mercredi 28 mai 2008
petite chronique du Soudan
Bien sûr, en quelques jours l'on n'a pas tout compris. Mais on a eu au moins accès à un premier niveau de vérité, qu'il appartient ensuite d'approfondir. Car ces quelques jours, par l'air, la lumière, les odeurs et les couleurs, l'allure des rues, des maisons et des gens, vous font accéder, même brièvement, à une expérience globale, mobilisant tous les sens et tous les affects, à la différence de l'approche analytique de la lecture, ou même de l'approche fragmentée de la photo et du cinéma.
Et donc, quand on a eu un tel contact, comme on voit tout de suite dans les récits, dans les romans où ce que l'on a visité apparaît, que l'auteur est vraiment allé à tel ou tel endroit, ou qu'il s'est simplement inspiré de récits de géographes et de voyageurs!
Tout ceci pour parler un peu du Soudan, où je viens de passer précisément cinq jours, d'ailleurs sans être sorti de Khartoum et de la ville voisine d'Omdurman, sur l'autre rive du Nil. Ceci sur la recommandation de l'ambassadrice, qui jugeait la campagne peu sûre à quelques jours des combats qui avaient conduit à la défaite dans les rues d'Omdourman d’une colonne de combattants du Mouvement pour la justice et l'égalité, de tendance islamiste, venue du Darfour à l’issue d’une chevauchée d’un millier de kilomètres.
C'est grâce au Nil d'ailleurs que les insurgés, montés sur des pick-up Toyota, n'ont pu atteindre le coeur du pouvoir à Khartoum, faute de parvenir à franchir les ponts qui les auraient conduits sur l’autre rive. Et c’est ainsi que nous avons pu visiter sur un grand terrain vague d’Omdurman l’exposition des dépouilles des vaincus : carcasses de véhicules calcinés, pour l’essentiel, fièrement présentées à la population locale par l’armée victorieuse.
En vrac, pour ceux qui seraient prêts à s'intéresser à ce pays lointain.
C'est d'abord, en superficie, le plus grand pays d'Afrique, cinq fois la France, juste un peu plus grand que le Congo ex-Zaïre. Il compte 40 millions d'habitants (15 millions en 1970), dont sept dans l'agglomération capitale (paraît-il la plus chaude du monde…).
C'est un pays où s'est joué au XIXème siècle, et où se joue encore, une sorte de "Grand jeu" entre puissances tutélaires de la région : Angleterre, France, Etats-Unis, Russie, et Chine aujourd'hui. Sans parler du rôle de l'Egypte, évidemment fort attentive à tout ce qui concerne le débit du Nil, question vitale pour elle. Grand jeu dont l'échiquier croise monde arabe et monde noir, Islam et chrétienté, pasteurs et sédentaires, anglophonie et francophonie. Grand jeu dont les enchères sont brusquement montées avec la découverte de pétrole en plein coeur du Soudan, entre Nord et Sud. Grand jeu dont il n'est pas exclu qu'il débouche un jour sur un éclatement du pays.
Côté Darfour, il n'est pas inutile de mettre l’actualité en perspective en se souvenant de l'histoire conflictuelle de cette province. Royaume indépendant jusqu’à la fin du XIXème siècle, rattaché seulement en 1899 au Soudan anglo-égyptien, et encore de façon fort théorique, puisque son Sultan se rallie à l’Empire Ottoman durant la Première guerre mondiale et se révolte contre les Anglais. Et avant la crise actuelle qui commence en 2003, il y avait déjà eu les durs affrontements des années 1983-1988, là encore sur fond de sécheresse et de famine.
Côté sud, l’on attend maintenant avec anxiété l’application de l’accord de 2005 entre Sud et Nord, qui prévoit un référendum d’autodétermination en 2011. Sera-t-il mieux appliqué que l’accord de paix de 1972, qui tentait de mettre fin à une guerre civile née dès 1955, à la veille de l’indépendance du Soudan ? Rappelons, là encore, l’ancienneté de la volonté d’autonomie sudiste, appuyée sur la politique anglaise qui avait donné dès 1919 un statut particulier aux provinces du Sud, chrétiennes et animistes, avec pour objectif avoué de les protéger des Arabes musulmans.
Et la communauté française dans tout cela? on la retrouve dans les ONG, dans les organisations internationales, mais aussi dans l'exploitation d'une mine d'or, dans le pétrole, à l'université, dans la recherche, en particulier dans l'archéologie où elle joue un rôle éminent. Il y a encore beaucoup à découvrir sur la Nubie, ce vaste pays lié à l'Egypte, qui lui a d'ailleurs donné une dynastie de pharaons noirs. Il y a, bien entendu, l'école française et les services de l'ambassade, sans oublier l'antenne de Juba, dans le grand Sud, où la diplomatie se fait sous la tente, et parfois dans la boue.
Loin de Fachoda, loin des armées du Mahdi qui régnèrent quinze ans sur le pays avant d’être défaites par Kitchener, loin de Gordon resté seul dans Khartoum assiégé pour ne pas abandonner ceux qui lui faisaient confiance, et tué à coups de lances sur le seuil de son modeste palais de torchis, nous voilà au centre culturel français. Bâtiment bien fatigué, moyens fort comptés, mais peu importe tant il est plein à toute heure d’une jeunesse avide d’apprendre, avide de se rencontrer, et de parler d’autre chose que des angoisses du présent. Et quand il annexe la rue qui le borde pour un grand concert en plein air, comme nous l’avons vécu lors de notre passage, là, c’est vraiment la fête !
samedi 10 mai 2008
Kant, Pompidou et quelques autres...
Kant
"Depuis le début de l'humanité, je ne crois pas qu'il y ait eu un seul acte motivé par le pur sentiment du devoir."
Pompidou
"Il ne suffit pas d'être un grand homme, encore faut-il l'être au bon moment."
Confucius
"Occupez-vous d'abord des hommes, ensuite du monde des esprits. Le Ciel peut attendre."
Boccace
"Il vaut mieux avoir fait, et regretter, que de ne pas avoir fait, et regretter."
Cocteau
"Paris, cette ville où l'on vous demande de tout faire, et où l'on vous insulte dès que vous faites quelque chose."
Bismarck
"S’il doit y avoir une révolution, mieux vaut la faire plutôt que d’en être victime."
A bientôt!
vendredi 2 mai 2008
Les mini-jupes de Kaboul
Cette oppression très réelle des femmes (qui s'étend d'ailleurs en Afghanistan bien au-delà de la seule zone contrôlée par les Talibans) justifie-t-elle, comme ont tenté de nous en convaincre récemment notre Président et notre Premier Ministre, l'intervention en cours? "Femmes martyrisées" a dit le Président à Bucarest. "En 1996, une femme afghane est condamnée à avoir le pouce tranché pour avoir porté du vernis" a rappelé le Premier Ministre à l'Assemblée nationale. Régime "moyen-âgeux" auquel nous n'avons rien à dire, a souligné le Président à la télévision. Nous nous battons pour des valeurs, a bien insisté le Premier Ministre, pas pour du pétrole. C'était déjà à peu près les arguments de Georges Marchais lorsqu'il justifiait l'intervention soviétique en Afghanistan par le "droit de cuissage" encore pratiqué par un "régime féodal".
En somme, et tout ce que nous avons récemment entendu y converge, nous ne sommes pas engagés dans une guerre, -c'est bien ce qu'a dit le Président de la République à la télévision- mais dans un combat civilisateur. Hélas, le discours répandu, jusque dans ses accents les plus martiaux -"est-ce qu'on se couche?"- se situe par un malheureux hasard dans le droit fil du discours colonialiste le plus éculé. Déjà la conquête de l'Algérie était une "pacification", "un combat pour la civilisation". Déjà la guerre d'Algérie, la deuxième, celle du XXème siècle, n'avait pas le droit d'être appelée une guerre. L'on combattait une poignée de rebelles tenant une population en otage. C'est exactement ce que Nicolas Sarkozy a expliqué à Hamid Karzai lorsqu'ils se sont retrouvés au sommet de l'OTAN : "nous faisons la guerre à une bande de terroristes qui qui ont pris le contrôle de votre pays, nous ne faisons pas la guerre aux Afghans."
Mais alors il faut aller jusqu'au bout du raisonnement. Mission civilisatrice? chiche, mais on ne "civilise" pas une population en quatre ou cinq ans. Du temps d'avant les Talibans, rappelait je ne sais qui avec une certaine nostalgie, l'on pouvait voir des mini-jupes à Kaboul. Si c'est l'accès à ce type de droit que nous visons, et pour toutes les femmes afghanes, il n'est plus possible de dire, comme le Président : "nous devons mettre le paquet, et ensuite rentrer chez nous". Organisons-nous pour rester là au moins une génération, et si possible deux ou trois. Mettons le paquet, pour parler comme notre Président, pour une colonisation, une vraie colonisation, comme au bon vieux temps.
jeudi 17 avril 2008
Donner tort à Malthus
La population mondiale a franchi en 2000 le cap des 6 milliards, et devrait atteindre les 7 milliards vers 2015. Dans les 25 dernières années elle a augmenté de 2,5 milliards d’habitants, chiffre de la population mondiale totale en 1950. Le cap du milliard d’habitants sur notre planète a sans doute été franchi vers 1830. Il a fallu un siècle pour le doubler. Malgré le ralentissement de la fécondité dans un nombre important de pays, il devrait y avoir à peu près 8 milliards d’habitants sur la terre en 2030 et près de 9 milliards en 2050.
Malthus prédisait que la population mondiale dépasserait les capacités agricoles de la planète au milieu du XIXème siècle. Il s’est lourdement trompé. Il a été répondu au défi de l’expansion démographique mondiale par l’expansion des surfaces cultivées, les progrès du machinisme, des engrais artificiels, puis de la génétique. Tout ceci a formé la « révolution verte » qui a permis, par exemple, à l’Inde de démentir les prédictions qui, au moment de son indépendance, lui annonçaient une irrémédiable famine dans les vingt années à venir. Il y a eu enfin les progrès de la conservation des denrées et du transport sur longue distance qui ont permis aux fermiers du Middle West ou aux éleveurs de poulets européens de nourrir à des prix défiant toute concurrence, et notamment la concurrence locale, les populations d’Afrique ou d’ailleurs. Ou encore aux pêcheurs du monde entier de venir ratisser de leurs chaluts les fonds côtiers de l’Afrique.
Mais la progression des rendements tendra à se ralentir, à l’image des records d’athlètes que l’on voit approcher de l’absolu physiologique. Et durant les trente dernières années la surface mondiale des terres arables est restée stable : autour de 1,5 milliards d’hectares. Si de nouvelles surfaces ont été dédiées à l’agriculture en Amérique latine et en Russie, cette expansion a été compensée par l’urbanisation de l’Europe et de l’Asie. Dans les dix dernières années, 8 millions d’hectares cultivés ont ainsi disparu en Chine, soit les deux tiers de toute la surface arable de l’Allemagne. Et l’urbanisation va évidemment s’étendre. Nous venons tout récemment de franchir le seuil de 50% de la population mondiale vivant dans des villes. En 1950, le chiffre n’était que de 30%. Tout ceci sans parler des effets, encore difficilement évaluables, du réchauffement climatique.
L’homme, on le sait, résout les problèmes au moment où ils se posent. Il est quand même étonnant que l’on n’ait pas vu plus vite celui-là approcher. La Banque mondiale, qui veille à s’entourer des meilleurs économistes du monde, vient d'avouer n'avoir consacré que 12% de ses prêts à des projets agricoles en 2007, contre 30% dans les années 1980. Et elle souligne que 4% seulement de toute l’aide publique au développement va aujourd’hui à l’agriculture. Ce qui ne l'empêche pas d'expliquer ensuite doctement aux pays en difficulté comment s'y prendre pour s'en sortir. Que d’étourderie chez de si beaux esprits ! A qui donc se fier ?
A ces données structurelles s’ajoute pour expliquer l’actuelle flambée des prix agricoles la vague spéculative sur les matières premières. En 2000, nous avons vécu l’affaissement boursier de la bulle internet. Le 11 Septembre a ajouté au marasme mondial. Fuyant la bourse, l’argent de la spéculation, gonflé des dollars créés par les déficits historiques américains, s’est dirigé vers l’immobilier. Las, celui-ci à son tour connaît la crise des subprimes : mille milliards de dollars partis en fumée…. Méfiance envers les valeurs boursières, méfiance envers la pierre, que reste-t-il ? les matières premières, bien sûr, l’or, les métaux, le pétrole, les produits agricoles, dont la pénurie alimente aujourd’hui la spéculation.
Phénomènes structurels et phénomènes conjoncturels se combinent donc aujourd’hui pour nourrir la crise. Ce ne sont pas les lois du marché qui vont permettre d'en traiter les racines. Comment mettre en place, aux échelles nationale, régionale, mondiale, des politiques volontaristes à la hauteur du défi? comment empêcher qu'avec l'approfondissement prévisible de la crise ne se développe, au moins dans les pays les plus touchés, la tentation de confier ces politiques volontaristes à des régimes autoritaires? Des bonnes réponses à ces questions dépend notre capacité à ne pas devoir donner, certes avec deux siècles de retard, raison à Malthus.
dimanche 6 avril 2008
petite lueur venue d'Iran
La presse iranienne vient de signaler que cette femme, Mokarrameh Ibrahimi, avait quitté la prison de Qazvin. Bien sûr, c'est une toute petite nouvelle. Bien sûr, ce n'est qu'une mince lueur dans une nuit profonde des droits de l'homme. Mais pour Mokarrameh, le pire a été évité.
Merci à ceux qui se sont mobilisés en cette occasion, en rappelant à l'Iran qu'il avait promis depuis déjà plusieurs années de ne plus mettre en oeuvre le supplice de la lapidation. Le message est passé. Ceci nous encourage à ne jamais baisser les bras.
jeudi 27 mars 2008
Réponse à "Nicolas, le Terrible et le Parti socialiste"
"D'accord avec ton message sur le discours de Sarkozy à Cherbourg, bien que je sois moins indulgent que toi à son égard. La seule mesure nouvelle qu'il ait annoncée est en effet la réduction du nombre d'avions et de têtes. Pour le reste, il s'est contenté de gommer quelques-unes des élucubrations les plus ridicules du discours de Chirac le 19 janvier 2006, telles que l'idée d'inclure l'approvisionnement en hydrocarbures parmi les intérêts relevant de la dissuasion nucléaire.
En particulier pour ce qui concerne le désarmement, il se borne à reprendre le discours le plus traditionnel : nous avons donné l'exemple, et maintenant nous ne bougerons plus avant que les autres aient fait les mêmes gestes que nous. Comme position de négociation, c'est de bonne guerre, et il serait peu avisé, me semble-t-il, de faire du désarmement unilatéral sans rien demander aux autres. Mais comme tu le soulignes, j'aurais aimé qu'il réponde à Gordon Brown et le soutienne. Je crains qu'il ne le fasse pas plus lors de sa visite à la reine.
Cela dit, je regrette aussi qu'il redonne un intérêt au TICE (traité d'interdiction complète des essais) et à la convention d'interdiction de la production de matières fissiles militaires, deux traités qui n'ont aucun intérêt pour personne. Exiger qu'ils soient ratifiés par les autres pays avant d'accepter de nouvelles mesures de désarmement revient à dire que l'on refuse toute nouvelle négociation, puisqu'on sait très bien que le Sénat américain ne les ratifiera pas.
En revanche, mille fois d'accord avec toi sur le silence du PS, mais on pourrait en dire autant s'agissant de l'envoi de nouvelles troupes en Afghanistan. Que vont-elles y faire? Combattre le terrorisme-international-équipé-d'armes-de- destruction-massive-et-de-missiles-balistiques? Ou essayer de reconstituer une société? Et dans ce cas, les militaires ne devraient-ils pas être accompagnés de spécialistes civils de toutes sortes, y compris des ingénieurs pour construire des infrastructures collectives, etc...
Dans ma naïveté, je pensais que la décision d'envoyer de nouvelles troupes nous donnait un moyen de négocier sur les objectifs et le calendrier de l'OTAN en Afghanistan. Espère-t-on autre chose qu'une nouvelle invitation à déjeûner avec Bush? Sur ce sujet aussi, le PS aurait pu dire des choses, d'autant qu'à ma connaissance, il n'y a pas eu le moindre débat au Parlement sur le sujet. Si le PS n'est pas capable de dire quoi que ce soit sur la présence de troupes françaises en Afghanistan, du moins aurait-il pu exposer sa conception de la démocratie."
lundi 24 mars 2008
Nicolas, le "Terrible" et le Parti socialiste
Dans le fil de mesures prises par ses prédécesseurs, il a ainsi annoncé que le nombre d'armes, de missiles et d'avions de la composante aérienne de notre force de dissuasion serait réduit d'un tiers. Le nombre d'avions tombera donc à quarante. Il précise que la force française sera alors dotée au total de moins de trois cents têtes nucléaires. Elle en avait à peu près sept cents à la fin de la Guerre froide.
Il a aussi lancé quelques initiatives en matière de contrôle des arsenaux et de désarmement : invitation d'inspecteurs internationaux à constater le démantèlement des sites français de production de matières fissiles militaires (Pierrelatte et Marcoule), invitation à toutes les puissances dotées de l'arme nucléaire à adhérer au traité d'interdiction complète des essais et à démanteler leurs sites d'essais, invitation aux cinq puissances nucléaires militaires reconnues par le Traité de non prolifération à mettre au point des mesures de transparence, appel à l'élaboration d'un traité mettant fin à la production de matières fissiles militaires et moratoire immédiat sur leur production. D'autres idées ont été également lancées en matière de désarmement balistique.
Il faut sur ces différents points décerner à notre président un satisfecit, même si l'élève Sarkozy peut mieux faire. Dommage qu'il n'ait pas osé rejoindre Gordon Brown, qui s'est formellement engagé à faire ses meilleurs efforts pour présenter à la prochaine conférence d'examen du Traité de non prolifération nucléaire, en 2010, un dispositif de contrôle mutuel des arsenaux nucléaires ayant comme objectif affiché de parvenir un jour à leur démantèlement complet.
Non, ce qui est un peu triste en cette affaire c'est le silence de la gauche française, et notamment du Parti socialiste. Pourquoi, depuis qu'il est dans l'opposition, et notamment depuis l'arrivée de Nicolas Sarkozy, n'a-t-il pas présenté sa propre vision des choses? Où est passé le souvenir de sa longue tradition de soutien au désarmement? Où sont ses dirigeants et ses experts? Pourquoi n'avoir pas devancé les propositions de notre président alors que chacun savait qu'il allait prendre la parole sur ces affaires? Serions-nous à ce point satisfaits de nos victoires locales que nous ayons perdu toute ambition d'avoir des idées novatrices sur de grands sujets?
mardi 18 mars 2008
Les États malins dans la mondialisation
On a déjà vu dans la seconde moitié du XXème siècle comment les États d'Asie, Japon et Corée du Sud en tête, ont appuyé leur développement sur la protection féroce de leurs marchés intérieurs, tout ceci dans le non-dit d'ailleurs, puisqu'ils n'ont jamais mis en cause les règles d'ouverture à la concurrence prônées dans les vertueuses enceintes internationales. On voit encore aujourd'hui comment les pays les plus développés, États-Unis, Europe, Australie, protègent leurs agricultures, quitte à inonder le monde de surproductions entrant en concurrence avec les productions locales.
On a vu que les États qui ont le mieux résisté à l'éclatement de la bulle financière asiatique de la fin des années 1990 sont ceux qui ont pris soin d'ignorer les injonctions du FMI. A juste titre, puisque le FMI a reconnu, des années plus tard, qu'il avait prodigué en cette circonstance de mauvais conseils.
De même le catéchisme néo-libéral de la Banque mondiale, appuyé sur l'idéal de l'Etat minimum et la méthodologie des "ajustements structurels", a produit en Afrique des désastres économiques, par exemple avec le démantèlement de filières nationales de production cotonnière. Sur le plan social, on a vu aussi les conséquences négatives de l'affaiblissement des systèmes nationaux d'éducation sous l'effet du "dégraissage" des effectifs. Là encore, la Banque mondiale a fait acte de repentance, mais un peu tard...
Ceci ne veut pas dire que protectionnisme et socialisme sont la garantie du développement. Le protectionnisme, quand il sert les intérêts d'oligarchies mondialisées, comme on les trouve en Amérique latine ou en Afrique, crée des niches de confort qui n'apportent rien au pays, bien au contraire. Quant au socialisme, quand il n'est que l'habillage de régimes populistes et autoritaires, il plombe lui aussi les chances de développement.
Non, tout démontre que les "success stories" du développement partent de l'analyse lucide des atouts et des handicaps d'un pays, puis de la définition de stratégies ad hoc, sans se laisser influencer par les bons apôtres extérieurs. Cet atout peut être ici une population industrieuse, ailleurs l'abondance de telle ou telle matière première ou source d'énergie, ailleurs encore le soleil et les plages qui permettront d'attirer les touristes, ou même le bon emplacement sur la carte du déplacement des gens et des marchandises. C'est en somme l'exploitation raisonnée du différentiel d'un pays donné dans le jeu mondial de la concurrence ou simplement, comme l'aurait dit Adam Smith, de la division du travail. C'est enfin la distribution astucieuse des fruits de la croissance, en vue d'injecter juste assez de prospérité parmi le plus grand nombre, tout en facilitant les nouveaux investissements, gages des résultats futurs.
Il y a quelques années, le discours à la mode portait sur l'affaiblissement des Etats face à la montée sur la scène internationale d'acteurs non-étatiques, des maffias aux ONG, en passant par les entreprises terroristes, mais aussi les régions et les territoires, dont la fédération devait en particulier construire l'Europe débonnaire du futur. Aujourd'hui, les Etats se trouvent plus que jamais au devant de la scène. Plus que jamais, notre avenir dépend d'eux. Simplement, leur caractère de droit divin, ou, ce qui est à peu près la même chose, leur sacralité historique, s'atténue au profit d'une logique de concurrence. Comme de vulgaires entreprises, ils sont jugés au résultat.
samedi 8 mars 2008
Byzance, le capitalisme financier et les téléphones portables
La façon dont le nouveau capitalisme financier a détruit le tissu économique et social qui a fait la force de l'Europe, et notamment une classe ouvrière profondément attachée à ses entreprises, rappelle très fortement la façon dont les paysans de Byzance ont été arrachés à leurs terres. Là aussi, chacun constate le résultat produit, se lamente de la fragilisation de nos nations et de nos sociétés , mais sans que personne ait pu mettre fin au phénomène. Les forces à l'oeuvre paraissent dépasser infiniment la capacité d'action de quiconque.
Avant cette désagrégation de la classe ouvrière, il y avait déjà eu la désagrégation du monde paysan dans l'ouest de l'Europe depuis la fin de la deuxième guerre mondiale. Car c'était cela aussi, les "Trente glorieuses".
Assez curieusement, le bloc soviétique avait protégé de ces évolutions, par une sorte de glaciation, les pays qu'il recouvrait. Dans les années 1990 encore, la campagne polonaise ou la campagne roumaine était à peu près aussi peuplée qu'au Moyen-Âge, et présentait des tableaux dignes des Riches Heures du Duc de Berry. Je me souviens d'avoir demandé en Hongrie à un couple de paysans qui m'avaient fait entrer avec ma femme dans leur maison combien d'hectares ils cultivaient. "Deux...". "Mais c'est très peu!" disais-je. "Pas du tout" répondaient-ils, "cela nous donne déjà beaucoup de travail". Et de fait, leur intérieur, la table à laquelle ils nous avaient invités, respiraient une toute petite mais honnête aisance. Un immense dégel a dû déjà commencé à emporter tout ceci.
Dans notre monde déstructuré, chacun se présente de plus en plus comme un entrepreneur individuel, employeur de sa force de travail, s'efforçant de survivre en gérant au mieux son employabilité. Et la principale force de cohésion de l'ensemble, c'est l'échange. Il suffit pour s'en rendre compte de regarder les réclames à la télé, où la marchandise qui vampirise ceux qui l'acquièrent paraît bien plus vivante que les acteurs-marionnettes qui s'y agitent pour pousser à la consommer.
L'échange devient donc le porteur du réel, et les personnes tendent à n'être plus que des terminaux ou des relais du monde de la communication. Dans ce monde nouveau, celui qui n'est plus irrigué en permanence par ce flux s'étiole et et disparaît, frappé par une sorte de mort civile. C'est ce qu'on verrait très vite si l'on pouvait faire tomber en panne d'un seul coup les téléviseurs, les ordinateurs branchés sur internet et tous les téléphones portables.
jeudi 28 février 2008
Du philosophe, du portefaix, de l'épagneul et du bouledogue
Le style est d'une clarté et d'une densité admirables, et le fond d'une belle lucidité sur la condition humaine. Je ne résiste pas au plaisir de vous faire partager ce passage :
"La différence des talents naturels entre individus est, en réalité, beaucoup moindre que la perception que nous en avons. Et les aptitudes très différentes qui semblent distinguer les gens de différentes professions, lorsqu'ils ont atteint leur maturité, est en de nombreux cas non pas tant la cause que l'effet de la division du travail.
La différence entre des types humains aussi dissemblables qu'un philosophe et un portefaix, par exemple, semble bien émerger non pas tant de la nature que des habitudes, des coutumes et de l'éducation. Lorsque l'un et l'autre sont venus au monde, pour les six ou huit premières années leur existence, ils étaient peut-être très semblables, et ni leurs parents ni leurs compagnons de jeux n'auraient pu distinguer de notable différence entre eux. A compter de cet âge, ou peu après, les voilà occupés par de très différentes activités. L'on commence alors à voir apparaître la différence des talents. Cette différence s'élargit par degrés jusqu'à ce que la vanité du philosophe l'amène à ne plus se reconnaître que quelques rares ressemblances avec l'autre.
Mais sans la disposition humaine à transporter, faire du troc, échanger, chaque homme devrait se procurer par lui-même toutes les nécessités et commodités de la vie. Tous auraient les mêmes tâches à accomplir , le même travail à faire, et il n'y aurait plus ces différences d'emploi qui seules autorisent les grandes différences de talent à se déployer.
Et cette disposition qui fait naître ces différences de talents si remarquables entre gens de différentes professions est la même qui rend ces différences utiles. Beaucoup de races d'animaux reconnus comme appartenant à la même espèce sont dotées par la nature de caractéristiques bien plus différenciées que celles que l'on voit entre les hommes avant l'intervention des coutumes et de l'éducation.
Par nature, un philosophe, en termes de talents et de capacités, n'est pas à moitié aussi distant d'un portefaix qu'un lévrier d'un épagneul, ou ce dernier d'un chien de berger. Mais ces différentes races d'animaux, pourtant tous de la même espèce, ne sont que peu utiles l'une à l'autre. La force du dogue ne tire aucun profit de la rapidité du lévrier, de l'intelligence de l'épagneul, ou de de la docilité du chien de berger. Les effets de ces différents talents et capacités, faute de la capacité ou de la disposition à échanger, ne peuvent se cumuler en un capital commun, et ne contribuent en aucune façon à améliorer les nécessités et commodités dont pourrait disposer l'espèce. Chaque animal est toujours obligé de se soutenir et de se défendre par lui-même, séparément et indépendamment, et ne tire aucun avantage de cette variété de talents dont son espèce à été dotée par la nature.
Entre les hommes au contraire, les talents les plus éloignés les uns des autres sont utiles l'un à l'autre. Les différents produits de leurs talents respectifs étant réunis en un capital commun par leur capacité générale à transporter, à faire du troc, à échanger, tout homme a une chance d'acquérir au moins une part du produit du talent des autres hommes".