ahmadinejad se montre aussitôt intéressé. Mais dans les discussions qui se nouent au mois d’octobre, les Français, peut-être vexés de n'avoir été informés du projet qu'en cours de route, se montrent si peu coopératifs que les Iraniens en arrivent à demander publiquement qu'ils quittent la table des négociations. Finalement, l'affaire ne se fera pas, en raison de l'opposition de Khamenei, guide de la révolution, et du cœur conservateur du régime, qui ne souhaitent pas qu'Ahmadinejad conforte sa popularité au moyen d’un accord avec l'Amérique.


Une autre affaire a éclaté peu avant. Depuis 2006 au moins, les services occidentaux surveillaient la construction non loin de Qom, sur un site montagneux géré par les Pasdaran, garde prétorienne du régime, d'une importante installation souterraine. Ils acquièrent peu à peu la conviction qu'elle est vouée à accueillir une unité d'enrichissement. A l'été 2009, les Français jugent le moment venu de révéler au monde l'existence de cette installation clandestine, même si elle est encore loin d'être prête à entrer en activité. Ils souhaitent donner à cette annonce le plus grand éclat possible, peut-être pour créer le maximum d'embarras à la République islamique à la veille, précisément, de la négociation qui doit s'engager sur la fourniture du combustible destiné au réacteur de Téhéran. Sarkozy propose de le faire à l'occasion de la réunion solennelle du Conseil de sécurité qui se tient le 24 septembre à New-York sur les questions de prolifération et de désarmement nucléaires à niveau des chefs d'État et de gouvernement. Obama, qui a pris l'initiative de cette réunion, ne le souhaite pas, considérant que l'affaire n'est pas à l'ordre du jour, et le Président français, à l'étonnement du monde entier, réagit en le critiquant en pleine séance, en termes à peine voilés, pour se laisser aller à des généralités plutôt que de s'attaquer aux menaces du présent. L'affaire se dénoue le lendemain à l'occasion de la réunion du G20 à Pittsburg. En une conférence de presse hautement théâtralisée, Barack Obama, Nicolas Sarkozy et le Premier ministre britannique George Brown annoncent ensemble l'existence de l'installation souterraine en question, sans insister toutefois sur le fait qu'elle ne contient encore aucune centrifugeuse. Ayant eu vent de tout cela, les Iraniens se sont empressés de déclarer l'installation à l'AIEA un ou deux jours avant la fameuse conférence de presse. Mais cette déclaration n'a pas reçu de publicité. La surprise et l'émotion soulevées par les révélations des trois dirigeants occidentaux sont donc immenses.


Français contre Iraniens


De crises en dialogues de sourds, la gestion du dossier nucléaire iranien s’alourdit de nouvelles sanctions, et les Français sont chaque fois en première ligne lorsqu’il s’agit de les mettre au point et de les faire voter. Ils n’hésitent pas à critiquer en coulisse les hésitations américaines et s’attachent à apparaître comme les premiers de la classe lorsqu’il s’agit de convaincre leurs propres entreprises d’appliquer les sanctions adoptées. Les échanges économiques, scientifiques, universitaires français avec l’Iran vont en s’étiolant, même dans des domaines n’ayant aucun rapport avec le nucléaire ou le militaire. L’arrestation en juillet 2009 puis la rétention pendant 10 mois à Téhéran d’une jeune enseignante française, Clotilde Reiss, sous prétexte d’espionnage, dégrade de plusieurs degrés supplémentaires la relation entre les deux pays. A l’été 2011, Nicolas Sarkozy prend encore une fois position en faveur d’une ligne dure à l’égard de l’Iran : « L’autre pays dont je veux parler, c’est l’Iran. Ses ambitions militaires, nucléaires et balistiques, constituent une menace croissante. Elles peuvent aussi conduire à une attaque préventive contre les sites iraniens, qui provoquerait une crise majeure. L’Iran refuse de négocier sérieusement et se livre à de nouvelles provocations. À ce défi, la communauté internationale peut apporter une réponse crédible si elle fait preuve d’unité, de fermeté et impose des sanctions plus dures encore. Nous aurions tort d’en sous-estimer les effets : ils sont de plus en plus perceptibles ». Ces propos entraînent une réponse du représentant iranien aux Nations Unies dénonçant des « déclarations provocatrices, gratuites et irresponsables contre l'Iran » et affirmant que son pays « n'hésitera pas à agir en état de légitime défense pour riposter à toute attaque contre la nation iranienne ». L’ambassadeur de France aux Nations Unies, Gérard Araud, se lance aussi dans le débat : « Nous avons tout essayé avec les iraniens. Tout a été proposé et aucune piste n’a été laissée au hasard. L’Iran ne veut pas négocier avec la communauté internationale. L’Iran ne veut pas aller de l’avant ».


La fin de l’année 2011 apporte un nouveau rebondissement. Au mois de novembre, le directeur général de l'AIEA publie en annexe à son rapport trimestriel sur l'Iran au Conseil des gouverneurs un document préparé de longue date, et connu d'un certain nombre d'initiés, sur les activités nucléaires clandestines de l'Iran. Celles-ci, pour l’essentiel, concernent la période des années 1990 et l’AIEA confirme au passage l’analyse des services américains selon laquelle le programme iranien de fabrication de la bombe s’est interrompu fin 2003. Les Iraniens nient tout en bloc mais l’abondance des détails fournis et l’affirmation par l’AIEA que certaines activités utiles à l’obtention d’une bombe pourraient avoir repris ou avoir été poursuivies produisent une nouvelle poussée de fièvre. Nicolas Sarkozy prend alors la tête d’une mobilisation internationale en faveur d’un renforcement des sanctions. Il s’engage en ce sens auprès du Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, puis écrit aux chefs d’État et de gouvernement d’Allemagne, du Canada, des États-Unis, du Japon, du Royaume-Uni, ainsi qu’au président du Conseil européen et au président de la Commission européenne, pour préconiser « des sanctions d’une ampleur sans précédent ». Il propose en particulier le gel des avoirs de la Banque centrale d’Iran et l’interruption des achats de pétrole iranien. Et de fait, début 2012, se mettent en place de nouvelles sanctions américaines et européennes aboutissant à un blocage à peu près général des échanges économiques et financiers avec l’Iran.


Hollande : le choix de la continuité


A noter qu’au même moment, François Hollande mène sa campagne électorale. Il ne s’y exprime guère sur les sujets de politique étrangère, mais fait une exception pour l’Iran. Avant même la lettre de Nicolas Sarkozy aux dirigeants du monde, il affirme en un communiqué : « Nous ne pouvons pas accepter que l’Iran poursuive sa marche vers l’arme nucléaire. C’est là une menace grave pour la région mais aussi pour l’Europe, et pour la communauté internationale toute entière. L'avenir du régime de non-prolifération est en cause. ». Et il revient peu après sur le sujet dans une tribune sur la force française de dissuasion publiée par un hebdomadaire parisien : « C’est parce que la France respecte pleinement ses obligations de puissance nucléaire qu’elle est fondée à combattre sans faiblesse et sans concession ceux qui, dans le monde, ont engagé des programmes dangereux pour sa stabilité. Je ne relâcherai donc en rien les efforts pour résoudre, avec nos partenaires, les crises de prolifération en Iran ou en Corée du Nord. ». À la veille du deuxième tour de l’élection qu’il s’apprête à emporter, il déclare encore au journaliste Jean-Marie Colombani : « Je n’ai pas critiqué la position ferme de Nicolas Sarkozy par rapport aux risques de prolifération nucléaire. Je le confirmerai avec la même force et la même volonté. Et je n’admettrai pas que l’Iran, qui a parfaitement le droit d’accéder au nucléaire civil, puisse utiliser cette technologie à des fins militaires. Les Iraniens doivent apporter toutes les informations qui leur sont demandées et en terminer avec les faux-semblants. Les sanctions doivent être renforcées autant qu’il sera nécessaire. Mais je crois encore possible la négociation pour atteindre le but recherché». Rien d’étonnant donc à ce que quelques mois plus tard, lors d’une visite à Paris, le Directeur général de l’AIEA, Yukiya Amano, sur la question d’un journaliste lui demandant : « l'approche de François Hollande sur l'Iran est-elle différente de celle de Sarkozy ? » réponde : « Dans le fond, je ne vois aucune différence ».


Quelques jours à peine après son élection, François Hollande, présent aux États-Unis pour les sommets successifs du G8 et de l’OTAN, a l’occasion de marquer sa fermeté à l’égard de l’Iran. La radiotélévision iranienne produit en effet la surprise en annonçant le limogeage par le nouveau Président de la République française de Jacques Audibert, Directeur des affaires politiques au Quai d’Orsay, principal négociateur français sur le dossier nucléaire. Les Iraniens, qui le considéraient comme un interlocuteur difficile, ont pris leurs désirs pour des réalités. François Hollande apporte aussitôt un clair démenti à la nouvelle : « oui, il y a une manœuvre et une manipulation…M. Jacques Audibert qui est d'ailleurs présent ici est notre négociateur... je lui fais toute confiance pour avoir la fermeté indispensable dans cette négociation ». Cette confiance sera plus tard confirmée, lorsque Jacques Audibert accèdera en juillet 2014 à la fonction de conseiller diplomatique du Président de la République.


Et puis, le Président trouve un ministre des affaires étrangères spontanément au diapason de sa perception du dossier nucléaire iranien en la personne de Laurent Fabius. Celui-ci promet régulièrement de « durcir les sanctions tant que l’Iran refusera de négocier sérieusement ».Il s’inquiète même que « des éléments nucléaires se retrouvent dans des mains qui ne sont pas des mains iraniennes ». Il déplore que « la position nucléaire de l’Iran reste intangible » en précisant qu’« elle s’inscrit dans le contexte plus général de l'opposition croissante entre les Chiites et les Sunnites ». Il martèle en de nombreuses circonstances : « nous sommes pour la double approche, d’un côté les sanctions, de l’autre la négociation», en accompagnant souvent la formule d’une autre encore plus lapidaire : « oui au nucléaire civil, non à la bombe ». Et il ne cesse de réclamer un accord nucléaire « robuste », façon de marquer sa crainte que les États-Unis, dans leur volonté d’aboutir, ne se satisfassent d’un accord imparfait.


Les Français marginalisés


Mais pendant ce temps-là, les choses bougent sans les Français. Dès juillet 2012, grâce à l’entremise du Sultan d’Oman, des contacts secrets se nouent entre Iraniens et Américains. Ils prennent de la substance après l’élection en juin 2013 à la présidence de la République d’Hassan Rouhani, qui s’est fermement positionné durant sa campagne en faveur d’une solution négociée de la crise nucléaire. Entre temps, au début de l’année, John Kerry, lui aussi désireux de sortir de cette longue crise, a remplacé à la tête du Secrétariat d’État américain Hillary Clinton, beaucoup plus réservée à l’égard de l’Iran. Il fait à un moment ou un autre passer le message que les États-Unis sont prêts à évoluer en reconnaissant au moins de fait la légitimité du programme nucléaire iranien et en renonçant à demander la suspension de ses activités d’enrichissement, exigence qui bloquait depuis sept ans toute possibilité de parvenir à un accord. A partir de là, tout s’accélère, notamment à l’occasion de la venue à New-York du nouveau président iranien pour participer à l’Assemblée générale des Nations Unies. Rouhani ne rencontre pas Obama, ce qui serait prématuré, mais échange avec lui quelques propos en un coup de téléphone aussitôt qualifié d’historique. François Hollande est en revanche le premier dirigeant occidental qu’il rencontre, mais la conversation ne débouche sur aucune avancée quant aux questions de fond.


A la mi-octobre, la négociation nucléaire reprend à Genève entre l’Iran et le groupe dit P5+1, réunissant les cinq membres permanents du Conseil de sécurité, Chine, États-Unis, France, Grande-Bretagne et Russie, plus l’Allemagne. De fait, les États-Unis ont déjà fait en coulisse l’essentiel du travail et présentent à leurs partenaires, début novembre, un premier projet d’accord définissant tous les paramètres de la négociation devant conduire à un règlement complet et définitif de la question nucléaire. Le document contient des mesures de confiance réciproques : desserrement du régime de sanctions, ralentissement du programme iranien, ainsi que les grandes lignes du but à atteindre. Les négociateurs français, conduits par Jacques Audibert, découvrent le texte et alertent leur ministre sur les failles qu’ils y repèrent. John Kerry, pour sa part, se dirige vers Genève pour y formaliser l’accord qu’il considère comme acquis, mais Laurent Fabius le prend de vitesse et, débarquant avant lui, déclare tout de go qu’il n’est pas question pour les Français de se rallier à « un accord de dupes ». Ce propos à l’emporte-pièce fait aussitôt le tour du monde. Il sème la fureur chez les Américains, la consternation chez les autres négociateurs… et la jubilation aux États-Unis comme au Moyen-Orient chez tous les opposants à la politique d’Obama. À Genève, le texte est remis à l’ouvrage, mais les Iraniens, considérant la première version comme acquise, refusent de bouger. Il faut se séparer sans conclure.


La négociation reprend un peu plus tard, une fois l’émotion retombée. Il apparaît que les points soulevés par les Français sont en fait d’une importance relative et ne modifient pas l’équilibre du projet. Un accord est finalement atteint le 24 novembre, mais l’incident créé par le ministre français des affaires étrangères laisse des traces tout au long de la négociation finale qui va s’étendre sur à peu près 18 mois pour aboutir le 14 juillet 2015 à l’accord dit Joint Comprehensive Plan of Action (Plan global et commun d’action). Les Américains, en particulier, se font plus attentifs à informer leurs partenaires des progrès de leurs discussions avec les Iraniens. Aucun nouvel accroc au sein du groupe P5+1 ne marque cette ultime période, même si les Français lâchent de temps en temps des commentaires plutôt acides destinés à bien marquer leur vigilance. Leur réputation de Bad Cops de la négociation est désormais établie, notamment auprès des Monarchies de la Péninsule arabique qui s’inquiètent de tout ce qui pourrait venir renforcer la main des Iraniens. François Hollande y est fêté comme un héros, façon de faire comprendre à Obama qu’il devrait mieux tenir compte des positions de ses amis. Hollande est ainsi le premier dirigeant occidental à être invité à un sommet du Conseil de coopération du Golfe, en mai 2015, à Riyad.


Fin juillet, alors que l’administration américaine, Obama et Kerry en tête, déploie tous ses efforts pour convaincre son opinion, et en particulier le Congrès, de l’excellence de l’accord qu’elle vient d’obtenir, un coup de projecteur tombe encore sur les Français. Et plus précisément sur le conseiller du Président, Jacques Audibert, qui lors d’un entretien avec deux parlementaires américains de passage à Paris, laisse entendre que si l’accord n’entrait pas en vigueur, ce ne serait pas la fin du monde : après une ou deux années de querelles, les Iraniens reviendraient à la table de négociation et pourraient s’y présenter encore mieux disposés. Cette analyse va directement à l’encontre de l’argumentation des dirigeants américains, qui répètent que l’accord atteint est le meilleur des accords possibles et que sa non-application créerait une crise aux conséquences incalculables. L’affaire n’aura pas de suite, mais conforte encore les partisans de l’accord, aux États-Unis et ailleurs, dans l’idée que les Français, décidément, n’ont jamais été de chauds partisans d’un compromis permettant à l’Iran de sortir la tête haute de la crise nucléaire. Dans le même sens, il est à noter que début 2015, les meilleurs experts stratégiques français gravitant autour du Quai d’Orsay exprimaient ouvertement leur scepticisme sur la possibilité de parvenir à un accord avec l’Iran dans le courant de l’année. Et l’accord une fois conclu, leurs prises de position en sa faveur sont rares et plus que modérées.


Bilan et perspectives


Comment évaluer, en conclusion, le rôle des Français en cette affaire ? Il se divise clairement en deux époques, dont la césure coïncide avec la succession à la Présidence de la République de Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy. Dans la première, les Français lancent la négociation et cherchent activement une sortie de crise, mais l’administration de George W.Bush veille à empêcher tout progrès. Le groupe de hauts fonctionnaires, fins praticiens des questions stratégiques et des négociations multilatérales, qui a tenu le dossier tout au long de la période, a plutôt été bridé par le pouvoir politique durant cette première époque. Dans la seconde, il a pu au contraire faire valoir sans entraves sa vision des choses. Les Français sont alors apparus en défenseurs minutieux, parfois revêches, des intérêts de la lutte contre la prolifération. Pour un pays qui avait été l’un des derniers à rejoindre le Traité de non-prolifération, en 1992, soit 24 ans après son ouverture à la signature, c’était une belle façon de démontrer son adhésion désormais sans faille à l’un des principaux piliers de la sécurité internationale. Mais en s’attachant aux règles et aux principes, plutôt qu’à leur traduction dans une situation donnée, ce qui est après tout l’une des fonctions de la diplomatie, les Français ont fini par s’interdire de jouer en cette affaire un rôle qui était à portée de la France, celui du facilitateur œuvrant à rapprocher les parties. Dès lors, ils n’ont plus pu peser sur le cours d’une négociation prise en main par l’administration de Barack Obama avec une autorité croissante et la volonté pragmatique d’aboutir. Devenus inutiles, donc marginalisés, il leur est resté au final pour seule récompense la satisfaction un peu morose d’avoir été face au monde les vestales du temple de la non-prolifération.


Quelle conséquence de cette attitude sur la relation franco-iranienne et sur la position des Français dans la zone du Golfe persique ? Du côté iranien, si, comme on peut l’espérer, l’accord du 14 juillet dernier est appliqué sans crise majeure par toutes les parties, il est vraisemblable que l’on ne tiendra pas rigueur aux Français de leur comportement durant la dernière période des négociations. Cette page est à présent tournée, l’important pour l’Iran est d’obtenir avec la levée des sanctions la relance de son économie et son ouverture sur le monde. Pour les Iraniens, la France a clairement un rôle à jouer dans cette nouvelle phase. À cet égard, la visite réussie de Laurent Fabius à Téhéran dès la fin juillet, l’invitation du Président Rouhani à Paris, l’empressement manifesté par les entreprises françaises pour renouer avec l’Iran et l’accueil positif qui leur a été réservé sont de bon augure. Il convient de rappeler ici qu’en 1988, à la fin de la guerre Irak-Iran, alors que les relations entre Téhéran et Paris étaient infiniment plus dégradées que dans la période récente, la volonté commune de passer l’éponge avait permis de relancer sans difficulté les relations entre les deux pays.


Enfin, pour peu que l’on y prenne garde, la restauration de la relation franco-iranienne ne devrait pas entraîner de détérioration de la relation avec les royaumes de la Péninsule arabique. Quoi que l’on puisse penser du comportement de l’Arabie saoudite, accessoirement du Qatar et des Émirats arabes unis, dans les crises irakienne, yéménite et surtout syrienne, ces pays restent incontournables pour rétablir la paix dans la région. Rien ne s’y construira de positif et de durable sans un minimum de détente et de coopération entre eux et l’Iran. Il y a là un rôle à jouer pour la France, un rôle conforme à sa vocation, celui du pays qui parle avec tout le monde, toujours à la recherche de solutions.

(paru dans le N° 96 de la revue Confluences Méditerranée, hiver 2015-2016) 

dimanche 26 juillet 2015

Voyage dans la négociation nucléaire avec l'Iran


Contrairement à mon habitude, j’adopterai pour le récit qui suit un ton résolument personnel, en décrivant ma propre vision des choses, au risque de me faire contredire. Je développerai les évènements dont j’ai été le témoin direct. Mon rôle dans la longue et multiforme négociation nucléaire avec l’Iran n’a pas en effet été suffisamment central et durable pour que je puisse espérer en présenter une relation exhaustive et à peu près objective. Il est d’ailleurs probable qu’aucun de ceux qui y ont été mêlés ne puisse nourrir une telle ambition, ce qui rendrait utile qu’un nombre suffisant d’entre nous puisse un jour apporter chacun son récit propre, pour dégager peut-être enfin de l’ensemble une vision certes fracturée, mais quand même à peu près générale, du moins en ce qui concerne le point de vue français.

En revanche, ce que j’ai connu de cette négociation, d’abord comme ambassadeur à Téhéran de 2001 à 2005, puis comme observateur attentif jusqu’à ce jour, me paraît suffisamment porteur d’expérience vécue pour apporter un éclairage digne d’intérêt sur les ressorts d’un tel processus, et au delà, sur les ressorts de toute négociation un peu complexe. Cette négociation nucléaire avec l’Iran est en effet d’une richesse exceptionnelle. La matière nucléaire en soi, que j’avais déjà pratiquée dans ma carrière en passant trois ans à la sous-direction des questions atomiques du ministère des affaires étrangères, est déjà fortement stimulante, par la combinaison de ses dimensions scientifique et technologique, de ses enjeux stratégiques et de défense, de ses enjeux économiques, et par la traduction de tout ce qui précède en éléments de droit international. Et dans le cas d’espèce, la négociation a pris tout à la fois des aspects traditionnels d’une négociation bilatérale ou de petit groupe, rappelant par moments le concert des grandes puissances, et les aspects éminemment contemporains d’une mécanique multilatérale, impliquant l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) et l’Organisation des Nations Unies à travers son Conseil de sécurité. Enfin, et ce n’est pas le moindre de son intérêt, elle apparaît toute pétrie de divisions et d’incompréhensions culturelles, d’abord entre l’Iran de la République islamique, pays porteur de sensibilités et de comportements tout à fait particuliers, et les autres, et parfois aussi entre les autres, si l’on veut bien admettre que des failles culturelles puissent s’ouvrir entre Occidentaux d’une part, Russes, Chinois d’autre part, ou même entre Européens et Américains.

Trois figures

Après tout cela, il semble un miracle qu’une telle négociation ait pu se nouer, et surtout qu’elle ait pu aboutir. Trois personnalités ont joué ici un rôle crucial, démontrant la capacité des individus à infléchir le cours des évènements.

La première est Dominique de Villepin, en sa qualité de ministre des affaires étrangères. A la mi-2003, les États-Unis, enivrés de leur succès en Irak, rêvant de remodeler le Moyen-Orient, cherchaient à mettre la République islamique en difficulté et se préparaient donc à traduire l’Iran devant le Conseil de sécurité à la suite de la découverte, l’année précédente, d’une usine d’enrichissement d’uranium en construction près de Natanz, dans le désert iranien. Mais Villepin, soucieux au contraire de trouver une solution négociée à la crise, parvenait à convaincre ses homologues allemand, Joshka Fischer, et anglais, Jack Straw, de se rendre avec lui à Téhéran. L’affaire n’était pas sans risques. Les Américains étaient plus que mécontents d’être arrêtés dans leur élan. La hiérarchie du Quai d’Orsay, soucieuse de ne pas se fâcher à nouveau avec Washington alors que la plaie du différend sur l’Irak était encore ouverte, était vent debout contre une telle initiative. Villepin s’était donc assuré du soutien sans faille du Président Chirac avant d’aller de l’avant. Il avait d’abord songé à s’adjoindre les ministres allemand et russe pour ce déplacement. Mais cela ressemblait trop à la reconstitution du « front du refus » face à l’intervention américaine en Irak. Le choix avait donc été fait du ministre britannique, dont il était espéré qu’il saurait amadouer les Américains. De fait, Jack Straw s’est révélé très ouvert aux positions iraniennes, trop ouvert même aux yeux de Washington, où il était surnommé « Tehran Jack ». Il devait ultérieurement, et pour cette raison, être poussé vers la sortie par Tony Blair. Quoi qu’il en soit, c’est ce trio de Ministres qui a débarqué à Téhéran le 21 octobre 2003, donnant publiquement le coup d’envoi d’une négociation qui ne devait jamais s’arrêter, malgré bien des cahots, des sorties de route et des transformations de format, jusqu’à l’accord du 14 juillet 2015.

La deuxième personnalité est Barack Obama, qui dès sa campagne électorale de 2008, allant à contre-courant du sentiment dominant dans la classe politique américaine, manifestait son intention de rechercher une solution négociée avec l’Iran. Il a dès ce moment poursuivi son objectif contre vents et marées avec une admirable constance. Au cours de son premier mandat, il a face à lui un régime iranien infréquentable, car engagé dès le printemps 2009 dans un conflit avec sa propre population autour de l’élection manipulée d’Ahmadinejad à un second mandat présidentiel. Il se trouve d’autre part empêtré dans son choix initial d’Hillary Clinton pour le poste de Secrétaire d’État. Celle-ci, sans doute soucieuse de son avenir politique, se révélait en effet rapidement plus que réticente à composer avec l’Iran. L’année 2013 allait enfin offrir à Obama le créneau tant attendu pour reprendre l’initiative. A l’orée de son second mandat, il pouvait choisir en la personne de John Kerry un nouveau Secrétaire d’État en parfait accord avec lui sur le sujet et prêt à payer de sa personne pour aboutir. Et les Iraniens élisaient à la Présidence de la République un candidat décidé à sortir presque à tout prix d’une crise nucléaire aux effets délétères pour la société iranienne.

C’était Hassan Rouhani, troisième personnalité déterminante en l’affaire. Cet homme nourri dans le sérail de la République islamique, s’y était rapidement distingué par son énergie et son efficacité dans la gestion des responsabilités croissantes qui lui étaient attribuées, notamment dans la conduite de la guerre avec l’Irak. Secrétaire du Conseil suprême de sécurité nationale depuis 1989, Il s’était vu confier en 2003, au moment où la crise prenait de l’ampleur, la gestion du dossier nucléaire, et s’était donc retrouvé en octobre de la même année le principal interlocuteur des trois ministres européens des affaires étrangères venus au contact sur le sujet. C’est alors que je l’ai connu. Il avait en ce temps une réputation de doctrinaire, peu ouvert sur l’étranger. Mais il s’est mis rapidement au niveau de ce nouveau défi, découvrant l’intérêt du dialogue avec le monde extérieur, prenant des risques, gagnant en aisance et en autorité dans les arcanes du jeu diplomatique. Sa tâche avait toutefois une dimension supplémentaire : celle de reprendre en main le programme nucléaire iranien, dont il découvrait que certaines dimensions échappaient au regard des autorités gouvernementales. S’engage alors fin 2003 un bras de fer avec les Pasdaran, qu’il remporte. Mais la négociation avec les Européens finit par échouer à la mi-2005, pour des raisons sur lesquelles je reviendrai. Peu après l’arrivée d’Ahmadinejad à la présidence de la République, Rouhani, en désaccord avec la ligne de la nouvelle équipe, abandonne ses responsabilités de négociateur et attend son heure. Elle sonne à nouveau quand il accède en 2013 à la présidence de la République, au terme d’une campagne où il s’engage à régler la longue crise nucléaire pour en finir avec les sanctions, et permettre ainsi l’ouverture du pays sur l’extérieur. C’est d’ailleurs ce thème, aussitôt populaire dans l’opinion, qui lui permet de l’emporter. A peine élu, il s’empare du dossier dont il fait sa première priorité, forme pour le gérer une équipe de négociateurs expérimentés qui ont sa confiance personnelle, donne le cap et le pilote jusqu’au résultat que l’on sait.

Une usine dans le désert

Ces trois portraits tracés, il est temps de revenir aux origines de la crise.

Je me souviens avoir découvert peu de temps après être arrivé en Iran, en septembre 2001, à l’occasion d’une promenade avec des amis sur une route désertique, un site en construction, d’ailleurs non protégé, portant l’enseigne de l’Organisation iranienne de l’énergie atomique. J’avais alors demandé à Paris des photos satellites de l’endroit, pour comprendre un peu mieux ce qui se passait derrière les palissades du chantier. Mais Paris répondait qu’il avait d’autres urgences. Finalement, quelques mois plus tard, ce sont les Moudjaheddine du Peuple, groupe d’opposition armée, qui devaient annoncer à partir de Washington, en une conférence de presse dont l’écho allait résonner dans le monde entier, que le régime iranien construisait près de Natanz une usine clandestine de centrifugation pour produire de l’uranium hautement enrichi destiné à des bombes atomiques.

Première montée de tension

Même si l’usine en question était loin d’avoir commencé à fonctionner, même si, placée en plein désert, elle était aisément repérable, voire destructible, et donc difficile à présenter comme clandestine, la crise, dès lors, a commencé à enfler. Pour tenter de la désamorcer, Dominique de Villepin, alors ministre des Affaires étrangères, fait une première visite à Téhéran en avril 2003. Nous étions au lendemain de la pénétration des Américains dans Bagdad. Villepin arrivait d’une tournée dans la région dont l’Iran était la dernière étape. Après une petite nuit à l’hôtel, il avait démarré le matin par un entretien avec son homologue Kamal Kharazi. Les deux ministres devaient d’abord se rencontrer en tête-à-tête, puis se tiendrait la rencontre des deux délégations. Sachant par expérience que tout ce qui aurait de l’intérêt se passerait dans la première partie, je m’étais engouffré derrière les deux ministres et les interprètes, en entraînant d’autorité le jeune ambassadeur d’Iran à Paris, Sadeq Kharazi, plus timide que moi. Bien nous en prit, car les ministres échangèrent sur plusieurs sujets délicats, dont le nucléaire, et mes notes d’entretien servirent ensuite à désamorcer quelques sérieuses incompréhensions du côté français.

Mais la tension continuait à croître. Fin juillet ou début août 2003, j’ai dû rentrer de vacances en France pour aller remettre au ministre iranien des Affaires étrangères, Kamal Kharazi, une lettre de ses trois homologues allemand, britannique et français lui proposant d’éteindre le litige qui risquait de conduire son pays au Conseil de sécurité et même de renforcer la coopération de leurs pays avec l’Iran, si celui-ci renonçait à développer son projet d’enrichissement de l’uranium. Mais une fois arrivé à Téhéran, j’avais, avec mes deux collègues, constaté par la façon dont le ministère iranien des Affaires étrangères se dérobait à nos appels que l’on y craignait fort de recevoir une telle lettre. Le président Khatami préparait au même moment une missive à plusieurs chefs d’État occidentaux sur le même thème, et ne voulait pas être pris de vitesse. Nous nous démenions donc au téléphone, le jeu des Iraniens étant de nous faire dire ce que contenait la lettre avant d’accepter éventuellement de la recevoir. Mais c’était précisément ce que nous ne pouvions pas dire. À la rigueur, étaient-ils prêts à accepter que nous remettions cette lettre à un fonctionnaire de rang moyen, mais nous considérions qu’une lettre de ce niveau ne pouvait être remise qu’au ministre lui-même. Finalement, c’est l’ambassadeur d’Iran à Paris, Sadeq Kharazi, auquel j’avais lâché au téléphone que les Iraniens n’avaient pas à craindre le contenu de la lettre, qui avait débloqué l’affaire.

Welcome in Tehran

Au mois d’octobre s’est profilé un Conseil des gouverneurs de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) où les États-Unis s’apprêtaient à demander que le dossier iranien soit envoyé au Conseil de sécurité pour violation du Traité de non-prolifération nucléaire. Devant une telle perspective, l’opinion iranienne, chauffée à blanc par le régime, commençait à se cabrer. J’expliquais cela dans mes télégrammes. Il nous est alors revenu de Paris que Dominique de Villepin avait formé le projet de venir à Téhéran avec ses collèges allemand et britannique afin d’arrêter par l’ouverture d’une négociation le compte à rebours qui s’engageait. Pour ma part, je pensais et disais qu’une telle visite ferait mieux de se situer après le Conseil des gouverneurs de l’AIEA, en fonction de ce qui y serait finalement adopté. Mais Dominique de Villepin voulait agir vite. Je recommandais aussi que la venue des trois ministres soit soigneusement préparée par une mission préalable de leurs directeurs politiques respectifs. Ce qui fut fait, mais la déclaration commune que ces trois hauts fonctionnaires avaient la charge de préparer avec la partie iranienne contenait encore, quelques jours avant la date de la visite ministérielle, plusieurs passages importants en suspens, faute d’accord sur le fond. Je plaidais donc pour que les ministres attendent, et ne prennent pas le risque d’un échec (un peu égoïstement, je me disais qu’un échec risquerait fort de rejaillir sur la réputation des trois ambassadeurs concernés à Téhéran, et notamment sur la mienne). Mais Villepin avait finalement conclu qu’il fallait venir en tout état de cause. En effet, selon lui, ou la visite débouchait sur un résultat, et c’était un succès, ou elle échouait, et les Européens pourraient alors dire qu’ils avaient fait tout ce qu’ils pouvaient. Le geste serait de toute façon mis à leur crédit.

Je me souviens de l’arrivée des trois ministres, chacun de leur côté, dans le petit matin du 21 octobre. Dès le premier entretien, plutôt protocolaire, avec Mohammad Khatami, Président de la République, l’ascendant était pris par Dominique de Villepin, qui était pourtant le plus récent des trois ministres dans sa charge. C’est lui que les deux autres encourageaient à prendre la parole en premier, et à s’exprimer au nom des trois. Du côté de nos interlocuteurs, il régnait une atmosphère jubilatoire à voir trois ministres européens majeurs s’intéresser ainsi à leur pays. Jamais dans l’histoire de l’Iran l’on n’avait vu un tel déplacement collectif. Puis, en milieu de matinée, toutes amabilités épuisées, les deux délégations se sont retrouvées autour d’une longue table pour se mettre au travail.

Un coup de téléphone peu ordinaire


La déclaration commune à présenter une heure plus tard à la presse, déjà en train de se réunir, n’était toujours pas finalisée. Rien ne garantissait que l’on puisse aboutir. Chacun était sur ses gardes. Après une introduction de Hassan Rouhani, conduisant la délégation iranienne, dont la longueur et les détours trahissaient la nervosité, les ministres et lui ont dû commencer à discuter phrase par phrase le contenu de la déclaration finale. Et de fait, assez vite, la discussion a buté sur les points clés tournant autour de la suspension des activités de centrifugation de l’uranium, qui était demandée aux Iraniens comme geste de bonne volonté pour amorcer la négociation. Rouhani de plus en plus préoccupé du refus des trois ministres européens de céder sur les points qu’ils jugeaient essentiels, s’est mis à consulter à voix basse ses collaborateurs, et a finalement demandé, à court d’idées, une suspension de séance.

C’est alors que je l’ai vu dans le vaste hall qui formait antichambre, seul dans un coin, parlant à mi-voix sur son téléphone portable de façon visiblement très concentrée. J’ai eu immédiatement la conviction qu’il était en relation avec Ali Khamenei, le Guide de la Révolution, à qui il rendait compte du faible résultat des premiers échanges. A la reprise de la séance, Rouhani nous a fait comprendre qu’après avoir consulté le sommet de sa hiérarchie, il acceptait de répondre positivement aux attentes des Européens, mais qu’il le faisait sous sa propre responsabilité, sans y être expressément autorisé. Dès lors, la négociation pouvait reprendre son cours. Après quelques passes d’armes touchant au vocabulaire, il a été convenu, faute de pouvoir se mettre d’accord, de laisser à l’Agence internationale de l’énergie atomique le soin de définir elle-même le périmètre des activités liées à la centrifugation qu’il conviendrait de suspendre.

Nous nous sommes alors rendus à la conférence de presse avec une bonne heure de retard. La salle, très grande, était aussi très pleine. Il y régnait l’excitation des grandes occasions. Les questions qui ont commencé à fuser après la présentation de la déclaration commune qui venait d’être rédigée s’adressaient pour l’essentiel à Hassan Rouhani. La presse iranienne voulait connaître la durée présumée de la suspension des activités de centrifugation. Rouhani s’est donné beaucoup de peine pour expliquer que cette suspension était entièrement volontaire, d’une durée limitée, et qu’elle n’irait pas au-delà de quelques mois, le temps d'aboutir à une définition agréée des « garanties objectives » qui permettraient, selon la déclaration commune, de rassurer la communauté internationale sur le caractère exclusivement pacifique du programme nucléaire iranien. Cette suspension a en fait duré plus de deux ans.

Pasdaran et Basiji jouent les trouble-fête

Je me souviens qu’à un moment ou un autre dans la matinée, m’a été portée une dépêche d’agence annonçant que les Pasdaran venaient de procéder à un exercice de tir de missile balistique. La chose était particulièrement malvenue, et avait tout d’un pied de nez aux négociateurs. J’ai fait circuler le papier, sans que personne ne fasse de commentaire. Nous étions assez accablés. Puis,
à l’annonce par la radio iranienne du résultat de la négociation, des groupes de jeunes gens, manifestement des Basiji, milice de jeunes révolutionnaires, ont commencé à affluer vers le lieu de la rencontre pour protester contre des abandons de souveraineté peu à leur goût. Ceux qui en tiraient les ficelles étaient-ils les mêmes qui nous gratifiaient d’un tir de missile, c’est-à-dire les Pasdaran? Considérant les luttes de pouvoir au sein du régime, rien n’interdit de le penser. Au moment du départ, nos automobiles ont dû fendre une foule de manifestants, bruyante mais heureusement non violente, pour gagner l’aéroport.

Une négociation dure au démarrage

Avant de se séparer, il a fallu fixer, entre d’une part les directeurs politiques des trois ministères européens des Affaires étrangères, d’autre part les responsables iraniens, l’agenda de la négociation de fond prévue par la déclaration commune qui allait s’engager sur l’avenir des activités nucléaires sensibles. Les diplomates iraniens souhaitaient aller au plus vite. Affectés pour plusieurs d’entre eux presque uniquement à cette tâche, ils montraient de l'impatience, et même une certaine anxiété, à aboutir. Du côté des trois directeurs politiques et de leurs experts, il m’a semblé que cette affaire était vue comme un dossier certes important, mais parmi d’autres. Ils avaient d’autres rendez-vous à travers le monde, et peinaient à faire coïncider leurs agendas. La négociation s’est donc enclenchée beaucoup plus lentement que les Iraniens, et d’ailleurs moi-même, ne l’imaginions au départ. Contrairement à ce qu’avait annoncé Hassan Rouhani, elle a finalement traîné, non sans sérieux cahots, sur plus d’un an et demi, jusqu’à l’été 2005, où il a bien fallu constater qu’elle avait échoué, faute d'avoir pu obtenir des Iraniens qu’ils renoncent à leurs activités d’enrichissement par centrifugation, à vrai dire essentielles à leurs yeux.

Le mantra du « zéro centrifuge »

Cette exigence du « zéro centrifuge » n’était, à vrai dire, pas immédiatement apparue aux yeux des Iraniens, ni même aux miens, car masquée sous la formule des « garanties objectives » demandées par les négociateurs européens. Ceux-ci, surveillés en coulisse par les Américains, considéraient en fait que la seule « garantie objective » du caractère pacifique du programme nucléaire de Téhéran résidait dans l’arrêt complet des activités iraniennes d’enrichissement. Mais ils ne le disaient pas expressément, car cela aurait aussitôt fait capoter la négociation. Leur projet était donc de faire traîner les discussions en longueur, avec l’espoir que le temps passant, les Iraniens s’habitueraient à l’idée d’une suspension durable, qui finirait en abandon définitif. J’ai mis moi-même quelque temps à comprendre cette tactique, évidemment fondée sur une illusion, rien n’étant clairement dit par leurs capitales respectives aux trois ambassadeurs européens concernés. Mais je percevais que les suggestions que j’avançais dans mes télégrammes rédigés à la suite de mes conversations avec l’équipe des négociateurs iraniens, et qui allaient dans le sens d’un plafonnement et d’un contrôle renforcé des activités d’enrichissement de Téhéran, se heurtaient au silence et à l’agacement de Paris. J’avais aussi beaucoup de mal à savoir ce qui se passait à Vienne, au siège de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA), où nos représentants considéraient sans doute que les discussions qui se déroulaient notamment dans l’enceinte du Conseil des gouverneurs devaient être protégées du regard d’un pauvre ambassadeur « bilatéral ». Mes informations à ce sujet me venaient de mes autres collègues, ou encore des Iraniens eux-mêmes. Je prenais en les écoutant l’air entendu.

Et puis, dès mars 2004, moins de six mois après son voyage à Téhéran, Dominique de Villepin quittait le ministère des affaires étrangères pour celui de l’intérieur. Michel Barnier le remplaçait. Tout à fait impliqué dans sa tâche, il ne pouvait cependant donner à cette négociation qu’il prenait en cours de route le même élan que son prédécesseur. La France n’y jouait donc plus un rôle moteur. Il a été ensuite lui-même remplacé par Philippe Douste-Blazy, qui s’est faiblement investi en cette affaire et s’est entièrement mis entre les mains de ses collaborateurs. Il ne restait plus, à vrai dire, que Jacques Chirac lui-même pour porter le dossier à niveau politique et résister à la pression des Américains. Or ceux-ci se montraient plus intéressés par la possibilité d’alimenter une dynamique de « Regime change », que par le règlement d’une affaire de prolifération nucléaire.

Chirac et ses troupes

Notre Président de la République, pour ce que j’ai pu percevoir dans mes entretiens, était malheureux de voir persister ce foyer de crise dans une région qui lui était chère, même s’il n’avait pas de sympathie spontanée pour le monde iranien et chiite. Il cherchait sincèrement une porte de sortie, et était même parvenu un moment à convaincre George W. Bush de faire quelques gestes d’ouverture, malheureusement sans lendemain. Mais il arrivait inexorablement à la fin de son mandat, dont chacun savait qu’il serait le dernier, et son autorité tendait à s’étioler, comme souvent en pareilles circonstances. Ses instructions, ses orientations n’étaient plus mises en œuvre avec le même scrupule. Je le vois début 2005 répondant positivement à Rouhani, venu à Paris pour lui suggérer de demander aux experts de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) de proposer eux-mêmes une définition des fameuses « garanties objectives » d’utilisation pacifique sur lesquelles les négociateurs européens et iraniens ne parvenaient pas à s’accorder. Mais aucune demande en ce sens n’est jamais parvenue au siège de l’Agence à Vienne. Une occasion intéressante d’avancée de la négociation a été alors perdue. C’est le début de cette époque décrite dans les mémoires de Mohamed ElBaradei, directeur général de l’AIEA, comme celle où l’on entendait à Paris deux sons de cloche, selon que l’on se tournait vers l’Élysée ou vers le Quai d’Orsay.



Dans ce ministère, les hauts fonctionnaires gérant le dossier étaient en effet revenus à la vision des choses dont Dominique de Villepin les avait un moment détournés. Il n’y avait selon eux aucune raison de se fâcher avec Washington pour les beaux yeux de Téhéran. Ils ne voyaient à vrai dire que les tares de ce régime, certes fort visibles, et n’imaginaient pas un instant accorder leur confiance à ces gens-là, même s’ils en réclamaient continûment des gestes destinés à « rétablir la confiance ». Seule une soumission complète était pour eux envisageable. Ils ne percevaient pas que leur attitude rappelait aux Iraniens les plus mauvais souvenirs de leur histoire, lorsque les puissances coloniales cherchaient à maintenir leur pays dans un éternel état d’arriération. Ou s’ils le percevaient, ce n’était pas leur problème. Il faut dire aussi que les trois directeurs politiques européens, qui pilotaient la négociation, avaient comme correspondant à Washington un néoconservateur exalté, John Bolton, qui menait cette affaire comme un combat entre le Bien et le Mal. Cela ne mettait pas d’huile dans les rouages.

Des Iraniens à la peine

Quant aux négociateurs iraniens, ils n’étaient pas dans une position enviable. Leur pays avait fait beaucoup de bêtises, certaines par négligence, d’autres avec l’indubitable objectif de se frayer une voie vers la bombe. En outre, les tentatives pour dissimuler ces infractions, en cours ou passées, étaient parfois pathétiques de maladresse. Ainsi dans le petit local de l’entreprise mécanique « Kalaye Electric », dans la banlieue de Téhéran, où avaient tourné clandestinement quelques centrifugeuses, les Iraniens avaient eu beau déménager les machines suspectes, puis tout gratter et repeindre avant l’arrivée des inspecteurs de l’AIEA, ceux-ci, par quelques prélèvements dans l’environnement, n’avaient pas manqué de détecter la trace de particules d’uranium légèrement enrichi, qui ne pouvaient provenir que d’une activité humaine. L’AIEA était ainsi remontée à la source de ces centrifugeuses, à savoir la petite entreprise du Pakistanais Abdel Qadir Khan, l’un des pères de la bombe pakistanaise, qui s’était reconverti dans le marché noir du nucléaire. Mais tout bien pesé, les projets iraniens n’étaient pas très avancés, il n’y avait pas péril en la demeure. Or les écarts signalés par les rapports d’inspection de l’AIEA, même s’ils n’avaient pas de conséquence immédiate ou même à moyen terme en termes d’accès à la bombe, étaient chaque fois accueillis avec des cris d’orfraie par la presse internationale, donnant l’impression que l’Iran était à la veille d’une première explosion. Assez curieusement aussi, à la veille de la plupart des réunions du Conseil des Gouverneurs de l’AIEA où le cas de l’Iran devait être examiné, surgissaient dans tel ou tel journal, souvent allemand, parfois anglais, des « révélations » de source indistincte sur le programme nucléaire iranien, dont on devinait qu’elles venaient d’Israël ou des Moudjaheddine du peuple. Téhéran était donc à tout moment sommé de démontrer qu’il n’était pas en train d’acquérir l’arme atomique. Angela Merkel prononçait ainsi en 2007 à la tribune des Nations Unies une phrase typique de cette attitude : "le monde n'a pas à prouver à l'Iran que l'Iran est en train de fabriquer une bombe atomique. L'Iran doit convaincre le monde qu'il ne veut pas la bombe." L’on revenait aux mauvais souvenirs de Donald Rumsfeld et Colin Powell, sommant l’un et l’autre Saddam Hussein de démontrer qu’il avait renoncé à se doter d’armes de destruction massive.

Pour l’équipe de Rouhani s’ajoutait le fait qu’elle tombait en général des nues lorsque l’AIEA, ou quelque autre source, mettait à jour telle ou telle activité répréhensible, ou au moins suspecte, dont elle n’avait jamais entendu parler. Je voyais alors mes correspondants assez déprimés. Rouhani s’est rapidement fâché, exigeant la transparence à son égard de toutes les institutions iraniennes mêlées de près ou de loin au nucléaire, qui n’en faisaient qu’à leur tête. C’est ainsi qu’il a convaincu Ali Khamenei, le guide de la Révolution, de mettre fin aux activités poursuivies en secret par les Pasdaran, cette armée d’élite protectrice du régime, qui, peut-être à partir d’une instruction initiale dans les années 1980, s’étaient ensuite développées sans contrôle – mais, Dieu merci, sans grande efficacité. L’essentiel, si l’on en croit en particulier des documents mystérieusement parvenus aux Américains et dont la teneur avait été transmise à l’AIEA, consistait en recueil de données théoriques, en quelques expérimentations de laboratoire, en un tir de missile doté d’une coiffe susceptible d’abriter une charge nucléaire, et en quelques essais de détonique d’explosifs classiques. Nul besoin de dire que les Iraniens niaient tout en bloc, affirmant que les documents en question, qu’on refusait d’ailleurs de leur remettre pour ne pas en dévoiler l’origine, étaient des faux grossiers.

Coup de théâtre : le rapport des Services américains

Des péripéties de cette lutte sourde entre Rouhani et les Pasdaran, captées par les moyens d’écoute américains, persuadent le directeur de la communauté américaine du renseignement d’écrire en 2007 dans un rapport public que le programme clandestin iranien de fabrication de la bombe avait été interrompu fin 2003. Cette publication était calculée pour éviter aux services de renseignement américains de porter la responsabilité d’une réédition du fiasco de l’intervention en Irak. Il est vrai qu’à l’époque de la sortie de ce document Washington bruissait de rumeurs sur un possible bombardement des installations nucléaires iraniennes, éventuellement en compagnie des Israéliens, qui ne manquaient pas de souffler sur les braises. Ce rapport des Services américains semait évidemment la consternation chez les « faucons » de Washington, et aussi chez les Français, qui s’empressaient de dire qu’ils n’avaient ni les mêmes informations, ni les mêmes analyses. Mais dès lors, la perspective d’une action de force pour régler la question nucléaire iranienne a commencé à s’éloigner.

Ceci ne retenait pas Washington de mener avec constance une « guerre de l’ombre » destinée à désorganiser le programme iranien et, par-delà, à déstabiliser le régime. En 2000, la CIA faisait parvenir aux Iraniens les plans d’une arme nucléaire intentionnellement truffée d’erreurs. Mais l’affaire faisait long feu car le scientifique russe chargé de la transmission du document en repérait les incohérences et les signalait à ses destinataires. Quelques années plus tard, était mis au point, en collaboration avec les Israéliens, le virus informatique Stuxnet qui faisait chuter, de façon longtemps inexpliquée, le rendement des centrifugeuses iraniennes. En 2005, et pour quelques années, les Moudjaheddine du Peuple, groupe d’opposition armée au régime installé à l’étranger, ont bénéficié d’entraînements commando dans le désert du Nevada. Américains et Israéliens ont en outre soutenu sur toute cette période des mouvements irrédentistes armés kurdes et baloutches. Seuls les Israéliens, toutefois, se sont lancés dans des assassinats ciblés de scientifiques nucléaires iraniens et ne se sont arrêtés que lorsqu’ils ont été fermement désavoués par les Américains.


attentat contre un scientifique iranien en 2012 à Téhéran


Glissade vers le Conseil de sécurité

Pour en revenir à la négociation conduite par les Européens, elle commence à se déliter au printemps 2005, quand les Iraniens perdent tout doute sur le fait que l’on ne cherche à obtenir d’eux que l’arrêt de leur programme d’enrichissement. Les Européens sont alors moins que jamais décidés à composer, car se profilent la fin du mandat du président Khatami et de nouvelles élections présidentielles dont tout le monde prévoit qu’elles seront remportées haut la main par Ali Akbar Rafsanjani, déjà président de 1989 à 1997, considéré comme pro-occidental et désireux d’en finir avec la crise nucléaire. Manque de chance, le vainqueur est Ahmadinejad. Il est mis fin à la suspension du programme d’enrichissement. En février 2006, les Iraniens produisent leurs premiers grammes d’uranium légèrement enrichi, le dossier nucléaire iranien est transféré au Conseil de sécurité par le Conseil des gouverneurs de l’AIEA, où plus personne ne résiste aux Américains. La négociation, même si elle n’est pas formellement interrompue, entre dans une longue période de glaciation. Il y a bien de temps en temps des rencontres de délégations, mais elles ne sont que le théâtre de longs dialogues de sourds.

Fin 2006, tombe la première résolution du Conseil de sécurité mettant en place des sanctions obligatoires prise au titre du chapitre VII de la Charte des Nations Unies, visant les cas de menace contre la paix et de rupture de la paix. Les Iraniens sont en particulier sommés de suspendre à nouveau leur programme d’enrichissement. C’est un camouflet pour eux, alors qu’ils avaient cru jusqu’au dernier moment, et contre toute vraisemblance, éviter pareille humiliation. Mais ils refusent de plier devant des exigences qu’ils jugent illégales puisque leur programme nucléaire, placé sous contrôle de l’AIEA, ne saurait constituer selon eux une « menace à la paix ». Américains et Européens font alors monter en puissance leurs propres sanctions qui, en frappant pratiquement l’ensemble de l’économie et des finances iraniennes, finissent par prendre autour de 2012 l’allure d’un embargo généralisé, voire d’un blocus.



La vision d’Obama

Obama, pourtant, cherche dès son arrivée à amorcer le dialogue avec Téhéran et le manifeste dans son premier message de Norouz, le nouvel an iranien, lancé le 21 mars 2009, ainsi que dans son discours du Caire, quelques semaines plus tard. L’occasion paraît se présenter à la mi-2009 lorsque l’Iran exprime à l’AIEA le besoin de recharger en combustible d’uranium enrichi à 20% le petit réacteur de recherche qu’il possède à Téhéran. Les Américains proposent de l’aider à se procurer ce combustible à condition qu’il se sépare de l’essentiel du stock d’uranium légèrement enrichi, autour de 4%, qu’il a déjà accumulé, et qui pourrait en effet permettre d’aller assez rapidement vers la bombe. Ahmadinejad répond d’abord positivement mais il est vite bloqué par son propre camp, car le cœur du régime, avec lequel il est déjà en froid, ne souhaite en aucun cas qu’il puisse se bâtir une popularité grâce à un rapprochement avec l’Amérique. Obama, pourtant, ne perd pas espoir et encourage un moment le premier ministre turc, Recep Tayyip Erdogan, et le président brésilien Lula à jouer les intermédiaires. A la surprise générale, ils finissent par emporter l’accord de Téhéran, mais ceci ne fait pas l’affaire d’Hillary Clinton, en train de négocier une nouvelle résolution sanctionnant l’Iran au Conseil de sécurité. Elle fait donc capoter l’affaire, sans craindre de placer son Président en porte-à-faux, ni d’humilier Erdogan et Lula pour avoir osé venir jouer dans la cour des grands. Nouveau fiasco donc, et l’on repart dans un affrontement stérile.

L’élection de Rouhani en 2013 offre, on l’a vu, une nouvelle fenêtre d’opportunité. La société iranienne souffre alors durement des sanctions et veut en sortir. Le côté occidental constate, pour sa part, que si les sanctions atteignent bien le but immédiat de grave dégradation de l’économie, elles sont impuissantes à ébranler le régime qui met en place une « économie de résistance ». Il constate surtout avec une inquiétude croissante qu’elles sont impuissantes à ralentir le développement du programme nucléaire iranien, qui, avec déjà quelque 20.000 centrifugeuses installées, pourrait rapidement conduire le pays au seuil de la capacité à produire une arme nucléaire. D’un côté le succès, de l’autre l’échec des sanctions poussent donc les deux parties vers la table de négociation. Déjà en 2012, le Sultan d’Oman facilite des contacts secrets entre Iraniens et Américains. A l’automne 2013, Rouhani, fraîchement entré en fonctions, se rend à l’Assemblée générale des Nations Unies et mène à New-York une offensive de charme en direction de l’opinion américaine. Il est encore trop tôt pour qu’un hasard aménagé lui permette de croiser Obama dans un couloir des Nations Unies, mais juste avant son retour à Téhéran, dans l’auto le conduisant à l’aéroport, Rouhani échange quelques amabilités avec le Président américain en un coup de fil aussitôt qualifié d’« historique ». La glace est désormais rompue entre les deux vieux adversaires.

America takes command : Genève, Lausanne et Vienne

Encore faut-il, pour pouvoir entrer dans le vif du sujet, que les Occidentaux en général, les Américains en particulier, acceptent de revenir sur deux positions constantes qui avaient empêché jusque là la relance des négociations. D’abord l’exigence, désormais gravée dans les résolutions du Conseil de sécurité, que l’Iran suspende à nouveau ses activités d’enrichissement en préalable à toute négociation de fond. L’Iran, échaudé une première fois pour n’avoir rien obtenu d’un tel geste, n’a pas l’intention de recommencer. Ensuite le refus de dévoiler en préalable à la négociation le but final recherché : démantèlement, ou simplement encadrement et contrôle du programme iranien ? Les Iraniens veulent y voir clair avant d’entrer en discussion, les Occidentaux se dérobent. A l’automne 2013, John Kerry, en charge du dossier, prend avec Barack Obama la responsabilité de répondre positivement à l’attente iranienne sur ces deux points : plus question de subordonner l’entrée en négociation à la suspension des activités d’enrichissement iraniennes, elles seront simplement ralenties, et reconnaissance au moins implicite du droit de l’Iran à enrichir. C’est un choix crucial. Un deuxième choix crucial est fait du côté américain, qui limite fort sagement la négociation au dossier nucléaire, et évite donc de la charger d’autres questions lourdes de controverses, telles que la lutte contre le terrorisme, le respect des droits de l’Homme, ou la sécurité du Moyen-Orient. Un premier accord posant les bases du processus de négociation devient dès lors possible, il est conclu à Genève le 24 novembre 2013 entre l’Iran et le groupe dit des P5 plus 1 –les cinq membres permanents du Conseil de sécurité, Chine, États-Unis, France, Royaume-Uni, Russie, plus l’Allemagne. En avril 2014, les mêmes négociateurs, toujours sous l’impulsion des Américains, parviennent à Lausanne à un accord-cadre sur le fond des choses, qu’il ne s’agit plus alors que de préciser. De nombreux diables surgissent encore des détails, mais ils ne parviennent pas à arrêter la dynamique qui conduit à l’accord du 14 juillet 2015, conclu à Vienne après d’harassantes discussions où Kerry d’un côté, Zarif de l’autre, et leurs équipes, jettent toutes leurs forces.


 Le sommet de la montagne, dont l’accès était cherché depuis douze ans, a enfin été atteint. Certes, il faut encore redescendre, c’est-à-dire conduire l’application de l’accord à bon port, et c’est encore d’une décennie ou deux dont il s’agit. Mais déjà ce succès peut passer à l’histoire. Pour l’essentiel, il aboutit à limiter strictement le format des aspects les plus sensibles du programme nucléaire iranien pour des durées allant de 10 à 15 ans. L’Iran accepte ainsi, le temps de rétablir la confiance de la communauté internationale, des contraintes allant très au-delà des obligations ordinaires d’un signataire du Traité de non-prolifération nucléaire. Téhéran s’engage en outre à appliquer sans attendre, puis à présenter à la ratification de son parlement, le protocole additionnel de l’AIEA, offrant à l’Agence des moyens d’investigation suffisamment étendus et intrusifs pour décourager toute tentation d’aller vers la bombe. Et ces contrôles supplémentaires autorisés par le Protocole additionnel ne sont soumis à aucune limitation de durée. Téhéran promet enfin de faire la lumière sur toutes les questions que lui pose depuis des années l’AIEA sur ses activités suspectes conduites pour l’essentiel dans les années 1990, et décrites dans les rapports de l’Agence sous les termes de « possibles dimensions militaires ».

Quant aux six puissances faisant face à l’Iran, elles s’engagent à démanteler l’essentiel de leurs sanctions économiques et financières, ainsi que des sanctions qu’elles ont fait adopter au Conseil de sécurité, au rythme de mise en œuvre de ses obligations par l’Iran. Certes, une partie des sanctions demeure. De nombreuses sanctions américaines relèvent en effet également de la lutte contre le terrorisme et pour les droits de l’Homme et restent donc en place. Les sanctions touchant au cœur des activités nucléaires iraniennes ne sont pas non plus modifiées, et le Conseil de sécurité maintient pour quelques années encore des mesures restrictives sur le commerce des armes lourdes et des missiles. Surtout, il est prévu que les sanctions levées puissent être remises aussitôt en place si l’Iran ne respecte pas ses obligations. Mais même avec tous les verrous ainsi posés, les fonds iraniens bloqués à l’étranger vont être libérés, les exportations de pétrole vont pouvoir retrouver leur niveau d’antan, l’économie de l’Iran va pouvoir progressivement repartir, et son marché s’ouvrir aux fournisseurs et investisseurs étrangers. L’accord est donc pour les deux parties un bon accord, aussi « robuste » que le souhaitaient notamment les Français, mais aussi très favorable à l’Iran puisqu’il met fin à l’état de siège économique et financier auquel il était soumis. Tous les espoirs lui sont désormais permis en matière de développement, d’ouverture de la société et d’apaisement de sa relation avec le monde extérieur. Il n’est pas certain que tous se réalisent, car les milieux fondamentalistes, retranchés au cœur du régime et entourant le Guide suprême, se tiennent toujours en embuscade pour bloquer les évolutions non désirées de la République islamique. Mais au moins la chance d’évoluer est là, et il revient à Rouhani de la concrétiser.

Quelques leçons en conclusion

Quelles leçons tirer au terme, certes provisoire, de ce long cheminement résumé à grands traits ?

D’abord l’importance de la combinaison entre volonté d’aboutir et circonstances. Or elle a tout d’un jeu de hasard. La persévérance, toutefois, augmente les chances de tirer la combinaison gagnante. Villepin ne reste pas assez longtemps à son poste pour y parvenir, alors que le dossier bénéficiait de la conjoncture favorable générée par la présence simultanée d’un président iranien désireux de renouer avec l’Occident, Mohammad Khatami, et d’un négociateur énergique, Hassan Rouhani. Quant à ce dernier, il doit attendre huit ans pour voir son heure revenir en se faisant élire à la Présidence de la République, et pour être enfin en mesure de réaliser son projet. Obama qui dès sa première campagne présidentielle annonçait son intention de renouer avec l’Iran, attend, lui, quatre ans et sa seconde élection pour pouvoir commencer à produire œuvre utile.

Ensuite la constatation qu’il existe des durées difficilement compressibles de maturation des dossiers, comme s’il fallait que les acteurs découvrant une affaire aient eu le loisir d’explorer toutes les formules inopérantes avant de se rallier aux bonnes solutions. Pour les quelques personnes à travers le monde familières à la fois de l’Iran et des questions de non-prolifération, parmi lesquelles je m’efforce de compter, il était clair dès 2004 que l’issue de la crise ne se trouverait que dans une seule direction : acceptation de l’existence du programme nucléaire iranien, dont aucun élément n’était formellement contraire au Traité de non-prolifération, limitation de son format et mise en place autour de lui d’une clôture de contrôles suffisamment étroits et sensibles pour que la moindre tentative de franchissement pour aller vers la bombe soit aussitôt détectée et sanctionnée. Mais ce discours était alors proprement inaudible, et ses auteurs combattus comme des défaitistes. C’est pourtant bien à cela qu’il a fallu arriver.

Pailles et poutres

Il est vrai que la nature même du régime iranien cristallisait toutes les inquiétudes, encourageait toutes les phobies. Dès le début des années 1990, surgissait à intervalles réguliers dans la presse internationale la prédiction que l’Iran était en train de se doter de l’arme nucléaire et qu’il ne manquerait pas d’atteindre son but dans les deux ou trois années à venir. La nouvelle venait tantôt d’Europe, tantôt des États-Unis, et plus souvent qu’à son tour d’Israël. Or s’il y a bien eu des velléités en ce sens, à elles seules condamnables, elles n’ont jamais dépassé le stade des préliminaires. Le procès fait à l’Iran a donc pris assez vite la tournure d’un procès d’intention. Et beaucoup des acteurs de la crise vivaient dans la proximité de fantômes tels que la Shoah pour les Israéliens, les prises d’otages et les attentats dévastateurs pour les Américains et les Européens, ou encore le soutien indéfectible de l’Occident à Saddam Hussein du côté des Iraniens. Cela déformait toutes les analyses.

D’où aussi une sorte de chantage à la confiance développé par les Occidentaux, sur le thème de la nécessité de rétablir la confiance avant de pouvoir commencer à sérieusement négocier. C’était une façon à peine déguisée d’obliger les Iraniens à se plier à une série de préalables pour avoir enfin le droit de voir le jeu de leurs interlocuteurs. Les chances de succès d’une telle stratégie, perçue par les Iraniens comme une nouvelle démonstration de l’arrogance occidentale, étaient égales à zéro. La confiance ne pouvait être en cette affaire que le produit lentement mûri d’un bon accord, fidèlement appliqué. Cette méthode a pourtant été poursuivie pendant six ou sept ans, en utilisant de plus en plus fort l’arme des sanctions pour faire céder l’Iran. C’est que qui a été un certain temps baptisé du terme de « double approche », « fermeté » manifestée par les sanctions et « ouverture » sous forme d’offre de dialogue : noble façon de désigner la tactique de la carotte et du bâton. Mais c’était aussi ignorer une règle simple de psychologie animale, à savoir qu’un âne ne s’approche pas d’une personne agitant simultanément carotte et bâton. Á plus forte raison les Iraniens.

Cette façon d’agir gardait quand même du sens dans la perspective d’un second objectif situé au-delà de la lutte contre la prolifération, à savoir la déstabilisation du régime. Mais elle faisait une erreur de diagnostic sur la solidité de la République islamique. Son comportement détestable, son impopularité dans une partie de la population, notamment la plus éduquée, n’en faisaient pas forcément une entité fragile. L’on a été un moment persuadé qu’elle finirait par s’effondrer si l’Iran, pays de rente pétrolière, était à la fois empêché de vendre son brut et d’acheter l’essence raffinée dont il était déficitaire. Lorsque quelques stations-service avaient été incendiées au moment où Ahmadinejad s’était décidé à augmenter le prix de l’essence à la pompe, un frisson d’espoir avait parcouru la communauté des observateurs. Mais il leur avait fallu déchanter, le Grand soir n’était pas encore arrivé. Il n’est pas non plus arrivé en 2009 lorsque des millions d’Iraniens sont descendus dans la rue pour protester contre une élection manipulée. Le régime a répondu avec toute la brutalité utile, et même au-delà. Il a eu très peur mais a su ensuite se ressaisir, regagnant même de la légitimité en gérant avec doigté l’élection en 2013 d’Hassan Rouhani.

Le monde de la négociation et sa périphérie étaient donc traversés de passions encore plus que de sentiments rationnels. Elles finissaient par brouiller la vue de ceux-là mêmes qui étaient censés détenir l’expertise destinée à éclairer le monde des politiques. Je me souviens d’un haut fonctionnaire du Quai d’Orsay, placé au cœur du dossier, m’assurant en 2004 ou 2005, alors que circulait l’idée de limiter le programme iranien à quelque cinq cents ou mille centrifugeuses, qu’avec un millier de leurs machines les Iraniens pourraient produire l’uranium hautement enrichi nécessaire à une bombe en six mois. Nous savons aujourd’hui qu’il en faudrait au moins dix mille. J’avais beau lui exprimer mon scepticisme sur ses calculs, il n’en démordait pas. Il était d’ailleurs encadré lors de cet entretien de spécialistes du Commissariat à l’énergie atomique, qui ne pipaient mot. Sans doute craignaient-ils, s’ils soutenaient mes propos, de passer pour de mauvais Français.

Or ces quelques fonctionnaires parvenaient à occuper et à échanger entre eux, ainsi qu’avec ceux qu’ils cooptaient, les positions clés où le dossier iranien était traité, et d’où il était possible de convaincre les décideurs politiques. Les dissidents étaient tenus à distance, les hésitants se taisaient, il n’y avait plus de place pour les remises en cause, pour les doutes créateurs. C’est ainsi que la diplomatie française toute entière s’est trouvée peu à peu piégée dans un syndrome de groupthink, bien connu en psychosociologie, et a été amenée, bon gré mal gré, à se placer dans la roue des Américains, alors qu’elle avait un moment toutes les cartes en main pour jouer les facilitateurs entre Téhéran et Washington.


 Voilà pour la paille dans l’œil français. On pourrait trouver des poutres dans quelques autres. Il serait trop long d’égrener toutes les erreurs des Américains, dont beaucoup ont été croisées au fil de cette histoire. Pour les Iraniens en particulier, ils ont été longtemps coutumiers de grossières erreurs d’appréciation sur les soutiens dont ils pouvaient disposer à l’étranger. Je me souviens ainsi de leur surprise presque chaque fois qu’une résolution défavorable tombait au Conseil des gouverneurs de l’AIEA, alors qu’ils avaient tablé sur la solidarité islamique et le soutien du Tiers monde. Mais leurs alliés potentiels, soumis à une intense pression des Américains, s’étaient prudemment dérobés. De même, ils ont cru longtemps qu’ils pourraient échapper aux résolutions du Conseil de sécurité alors que leur comportement provocateur, c’était le temps d’Ahmadinejad, y conduisait tête baissée. En négociation, ils tendaient à réclamer trois pour obtenir un, et cette façon d’agir ne pouvait que détruire leur crédibilité. Ils avaient aussi tendance à épuiser leurs interlocuteurs par de longues dissertations sur l’excellence et la pureté des intentions de la République islamique, sans que cela fasse progresser d’un pouce le dossier. Enfin, ils ont eu un certain temps l’illusion, là encore du temps d’Ahmadinejad, qu’une entente avec la Russie et la Chine leur permettrait de se sortir d’affaire. Il leur a fallu assez rapidement déchanter. Ils ont toutefois appris de leurs erreurs et leur dernière équipe de négociateurs, conduite par Mohammad Javad Zarif, le ministre des affaires étrangères choisi par Hassan Rouhani, s’est clairement située à un niveau élevé de professionnalisme.

De l’adéquation du but et des moyens

Et puis, pour mener à bon rythme une négociation complexe de ce type, il faut accepter d’y mettre les moyens. Les Américains lorsqu’ils se sont décidés à entrer publiquement dans le jeu en 2013, ont mobilisé leurs meilleurs professionnels au service d’objectifs clairement définis. Des douzaines de diplomates, de fonctionnaires et d’experts, sans doute autour de la centaine, ont travaillé en permanence pendant plus de dix-huit mois sur le dossier. On est loin des quelques fonctionnaires, certes de haut niveau, qui traitaient épisodiquement du sujet dans les trois capitales européennes au début des années 2000. Avec une dizaine de diplomates et d’experts employés à plein temps dans chaque capitale, nous aurions pu faire avancer les choses. Mais sans doute n’en avions-nous pas vraiment envie, dans la mesure où il aurait fallu, à un moment ou à un autre, entrer dans un bras de fer avec l’administration de George W. Bush.

Un monde unipolaire

Sur un tel dossier, force est aussi de constater que se discerne mal l’ère du monde « multipolaire » ou « apolaire » qui serait la nôtre aujourd’hui. Que ce soit pour bloquer ou pour avancer, les Américains ont été constamment à la manœuvre. Les Iraniens ne s’y sont pas trompés et ont souhaité dès le début les voir se joindre à la négociation. Les Européens aussi d’ailleurs, mais il a fallu du temps pour les convaincre. Quand les Américains se sont décidés, les Iraniens ont été très heureux de pouvoir enfin traiter avec le leader. la négociation finale a été pour l’essentiel une négociation bilatérale, dans laquelle les autres parties ont joué une fois ou deux les grognards, et toujours les utilités. Même les Russes et les Chinois n’ont jamais mis en cause cette prééminence américaine dans la conduite de la négociation et ont toujours fini par rejoindre Washington, y compris sur des points allant directement à l’encontre de leurs intérêts, tels que le maintien d’un embargo sur les principales ventes d’armes conventionnelles à Téhéran. A la lecture du cas iranien, le monde de la lutte contre la prolifération nucléaire apparaît encore clairement, et pour un certain temps, comme un monde unipolaire.

Fallait-il des sanctions pour aboutir ?

C’est sans doute la question la plus difficile, celle dont les experts pourront disserter à perte de vue, et dont la réponse relève in fine de la conviction intime. Chez les « Faucons », aucun doute, c’est grâce à ces sanctions « invalidantes », selon l’adjectif souvent utilisé par les Américains, que l’Iran a été conduit d’abord à négocier sérieusement, ensuite à accepter des contraintes inédites dans le monde de la non-prolifération, mais qui étaient seules à la mesure du danger généré par ses ambitions déstabilisatrices. Et même désactivées, ces sanctions vont continuer à jouer un rôle sécurisant très important dans la mise en œuvre de l’accord du 14 juillet. En effet, la menace permanente de les voir aussitôt remises en vigueur en cas d’infraction avérée devrait, dans la longue période qui s’ouvre, retenir les Iraniens de finasser, de se dérober, de tenter de tricher.

Les « Colombes », elles, relèvent qu’en 2005, bien avant que ne monte en puissance l’arsenal des sanctions, l’Iran offrait déjà en ouverture de discussion des éléments essentiels de l’accord de 2015 : limitation du nombre de centrifugeuses, et ce à un chiffre nettement inférieur à celui finalement convenu dix ans plus tard, plafonnement du taux d’enrichissement à 5%, transfert du stock d’uranium déjà enrichi dans des éléments combustibles, difficilement récupérables pour des enrichissements supérieurs, application sans attendre du Protocole additionnel dans l’attente de sa ratification par le Parlement, renonciation à la voie du plutonium. A partir de là, rêvons un peu. C’était encore le temps de Khatami et de Rouhani. Un accord sur de telles bases, pour le règlement de cet enjeu majeur, aurait renforcé le camp des réformateurs et des modérés, et peut-être évité la catastrophe de l’élection d’Ahmadinejad, qui a fait perdre huit ans à l’Iran et au monde. Mais ensuite, revenons sur terre : l’Europe aurait-elle pu faire avaler un tel accord à l’Amérique de George W.Bush ? Là, nous entrons dans la politique-fiction…

Quant à l’arme des sanctions, force est de constater qu’elle s’est beaucoup sophistiquée depuis la fin de la Guerre froide, au point de rendre irrésistible la tentation de la mettre en œuvre dès qu’une situation paraît bloquée. Les États-Unis ont en particulier découvert dans les années 2000 tout le parti qu’ils pouvaient tirer de leur position centrale dans la sphère des échanges financiers, monétaires, électroniques. Interdire à une institution travaillant à l’échelle internationale d’accéder aux réseaux américains de communication et d’affaires, c’est désormais la condamner à une sorte de mort civile. Ils ont aussi constaté que leurs sanctions économiques et financières, outre leur action directe sur l’objet visé, avait pour effet secondaire, du fait de leur puissance dévastatrice, d’encourager la cohésion de leurs alliés. Le temps paraît loin où l’Union européenne s’opposait fermement aux lois américaines étendant au-delà des frontières des États-Unis l’effet des sanctions votées par le Congrès, en menaçant notamment de recourir à l’arbitrage de l’Organisation mondiale du Commerce. Dans l’affaire iranienne, l’Union européenne s’est au contraire prêtée au jeu avec empressement, collaborant avec Washington pour la mise en œuvre de ses sanctions financières à l’égard de l’Iran et découvrant à cette occasion l’effet radical de certaines de ses propres mesures, comme l’exclusion des banques iraniennes du système électronique Swift d’acheminement de transactions financières, établi à Bruxelles.

Deux affaires symboliques concernant plus précisément la France, pour terminer. Lors de la visite à Paris du Président Khatami en 1999, le Président Chirac avait formellement promis de fournir à l’Iran quatre Airbus A-330. Mais la société Airbus, à l’époque EADS, société néerlandaise ayant son siège social à Leyde, bien que devant tout aux initiatives de l’État français, a finalement bloqué ce projet, craignant les contrecoups d’un tel geste sur son marché américain, le premier de loin par son importance. Les avions, pourtant partiellement payés, n’ont jamais été livrés. Ceci a marqué pour moi un changement d’époque. Dans ma jeunesse, il était impensable qu’une société puisse résister à une directive venant du plus haut niveau politique. 


Plusieurs années plus tard, les dirigeants français ont accepté sans protester un décret du Président Obama fermant aux constructeurs et équipementiers automobiles français le marché iranien, où ils avaient occupé une place privilégiée, contribuant à la mise sur le marché de quelque 600.000 véhicules par an. Des milliers d’emplois ont été détruits sans bruit en France. Mieux, nous avons, peu après cet épisode, remis la croix de la Légion d’Honneur au milliardaire et mécène américain Thomas Kaplan, s’affichant comme francophile, mais aussi principal pourvoyeur de fonds du très puissant groupe de pression « United against Nuclear Iran », directement à l’origine de cette mesure, et s’en félicitant d’ailleurs ouvertement. Je n’avais pas imaginé que nous puissions prendre une telle distance avec les intérêts d’entreprises et de salariés français. Ou était-ce un autre effet de la mondialisation ?