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samedi 11 janvier 2020

IRAK : CHEMINEMENT ET PREMIER BILAN DE LA CRISE


Dans la description d’une escalade de violence, la désignation du fait initial est évidemment déterminant pour faire pencher d’un côté ou de l’autre le poids de la responsabilité. Pour la crise qui vient d’embraser le Moyen-Orient, il est possible d’en voir l’origine immédiate dans les frappes meurtrières, d’abord inexpliquées, intervenues à l’été dernier en Irak sur des dépôts d’armes détenus par des milices de mobilisation populaire soutenues par l’Iran. Ces frappes ont fini par être revendiquées du bout des lèvres par le Premier ministre Netanyahou, et justifiées par la nécessité de détruire des arsenaux contenant notamment des missiles de moyenne portée, pouvant donc toucher Israël, introduits en Irak par l’Iran. Responsabilité de l’État hébreu ou responsabilité primaire de l’Iran, une nouvelle donne était créée dans la région avec l’élargissement à l’Irak de l’affrontement opposant déjà les deux pays sur le théâtre syro-libanais-palestinien.



Le premier mort américain



En septembre, le Premier ministre irakien, après enquête, dénonçait officiellement Israël comme l’auteur de ces frappes, dont chacun à Bagdad considérait qu’elles n’avaient pu avoir lieu sans l’assentiment des États-Unis. Dès lors, les bases américaines en Iran devenaient des cibles privilégiées pour les amis irakiens de l’Iran. Le puissant général Soleimani, principal responsable de la coopération entre les deux pays, n’allait pas les dissuader d’agir. C’est ainsi qu’entre octobre et décembre, ces bases sont l’objet d’une dizaine d’opérations de tirs de roquettes. Elles ne tuent personne, ne font que des blessés. Ceci jusqu’à la frappe, le 27 décembre, d’une trentaine de roquettes sur une base américaine de la région de Kirkouk, blessant plusieurs soldats américains et irakiens, et tuant un interprète américain, d’origine irakienne.



C’était le premier mort américain que chacun redoutait depuis le premier affrontement direct entre États-Unis et Iran survenu dans la région au mois de juin 2019, avec la destruction par l’Iran d’un drone d’observation américain. Précisément parce que l’incident n’avait causé aucun mort, chacun s’était félicité à l’époque que cette ligne rouge n’ait pas été franchie. Elle l’était cette fois-ci, fin décembre.



Trump et son dilemme



Trump, déjà entré en campagne électorale, se trouvait dès lors prisonnier d’un sérieux dilemme : ne pas apparaître comme un Président faible, tout en évitant d’entraîner le pays dans un conflit que lui reprocherait ensuite sa base électorale, lassée des aventures lointaines. Président faible, cela lui avait été récemment reproché lorsqu’il s’était refusé en juin de répliquer par des frappes à la destruction du drone abattu par l’Iran, et à nouveau en septembre, lorsqu’il avait fait savoir à l’Arabie saoudite qu’elle ne pouvait compter sur les États-Unis pour répliquer à l’Iran à la suite de l’attaque spectaculaire contre ses installations pétrolières. Il fallait donc agir cette fois-ci de façon visible, et dans l’urgence. La fébrilité s’empare de l’Administration américaine.



Le choix est fait de frapper plusieurs bases de la milice Kataeb Hezbollah, jugée responsable de l’attaque du 27 décembre. Ces frappes interviennent le 29 décembre et provoquent quelques dizaines de morts, parmi lesquels un certain nombre de responsables. Deux jours plus tard, à l’occasion des cérémonies de deuil se déroulant à Bagdad, une foule en colère force les premières défenses de l’ambassade américaine. Bien que les manifestants s’en retirent peu après, Trump voit se lever le spectre de la prise de l’ambassade américaine à Téhéran en novembre 1979, suivie de la détention pendant 444 jours de 52 otages : l’une des humiliations les plus cuisantes subies par l’Amérique, et fatale à la carrière du Président Jimmy Carter. Persuadé que les Iraniens sont derrière cette nouvelle offensive, Trump, auquel sont présentées plusieurs options de réplique, choisit alors sans doute la plus transgressive, celle qu’aucun de ses prédécesseurs n’avait osé retenir : abattre le général Soleimani, chef mythique de la force spéciale Al Qods, gérant depuis plus de 20 ans les opérations extérieures de l’Iran. Son exécution le 3 janvier au matin par des frappes de drones lors de son arrivée à l’aéroport de Bagdad en compagnie d’autres responsables iraniens et irakiens provoque dans la région une onde de choc inédite.



Le choc et l’humiliation



Pour les Iraniens, régime et population cette fois-ci confondus, c’est le choc et l’humiliation de voir abattu comme un vulgaire terroriste un militaire charismatique, considéré comme exemplaire, ayant protégé l’Iran, par une stratégie de défense avancée, contre les menées de l’Etat islamique. Des millions d’Iraniens sortent dans les rues pour lui rendre un dernier hommage. Pour les Irakiens, c’est le deuil de leurs propres morts et l’humiliation de voir leur territoire utilisé pour un règlement de compte. Pour le Premier ministre en particulier, c’est l’humiliation de voir Soleimani exécuté alors qu’il se rendait à son invitation, pour un entretien dans le cadre d’une médiation conduite par l’Irak entre l’Iran et l’Arabie saoudite. Le Parlement irakien vote alors dans l’urgence une résolution enjoignant au gouvernement de faire partir du pays toutes les forces étrangères.



Le régime iranien, pour sa part, crie vengeance mais pèse soigneusement sa réponse. Il choisit, pour une fois, de viser directement l’ennemi principal, et à force ouverte, seule réponse digne à ses yeux d’une nation à l’honneur offensé. Mais avant de frapper le 8 janvier deux bases américaines en Irak, il prévient les autorités irakiennes, qui préviennent à leur tour les Américains. Bilan : zéro mort, zéro blessé. Trump peut siffler la fin de l’escalade. Le Guide de la Révolution, Ali Khamenei peut dire, lui, que l’Iran a donné une gifle à l’Amérique. Il rappelle néanmoins que le but à atteindre est le départ des troupes américaines de l’ensemble de la région. Le pire est évité, mais il faut s’attendre à la poursuite dans la période qui s’ouvre d’incidents de basse intensité, pouvant eux-mêmes dégénérer en nouvelles crises.



Gagnants et perdants de la crise



Dans l’immédiat, deux gagnants en cette affaire, deux régimes qui s’étaient récemment discrédités, qui avaient vu leur propre population se soulever contre eux, qui n’avaient pas hésité à écraser la contestation dans le sang : les régimes iranien et irakien. Grâce à Trump, ils ont repris des couleurs. Les voilà réinvestis d’un peu de légitimité, et gratifiés, jusqu’à nouvel ordre, d’un certain soutien populaire -- dans le cas iranien, toutefois, voilà ce soutien déjà érodé par la destruction, certes involontaire, d'un avion de ligne par les Pasdaran... Et les grands perdants sont donc ceux qui avaient espéré, dans l’un et l’autre pays, pouvoir remettre en cause l’inefficacité et la corruption de leurs dirigeants. Pauvres sacrifiés de l’Histoire, martyrs aux noms déjà effacés, victimes de la fureur et du chaos générés par le combat des puissants.



Gagnants aussi, au moins pour un temps, les débris de l’État islamique en Irak, qui vont sans doute bénéficier d’un peu de répit, la « Coalition globale » contre Da’esh conduite par les Américains devant donner pour le moment la priorité à la sécurité de ses personnels et moyens sur place. Et gagnants certainement tous les jihadistes, tous les sécessionnistes, avec une chance de relever la tête si la coalition devait un jour quitter le pays, le laissant à la faiblesse de son armée et à ses luttes de factions.



Perdants aussi, mais c’est moins grave, les Européens, tétanisés par cette crise, qui n’ont pas trouvé d’autre langage que d’inviter les parties à la retenue, qui n’ont pas osé critiquer leur grand ami américain, qui n’ont réuni quelque courage que pour exiger de l’Iran qu’il soit raisonnable pour deux. Ils auront beaucoup à faire pour regagner quelque crédit auprès des Iraniens, comme d’ailleurs auprès des Irakiens, toutes opinions confondues.

article publié le 10 janvier 2020 par le site 
Boulevard Extérieur

jeudi 25 août 2016

Mais non, Obama ment moins que beaucoup d'autres

En accusant Barack Obama de mensonge dans les affaires irako-syriennes (le Monde des 21-22 août), mon ami Jean-Pierre Filiu, observateur respecté du monde arabe, y va cette fois-ci un peu fort. Certes, les chiffres de pertes jihadistes mis en avant par le commandant américain de la coalition contre Da’esh ( 45.000 morts en deux ans) sont tout-à-fait irréalistes, voire grotesques, comme l’a bien relevé un rapport conjoint de deux commissions de la chambre des Représentants américaine. Mais rien ne fait apparaître dans ce rapport, pourtant demandé et approuvé par l’opposition républicaine, que la Maison-Blanche ait fait pression sur la hiérarchie militaire pour en obtenir des statistiques flatteuses sur la lutte contre Da’esh en Syrie et en Irak. Tout laisse présumer qu’il s’agit au contraire d’une dérive bureaucratique classique où chaque échelon s’efforce de complaire à l’échelon supérieur, au détriment, s’il le faut, de la réalité. Rien à voir donc, contrairement à ce qu’avance Jean-Pierre Filiu, avec les pressions exercées par George W. Bush et son entourage sur les organes américains de renseignement pour en obtenir des informations justifiant leur projet d’intervention en Irak. D’ailleurs ces chiffres de pertes jihadistes avancés par la hiérarchie militaire n’ont jamais été repris par Obama lui-même. Mais il est plus valorisant de s’en prendre directement au président des Etats-Unis plutôt qu’à un lieutenant-général de l’armée américaine.

Jean-Pierre Filiu parle ensuite de « mensonges sur les priorités », reprochant à Obama d’avoir donné la priorité à l’Irak sur la Syrie. Mais il ne s’agit pas là de mensonge, simplement d’une controverse sur un choix stratégique. « Accorder la priorité à l’Irak sur la Syrie, c’est ne rien comprendre à la dynamique de recrutement de Da’esh » nous dit-il. Peut-être, mais en disant cela, on ne peut oublier le fait qu’en Irak les États-Unis viennent au secours d’un gouvernement légitime, même s’il est fort imparfait, issu d’élections elles aussi fort imparfaites, mais néanmoins d’élections libres. Et ce gouvernement a expressément sollicité l’aide américaine. Situation plus aisée à gérer que l’imbroglio syrien, où l’écrasement des Jihadistes favoriserait un régime honni, et vice-versa. Et peut-on condamner le choix de chercher à libérer dès que possible Mossoul, ville où un million d’habitants se trouve sous la férule du soi-disant État islamique, peut-être même avant Rakka, « capitale » du même « État », comptant au plus 200.000 habitants ?

Jean-Pierre Filiu nous parle enfin de « mensonge sur les alliances ». Mais son analyse ne fait apparaître aucun mensonge particulier, simplement la critique du choix américain de s’appuyer sur des milices kurdes. Là encore, cela se discute. Les Américains ont fait le choix de soutenir ce qu’ils ont trouvé de mieux organisé et de plus efficace. Choix à courte vue peut-être, mais qui a quand même obtenu quelques succès, au point d’ailleurs d’inquiéter en ce moment le régime de Damas.

Voilà qui dégonfle cette mise en cause décoiffante de Barack Obama. Mais pourquoi cette vindicte ? Ce n’est pas trop s’avancer que de discerner chez Jean-Pierre Filiu, comme chez beaucoup d’autres, le regret toujours cuisant qu’en août 2013, le Président américain ait finalement renoncé à utiliser la force pour punir radicalement Damas de son usage des gaz. L’on espérait alors voir cette opposition modérée, courageuse, proche de nous, aussitôt bondir pour prendre le pouvoir sur les décombres du régime. Mais le scénario aurait pu tout aussi bien tourner au fiasco, ou au cauchemar. En 1998, Bill Clinton avait déversé sur Bagdad, sur un palais de Saddam, et sur un certain nombre de sites stratégiques quelque 600 bombes et 400 missiles de croisière. Rien n’avait bougé. En 2013, Obama s’est vu offrir l’occasion d’obtenir sans coup férir le démantèlement du dernier arsenal chimique significatif au monde, qui menaçait en permanence tous les voisins de la Syrie… par exemple Israël. Peut-on lui reprocher de l’avoir saisie ? Ou alors, toute cette montée d’émotion autour de l’usage d’armes chimiques n’aurait-elle été qu’une façon d’obtenir l’élimination du tyran de Damas ? Voilà un intéressant champ de recherche pour le jour plus apaisé où s’ouvriront les archives de la période.

(paru le 24 août 2016 dans lemonde.fr)