lundi 26 janvier 2015

Minorités du monde 9. Les Parsis en Inde

La petite communauté des Parsis a joué un rôle immense dans l’histoire de l’Inde. Ces Zoroastriens, pratiquant donc le culte du feu comme symbole de la divinité, ont quitté l’Iran entre le VIIIème et le Xème siècles, après la conquête de leur pays par les Arabes musulmans, pour s’établir sur les côtes voisines de la région indienne du Gujarat. Sont-ils partis, à la manière de « boat people », pour des raisons économiques, ou encore pour échapper à l’obligation de se convertir à la religion de leurs envahisseurs? Probablement en un mélange des deux.

Ils ont d’abord vécu dans leur nouvel habitat comme de modestes agriculteurs. Peut-être y ont-ils aussi apporté des talents de marchand et d’entrepreneur qui allaient ensuite faire leur prospérité. Mais l’essor de leur communauté ne s’amorce qu’au XVIIème siècle avec l’installation à Surat, puis plus au sud de la côte ouest de l’Inde, à Bombay, de la Compagnie britannique des Indes orientales. Celle-ci applique le principe de neutralité religieuse là où elle s’installe, et recherche des collaborateurs échappant au système des castes. Ceci fait l’affaire des Parsis, qui se mettent donc à son service pendant qu’elle étend son emprise sur l’ensemble du sous-continent indien. Ils se font apprécier pour leur sérieux, leur travail, leur honnêteté, et occupent  des positions de confiance de plus en plus élevées. Leurs enfants, qu’ils éduquent à l’anglaise, fondent leurs propres sociétés de navigation et de commerce. Ils participent notamment aux échanges triangulaires fondés sur le thé chinois, l’opium indien et les produits de l’industrie britannique, se lancent dans la banque, puis dans l’industrie : filatures, industrie légère, puis industrie lourde. La communauté parsie prend ainsi un rôle déterminant dans le développement de l’économie indienne moderne.

Parmi les empires industriels qui sont alors fondés, le plus emblématique est celui de la famille Tata, créé au XIXème siècle, toujours en place et plus puissant que jamais. Il forme un conglomérat d’une trentaine de compagnies majeures, intervenant sur tous les continents et dans tous les grands domaines de l’industrie et des services. Comme la plupart des entreprises fondées et contrôlées par des familles parsies, il se distingue par la rigueur et l’éthique de ses méthodes de gestion, et par un fort investissement philanthropique. Mais les Parsis ne se sont pas limités au monde de l’économie. Ils ont aussi donné à l’Inde des artistes, des intellectuels, des militaires, des sportifs, ainsi que de grands savants, notamment dans le domaine du nucléaire. Le mari d’Indira Gandhi, Feroze Gandhi, homme politique et journaliste éminent, était aussi un Parsi.


La communauté parsie, qui a conservé son centre de gravité à Bombay, aujourd’hui Mumbai, n’a pourtant sans doute jamais dépassé le chiffre de 200.000 membres. Elle a depuis inexorablement diminué sous l’effet de sa très faible fécondité, de l’affaiblissement de ses liens communautaires au fil de mariages mixtes de plus en plus répandus et de sa dispersion vers d’autres continents. Ne comptant plus que quelques dizaines de milliers de membres attachés à leur identité et à leurs traditions, elle est aujourd’hui menacée d’effacement progressif en quelques générations. 

mercredi 14 janvier 2015

Et si l’Iran annonçait qu’il envisage la possibilité de se retirer du TNP ?

Le risque d’échec de la négociation nucléaire en cours avec l’Iran a repris quelque substance après l’émergence des difficultés mises en lumière lors des dernières réunions d’Oman et de Vienne. La solution des principaux points de désaccord, portant notamment sur la capacité d’enrichissement de l’Iran, et plus encore, sur le calendrier de levée des sanctions, va réclamer des deux parties des décisions politiques courageuses, allant à contre-courant des positions dominantes dans leurs classes politiques respectives. La nouvelle majorité du Congrès américain, en particulier, souhaite clairement s’inviter dans le processus. Elle pourrait à tout moment, en adoptant de nouvelles sanctions, soit entraîner l’échec de la négociation soit, si celle-ci était déjà moribonde, en provoquer la mort définitive.

L’espoir d’un accord permanent et global ainsi ébranlé, l’idée a été lancée de s’accrocher à une sorte de moindre mal, en renouvelant indéfiniment l’accord provisoire en cours. Après tout, le Plan commun d’action adopté le24 novembre 2013 offre aux États-Unis et à ses partenaires au sein du groupe dit P5+1 (les membres permanents du Conseil de sécurité et l’Allemagne) un contrôle effectif des ambitions nucléaires iraniennes en contrepartie d’un très modeste allègement des sanctions. Aussi longtemps que l’activité iranienne d’enrichissement demeurera plafonnée au faible taux de 5%, loin des 90% nécessaires pour une arme nucléaire, et aussi longtemps que le réacteur de recherche d’Arak restera inachevé, les deux voies vers la bombe (uranium hautement enrichi et plutonium de qualité militaire) seront parfaitement verrouillées.

Mais pour l’Iran, l’acceptation d’une telle formule signifierait le gel du développement de ses capacités nucléaires et la renonciation à tout espoir de retrouver à un horizon déterminé une liberté de décision dans le cadre de règles permanentes et clairement établies. Il est donc douteux que Téhéran attende passivement que les États-Unis fassent leur choix dans la gamme des options qui s’offrent à leurs yeux : prolongation, ou non, de cet accord provisoire, signature ou non, d’un accord global et à long terme, imposition, ou non, de nouvelles sanctions à l’Iran… voire déclenchement, ou non, de frappes contre les installations nucléaires iraniennes.

Les responsables de la négociation du côté du groupe P5+1 devraient donc se garder de l’illusion qu’ils sont enfin parvenus à coincer l’Iran sous le poids des sanctions, aggravé en ce moment par la chute spectaculaire des prix du pétrole. Téhéran dispose encore de cartes majeures à jouer. Américains et Européens pourraient se retrouver poussés à un réexamen de leur comportement si, par exemple, l’Iran en venait à annoncer qu’il étudie l’opportunité de lancer dans un futur proche une procédure de retrait du Traité de non-prolifération.

L’article X du Traité stipule : « Chaque Partie…aura le droit de se retirer du Traité si elle décide que des évènements extraordinaires, en rapport avec l’objet du présent Traité, ont compromis les intérêts suprêmes de son pays. » L’Iran est en position d’avancer que le blocus à peu près intégral imposé à son économie et à sa population a tous les aspects d’une mesure extraordinaire, discriminatoire, heurtant profondément ses intérêts suprêmes. Bien entendu, le vote de nouvelles sanctions par le Congrès américain ne ferait qu’aggraver les choses. Et Téhéran pourrait souligner qu’un tel comportement venant de membres du TNP autorisés à conserver un arsenal nucléaire à l’encontre d’un cosignataire ayant renoncé à la bombe est contraire à l’esprit et à la lettre du Traité.

Dans la même veine, l’Iran pourrait ajouter que quelles que soient les infractions commises dans le passé aux obligations découlant de son accord avec l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) – infractions pour la plupart admises et corrigées -, personne, même au sein des nombreux inspecteurs de l’Agence ayant procédé à des milliers d’heures de contrôles, n’a pu apporter un élément matériel pointant vers la fabrication d’un engin nucléaire explosif ou la préparation d’un premier test. Téhéran pourrait aussi avancer que l’accent mis dans la négociation en cours par le groupe P5+1 sur le fameux « breakout time » ou temps de la course à la bombe, montre que l’Iran reste à ce jour positionné derrière la ligne de départ d’une telle entreprise. Il pourrait conclure que le Conseil de sécurité n’avait aucun droit d’imposer à l’Iran des sanctions du type prévu par le chapitre VII de la Charte des Nations Unies uniquement en cas de « menace à la paix » ou de « rupture de la paix ». A plus forte raison, pourrait-il aussi conclure que certains des membres les plus éminents du Conseil n’avaient aucun droit à mettre en place leurs propres sanctions dans le sillage des premières.

Dans le même temps, l’Iran, s’il veut apparaître comme un acteur responsable, devrait, dans une telle hypothèse, clairement affirmer que son retrait éventuel du TNP n’aura aucune influence sur la pérennité de son accord de garanties passé avec l’AIEA, non plus que sur son intention de ne jamais acquérir la bombe. Conformément aux clauses de cet accord, les matières nucléaires actuellement placées sous contrôle de l’AIEA demeureraient alors soumises à exactement les mêmes contrôles et inspections. Les nouvelles installations, telles que les réacteurs supplémentaires que les Russes prévoient de construire sur le site de Bouchehr, seraient également l’objet de la même surveillance de la part de l’AIEA.

De fait, dans la nouvelle situation juridique qui serait créée, l’Iran, pour s’exonérer légalement des contrôles de l’Agence, devrait construire et faire fonctionner de nouvelles installations nucléaires sans aucune assistance extérieure, en utilisant exclusivement de l’uranium extrait de son sol et des éléments combustibles fabriqués en Iran. Pour écarter toutes craintes sur ce dernier point, l’Iran aurait alors intérêt à assortir son éventuel retrait du TNP d’une déclaration selon laquelle il continuerait à appliquer sur une base volontaire les engagements contenus dans ce traité en maintenant notamment sous contrôle de l’AIEA toutes ses installations et matières nucléaires, présentes et à venir. Une telle démarche n’est pas sans précédent. La France, qui n’a rejoint le TNP qu’en 1992, avait exposé dès 1968 aux Nations-Unies à la fois les raisons de principe qui la retenaient d’adhérer au Traité et sa détermination, au nom de la non-prolifération, à se comporter exactement comme un signataire. En même temps, l’Iran serait sans doute enclin à rappeler que tout projet d’attaque contre ses installations placées sous garanties de l’AIEA mettrait fin à l’ensemble de ces gestes de bonne volonté.

Enfin, dans le fil de tels engagements, l’Iran aurait tout intérêt à déclarer qu’il serait prêt à réintégrer le TNP le jour même où seraient levées les sanctions qui le frappent. Considérant l’importance de ne pas laisser se créer un précédent susceptible d’affecter la cohérence et l’efficacité du dispositif de non-prolifération construit autour du Traité, le risque d’un retrait de l’Iran devrait conduire les principaux membres du groupe P5+1 à faire face à leur responsabilité de gardiens principaux du TNP. Avec un peu de chance, cette perspective pourrait donner à réfléchir au Congrès américain, et contribuer à accélérer la conclusion de l’accord général en cours de discussion avec l’Iran.

samedi 10 janvier 2015

Charlie Hebdo : un témoignage de Paris pour nos amis américains

(traduction de l’anglais, texte paru sur le site américain Lobelog)

Pour comprendre l’émotion unanime qui s’est emparée de la population française et la soulève encore aujourd’hui à la suite du massacre qui s’est produit au siège de Charlie Hebdo, il faut garder à l’esprit que les journalistes et les caricaturistes de cet hebdomadaire étaient immensément populaires chez les Français : non comme des stars des médias, non comme d’intimidants intellectuels, mais comme des bons copains vivant pas très loin, sur lesquels l’on est toujours content de tomber au café d’à côté pour partir dans une bonne poilade, un feu d’artifice de blagues sur l’actualité française et mondiale. Plus c’est gros, mieux ça passe, il n’est plus question de bon ou mauvais goût. A vrai dire, le mauvais goût s’était imposé dès la mort de de Gaulle, avec la fameuse couverture : « bal tragique à Colombey, un mort » et est resté depuis omniprésent. Mais les plaisanteries n’étaient jamais haineuses ; même leurs pires ennemis : le Pen et sa fille, les Nazis, les néo-Nazis et tous les bigots du monde, n’étaient jamais dépouillés de leur personnalité, de leur qualité d’être humain. L’on pouvait presque croire qu’après un dernier éclat de rire, et une grande claque dans le dos, tout pourrait s’arranger.

Et ceci a fonctionné pendant plus de quarante ans. Au moins deux générations de Français ont baigné dans cet humour, non seulement à travers Charlie Hebdo, dont les premières pages étaient visibles chaque semaine dans tous les dépôts de journaux, mais aussi à travers les dessins et les chroniques (à l’humour un peu mieux bridé) que les mêmes journalistes livraient à de nombreux journaux et magazines. Wolinsky, Cabu, étaient en particulier extraordinairement prolifiques et leur coup de crayon était familier à tous les foyers français.

Les collaborateurs de Charlie Hebdo savaient bien sûr que leurs plaisanteries sur l’Islam et ses dérives pourraient leur attirer de très mauvaises plaisanteries en retour. Après l’incendie criminel qui avait frappé leur siège en 2011, ils avaient fait le choix de ne pas varier de ligne. Leur directeur, Charb, avait lâché : « mieux vaut mourir debout que vivre à genoux ». C’est ce qui est arrivé le 7 janvier dernier.

Paix à ces cœurs braves et purs… Beaucoup de grandes rigolades là-haut… et merci en leur nom pour tout le soutien qui s’est si immédiatement et spontanément exprimé à travers le monde.

dimanche 21 décembre 2014

Minorités du monde 8. Les Indiens d’Amazonie

 La forêt amazonienne s’étend sur neuf pays et environ six millions de kilomètres carrés, dont cinq millions au Brésil. La partie nord est relativement préservée, la partie sud, en revanche, est de plus en plus exploitée à des fins agricoles et minières, ou encore pour l’extraction de bois, de gaz, de pétrole, et pour la production d’hydro-électricité. Dans cette vaste zone, environ 600 territoires, réunissant de l’ordre du million d’hectares, ont été répertoriés par le gouvernement fédéral brésilien comme territoires indiens. 

C’est là que vivent sur un mode tribal environ 700.000 Amérindiens répartis en quelque 200 communautés. Ils représentent une petite part des descendants des dix à quinze millions d’autochtones présents au Brésil à l’époque de la conquête européenne. L’immense majorité des descendants de ces derniers – pour ceux qui n’ont pas été massacrés ou décimés par les maladies – s’est fondue dans la population d’origine européenne et africaine et en a adopté les modes de vie.

Le souci de protection des Indiens dans leur mode de vie traditionnel est apparu au Brésil au début du XXème siècle. La première institution de cet objet, le Service de protection des Indiens (SPI), a imparfaitement rempli son rôle et a mal résisté à la pression constante d’appropriation de terres amazoniennes, notamment à l’époque de la dictature militaire. Celle-ci (parfois avec l’aide de la Banque mondiale), lance dans les années 1960 de grands projets d’intégration de la région dans l’économie moderne, notamment autour de la construction des 4.000 kilomètres de la route transamazonienne. 

A la suite d’un scandale portant sur ses façons d’agir : massacres, mises en esclavage, abus sexuels, corruption, expropriations…, le SPI est remplacé en 1967 par la Fondation nationale de l’Indien (FUNAI), toujours en place aujourd’hui. En 1988, la nouvelle constitution du Brésil démocratique définit les droits des peuples autochtones. Le dispositif est très protecteur mais les moyens peinent à suivre. Le processus de cadastrage des terres protégées se fait lentement et donne lieu à de nombreux conflits. Beaucoup de colons et d’entreprises agissent en contravention ouverte avec les lois existantes. 

Faute d’une politique de protection drastique, la forêt amazonienne continue de reculer, au Brésil d’abord, mais aussi, et pour les mêmes raisons, dans les pays voisins. La construction en cours du grand barrage de Belo Monte sur l’un des affluents de l’Amazone est l’un des exemples les plus visibles des modifications apportées à l’écosystème et à l’ethnosystème amazoniens. Les communautés indiennes d’Amazonie sont pénétrées par le monde moderne, et la survivance de tribus isolées, vivant en autosuffisance de pêche, de chasse, de cueillette, d’agriculture sur brûlis, apparaît comme un phénomène de plus en plus marginal.

vendredi 21 novembre 2014

Les résolutions du Conseil de sécurité en travers d’un accord avec l’Iran ?

Une fois de plus, nous nous sommes peut-être piégés nous-mêmes en rédigeant les résolutions du Conseil de sécurité destinées à piéger l’Iran. La situation actuelle rappelle par certains aspects la période, autour de 1997, où la plupart des membres du Conseil de sécurité auraient aimé abroger, ou du moins amender, les sanctions adoptées contre le régime de Saddam Hussein dans la foulée de la guerre de 1991, car leurs effets commençaient à échapper à tout contrôle : corruption généralisée, chute dramatique de l’état sanitaire de la population irakienne. Mais il aurait fallu pour cela l’unanimité des cinq membres permanents du Conseil de sécurité, et cette unanimité était hors de portée. Le Président Chirac déclarait à cette époque : « nous voulons, nous, convaincre, et non pas contraindre. Je n’ai jamais vraiment observé que la politique de sanctions ait eu des effets positifs. »

Nous n’en sommes pas à un point aussi dramatique concernant l’Iran. Mais au moment où il serait sans doute utile, pour conclure un accord global sur le programme nucléaire iranien, de pouvoir lever rapidement les sanctions introduites entre 2006 et 2010 par quatre résolutions du Conseil de sécurité, les négociateurs occidentaux paraissent avoir du mal à envisager un tel geste, et sembleraient plutôt enclins à repousser cette décision vers un lointain futur.

Ces sanctions du Conseil de sécurité, visant les activités militaires, nucléaires et balistiques de l’Iran, ne sont pas celles qui font le plus mal. Les plus destructives sont plutôt les sanctions unilatérales adoptées par les États-Unis et l’Union européenne, dans la mesure où elles tendent à déstabiliser l’ensemble de l’économie et des échanges extérieurs de l’Iran. Mais les sanctions du Conseil de Sécurité comportent un « effet de pilori » que les Iraniens perçoivent à juste titre comme profondément humiliant. Elles constituent aussi le socle juridique sur lequel les sanctions européennes, notamment, ont été mises en place. Les Iraniens sont donc anxieux de les voir disparaître dès que possible, par la voie d’une décision du Conseil de sécurité refermant le dossier qu’il avait ouvert en 2006 et le renvoyant au forum qu’il n’aurait dû jamais quitter, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).

Mais les conditions inscrites dans ces résolutions pour leur levée sont en vérité écrasantes. De fait, leurs rédacteurs semblent avoir poursuivi deux buts simultanés. Le premier a été d’accumuler les exigences permettant de bloquer la marche de l’Iran vers la possession d’un engin nucléaire capable d’atteindre sa cible : suspension de toutes activités liées à l’enrichissement et au retraitement, y compris la recherche, le développement, et la construction de nouvelles installations ; suspension de toutes activités liées à la construction d’un réacteur de recherche modéré à l’eau lourde ; accès immédiat sur demande de l’AIEA à tous les sites, équipements, personnes et documents permettant de vérifier le respect par l’Iran des décisions du Conseil de sécurité et de résoudre toutes questions en suspens concernant les « éventuelles dimensions militaires » du programme nucléaire iranien ; ratification rapide du Protocole additionnel à l’accord de garanties passé entre l’Iran et l’AIEA ; interruption de toutes activités liées à des missiles balistiques susceptibles d’emporter des armes nucléaires. Au vu des circonstances dans lesquelles ces résolutions étaient adoptées, il y avait peu de chances de voir les Iraniens se plier à de telles injonctions, qualifiées de « mesures destinées à établir la confiance », qui les auraient obligés à abandonner pratiquement toutes leurs ambitions nucléaires et balistiques.

Le second but était d’un tout autre ordre, et d’une certaine façon peu cohérent avec le premier. Il visait à pousser les Iraniens vers la table de négociation, ainsi qu’il apparaît dans la formule retrouvée dans toutes les résolutions en question, exprimant « la conviction » que l’obéissance de l’Iran « favoriserait une solution diplomatique négociée ». Le Conseil de sécurité exprimait également sa disposition, si l’Iran suspendait ses activités d’enrichissement et de retraitement, à suspendre en retour au moins une partie de ses sanctions, de manière à « faciliter des négociations de bonne foi » et « d’atteindre rapidement un résultat mutuellement acceptable ». Comme on le sait, cette négociation a bien fini par se nouer, mais par des voies radicalement différentes, les Occidentaux ayant finalement renoncé à exiger que l’Iran interrompe toutes ses activités nucléaires sensibles avant d’entrer sérieusement en discussion. L’on peut donc considérer que ce second objectif aura été pleinement atteint dès qu’un accord global, espérons-le en phase finale de mise au point, entrera en vigueur, rendant ainsi caduque cette dimension des résolutions du Conseil de sécurité.

Bien entendu, leur première dimension, celle concernant l’imposition de « mesures destinées à établir la confiance », reste en place. La confiance étant par nature un sentiment difficile à cerner, nous entrons là dans un processus à long terme, sinueux, réversible, dont l’issue n’est que faiblement visible. Un tel processus est aussi malaisément compatible avec le fonctionnement en « tout ou rien » du Conseil de sécurité : une fois ses résolutions levées, elles n’ont aucune chance de pouvoir être rétablies. D’où l’hésitation de l’Occident à s’engager de façon irréversible. Et nous savons tous que les sanctions sont généralement plus faciles à adopter qu’à effacer, car elles tendent à créer dans l’intervalle leurs propres logique et dynamique. Elles donnent naissance à de nouveaux équilibres, à de nouveaux intérêts, ne serait-ce que parmi les personnes chargées de les gérer, qui consacrent tant d’énergie à leur mise en œuvre. Que l’on se souvienne de l’exemple fameux de l’embargo général imposé par les Alliés à l’Allemagne durant la Première guerre mondiale, resté en vigueur plusieurs mois après l’Armistice, qui a donc inutilement prolongé les souffrances de la population et attisé son amertume.

Les pays négociant avec l’Iran sont-ils prêts à tirer les leçons de l’Histoire ? La levée des sanctions du Conseil de sécurité apparaît actuellement comme une sorte de nœud gordien. Ce nœud devrait être tranché, sinon immédiatement après la signature d’un accord global avec l’Iran, du moins à l’issue d’une période relativement brève d’observation de la détermination avec laquelle Téhéran commencera à mettre en œuvre sa part d’obligations contenues dans « le Plan global d’action ». Ce vote du Conseil de sécurité pourrait être aussi opportunément lié à la ratification formelle par l’Iran du Protocole additionnel qu’il a signé en 2003, les deux gestes étant également irréversibles.


Ceci ne signifie pas que seraient abandonnées les demandes auxquelles l’Iran pourrait n’avoir pas entre temps pleinement répondu, par exemple sur la clarification des anciennes «dimensions militaires éventuelles » de son programme nucléaire. Mais cela voudrait dire que ces demandes seraient désormais exclusivement traitées au niveau de l’AIEA. Et cela voudrait surtout dire que le Conseil de Sécurité, à la lumière des progrès atteints dans la mise en œuvre de l’accord, ne considérerait plus le cas iranien comme une « menace à la paix » selon les termes du chapitre VII de la Charte des Nations Unies, sous l’égide duquel les résolutions en cause ont été adoptées : le seul chapitre autorisant l’emploi de mesures coercitives contre un État membre, en vue de « maintenir ou de restaurer la paix et la sécurité internationales ».

publié par le site LobeLog (version anglaise) et par BBC Persian (version persane)

lundi 17 novembre 2014

Les deux strophes retrouvées du poème "le Lac"


L'on se souvient, dans le poème « le Lac »,  de l'un des plus beaux crescendos de la littérature française :

« ...Aimons donc, aimons donc! de l’heure fugitive,
Hâtons-nous, jouissons!
L’homme n’a point de port, le temps n’a point de rive,
il coule et nous passons! »

Mais il y a ensuite deux strophes montant encore plus haut. Lamartine n'a pas osé les publier à l'époque. Elles mériteraient d'être réinsérées dans les recueils de poésie. Les voici :

« Elle se tut, nos coeurs, nos yeux se rencontrèrent;
Des mots entrecoupés se perdaient dans les airs;
Et, dans un long transport, nos âmes s’envolèrent
Dans un autre univers.

Nous ne pûmes parler : nos âmes affaiblies
Succombaient sous le poids de leur félicité;
Nos coeurs battaient ensemble et nos bouches unies
Disaient : Eternité!

Temps jaloux, se fait-il ...etc... »


Là, vraiment tout est dit !

dimanche 9 novembre 2014

Minorités du Monde 7. Les Rohingyas de Birmanie

Les Rohingyas forment une minorité d’environ 800.000 membres au sein des 55 millions d’habitants du Myanmar, ancienne Birmanie. Située à l’extrême ouest du pays, leur principale région de peuplement, la province de Kachin, est au contact du Bangladesh. Comme les Bangladeshis, les Rohingyas sont de langue et de type indo-européens, ainsi que de religion musulmane, ce qui les distingue de la grande majorité des Birmans, bouddhistes, ainsi que de langue et de type sino-tibétains.

La plupart des Rohingyas ont été encouragés à migrer du Bengale, densément peuplé, à l’époque de la colonisation britannique, pour aller occuper des terres agricoles disponibles dans la Birmanie voisine, également sous domination britannique. Leur présence n’a jamais été vraiment acceptée par la majorité de la population et la classe politique birmanes, qui tendent à les considérer comme des immigrants n’appartenant pas à la nation birmane. Tandis que se développaient à l’époque de l’accès à l’indépendance de la Birmanie des mouvements de rébellion armée parmi les Rohingyas, l’armée birmane a commencé à mener des opérations visant à terroriser les populations et à les renvoyer vers le Bangladesh. Cette situation perdure à ce jour. La dernière campagne militaire d’envergure a été lancée en 2012, à la suite d’affrontements violents entre Rohingyas et Bouddhistes, entraînant le déplacement de plus de cent mille personnes. Des opérations de contre-guerilla appuyées sur le quadrillage du territoire et des déplacements de populations se poursuivent à ce jour dans la province de Kachin. Le processus de transition vers la démocratie amorcé en 2010 par le régime militaire birman n’a donc pas entraîné de progrès significatif pour la minorité rohingya.

Soumis à des persécutions constantes relevant du « nettoyage ethnique », beaucoup de Rohingyas cherchent à quitter leur pays, souvent par la mer, sur des embarcations de fortune. Mais leur principale destination, le Bangladesh, répugne lui-même à les accueillir, ce qui a abouti à la constitution de vastes camps de réfugiés. Le dossier est suivi de près par le secrétariat général des Nations Unies, par la Commission des droits de l’homme des Nations Unies et par le Haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, ainsi que par l’Organisation de coopération islamique. Mais rien ne laisse entrevoir à ce jour de solution, ou même d’apaisement significatif, à cette crise profonde et durable, lourde de désastres humanitaires. L’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) s’est intéressé au cas des réfugiés Rohingyas au Bangladesh dans un rapport de mission publié en 2011 (pp.141 à 156).


Négociation avec l’Iran : vu dans la boule de cristal

Mercredi dernier 5 novembre, John Kerry est venu voir à Paris Laurent Fabius, manifestement pour répondre à ses questions sur le « document-cadre » récemment présenté par les Américains aux Iraniens «en vue de répondre à leurs besoins énergétiques pacifiques ». Deux jours auparavant, Barack Obama, au cours d’une conférence de presse, avait fait allusion à ce document qui doit beaucoup ressembler à un avant-projet d’accord. Fort probablement, Kerry a aussi demandé à Fabius son aide pour obtenir, au rythme opportun, la suspension ou la levée des sanctions de l’Union européenne à l’égard de l’Iran. Mais le motif principal de son déplacement a été de s’assurer que le ministre français ne renouvellerait pas son esclandre du 9 novembre 2013 à Genève, lorsqu’il avait publiquement qualifié de « marché de dupes » le projet d’accord négocié entre Américains et Iraniens qui venait d’être découvert par les autres membres du groupe P5+1 (membres permanents du Conseil de Sécurité plus l’Allemagne). Cette fois-ci, Kerry ne prend aucun risque et tient soigneusement au courant son homologue français des derniers développements de la négociation entre Iran et Amérique.

Vendredi 7 novembre, Catherine Ashton a de son côté réuni à Vienne les directeurs politiques du groupe P5+1 pour un tour d’horizon des récents contacts des uns et des autres avec les Iraniens. A nouveau, il s’est agi de vérifier que chacun disposait du même niveau d’informations et était bien d’accord sur la dernière tournure des évènements.

Hier samedi 8 novembre, John Kerry et Sergei Lavrov ont eu un entretien bilatéral à l’occasion de la réunion à Pékin de la réunion du forum de l’APEC (coopération économique Asie-Pacifique). Kerry a sans aucun doute voulu vérifier une dernière fois que la Russie était prête à accepter pour un temps sur son sol et à incorporer dans des éléments combustibles destinés au réacteur de Bouchehr l’essentiel de l’uranium légèrement enrichi produit par les Iraniens. Cette opération doit permettre de rallonger le fameux « breakout time », ou temps de course à la bombe, nécessaire pour accumuler assez d’uranium enrichi pour la confection d’un premier engin nucléaire. Elle doit en conséquence mieux faire accepter au Congrès américain et au gouvernement israélien la présence sur le sol iranien de quelques milliers de centrifugeuses. Kerry est conscient du fait que la pleine coopération des Russes sur ce point est cruciale pour parvenir à un accord, et, là encore, ne veut prendre aucun risque.

Ainsi couvert sur ses arrières après ses entretiens avec Fabius et Lavrov, Kerry peut rencontrer aujourd’hui dimanche 9 novembre à Oman son homologue iranien, Mohammad Javad Zarif, pour deux jours d’entretiens en compagnie de Catherine Ashton. Ceci devrait permettre d’arrêter tous les paramètres du prochain « Plan global d’action ». L’accord de Lavrov étant acquis sur le transfert et le traitement de l’uranium légèrement enrichi iranien, le nombre de centrifuges dont l’activité serait autorisée dans les années à venir ne devrait plus poser grand problème. Le dernier obstacle concernerait alors le calendrier de suspension et de levée des sanctions. Après sa conversation avec Fabius, et avec l’appui de Catherine Ashton, Kerry devrait être en mesure de mettre en valeur la disposition de l’Union européenne à lever ou à suspendre à délai assez rapproché un ensemble significatif de ses propres sanctions. Quant aux sanctions américaines, il ne lui sera pas difficile de convaincre son interlocuteur que la seule solution réaliste, s’il veut conclure, comme il le dit, sans plus tarder, est d’accepter le principe d’un accord qui n’aurait pas besoin de la ratification du Congrès. Le Président américain agirait alors par décrets et, autant que nécessaire, par exemptions (« waivers ») aux sanctions votées par le Congrès. Les choses iraient ainsi jusqu’à la fin de son mandat, Obama laissant à son successeur la responsabilité de proposer au Congrès de lever ses sanctions contre l’Iran. Kerry pourra plaider que si l’accord a été entre temps fidèlement appliqué à la satisfaction des deux parties, il sera pratiquement impossible à quelque président et quelque Congrès que ce soit de détruire un tel acquis et de prendre le risque d’un saut dans l’inconnu.


Dans la foulée de cette rencontre trilatérale une rencontre est prévue à Oman au niveau des directeurs politiques entre l’Iran et le groupe P5+1. Elle doit permettre de tirer les conclusions de la rencontre ministérielle venant de s’achever et de collationner tous les éléments de l’accord final. Après un délai d’une semaine laissant aux négociateurs le temps de consulter leurs capitales respectives et d’informer autant que de besoin les observateurs intéressés au premier chef : Directeur général de l’AIEA, Secrétaire général de l’ONU, Arabie Saoudite, Israël… les membres du P5+1 et l’Iran prévoient de se retrouver à Vienne le 18 novembre, juste une semaine avant la date-butoir du 24 novembre fixée à la négociation. Ce temps devrait suffire à procéder aux derniers réglages du « Plan global d’action ». Les négociateurs pourront alors inviter leurs sept ministres des affaires étrangères, plus Catherine Ashton, à rallier Vienne pour procéder – enfin ! – à la signature de l’accord.

(version française de l'article paru sur le site Lobelog : http://www.lobelog.com/iran-nuclear-talks-reading-the-tea-leaves/) 

jeudi 2 octobre 2014

Minorités du monde 6. Les Eskimos du cercle arctique

Les Eskimos sont les descendants de populations semi-nomades de chasseurs-pêcheurs rattachées au rameau mongol, venues au fil des millénaires de Sibérie orientale en traversant le détroit de Behring à la recherche de gibier. Ils se répartissent en deux branches linguistiques principales : les Inuits, soit environ 100.000 personnes à peu près également établies entre le nord de l’Alaska, le Grand nord canadien, et le Groenland danois, et les Yupiks, population d’une vingtaine de milliers de personnes installées au sud de l’Alaska et pour quelques-unes encore en Sibérie. L’on peut encore y ajouter les quelque 2.000 autochtones des Îles aléoutiennes.

Les Eskimos subissent aux Temps modernes le sort de la plupart des populations aborigènes au contact des colonisateurs : décimation par les maladies importées, notamment la variole et la tuberculose, ravages de l’alcool, sédentarisation forcée et lente destruction des modes de vie traditionnels sous la pression des commerçants, des administrateurs et des missionnaires. La Compagnie de la Baie d’Hudson, fondée à Londres en 1670, qui contrôle en particulier le commerce des fourrures dans tout l’ouest canadien et américain, joue un rôle important dans ce processus.

Au cours du XXème siècle, une lente prise de conscience s’opère quant au sort des Eskimos. Le film de Robert Flaherty, « Nanouk l’Esquimau » tourné au début des années 1920 dans le Grand nord canadien, est le premier grand documentaire de l’histoire du cinéma. En I955, l’ethnologue français Jean Malaurie publie « les derniers rois de Thulé » après plusieurs séjours en immersion totale dans des villages inuits du nord du Groenland. Ces deux hymnes à la survie de l’homme en milieu hostile et au respect de la nature contribuent à l’éveil de la sympathie du public envers les Eskimos.

Au Canada, après des décennies de querelles entre le gouvernement fédéral et les provinces, notamment le Québec, sur la gestion des peuples autochtones, marquées par des entreprises brouillonnes de délocalisations et de relocalisations, un territoire fédéral, le Nunavut (« notre terre »), est créé en 1999 comme pays des Inuits. D’une superficie de 2 millions de kilomètres carrés, il couvre l’ouest et le nord de la Baie d’Hudson. Sa capitale, Iqaluit (« les poissons »), située au sud de la Terre de Baffin, compte 7.000 habitants, dont 60% d’Inuits. L’ensemble du territoire regroupe 35.000 habitants.

En Alaska, Inuits et Yupiks sont d’abord traités à l’instar des populations amérindiennes des États-Unis. En 1971, le Congrès américain leur verse en compensation des malheurs infligés une indemnité d’un milliard de dollars et leur remet la propriété d’environ 178.000 kilomètres carrés (soit le dixième de la superficie totale de l’Alaska). Les ressources de ces territoires sont gérées par des sociétés dont les Eskimos sont au départ les seuls actionnaires. Ceci n’a pas éteint leurs revendications, souvent liées à la découverte en 1968 de très importantes réserves de pétrole dans l’extrême-nord de l’Alaska. Si leur sort s’est amélioré, ils se situent toujours dans les catégories les plus défavorisées de la population américaine.


Quant au Groenland et ses Inuits, après une longue période de statut colonial, il est rattaché en 1950 au Danemark comme territoire autonome. Cette autonomie s’est consolidée au fil des années, tandis que s’étendaient les bienfaits de la social-démocratie. Ses 56.000 habitants, dont 88% d’Inuit, pour partie métissés, disposent d’un parlement de 31 membres, d’un gouvernement, d’une capitale de 16.000 habitants, Nuuk (« le cap »), d’un drapeau et d’un hymne national. Conformément à la volonté de ses habitants, désireux de protéger leurs ressources de chasse et de pêche, le Groenland n’appartient pas à l’Union européenne. Le gouvernement central danois n’y exerce plus de responsabilités que pour les affaires étrangères et la défense. Le Groenland pourrait un jour s’orienter vers la pleine indépendance. Les Inuits seraient alors enfin les citoyens d’un pays souverain où ils seraient majoritaires.

samedi 23 août 2014

L’Irak n’est pas mort, il peut sortir plus fort de la crise actuelle

Les spéculations vont bon train en ce moment à propos de l’émergence d’entités nouvelles : kurde, chiite, sunnite, sur les ruines de l’Irak, État somme toute artificiel puisque né d’un découpage de l’empire ottoman au profit de deux puissances coloniales, la France et l’Angleterre.

C’est négliger la force du fait national, qui parvient à prendre racine sur les terrains les plus improbables, dès que les sociétés concernées accèdent à la modernité. Certes, l’époque contemporaine a connu le démantèlement de la Yougoslavie, mais il est le fait de la résilience de plus vieilles nations qu’elle, Croate et Serbe. Rien de tel en Irak, même chez les Kurdes, qui, avec leurs frères turcs, syriens et iraniens, peuvent être qualifiés de proto-nation, mais dont l’unité virtuelle reste traversée d’importantes fractures tribales et linguistiques.

C’est négliger aussi la force du fait démocratique que l’on voit à l’œuvre à Bagdad. Pour la quatrième fois, le peuple irakien s’est exprimé dans des élections législatives, d’abord pour élire une assemblée constituante en janvier 2005, puis pour élire son parlement en décembre 2005, en 2010 et 2014, en privilégiant chaque fois un peu plus les hommes et les programmes au détriment des réflexes communautaires. La constitution a été respectée pour la formation des gouvernements qui se sont succédés, elle l’a été cette fois-ci encore avec, comme prévu, l’élection du président du parlement, puis l’élection du président de la République, enfin la désignation par ce dernier d’une personnalité chargée de former un gouvernement. Le Premier ministre sortant s’est incliné sous l’effet d’une dynamique parlementaire et d’opinion, appuyée par la communauté internationale. Le fait démocratique l’a donc clairement emporté. Il appartient désormais au paysage irakien.

Et le futur Premier ministre sait qu’il ne parviendra à gouverner qu’en recréant de la cohésion et du respect mutuel entre les trois grandes communautés formant le tissu de l’Irak : Arabes chiites, Arabes sunnites, et Kurdes. Les principaux leaders spirituels et politiques de la communauté chiite, majoritaire dans le pays, ont compris que le temps de la revanche sur une longue période d’oppression devait prendre fin. La réintégration des Sunnites dans le jeu électoral dont ils se sont jusqu’à présent tenu éloignés, une répartition équitable des responsabilités et des ressources, notamment pétrolières, entre les trois communautés, associée à une plus grande autonomie régionale et locale, sont la clef du succès.

Certes, l’on voit bien aussi à l’œuvre les dynamiques centrifuges qui pourraient conduire au démantèlement de l’Irak : tentation d’indépendance des Kurdes, et menace de« l’État islamique », implanté dans l’ouest sunnite du pays après avoir conquis une partie de la Syrie.

Pour « l’État islamique », il y a de bonnes chances qu’il ne soit qu’un phénomène éphémère, tant il prend à rebours tout processus d’insertion durable dans son environnement. S’il rappelle quelque précédent, ce serait celui du mouvement millénariste du Mahdi ayant prospéré au Soudan dans les années 1880, avant d’être éliminé en 1898 par les troupes du général Kitchener. Si ce mouvement a tenu presque vingt ans, c’est en raison de l’absence sur place d’un contre-modèle en forme d’État et de l’indifférence des puissances tutélaires de la région. Rien de tel aujourd’hui en Irak. En revanche, pour ce qui concerne l’emprise de« l’État islamique » sur la Syrie, elle sera difficile à éradiquer tant que sera acceptée l’anarchie actuelle.

Pour les Kurdes, l’indépendance pourrait être convaincante si le nouvel État et les frontières qu’il revendique étaient volontiers reconnus par ses voisins. L’on est loin du compte, et cela est vrai aussi des frontières qui devraient être tracées entre Arabes sunnites et chiites. Elles ne pourraient d’ailleurs être consolidées sans de lourdes « épurations ethniques ». Ceci sans même parler de la dévolution de Bagdad, à laquelle Sunnites et Chiites sont également attachés. Et puis, ce qui pourrait être le pays des Sunnites est un pays ingrat, désertique, de faibles ressources, dont le seul atout serait son contrôle en amont des eaux du Tigre et de l’Euphrate. Il a en fait besoin pour survivre de la solidarité des autres, et notamment des Chiites, sur les terres desquels se trouve le principal des ressources pétrolières.


Rien n’est sûr encore quant au redressement du pays, mais l’on assiste déjà à de petits miracles comme la coopération des Peshmergas kurdes et de l’armée gouvernementale tenue par les Chiites pour venir au secours des minorités chrétienne, yazidi, turkmène, persécutées par « l’État islamique », ou encore pour reprendre le contrôle du barrage de Mossoul. Surprise aussi de voir la France, qui refusait naguère obstinément de voir l’Iran participer à la conférence de Genève sur la Syrie, l’inviter nommément, par la voix de Laurent Fabius, à rejoindre une coalition internationale contre les jihadistes de « l’État islamique ». Sans doute sera-t-il invité à la conférence envisagée par François Hollande sur la sécurité de l’Irak. Miracle enfin de voir les États-Unis, l’Iran et l’Arabie saoudite, que tout opposait, se retrouver ensemble pour apporter leur soutien au Premier ministre désigné, Haïdar el Abadi, et au-delà de sa personne, à la formation d’un gouvernement d’unité nationale. Ces mouvements sont de bon augure. S’ils débouchaient sur des résultats positifs, ils pourraient avoir des effets bien plus larges que sur le seul Irak. C’est la Syrie, c’est le Moyen-Orient qui pourraient en bénéficier.

(paru dans "le Figaro" du 23 août)