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dimanche 3 février 2019

SYRIE, LE RETRAIT AMÉRICAIN : UNE AFFAIRE DE BON SENS



(écrit le 30 décembre 2018, publié par lemonde.fr le 30 janvier 2019) 

Les Français déploraient l’affrontement des superpuissances durant la Guerre froide, mais chaque fois qu’un dégel s’amorçait, se plaignaient de l’émergence d’un condominium. Ils ont ainsi refusé en 1968 d’adhérer au Traité de non-prolifération nucléaire. Ils s’élevaient contre la division de l’Europe, mais faisaient la grimace à l’Ostpolitik de Willy Brandt. L’URSS disparue, ils ont pointé du doigt l’hégémonisme américain, tout en théorisant la naissance d’un monde multipolaire, lourd d’incertitudes. Déjà en 1996, Jacques Chirac laissait percer sa nostalgie d’un monde bipolaire « critiquable mais lisible ».

Plus récemment, ils ont lourdement critiqué la dérobade de Barack Obama quand il s’est agi de punir Bachar el Assad pour son utilisation de l’arme chimique. La frappe avortée aurait dû déstabiliser le tyran, donner à l’opposition armée la chance de le renverser. On a vu les effets de telles interventions quand Trump, lui, a frappé, une première fois seul en 2017, puis un an plus tard avec Français et Anglais. Cette seconde fois, une centaine de missiles a été tirée. Assad ne s’en est pas plus mal porté. Selon notre ministre des affaires étrangères, le raid avait détruit « une bonne partie » de l’arsenal chimique syrien. Il en restait donc assez pour faire de tristes dégâts. Saddam Hussein n’avait pas non plus bronché quand Bill Clinton, en 1998, avait déversé sur l’Irak quelque mille bombes et missiles.

Trump, après Obama

A présent, c’est le retrait des troupes américaines de Syrie, brusquement décidé par Donald Trump, qui soulève un tollé, et d’abord dans les milieux éclairés aux Etats-Unis. Il y a eu en France quelques plaintes et un silence lourd de reproches : reproche de la confiance trahie, à l’égard des Français et autres alliés, comme à l’égard des Kurdes. Et reproche d’infidélité à la mission de l’Amérique.

Dans la méthode, la désinvolture de Trump est extrême : aucune consultation de ses alliés, ni même de ses subordonnés. Pour l’avenir, cela pose problème. Restent aussi les modalités du retrait, qui pourraient réserver des surprises. Mais sur le principe, comment ne pas voir le gros bon sens de la décision ? A écouter les porte-paroles variés de leur Administration, les Américains, avec deux mille hommes à terre (sans doute plus en réalité), dispersés sur plusieurs bases, prétendaient éliminer les derniers partisans du soi-disant État islamique, chasser l’Iran de Syrie, et pousser Bachar el Assad vers la sortie. Et donner aussi en prime aux Kurdes un territoire au moins autonome. Sur ces différents objectifs, ils n’avaient aucun espoir de l’emporter, sauf à gonfler leur présence à un format comparable à celui de leur intervention de 2003 en Irak, ce qui aurait ouvert de nouvelles inconnues.

Une victoire, vraiment ?

…Mais, va dire le lecteur, quel est ce Docteur Subtil qui veut tout doucement nous habituer à l’idée de la victoire de l’Iran, de la Russie, et du Tyran de Damas ? Pas forcément. Voilà ces trois acteurs, et aussi la Turquie, peut-être extraits de la zone de confort que leur offrait la présence d’un évident adversaire. Les voilà placés devant leurs responsabilités, obligés de gérer à eux quatre la remise sur pied de la Syrie. Et à eux seuls, ils n’ont guère de chances d’y arriver, incapables d’abord de financer le début d’une reconstruction du pays. Nous les verrons peut-être un jour appeler à l’aide, et c’est alors qu’il deviendra possible de composer, voire de leur tenir la dragée haute.

Déjà, pour les Kurdes, l’heure de vérité est arrivée. Ils ont préféré ouvrir Manbij aux troupes d’Assad plutôt que de se laisser envahir par les Turcs. Les Russes ont poussé en ce sens, et empêcheront Erdogan de s’installer sur les terres kurdes situées à l’est de l’Euphrate. Reste aux Kurdes à trouver un compromis durable avec Assad. Ils ont encore quelques cartes en main, notamment celle d’une coopération pour réduire les débris de l’État islamique et l’opposition armée au régime. Encore récemment, le Moyen-Orient était une région où, selon la plaisante expression de Bertrand Badie « l’ennemi de votre ennemi n’est pas forcément votre ami, ni l’ami de votre ennemi votre ennemi, ni l’ennemi de votre ami votre ennemi, ni l’ami de votre ami votre ami. » Le paysage commence à se clarifier.

Les États-Unis, toujours là

Alors, la rassurante présence des Etats-Unis dans la région ? Sur ce thème, ceux qui pleurent d’un œil peuvent encore rire de l’autre. Après quelques années de flottement, les Etats-Unis se retrouvent en Syrie dans leur position précédente, c’est-à-dire parfaitement absents. À l’époque, personne n’y trouvait à redire. Ils conservent dans la région du Golfe persique près de 40.000 soldats, marins et aviateurs, répartis sur de nombreuses bases. Ils sont présents en Irak, au moins pour un temps. Avec leur puissance aérienne et navale, ils peuvent frapper quand ils veulent, où ils veulent. La puissance américaine a encore, là comme ailleurs, de beaux jours devant elle.






samedi 19 mai 2018

Trump, l’Iran, l’Europe : la révolte des agneaux ?


La décision de Donald Trump de sortir son pays de l’accord nucléaire avec l’Iran est tombée avec une brutalité qui a pris les Européens de court. Certes, depuis quelques jours, il ne se faisaient plus guère d’illusions. Mais ils espéraient encore un délai de grâce qui leur permettrait d’obtenir quelques gestes de l’Iran, ou des sanctions allégées en remerciement de leurs efforts :« encore une minute, Monsieur le bourreau » … Mais le couperet est tombé. Les sanctions américaines suspendues par l’accord 14 juillet 2015 sont rétablies dans tous leurs effets. Ceux qui sont déjà en affaires avec l’Iran ont, selon les cas, trois ou six mois pour s’en dégager. Déjà, les Américains ne pouvaient pas commercer avec l’Iran, sauf exceptions. C’est maintenant tout le monde qui se voit interdit d’acheter, de vendre, ou d’investir en Iran. Or l’Allemagne a plus d’une centaine d’entreprises implantées en Iran, et 10.000 qui commercent avec lui, les Italiens sont très présents, les Français y ont Peugeot, Renault, Total... et l’Union européenne achète 40% du pétrole exporté par l’Iran. Airbus venait d’y vendre une centaine d’avions. Tout ceci doit s’arrêter.

La première réaction européenne a été de déclarer ce retour des sanctions « inacceptable ». La seconde a été de rechercher comment contrer une telle décision. Deux exemples sont remontés à la mémoire : du temps de Reagan, les neuf Européens avaient résisté avec succès à une tentative américaine d’empêcher la construction d’un gazoduc allant de Sibérie vers l’Europe. Du temps de Bill Clinton, les 15 États-membres avaient obtenu des waivers, ou exemptions, à une loi empêchant tout investissement dans l’industrie iranienne du pétrole. Pour arracher cette concession, les Européens avaient adopté un règlement bloquant l’application sur leur territoire de la loi américaine et la Commission avait saisi l’Organisation mondiale du commerce.

Mais depuis la situation s’est compliquée. Les Européens ne sont plus neuf, ou quinze, mais 28. Ensuite, la mondialisation a fait d’immenses progrès. Toute entreprise européenne un peu importante a des intérêts aux États-Unis. Elle est donc soumise aux lois américaines. Tout équipement un peu complexe a de bonnes chances d’inclure des éléments américains. Or à partir de 10%, il tombe sous le coup des lois américaines. C’est le cas, par exemple, des avions d’Airbus. Et puis, au moins 80% des échanges internationaux passent par le dollar, en particulier les contrats pétroliers, ce qui les rend passibles de la loi américaine. Voilà pourquoi les grandes banques européennes, échaudées par de lourdes amendes, ont refusé, même quand elles le pouvaient, de travailler à nouveau avec l’Iran.

Que faire ? Que faire ?

Pour répondre à ces défis, plusieurs idées, d’ailleurs complémentaires, circulent parmi les dirigeants européens. La première est d’actualiser le règlement de 1996 bloquant l’effet des lois américaines sur le territoire européen. Elle vient d’être adoptée à la réunion européenne de Sofia. C’est un signal de résistance bienvenu. Mais il ne paraît pas pouvoir régler le cas des sociétés ayant des intérêts aux États-Unis, qui seront prises dans des obligations contradictoires. De plus, les lois américaines permettent de punir non seulement des sociétés, mais aussi des individus. Quel cadre d’entreprise prendra le risque, s’il met le pied aux États-Unis, d’être aussitôt menotté et présenté à un juge, par exemple pour soutien à des activités terroristes ? La seconde idée serait de mettre en place des circuits financiers permettant de se passer du dollar. Mais ceci prendra du temps, tant les habitudes sont ancrées. Une troisième serait d’adopter des mesures de rétorsion dirigées vers les entreprises américaines en Europe. Mais sur un tel principe, lourd de conséquences, comment obtenir l’unanimité des Européens ? Une autre idée encore serait de se passer des banques européennes récalcitrantes en créant des circuits de financement public pour les affaires avec l’Iran. Mais sa réalisation sera forcément complexe, si elle aboutit jamais. Dernière cartouche : la Commission européenne pourrait attaquer les États-Unis devant l’Organisation mondiale du commerce. Malheureusement, le résultat sera long à venir. Dans l’immédiat, les entreprises européennes n’ont d’autre choix que de solliciter auprès de Washington un maximum de waivers leur permettant, au cas par cas, de travailler avec l’Iran.

Mais, même soutenues par leurs gouvernements, elles risquent fort d’être éconduites. En effet, Donald Trump est convaincu qu’Obama a eu tort de négocier trop tôt avec l’Iran, alors que la vague de sanctions adoptées par les États-Unis et par l’Europe entre 2010 et 2012 n’avait pas produit son plein effet. Téhéran pouvait encore tenir tête. En rétablissant les sanctions dans toute leur dureté, il compte mettre les Iraniens à genoux en deux ou trois ans, et obtenir alors tout ce qui avait été refusé à Obama. Mais le raisonnement ne vaut que si la multiplication de waivers ne crée pas pour les Iraniens autant d’échappatoires. Les positions paraissent donc inconciliables.

Tirer quand même l’Iran du bon côté

Les Européens ont presque toujours été, face à l’Amérique, timides et divisés. Maintenant qu’ils ont un mauvais berger, les moutons vont-ils se révolter ? vont-ils devenir enragés ? Rien ne le laisse prévoir. Depuis que l’Union européenne s’est élargie à l’Europe centrale et de l’est, ses nouveaux membres, pour avoir connu le joug soviétique, tiennent plus que tout à la protection américaine. Ils ne sont pas les seuls. Il restera quelques États, les plus impliqués dans la relation avec l’Iran : Allemagne, France, Grande-Bretagne, Italie… à se lancer sur une ligne de crête étroite, entre l’Amérique de Donald Trump et l’Iran de Hassan Rouhani, pour protéger l’accord nucléaire.

Un geste fort reste quand même à la portée des Européens pour tirer l’Iran du bon côté : lui offrir de mettre en œuvre sans tarder, sur un pied d’égalité, un grand partenariat multiforme portant sur la lutte contre la pollution atmosphérique, la protection des ressources hydrauliques, l’agriculture et l’agro-alimentaire, la gestion des villes, la médecine et la santé publique, l’excellence universitaire… Toutes affaires cruciales pour son développement durable et qui échappent à l’emprise des sanctions américaines. Et si un tel programme suscitait l’intérêt d’autres pays de la région, pourquoi ne pas les inviter à s’engager dans la même voie ?

jeudi 25 août 2016

Mais non, Obama ment moins que beaucoup d'autres

En accusant Barack Obama de mensonge dans les affaires irako-syriennes (le Monde des 21-22 août), mon ami Jean-Pierre Filiu, observateur respecté du monde arabe, y va cette fois-ci un peu fort. Certes, les chiffres de pertes jihadistes mis en avant par le commandant américain de la coalition contre Da’esh ( 45.000 morts en deux ans) sont tout-à-fait irréalistes, voire grotesques, comme l’a bien relevé un rapport conjoint de deux commissions de la chambre des Représentants américaine. Mais rien ne fait apparaître dans ce rapport, pourtant demandé et approuvé par l’opposition républicaine, que la Maison-Blanche ait fait pression sur la hiérarchie militaire pour en obtenir des statistiques flatteuses sur la lutte contre Da’esh en Syrie et en Irak. Tout laisse présumer qu’il s’agit au contraire d’une dérive bureaucratique classique où chaque échelon s’efforce de complaire à l’échelon supérieur, au détriment, s’il le faut, de la réalité. Rien à voir donc, contrairement à ce qu’avance Jean-Pierre Filiu, avec les pressions exercées par George W. Bush et son entourage sur les organes américains de renseignement pour en obtenir des informations justifiant leur projet d’intervention en Irak. D’ailleurs ces chiffres de pertes jihadistes avancés par la hiérarchie militaire n’ont jamais été repris par Obama lui-même. Mais il est plus valorisant de s’en prendre directement au président des Etats-Unis plutôt qu’à un lieutenant-général de l’armée américaine.

Jean-Pierre Filiu parle ensuite de « mensonges sur les priorités », reprochant à Obama d’avoir donné la priorité à l’Irak sur la Syrie. Mais il ne s’agit pas là de mensonge, simplement d’une controverse sur un choix stratégique. « Accorder la priorité à l’Irak sur la Syrie, c’est ne rien comprendre à la dynamique de recrutement de Da’esh » nous dit-il. Peut-être, mais en disant cela, on ne peut oublier le fait qu’en Irak les États-Unis viennent au secours d’un gouvernement légitime, même s’il est fort imparfait, issu d’élections elles aussi fort imparfaites, mais néanmoins d’élections libres. Et ce gouvernement a expressément sollicité l’aide américaine. Situation plus aisée à gérer que l’imbroglio syrien, où l’écrasement des Jihadistes favoriserait un régime honni, et vice-versa. Et peut-on condamner le choix de chercher à libérer dès que possible Mossoul, ville où un million d’habitants se trouve sous la férule du soi-disant État islamique, peut-être même avant Rakka, « capitale » du même « État », comptant au plus 200.000 habitants ?

Jean-Pierre Filiu nous parle enfin de « mensonge sur les alliances ». Mais son analyse ne fait apparaître aucun mensonge particulier, simplement la critique du choix américain de s’appuyer sur des milices kurdes. Là encore, cela se discute. Les Américains ont fait le choix de soutenir ce qu’ils ont trouvé de mieux organisé et de plus efficace. Choix à courte vue peut-être, mais qui a quand même obtenu quelques succès, au point d’ailleurs d’inquiéter en ce moment le régime de Damas.

Voilà qui dégonfle cette mise en cause décoiffante de Barack Obama. Mais pourquoi cette vindicte ? Ce n’est pas trop s’avancer que de discerner chez Jean-Pierre Filiu, comme chez beaucoup d’autres, le regret toujours cuisant qu’en août 2013, le Président américain ait finalement renoncé à utiliser la force pour punir radicalement Damas de son usage des gaz. L’on espérait alors voir cette opposition modérée, courageuse, proche de nous, aussitôt bondir pour prendre le pouvoir sur les décombres du régime. Mais le scénario aurait pu tout aussi bien tourner au fiasco, ou au cauchemar. En 1998, Bill Clinton avait déversé sur Bagdad, sur un palais de Saddam, et sur un certain nombre de sites stratégiques quelque 600 bombes et 400 missiles de croisière. Rien n’avait bougé. En 2013, Obama s’est vu offrir l’occasion d’obtenir sans coup férir le démantèlement du dernier arsenal chimique significatif au monde, qui menaçait en permanence tous les voisins de la Syrie… par exemple Israël. Peut-on lui reprocher de l’avoir saisie ? Ou alors, toute cette montée d’émotion autour de l’usage d’armes chimiques n’aurait-elle été qu’une façon d’obtenir l’élimination du tyran de Damas ? Voilà un intéressant champ de recherche pour le jour plus apaisé où s’ouvriront les archives de la période.

(paru le 24 août 2016 dans lemonde.fr)

mardi 26 janvier 2016

L'Iran entre levée des sanctions et nouvelles élections


publié le 24 janvier dans

Boulevard Extérieur

Un moment de bonheur

Au lendemain de l’entrée en vigueur de l’accord nucléaire entre l’Iran et le groupe des cinq membres permanents du Conseil de sécurité, plus l’Allemagne, les « 5+1 », le Président de la République islamique, Hassan Rouhani, s’exprimant devant le Parlement, a qualifié ce moment de « page d’or dans l’histoire du pays ». Et de fait, la levée de l’essentiel des sanctions internationales est un immense soulagement pour l’économie et la société iraniennes. Certes, les Américains n’ont levé que leurs sanctions liées au nucléaire, ce qui veut dire que les vieilles sanctions imposées en 1995, du temps de Bill Clinton, au nom de la lutte contre le terrorisme et de la défense des droits de l’homme, continueront, pour la plupart, à produire leurs effets. Mais elles n’auront d’effets secondaires ni sur les entreprises étrangères, donc européennes, ni même sur les filiales de sociétés américaines installées à l’étranger. Il faudra néanmoins éviter de passer par les circuits bancaires américains, mais nul doute que des solutions seront trouvées sur ce point. Et donc, les entreprises européennes devraient être les premières bénéficiaires des opportunités que suscite dès à présent l’ouverture du marché iranien.

« En cette affaire » a poursuivi Hassan Rouhani « aucun côté n’a gagné contre l’autre. La nation iranienne l’a emporté, mais il n’y a de vaincu, ni en Iran, ni chez les nations qui ont négocié avec nous ». Et l’on comprend que le Président savoure ainsi son succès, sur lequel il a tout misé depuis son arrivée aux affaires à la mi-2013. Il a en même temps préparé la population à l’idée que les effets de l’ouverture ne pourraient être que progressifs en usant d’une métaphore bucolique : l’Iran venait de récupérer un jardin dont l’entrée lui avait été interdite pendant plusieurs années. Le lieu était donc en friche et il fallait à présent biner, planter et arroser avant d’en récolter les fruits.

Les soucis reviennent vite

La célébration de ce moment historique n’a été qu’un intermède dans les combats politiques qu’affronte le président Rouhani en sa qualité de figure de proue des modérés et des réformateurs. L’accord nucléaire, précisément pour les opportunités d’ouverture qu’il offre, tant en interne qu’en externe, n’est pas du goût des plus conservateurs du régime, et il a fallu que s’exerce l’autorité du Guide de la révolution islamique, Ali Khamenei, pour qu’il soit approuvé à l’automne dernier par le Parlement, où ces conservateurs, minoritaires dans le pays, sont fortement majoritaires.

Le prochain combat est donc celui des élections législatives qui verront le renouvellement pour quatre ans de ce parlement, ou Majles. Le premier tour des élections aura lieu le 26 février. Une autre élection se tiendra le même jour, également au suffrage universel : celle de l’Assemblée des experts, ensemble de 86 docteurs en religion, élu pour huit ans, et appelé à élire un nouveau Guide en cas de décès ou d’incapacité du tenant du titre. Or Ali Khamenei a aujourd’hui 76 ans. Il est donc possible que la prochaine Assemblée des experts soit appelée à jouer un rôle déterminant pour l’avenir de la République islamique en choisissant son successeur.

Si ces élections étaient parfaitement libres, nul doute que les soutiens de Rouhani remporteraient la majorité au Majles. Mais elles sont bridées par l’intervention du Conseil des Gardiens, sorte de Conseil constitutionnel, qui s’autorise à éliminer d’emblée tous les candidats qui ne réunissent pas à ses yeux les qualifications nécessaires. Or dans ce tri discrétionnaire, les candidats réformateurs ont toujours été les grands perdants. Dès l’automne dernier, le Président Rouhani, sentant ce qui allait venir, avait publiquement interpellé le Conseil des Gardiens en lui demandant de respecter la Constitution, qui lui confie simplement la responsabilité de « superviser » les élections. Mais il avait été aussitôt contré par le camp conservateur, notamment par la hiérarchie des Pasdaran, qui l’avait accusé de mettre en péril les fondements de la République islamique.

Hécatombe chez les réformateurs

Les pressentiments de Rouhani se sont depuis confirmés. Sur quelque 11.000 candidats en lice pour 290 sièges, les antennes locales mises en place pour un premier tri par le Conseil des Gardiens en ont déjà écarté 6.000, dont 3.000 formant la quasi-totalité des candidats marqués comme réformateurs. Le Conseil des Gardiens tranchera en seconde instance, procédant par nouvelles éliminations ou par repêchages, puis le Guide de la révolution interviendra pour quelques rectifications. Mais il est à craindre que le taux d’élimination de candidats à la prochaine élection soit le plus élevé jamais constaté dans des élections législatives en Iran.

Rouhani est déjà remonté au créneau, en rappelant à la télévision que le Parlement était « la maison du peuple et non d’une faction particulière » et en annonçant qu’il allait s’employer à infléchir la procédure en cours. Mais le Guide de la Révolution est déjà intervenu sur le sujet en rappelant récemment que « les gens n’acceptant pas le système »n’avaient pas leur place au Parlement. Or les Réformateurs, souvent mêlés aux troubles et manifestations massives de 2009 qui avaient tellement fait peur au régime, sont vus par les Conservateurs comme des opposants irréductibles à la République islamique.

Le Conseil des Gardiens toujours à la manoeuvre

Même si ce bras de fer se concluait par l’arrivée au Majles d’une majorité de modérés, étiquette sous laquelle Rouhani s’était présenté à l’élection présidentielle, ses ennuis ne seraient pas terminés pour autant. Le cœur du régime considère en effet volontiers que Rouhani a rempli son rôle en obtenant la levée des sanctions internationales et qu’il doit désormais être confiné à la gestion des affaires courantes jusqu’à la fin de son mandat, mi-2017. Pour Rouhani au contraire, le moment est arrivé de tenir ses promesses en matière d’ouverture, où il est attendu par ses électeurs. Y parviendra-t-il ou subira-t-il le sort de son prédécesseur réformateur, Mohammad Khatami, président de 1997 à 2005, dont toutes les initiatives législatives ont été systématiquement bloquées par le Conseil des Gardiens, chargé de veiller à la conformité des lois au regard de la Constitution mais aussi des principes de l’Islam ? C’est ainsi que Khatami, de plus en plus discrédité aux yeux de ses électeurs pour son incapacité à agir, avait cédé la place à un populiste exalté, Mahmoud Ahmadinejad…

Rouhani le lutteur

Mais Khatami était un intellectuel un peu perdu en politique, Rouhani est d’un autre tempérament. Formé au cœur du sérail, il en connaît les détours. Malgré ses différences avec le Guide, il ne lui a jamais ménagé sa loyauté, et a protégé le lien de confiance noué avec ce dernier dès les débuts de la République islamique. Et comme démontré en d’autres circonstances, notamment quand il était chargé au début des années 2000 du dossier nucléaire, il a la carrure pour affronter et réduire les résistances qui se dressent sur son chemin. A l’heure qu’il est, la plus visible est celle des Pasdaran, cette garde prétorienne du régime, dont la puissance et l’influence se sont renforcées au fil des années dans tous les domaines : politique intérieure, politique extérieure, économie. Rouhani a déjà fait savoir en plusieurs occasions qu’il ne se satisfaisait pas de cette évolution, et qu’ils devraient revenir à leur place. Ce combat, encore feutré, se déroule au quotidien. Le budget qui vient d’être présenté au Parlement prévoit ainsi une réduction de 16% des crédits alloués aux Pasdaran. Certes, leur présence dans l’économie, ou dans le contrôle d’un certain nombre de passages douaniers, leur donne accès à d’autres ressources. Mais le signal a dû être peu apprécié.

Rien n’est joué à l’heure qu’il est. Ces tensions, ces querelles, témoignent néanmoins, à leur façon, de la vitalité de la République islamique, qui a jusqu'à présent invalidé tous les paris faits sur sa sclérose, son affaiblissement, sa fin prochaine. Et puis, il y a la population iranienne, qui a su à plusieurs reprises faire entendre son impatience. Le régime sait qu’il ne peut lui imposer une politique de contention qui finirait par le rendre insupportable. C’est tout l’enjeu de la période qui s’ouvre, et qui pourrait être riche en nouvelles surprises.

mercredi 31 octobre 2012

Iran nucléaire : le temps d'en sortir?


(publié dans lemonde.fr du 31 octobre 2012)

Dix ans déjà que s’étire la crise nucléaire iranienne, depuis la découverte en 2002 du site d’enrichissement de Natanz. Dix ans ponctués d’annonces sur l’imminence de la bombe iranienne, ponctués aussi d’espoirs éphémères, à chaque vague de sanctions, de voir la république islamique mettre un genou à terre.

Cette politique a-t-elle au moins retenu l’Iran d’accéder à la bombe ? L’on sait à présent que les dirigeants iraniens ont arrêté fin 2003 leur programme militaire clandestin. Était-ce déjà l’effet des pressions internationales ou parce que la menace nucléaire de Saddam Hussein venait de disparaître, et que l’Iran espérait alors renouer avec l’Europe et l’Amérique ? Peu importe. l’Iran a depuis durci ses positions, peut-être relancé des études à finalité militaire, et surtout accumulé une dizaine de milliers de centrifugeuses ainsi que des stocks d’uranium légèrement ou moyennement enrichi pouvant alimenter la fabrication de quelques bombes. Il est, en théorie, à un, deux ou trois ans de la possession de l‘arme nucléaire. En ce sens, pressions, sanctions et guerre de l’ombre n’ont pas abouti. Malgré un blocus financier à peu près généralisé, le pays reste sourd aux injonctions du Conseil de sécurité, notamment sur la suspension de ses activités d’enrichissement. S’il fallait encore faire monter la pression, il n’y a plus guère que la force ouverte.

À force de se jauger mutuellement depuis dix ans, chacun connaît pourtant les contours du compromis qui éviterait le pire : acceptation par le monde extérieur des activités d’enrichissement de l’Iran – acquis inaliénable pour n’importe quel régime à Téhéran – mais à un niveau plafonné à 5 %, suffisant pour les usages industriels, et loin des hauts enrichissements d’intérêt militaire ; application des contrôles de l’AIEA sur l’ensemble du territoire iranien et non plus sur les seules installations déclarées ; engagements juridiques et techniques concernant les flux et le conditionnement de l’uranium sous tous ses aspects pour en rendre encore plus difficile le détournement ; renonciation à toute filière plutonigène qui ouvrirait une seconde voie d’accès à la bombe ; et de l’autre côté, levée progressive des sanctions, clôture du dossier par le Conseil de sécurité, reprise d’une coopération dans les applications clairement civiles du nucléaire. Sur tous les points à la charge de l’Iran, ses dirigeants ont déjà laissé entendre, à un moment ou à un autre, qu’ils pourraient les accepter.

Côté américain, le compromis paraît à portée de main, si Obama reste à la Maison blanche. Celui-ci avait d’emblée manifesté le souhait d’en finir avec cette crise. Il en a été empêché par des jeux de politique intérieure, par la pression du gouvernement israélien, et par le comportement du régime iranien. Mais, avec Hillary Clinton, il a déjà fait comprendre qu’il pourrait s’accommoder d’une capacité d’enrichissement bien encadrée, une fois la confiance établie sur la finalité pacifique du programme nucléaire iranien. C’est le point essentiel.

Et côté iranien, la situation est maintenant favorable. Ahmadinejad, en fin de mandat, n’est plus une nuisance. Ali Khamenei, le Guide de la révolution, tient, plus que jamais, toutes les cartes en main. Il n’aurait pas à partager le succès d’une négociation. Depuis vingt-trois ans à son poste, il doit aussi songer à préparer une succession qui ne soit pas inextricable. Pour lui, et pour la génération qui arrive aux responsabilités, le modèle chinois, combinant contrôle politique et progrès économique, a tous les attraits. Les gardiens de la révolution, qui se sont vu confier des pans entiers de l’économie, sont conscients qu’il leur faut, pour faire prospérer leurs entreprises, sortir de l’autarcie. Le régime combine la fierté d’avoir su résister à trente ans d’hostilités, et l’envie de tourner la page si une occasion honorable lui est offerte.

Mais il y a encore une difficulté. Le compromis dessiné préserve en effet les moyens de l’Iran de lancer, s’il le décidait, la fabrication d’une arme nucléaire. Or cette perspective est inacceptable pour les dirigeants d’Israël. Comme acteurs incontournables de la région, il faut aussi les entendre. Ils voient que la préservation de l’État hébreu passe par le maintien d’un flux d’arrivants et par le choix renouvelé de sa population, d’une génération à l’autre, de demeurer sur cette terre durement conquise. Mais avec l’érosion de l’esprit pionnier, et si l’environnement se chargeait trop de menaces, l’inquiétude pourrait se répandre, et germer les tentations de s’en aller; le flux des arrivants pourrait se tarir. D’où, faute de la tranquillité d’une paix durable, la recherche d’une suprématie militaire sans partage. D’où le maintien d’un arsenal nucléaire. D’où la mobilisation contre tout voisin hostile qui pourrait s’approcher de l’arme atomique.

Tout se trouve ainsi lié et l’on comprend qu’un compromis avec l’Iran ne prendra racine que si ses parties prenantes s’investissent aussitôt dans la baisse des tensions régionales. Avec le départ d’Ahmadinejad, l’on peut espérer que l’Iran abandonnera, sinon ses positions de principe sur la légitimité de l’État hébreu, du moins la rhétorique haineuse qui les accompagnait. Naguère, après avoir dit leur refus de reconnaître Israël, les dirigeants iraniens ajoutaient mezza voce qu’ils ne s’opposeraient pas à la solution qu’accepteraient les Palestiniens. Ce serait un premier progrès de revenir à cette ligne. Encore faudrait-il que cette solution se dessine. La question de l’évolution du Hezbollah, aujourd’hui soutenu et armé par l’Iran, devrait être posée dès le débouché, quel qu’il soit, de la crise syrienne. En somme, le compromis possible sur le programme nucléaire iranien est à aborder, non comme une fin, mais comme un commencement.