Une semaine de séjour, de longues conversations avec de fins connaisseurs de la région (notamment notre ami Georges Lefeuvre) et la lecture d'une presse écrite abondante, de haute qualité et étonnamment libre, conduisent à la conviction que ce pays de 170 millions d'habitants aborde une tourmente qui pourrait être l'une des pires de son histoire.
Le général-président Musharraf a récemment dissous la Cour suprême qui menaçait de le priver de son poste, et proclamé l'état d'urgence au nom de la lutte contre le terrorisme. La société civile a mal réagi à ce qu'elle considère comme l'instauration de la loi martiale, et Benazir Bhutto a pris la tête des protestations contre cette décision, en réclamant la tenue des élections législatives prévues pour le début de l'année prochaine. Les Etats-Unis, l'Europe, le Commonwealth font pression dans le même sens au nom de la défense des droits de l'Homme et de la démocratie.
Mais le retour à l'ordre et au calendrier constitutionnels n'a rien en soi de rassurant. Il rendrait en effet probable le retour de Benazir, icône en Occident, mais lourdement discréditée dans son pays par sa pratique clanique et corruptrice du pouvoir. Il paraît surtout douteux qu'elle puisse avec son parti, ou même en coalition avec d'autres qui ont, comme le sien, si souvent cédé aux Islamistes, faire face à la montée de l'insurrection talibane qui menace l'Etat pakistanais dans son existence même.
Car le Pakistan, en un effet de dominos, se trouve aujourd'hui déstabilisé par la persistance de la crise afghane. L'intervention américaine a en effet redonné à Ben Laden et à ses "Arabes", éléments importés dont la greffe n'avait pas vraiment pris du temps de la lutte nationale contre les Soviétiques, une nouvelle chance de créer le lien entre un jihad local, résistance séculaire des populations pachtounes contre tout envahisseur, et un jihad global. Ce jihad global qui cherche toutes les occasions, de la Tchétchénie à l'Irak, pour recréer, en opposition à la mondialisation déstructurante conduite par l'Occident, le Califat des origines, la grande communauté des Croyants.
Les Pachtounes, rappelons-le, forment à peu près la moitié de la population de l'Afghanistan, mais sont au moins deux fois plus nombreux dans la zone Nord-Ouest du Pakistan. Pour eux, la frontière qui les sépare n'a aucun sens, elle ne devrait donc pas exister. Et les Islamistes réfugiés dans ce sanctuaire de montagnes s'associent désormais à cette aspiration pour détruire le Pakistan en tant qu'Etat. La proie est autrement plus appétissante que le maigre Afghanistan. C'est certainement pour eux un but en soi, désormais prioritaire. Et ce serait d'ailleurs le meilleur biais pour déloger les Occidentaux de Kaboul et faire tomber le régime qu'ils soutiennent.
Les militants pachtounes, ou Talibans, mènent en ce moment l'offensive pour étendre leur contrôle à toute la zone du Pakistan où leur communauté est majoritaire. Les derniers combats, où ils affrontaient des supplétifs pachtounes comme eux, donc faiblement motivés, leur ont laissé l'avantage du terrain. L'armée régulière se voit obligée de monter au front. Elle est composée majoritairement de Penjabis, ce qui risque d'exacerber les tensions inter-communautaires. Elle n'est pas formée à la contre-guerilla. Il n'est donc pas certain qu'elle fasse beaucoup mieux que toutes les armées du monde qui ont eu à affronter les Pachtounes sur leur territoire.
La mouvance islamiste où se rejoignent un solide fond pakistanais, mais aussi des Tchétchènes, des Ouzbeks et, bien sûr, les Arabes de Ben Laden, soutient cette offensive en portant le fer bien au-delà de la région pachtoune, dans l'ensemble du pays. Ce sont les attentats suicides comme celui de Karachi (140 morts) qui a marqué le retour d'exil de Benazir. C'est aussi la transformation spectaculaire de la Mosquée rouge d'Islamabad en fort retranché, qu'il a fallu réduire par de sanglants combats.
L'on discerne ici la stratégie bien connue qui vise à ajouter au combat frontal la démoralisation de l'arrière : meilleure façon de faire perdre à leur tour le moral aux troupes de première ligne. Or les Américains, dont les trois quarts de l'approvisionnement destiné à leurs troupes en Afghanistan passent par le Pakistan, ne peuvent tolérer l'effondrement de cet Etat. Et ils ne peuvent tolérer qu'un pays doté de l'arme nucléaire tombe entre les mains de fondamentalistes musulmans.
La scène est donc dressée pour une pénétration de l'armée américaine au Pakistan, en appui à l'armée nationale. Bush peut y voir l'occasion de jouer son va-tout avant de quitter la Maison blanche. Avec un peu de chance, il pourrait en effet remporter des succès au moins provisoires et qui sait, mort ou vif, capturer Ben Laden. L'armée pakistanaise, inquiète du défi des Talibans, fait de son côté passer le message qu'elle pourrait enfin accepter la coopération opérationnelle de l'armée américaine.
Mais il y a dans tout cela une part de fuite en avant. Comment l'opinion pakistanaise prendra-t-elle la présence américaine sur son sol? Talibans et Islamistes s'en trouveront-ils légitimés dans leur combat, verront-ils affluer de nouveaux adeptes? Comment par ailleurs combiner les impératifs de la lutte contre le terrorisme et la consolidation de la démocratie? et si l'Amérique en profitait pour à peu près au même moment frapper l'Iran? Alors de l'Euphrate à l'Indus, là où s'était joué le "grand jeu" d'Alexandre, l'on pourrait en 2008 voir monter les flammes d'une large zone de crise.
jeudi 15 novembre 2007
carnets de voyage : le Pakistan dans la tourmente
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1 commentaire:
J'ai beaucoup apprécié ton analyse de ton dernier carnet de voyage Pakistan dans la tourmente. On sent, sous ta plume, combien dans tes fonctions diplomatiques tu as dû adresser de tels rapports.
Je diffère juste sur un point. Je ne pense pas que l'Amérique va faire quelque chose de nouveau au point de vue militaire dans cette région. Toutes les guerres lancées par ce pays le furent dans l'optique de la réélection présidentielle suivante. Bush père l'ayant faite trop tôt
(son invasion du Koweit/Irak) en perdit le bénéfice. Le Bush actuel,
mieux conseillé, attaqua au bon moment l'Irak pour se faire
réélire sans problème. Maintenant qu'il s'en va la situation au Pakistan, en Irak ou ailleurs lui est bien égale. Il laissera les gens mourir dans des régions lointaines, pour des causes que la plupart ignorent, avant de quitter la Maison Blanche en laissant une large traînée de sang, dont il
n'a rien à faire - tout comme ses prédécesseurs - d'autre part.
Avec toutes mes amitiés.
Claude Girault
Dana Point, Californie
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