dimanche 15 avril 2012

"Neuf valises"

Il est difficile de trouver un nom à l'innommable. "Holocauste" se réfère à un rite expiatoire, "Shoah", en se répandant, a été partiellement instrumentalisé. L'on serait tenté de voler leur langage aux Nazis en écrivant "la Solution finale", de la même façon que l'on dit "la Nuit de Cristal" ou "la Nuit des longs couteaux". Mais la formule porte en soi trop de douleur et de scandale pour être utilisée autrement qu'entre guillemets. Parlons donc, factuellement, de l'extermination des Juifs d'Europe pendant la Deuxième guerre mondiale.

Grâce à mon ami René Roudaut, ancien ambassadeur de France à Budapest, je viens de découvrir un livre qui couronne à mes yeux les témoignages qui m'ont le plus marqué sur cette histoire et sur l'univers concentrationnaire. Il y a parmi eux le livre éponyme de David Rousset, paru en 1946, mais qui décrit pour l'essentiel ce qu'il a connu, à savoir Buchenwald, camp de travail forcé, entraînant souvent la mort, mais non camp voué aussi à l'extermination massive et systématique par les gaz. Il y a les mémoires de Rudolf Hoess, responsable de bloc à Dachau, puis adjoint au chef du camp de Sachsenhausen, enfin chef du camp d'Auschwitz-Birkenau, mémoires écrites au cours de sa détention avant sa condamnation à la pendaison par un tribunal polonais. Plongée dans le mystère du Mal : Hoess était destiné par ses parents à la prêtrise, son expérience de la Première guerre mondiale l'a conduit sur de tout autres chemins. Il y a, bien entendu, "Si c'est un homme" de Primo Levi. Il y a aussi les récits que j'ai entendus du Général Bertrand d'Astorg, mon ancien patron à Berlin, interné avec son père à Buchenwald, puis dans l'usine satellite souterraine de Dora, où se montaient les V2. D'Astorg a vu son père mourir dans ses bras. Il a vu aussi Wernher von Braun dans les couloirs de Dora, au milieu de la main-d'œuvre esclave. C'est pourquoi il a, bien plus tard, empêché que son nom soit donné à un aéroport de Berlin.

Il y a maintenant pour moi les "Neuf valises" de Béla Zsolt, intellectuel hongrois, journaliste, écrivain, militant politique progressiste, juif bien entendu. Il n'y parle pas de camps, sauf, brièvement, de Bergen-Belsen, à la fin de son récit interrompu par la maladie et son décès en 1949 à Budapest. Mais il a connu les antichambres de la mort : les bataillons de travail juifs envoyés sur le front de l'est, la prison politique à Budapest, le ghetto de Nagyvárad, aujourd'hui Oradea en Roumanie. Lui et sa femme en seront extraits in extremis grâce au groupe de Rezső Kasztner, entré en négociations avec les Nazis pour sauver la vie d'un maximum de Juifs. Kasztner sera assassiné plus tard en Israël par un extrémiste.

"Neuf Valises" est paru en feuilleton, entre 1946 et 1947, dans l'hebdomadaire politique fondé et dirigé par Zsolt. On ose à peine dire que ce livre est d'abord unique et fascinant par son humour. Par l'humour de Zsolt sur lui-même, car il ne s'épargne aucune introspection sur "la mollesse, l'indécision, la faiblesse patente, la générosité de façade" qui l'ont conduit là où il est. Il revient souvent sur les neuf valises bourrées par sa femme de vêtements et de colifichets dont celle-ci refuse absolument de se séparer lorsqu'ils se trouvent à Paris en 1939, ce qui les empêche de partir vers la Côte d'Azur ou vers l'Espagne, et les pousse à revenir à Budapest, seule destination acceptant les bagages accompagnés. C'était évidemment retourner dans la gueule du loup. Humour émanant de l'analyse acérée, combinant dérision et tendresse, de toute la gamme des comportements des victimes qui l'entourent. Humour enfin à l'égard de leurs bourreaux, où l'horreur se mêle au ridicule, sans oublier de signaler les éclairs d'entraide ou de compassion surgissant parfois au milieu cet enfer.

Deux grands récits s'entremêlent dans le livre. Celui-ci commence à l'été 1944 dans le ghetto de Nagyvárad, où se préparent les premiers convois vers Auschwitz, mais où s'entendent aussi les bombardements alliés et les nouvelles confuses de l'approche de l'Armée rouge. Puis vient, sous forme d'un long monologue du narrateur pendant une nuit sans sommeil, le retour sur sa vie dans les bataillons de travail juifs formés par le régime Horthy. Ceux-ci, affectés aux tâches les plus meurtrières, comme le déminage, finissent emportés par la déroute de l'armée hongroise à Voronej, au cœur de l'hiver 1942-1943. Zsolt, alors frappé de typhus, parvient à s'en sortir, notamment grâce aux secours spontanés des paysans ukrainiens qu'il croise sur sa route. Puis le récit rejoint le ghetto de Nagyvárad, d'où le narrateur et sa femme sont extraits juste avant leur départ vers Auschwitz grâce à de faux papiers fournis par des amis du réseau Kasztner. Vient enfin la comique épopée du voyage en train vers Budapest, dans le désordre causé par les bombardements alliés, en compagnie d'un groupe hétéroclite de voyageurs. Après quelques pages sur le camp de Bergen-Belsen, où le couple se retrouve dans le cadre d'une opération d'évacuation vers la Suisse conduite par le même réseau Kasztner, le livre, à notre grand regret, s'achève.

Voilà, la traduction française des "Neuf valises" est parue au Seuil en 2010. lisez ce livre, vous y croiserez des hommes (et des femmes, bien sûr), rien que des hommes, des hommes qui restent toujours des hommes, victimes comme bourreaux. Car les bourreaux ne sont pas des monstres, ce qui serait trop facile, et comme une invite à les exonérer de leurs crimes. Et les victimes ne sont pas parfaites non plus, ce qui les rend encore plus proches de nous. Nous sommes vraiment au cœur de la lutte entre mal et bien en un moment où le mal triomphe. Heureusement, malgré toute sa puissance, pas de façon définitive.

mardi 14 février 2012

Frappes israéliennes sur l'Iran : et après?

L'on parierait volontiers sur le fait qu'Israël ne bombardera pas l'Iran. Mais les scénarios échappant à tout contrôle sont souvent ceux que leurs auteurs se flattaient au départ de contrôler. Plaçons-nous donc dans l'hypothèse d'un bombardement.

Il nous est expliqué qu'il devrait avoir lieu sans plus tarder, car l'usine d'enrichissement de Fordo, profondément enterrée, est désormais opérationnelle. Les inspecteurs de l'AIEA l'ont d'ailleurs confirmé. Elle peut donc produire assez d'uranium hautement enrichi pour une ou deux bombes par an. Mais à moins de disposer d'armes capables de percer 90 mètres de terre et de béton, ou encore d'utiliser des armes nucléaires tactiques, il semble déjà trop tard pour détruire le cœur du site. L'on touchera les accès, qui devront être dégagés. Quant aux centrifugeuses, engins fragiles, elles subiront des dommages sérieux, ne serait-ce que sous le souffle et autres effets secondaires des explosions. Il faudra au moins plusieurs mois pour relancer l'usine. Délai significatif, mais non déterminant.

les installations de Natanz et d'Ispahan, situées pour l'essentiel en surface, subiront, elles, des dommages beaucoup plus radicaux. Les Iraniens seront alors plutôt confortés dans leur choix d'avoir enfoui sous terre au moins l'une de leur installations. Rappelons qu'on les menace depuis des années de frappes sur tous leurs sites nucléaires, tout en leur demandant de les garder à ciel ouvert, comme autant de chèvres au piquet.

Enfin, il faut espérer que le réacteur de Bouchehr sera épargné. Il est en effet déjà actif, et ne pose pas de problème de prolifération particulier. Une frappe risquerait de générer, certes à une échelle plus réduite, des conséquences du type Fukushima au bord de la mer fermée et dotée de nombreux riverains qu'est le Golfe persique.

Quant à la riposte de l'Iran, que peut-on imaginer? On le voit mal conduire des opérations de guerre classique, ou même la fermeture durable du détroit d'Ormouz, avec la faible armée dont il dispose sur terre, sur mer et dans les airs. Il peut lancer de son sol quelques dizaines de missiles, équipés de têtes non nucléaires, sur Israël. Ce sera un acte douloureux de vengeance, mais sans conséquences stratégiques. Il peut demander au Hezbollah de tirer les centaines, voire les milliers de missiles à courte à moyenne portée dont il l'a équipé depuis de la fin de la dernière guerre du Liban. Mais de la guerre qui s'ouvrirait, le Hezbollah pourrait bien sortir écrasé.

Restent les opérations de terreur sur les théâtres extérieurs, Europe, Amériques, conduites soit par l'Iran lui-même, soit par ses amis. Notons qu'il n'y a plus eu d'actions de ce genre depuis une quinzaine d'années. A l'exception, certes, de la récente tentative d'assassinat de l'ambassadeur d'Arabie saoudite à Washington. Mais l'instruction de cette affaire rocambolesque ne semble guère progresser. Le principal accusé a finalement refusé de plaider coupable. Le sujet intéresse moins à niveau politique, maintenant que les premières déclarations ont produit leur effet, avec notamment le vote d'une résolution condamnant sans attendre l'Iran à l'Assemblée générale des Nations Unies.

Il est enfin une sorte de vengeance possible de l'Iran dont on a peu parlé. Ce serait la décision de sortir du Traité de non-prolifération (TNP). Après tout, l'on aurait assisté au bombardement d'installations nucléaires toutes placées sous contrôle de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), et dans lesquelles aucun détournement de matière fissile n'a été constaté. Et ceci par un pays non membre du TNP et non contrôlé par l'AIEA, si la frappe venait d'Israël, ou encore par un pays membre du TNP, mais autorisé, lui, à conserver à un arsenal nucléaire échappant à tout contrôle, si les États-Unis étaient impliqués. L'Iran pourrait alors à bon droit faire valoir l'article 10 du TNP autorisant un État-membre à s'en retirer si "des événements extraordinaires, en rapport avec l'objet du traité, ont compromis les intérêts suprêmes de son pays."

Quelles seraient les conséquences juridiques d'un tel retrait? L'Iran ne serait pas délié de son devoir d'accueillir les inspections de l'AIEA sur ses installations nucléaires existantes, même détruites, car ses accords de garanties signés avec l'Agence sont indépendants de son appartenance, ou non, au TNP. Tout l'uranium traité dans ces installations, et dont l'AIEA tient une minutieuse comptabilité, resterait aussi indéfiniment sous contrôle de l'Agence, où qu'il se trouve sur le territoire iranien. En revanche, les installations que l'Iran déciderait de créer, et les matières fissiles nouvelles qu'il y introduirait, échapperaient, elles, à toute obligation de contrôle. Ces sites pourraient être enterrés, dispersés, ou encore aisément noyés dans le tissu urbain des villes. En l'absence d'inspections sur ces installations nouvelles, l'on perdrait une source précieuse d'information sur les activités nucléaires de l'Iran. Enfin, ce pays retrouverait juridiquement la liberté de fabriquer la bombe, comme le Pakistan, l'Inde, ou Israël.

Sur le plan politique, pourrait-on alors assister à une vague de retraits du TNP de la part de pays désireux de ne pas se retrouver impuissants face la menace iranienne, tels que l'Égypte, la Turquie, l'Arabie saoudite? C'est possible, sans être certain, car les États-Unis déploieraient tous leurs moyens pour convaincre ces pays de ne pas emprunter un tel chemin.

Poursuivons dans l'hypothèse d'un Iran sortant du TNP. Sauf à être définitivement écrasé ou à changer de régime, l'Iran, une fois débarrassé des contraintes du Traité, pourrait, après avoir pansé ses plaies, se doter d'une première bombe en deux ou trois années. Après l'avoir testée, il devrait ensuite travailler à la miniaturiser et la durcir pour pouvoir en doter ses missiles et donc disposer d'un arsenal crédible : encore au moins cinq à dix ans. Arriverait alors la grande question. L'Iran serait-il tenté de détruire Israël?

Comme le rappelait récemment dans "le Monde" Hossein Mousavian, diplomate iranien longtemps mêlé au dossier nucléaire, des frappes nucléaires sur Israël pourraient tuer autant de Palestiniens que de Juifs. Surtout si les missiles iraniens n'ont pas d'ici là nettement gagné en précision. Une terre que la République islamique considère comme sacrée se trouverait pour des siècles gravement polluée. Et bien entendu, la riposte inévitable d'Israël ou des États-Unis aurait des conséquences encore plus dramatiques sur l'Iran.

L'autre hypothèse plus vraisemblable est que, sous le parapluie nucléaire iranien, les ennemis d'Israël s'enhardissent, n'hésitent plus à le mettre en sérieuse difficulté. Mais l'Iran se trouverait alors l'otage de ses propres amis, qui pourraient, en multipliant les provocations contre l'État hébreu, l'entraîner dans une escalade nucléaire. Il n'est pas certain qu'il ait vraiment envie de s'engager sur cette pente, sachant fort bien, là encore, que pour au moins des décennies, les frappes qu'il pourrait subir seraient incomparablement plus meurtrières que celles qu'il pourrait infliger.

Restent les propos ignobles, et les menaces inacceptables des dirigeants iraniens à l'égard d'Israël. Tant que ceci persistera, Israël est en droit de s'inquiéter, et la communauté internationale de s'émouvoir. L'Iran ne peut se plaindre de récolter la tempête des vents qu'il continue de semer. Mais pour notre part, méfions-nous aussi des anachronismes. Le régime islamique iranien ne s'est jamais posé en porteur d'une civilisation supérieure, qui serait en droit d'asservir ou d'anéantir les peuples qui l'entourent. Il veut la disparition de l'entité politique qu'est l'État juif d'Israël, ce qui doit être condamné, au simple regard de la Charte des Nations Unies. Mais il n'appelle pas à la création de nouveaux Auschwitz. Les dirigeants iraniens ne sont ni Hitler, ni Goebbels. Ils sont Khamenei et Ahmadinejad, et c'est déjà bien assez.

mercredi 16 novembre 2011

Même avec l'Iran, le dialogue produit plus que les sanctions

(tribune parue dans le Monde du 16 novembre 2011)

Le conseil des gouverneurs de l'Agence internationale de l'énergie atomique (AIEA), réuni à Vienne les 17 et 18 novembre, peut féliciter son directeur général pour son dernier rapport sur l'Iran. Cette minutieuse analyse de la masse d'informations recueillies par les inspecteurs de l'agence et par les services d'une dizaine d'États, sans oublier celles fournies par l'Iran lui-même, permet de passer de la basse à la haute définition dans la compréhension des efforts iraniens pour se doter de l'arme nucléaire.

Ce rapport met en lumière un point crucial : le programme clandestin d'acquisition de la bombe a bien été interrompu fin 2003 sur ordre venu du sommet de l'État. C'est ce que répètent depuis plusieurs années, contre vents et marées, les directeurs successifs de la communauté américaine du renseignement. Mais il est possible, dit aussi l'Agence, que certaines activités se soient prolongées jusqu'à ce jour. Et de fait, le principal responsable de ce programme clandestin réapparaît en 2006 à la tête d'un nouvel organisme de recherche dépendant du ministère de la défense puis à celle d'une université de technologie. Et des indices apportés par l'Agence, certaines recherches auraient en effet repris sur la mise au point d'un engin atomique.

L'histoire des efforts de la République islamique pour acquérir l'arme nucléaire émerge ainsi de façon de plus en plus claire. Le fait générateur, après l'interruption des programmes du Shah, a évidemment été la crainte de voir Saddam Hussein, alors en guerre contre l'Iran et soutenu par le monde entier, se doter de la Bombe. Puis vers la fin de la guerre, un arbitrage s'est sans doute opéré entre activités d'acquisition de combustible, de production d'électricité et de recherche scientifique, confiées aux civils, et celles confiées aux militaires, en l'espèce les Pasdaran ou gardiens de la révolution : ingénierie d'une tête nucléaire, développement d'un programme de missiles capables de l'emporter. Ce sont ces travaux d'ingénierie qui ont subi un coup d'arrêt, ou du moins un sérieux ralentissement, fin 2003.

Un premier constat à tirer de ce tableau, mais on le savait déjà, est que la bombe iranienne n'est pas pour demain. Et une fois testé un premier engin, il faudrait encore plusieurs années pour l'adapter aux contraintes d'un transport balistique. Il faut ensuite relever le rôle moteur des Pasdaran dans la dimension proprement militaire du programme. Mais leur puissance au cœur de l'État et l'hermétisme de leur fonctionnement rendent très difficile aux responsables civils de leur faire avouer, comme le demande si fort la communauté internationale, tout ce qui s'est fait de répréhensible dans les trente dernières années. Cet aspect de choses est fort regrettable mais ne peut être ignoré si l'on veut progresser.

Autre leçon : le coup d'arrêt de 2003, je peux en témoigner, est le fruit de la négociation menée à cette époque par la France, l'Allemagne et la Grande-Bretagne, à l'initiative de Dominique de Villepin, pour recadrer le programme nucléaire iranien. La relance en 2006 d'activités de recherche liées à la production d'un engin nucléaire coïncide en revanche avec la décision des Occidentaux de traîner l'Iran devant le Conseil de sécurité. C'est alors que les Iraniens, après en avoir averti la communauté internationale, reprennent leurs activités d'enrichissement de l'uranium, suspendues depuis plus de deux ans. Pendant ces deux mêmes années, l'Iran avait aussi ouvert l'ensemble de son territoire aux contrôles de l'IAEA, et accepté des inspections inopinées. Le dialogue n'a donc pas été sans résultat. Il en a en tous cas beaucoup plus obtenu que la politique de pressions et de sanctions qui a suivi. Depuis 2006 en effet, malgré six résolutions du Conseil de sécurité, le programme d'enrichissement iranien et celui de la construction d'un réacteur de recherche d'un format fortement plutonigène progressent sans entraves, même s'ils demeurent étroitement surveillés par l'AIEA.

L'on s'étonne donc de voir le gouvernement français réagir au rapport de l'AIEA en promettant à l'Iran, s'il continue de résister, "des sanctions sans précédent". Là encore, je peux témoigner de l'illusion récurrente qui a fait qu'à chaque vague de sanctions l'on se disait que cette fois-ci était la bonne, que le régime allait enfin plier et peut-être même casser. Mais le régime s'appuie au contraire sur l'hostilité du monde extérieur pour étayer une légitimité gravement ébranlée en interne. Et ceux qui vivent de ce régime ont appris à tirer du système de sanctions d'importants bénéfices. Tout ceci au détriment d'une population doublement écrasée, sur les plans politique et économique.

Les sanctions économiques et financières envisagées, loin d'être une alternative aux frappes dont d'autres agitent par ailleurs la menace, y conduisent par paliers. Les embargos, en s'étendant et en se durcissant, se rapprochent des blocus. Or les blocus, en droit international, sont déjà des actes de guerre. Et ceci sans parler de la guerre de l'ombre, certes conduite par d'autres, qui fait déjà ses victimes. Décidément, l'entêtement de la diplomatie française à poursuivre dans une voie aux conséquences incalculables et à y entraîner ses partenaires évoque la formule de Mark Twain : "pour qui n'a qu'un marteau, tout prend la forme de clous".

vendredi 30 septembre 2011

Le devoir de protéger ou la triste histoire d'un fusil à un coup

Dans l'espace, les grands astres dévient par leur masse la trajectoire de la lumière. Sur terre, les États plient les règles du droit international à raison de leur puissance. L'affaire libyenne vient à nouveau de le démontrer.

Autour des années 2000, émerge non sans mal aux Nations Unies le principe du "devoir de protéger". Deux circonstances y ont contribué. D'abord les opérations militaro-humanitaires "Provide Comfort", menées sur mandat du Conseil de sécurité dans la foulée de la guerre du Golfe de 1991. Il s'agissait de secourir les Kurdes d'Irak soulevés contre Saddam Hussein. L'on assiste alors à la montée en puissance du "droit d'ingérence", notamment défendu par les Français. Mais il soulève trop de réticences de la part d'États jaloux de leur souveraineté.

L'autre circonstance, de type inverse, est le malaise généré par l'inertie de l'ONU et de la quasi-totalité des États face au génocide rwandais de 1994. La réflexion est à nouveau ouverte sur la question de l'ingérence. Sur la base des travaux d'une commission indépendante, le Sommet mondial de l'ONU réuni en 2005 insère dans sa déclaration finale la notion du devoir incombant en dernier ressort à la communauté internationale de protéger les populations victimes de leurs propres dirigeants.

C'est sur cette base qu'est votée le 17 mars dernier au Conseil de sécurité la résolution 1973 relative à la Libye, qui autorise "toutes mesures nécessaires", sauf occupation étrangère d'aucune sorte, "pour la protection des populations et des zones civiles menacées d'attaque".

Premier glissement par rapport à ce texte, la déclaration du Sommet de Paris, deux jours plus tard, où l'on peut lire :"Nous assurons le peuple libyen de notre détermination à être à ses côtés pour l’aider à réaliser ses aspirations et à bâtir son avenir et ses institutions dans un cadre démocratique." Rien là que d'honorable, mais l'on va déjà au-delà du simple devoir de protéger. Et au cours du sommet, notre président de la République, plaçant l'intervention imminente sous l'égide de "la conscience universelle", martèle: "Nous intervenons pour permettre au peuple libyen de choisir lui-même son destin."

Le 21 mars, Alain Juppé indique pourtant lors d'une réunion à Bruxelles : " cette résolution nous demande de protéger les populations civiles contre les exactions du régime Kadhafi. C’est ce que nous faisons. Elle ne nous demande pas de mettre en place un autre régime."

Un nouveau glissement intervient néanmoins avec la déclaration commune de Nicolas Sarkozy et de David Cameron, le 28 mars : " Il n’y a de solution durable que politique… Ainsi que le souligne la résolution de la Ligue arabe, le régime actuel a perdu toute légitimité. Kadhafi doit donc partir immédiatement." Et les deux dirigeants invitent à lancer "un processus de transition représentatif, une réforme constitutionnelle et l’organisation d’élections libres et régulières."

A partir de là, tout s'enchaîne. Les forces aériennes de l'OTAN pèsent de tout leur poids dans ce qui tourne à la guerre civile. L'on tutoie la ligne jaune de l'engagement au sol en faisant intervenir des drones et des hélicoptères, en dépêchant sur place des conseillers militaires, en livrant des armes. Des détails qui émergent sur la prise de Tripoli, l'on voit notre président se poser en chef de guerre en approuvant un plan d'opérations fondé sur une étroite coordination entre insurgés et frappes de l'OTAN.

Depuis 1991, l'on s'est donc enhardi. La coalition de la guerre du Golfe avait pour mandat du Conseil de sécurité de sortir les armées de Saddam du Koweït. Dès cette mission accomplie, la question s'était posée de l'opportunité d'aller à Bagdad renverser le dictateur. Mais George Bush, respectueux du droit, s'y était opposé.

Faut-il le regretter? Moins chanceuses que les Kurdes, les populations irakiennes du Sud ont été alors massacrées. Et le peuple irakien a encore connu douze ans d'oppression, aggravée par un lourd régime de sanctions internationales. Il a dû subir la guerre de 2003 et ses séquelles.

Alors, de Bush père ou de Sarkozy, qui a eu le bon réflexe? Il faudra attendre pour trancher de voir comment tourne la Libye, comment se comportent ses nouvelles institutions, comment s'en sort sa population.

Mais il y a déjà une grande victime de l'opération libyenne. C'est le devoir de protéger. A peine intégré dans le droit international, il s'est trouvé instrumentalisé, et donc discrédité. Nous aurons du mal à obtenir à nouveau du Conseil de sécurité, sur une telle base, l'autorisation d'intervenir militairement pour protéger des populations menacées, même si cette intervention est moralement très justifiée.

(article paru dans lemonde.fr du 29 septembre)

mercredi 27 juillet 2011

Assassinats en série

Un chercheur iranien mêlé au nucléaire vient encore d’être assassiné samedi dernier par des tueurs circulant à motocyclette, alors qu’il allait prendre son enfant à la sortie d’une maternelle. Sa femme a elle-même été blessée dans l’attentat. Deux scientifiques iraniens du nucléaire ont été exécutés par des méthodes comparables, l’un en janvier, l’autre en novembre 2010. Un autre scientifique avait été blessé à cette dernière date, ainsi que les femmes des deux hommes visés. Ce dernier, Fereidoun Abbasi, est depuis devenu le patron de l’Organisation iranienne de l’énergie atomique. En 2007 déjà, un chercheur iranien lié au nucléaire était mort d’une mystérieuse intoxication. Notons que les attentats de 2010 et 2011 ont tous eu lieu sur la voie publique, à proximité des domiciles des victimes. Les tueurs disposaient donc de leurs adresses privées.

Ali Mohammadi, tué en janvier 2010, était professeur de physique nucléaire. Il représentait son pays au sein du projet Sesame, placé sous l’égide de l’UNESCO, visant à installer en Jordanie un accélérateur de particules conjointement géré par les pays de la région. Majid Shahriari, tué en novembre de la même année, travaillait sur le même projet. Ont-ils au cours de leurs séjours à l’étranger imprudemment laissé traîner leurs adresses et celles de leurs amis ?

Ces assassinats ciblés ne semblent pas avoir soulevé d’émotion hors d’Iran. Il ne s’agit pourtant pas là de représailles visant des auteurs ou instigateurs d’attentats, comme on a pu le voir dans la bande de Gaza ou avec l’assassinat en 2008 à Damas d’Imad Moughniyeh, responsable, entre autres forfaits, de la mort en 1983 à Beyrouth de 300 soldats américains et français. L’on peut en ces cas accepter l’idée que celui qui a pris l’épée périsse par l’épée. Mais les victimes iraniennes, sans parler de leurs femmes, n’étaient pas des tueurs. Présume-t-on de leur participation à un programme militaire clandestin, ce qui serait, en effet, une façon de forger, sinon de manier, l’épée ? La chose n’est pas avérée. Pour les scientifiques dont on connaît un peu le parcours, leurs travaux paraissent plutôt éloignés de l’ingénierie de l’arme nucléaire.

Au-delà de cette interrogation morale, il va de soi que de telles pratiques nourrissent des haines inexpiables. L’on est, bien entendu, persuadé à Téhéran qu’Israël et les États-Unis sont derrière ces assassinats. L’on relève le silence de la communauté internationale, pourtant prompte à réagir lorsque l’Iran est en cause. Rien de ceci ne favorise la recherche de solutions négociées, ni une plus grande ouverture de l'Iran aux inspections de l'Agence internationale de l'énergie atomique. Au contraire, tout va dans le sens la consolidation de la rancœur et de la méfiance, avec au bout du chemin le risque de montée de crise et de conflit ouvert. Est-ce bien là le but recherché ?

(paru le 27 juillet dans lemonde.fr)

vendredi 8 juillet 2011

une rencontre avec Otto de Habsbourg

J'ai rencontré il y a une quinzaine d'années Otto de Habsbourg, fils du dernier empereur d'Autriche et roi de Hongrie, mort à l'âge de 98 ans après avoir été mêlé à l'histoire de notre continent depuis les drames des années 1930 et 1940 jusqu'aux décennies de la construction européenne. Je l'avais trouvé fort sympathique.

C'est en particulier l'auteur d'une réplique restée célèbre. Alors qu'on parlait devant lui d'un match de foot Autriche-Hongrie, il avait répondu : "ah oui, contre qui?"

Lors de notre conversation à table, la conversation était venue sur l'avant-guerre, il avait évoqué deux ou trois souvenirs. Même si tout ceci paraît bien loin aujourd'hui, j'éprouve le besoin de les rapporter pour que s'en conserve encore un peu la mémoire.

Ainsi, sur les attitudes respectives de la France et de l'Angleterre face à Hitler:"Entre les deux guerres, les Français se sont plutôt bien comportés et se sont efforcés de contrer la montée du nazisme. Les Anglais, en revanche, ont tout fait pour s'acquérir les grâces de l'Allemagne. En 1937 ou 1938, ils ont envoyé un ministre à Berlin pour demander aux Allemands ce qu'ils attendaient pour annexer l'Autriche, et, comme ils semblaient n'avoir pas compris, ils ont envoyé le Prince de Galles pour répéter le même message. C'est vraiment étonnant que personne ne parle de cela. Il y a des documents décrivant tous ces épisodes. Je les ai lus personnellement en 1945, en Autriche".

L'autre concerne le début de la guerre sur le front ouest : "Un groupe d'officiers allemands anti-nazis est parvenu à faire passer à l'État-major français l'essentiel du plan allemand de percée à travers les Ardennes et en direction de Sedan. Ces documents ont été transmis par un réseau jésuite, auquel j'étais associé. Mais l'État-major français ne nous a pas crus. Dommage, le cours de la guerre aurait pu être changé...".

Ce qui amène à saluer la force morale de ces officiers dans ce choix difficile contre la discipline, contre leur patriotisme, et mettant en péril la vie de leurs propres soldats. Même s'il n'était pas simple d'être résistant pour un Français, c'était encore plus compliqué pour un Allemand. Et pourtant, environ 100.000 résistants allemands ont été exécutés par le régime nazi ou sont morts dans les camps, chiffre du même ordre que le nombre de morts dans la résistance française. Non, il n'y a pas eu que des nazis en Allemagne.

jeudi 23 juin 2011

réponse à la tribune d'Alain Juppé "la France n'oublie pas l'Iran"


Pour l'information de mes fidèles lecteurs, voici la lettre que je viens d'adresser à Alain Juppé, en réaction à son récent article sur l'Iran.

Je vous ai autrefois loyalement servi comme agent du ministère des affaires étrangères. Je regarde aujourd’hui avec sympathie vos efforts pour rendre à la diplomatie française son éclat, et mieux encore, son efficacité.

Ancien ambassadeur à Téhéran, j’ai lu avec beaucoup d’intérêt votre tribune parue dans le Monde du 19 juin : « la France n’oublie pas l’Iran ». L’on ne peut qu’être d’accord à 100% avec l’expression de votre soutien à l’opposition démocratique iranienne. D’accord aussi à 100% sur les sanctions ciblées vers les responsables de la répression. Notre pays doit continuer à jouer un rôle moteur en ce domaine. Mais d’autres sanctions, mises en œuvre par la France, par l’Union européenne et par les États-Unis, viennent peser sur la population.

Ces sanctions-là sont dénoncées par cette même opposition que nous souhaitons protéger et défendre. Shirin Ebadi, prix Nobel de la Paix, commandeur de la Légion d’Honneur, a encore récemment rappelé son hostilité aux sanctions économiques, « car elles portent préjudice au peuple ». Akbar Ganji, dissident éminent, qui a passé six ans à la prison d’Evin, vient d’écrire pour la BBC un article dans lequel il évoque « le scénario du pire ». Analysant l’effet des sanctions économiques et financières, il souligne : « personne ne peut prédire que le développement du chômage et de la pauvreté va entraîner des mouvements de protestation ou créer l’étincelle d’une révolution ». Au contraire, « une crise économique marginalisera le processus de transition vers la démocratie en faisant disparaître la classe moyenne, principal acteur d’un tel processus ». Il rappelle enfin que « dix ans de très dures sanctions économiques ont détruit la société irakienne mais n’ont pas affaibli le régime de Saddam Hussein, qui n’a été éliminé que par une invasion militaire ».

Particulièrement cruelles sont les sanctions qui touchent l’aéronautique civile : refus de vente de Boeing et d’Airbus, et obstacles créés à la modernisation du contrôle de l’espace aérien. En onze ans, 900 personnes sont mortes en Iran dans des accidents d’avion. Une partie de ces morts peut être imputée à l’effet de notre politique. Pour montrer que la France est sensible aux malheurs du peuple iranien, une ouverture en ce domaine serait tout à fait bienvenue. Elle pourrait être menée sans nous fâcher avec les Américains et sans incidence sur nos contentieux, nucléaire ou autre, avec le régime iranien.

De même, quel intérêt y a-t-il pour nous à ralentir nos échanges intellectuels, à limiter l’accueil d’étudiants, à empêcher les rencontres de chercheurs et d’universitaires dans des domaines non sensibles ? En agissant ainsi, nous tenons à distance les Iraniens qui nous sont les plus proches, nous renforçons l’isolement de la population, nous rendons service au régime. Oui, il y a d’autres moyens que ceux-là pour faire comprendre que « la France n’oublie pas l’Iran ».

mardi 7 juin 2011

Nucléaire iranien, comment s'en sortir?

La tribune qui suit paraît dans le Monde du 9 juin, et quelques autres journaux européens et du continent américain. Elle est signée de six anciens ambassadeurs européens à Téhéran : Guillaume Metten (Belgique), Roberto Toscano (Italie), François Nicoullaud (France), Richard Dalton (Royaume-Uni), Steen Hohwü-Christensen (Suède), Paul von Maltzahn (Allemagne).

Nous avons été ambassadeurs de différents pays européens en Iran dans la dernière décennie. Nous avons suivi de près la montée de la crise entre ce pays et la communauté internationale sur la question nucléaire. Le long enlisement de ce dossier nous est inacceptable.

Le monde arabe et le Moyen-Orient entrent dans une nouvelle époque. Aucun pays n’y est à l’abri du changement. La République islamique d’Iran subit la désaffection de la meilleure part de sa population. Partout, de nouvelles perspectives se dessinent. Les périodes d’incertitude sont propices aux remises en question. Le moment est venu de le faire sur la question nucléaire iranienne.

En droit international, la position de l’Europe et des États-Unis est moins solide qu’il n’y paraît. Elle s’incarne, pour l’essentiel, en une série de résolutions votées au Conseil de sécurité qui font référence au chapitre VII de la Charte des Nations unies, autorisant la mise en œuvre de mesures coercitives en cas de «menaces contre la paix».

Mais où est la menace? Serait-ce l’enrichissement d’uranium dans les centrifuges iraniennes? Il s’agit certes d’une activité nucléaire sensible, menée par un pays sensible, dans une région elle-même hautement sensible. La préoccupation exprimée par la communauté internationale est légitime et l’Iran a un devoir à la fois moral et politique d’y répondre. Mais rien dans le droit international, rien dans le Traité de non-prolifération (TNP) n’interdit en son principe une telle activité. D’autres pays que l’Iran, signataires ou non du TNP, s’y adonnent sans être accusés de menacer la paix. Et cette activité est soumise en Iran aux inspections de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Certes, ces inspections sont bridées par un accord de garanties obsolète, datant des années 1970. Mais il est vrai aussi que l’AIEA n’a jamais relevé en Iran de détournement de matières nucléaires à des fins militaires.

La « menace contre la paix » serait-elle dans l’avancement d’un programme clandestin de construction d’une arme nucléaire? Depuis au moins trois ans, la communauté américaine du renseignement ne retient plus cette hypothèse. Son directeur, James Clapper, témoignait en février dernier au Congrès : « nous continuons à penser que l’Iran garde ouverte l’option du développement d’armes nucléaires… Toutefois, nous ne savons pas si l’Iran décidera finalement de construire des armes nucléaires… Nous continuons de juger que le processus de décision de l’Iran en matière nucléaire est guidé par une approche en termes de coûts et d’avantages, ce qui offre à la communauté internationale des occasions d’influencer Téhéran ». Aujourd’hui, une majorité d’experts, y compris en Israël, semble plutôt estimer que l’Iran cherche à se poser en « pays du seuil », techniquement capable de produire une bombe, mais s’abstenant pour l’instant de le faire. On peut à bon droit le regretter mais rien dans le TNP, rien dans le droit international, n’interdit une telle ambition. D’autres pays que l’Iran, engagés comme lui à ne jamais se doter de l’arme nucléaire, ont déjà atteint un tel seuil, ou sont en passe d’y parvenir. Ils ne sont pas autrement inquiétés.

Mais, nous dit-on, c’est la mauvaise volonté de l’Iran, son refus de sérieusement négocier, qui ont obligé nos pays à le traîner en 2006 au Conseil de sécurité. Là encore, les choses sont moins claires. Rappelons qu’en 2005, l’Iran était prêt à discuter d’un plafond au nombre de ses centrifugeuses et à maintenir le taux de son enrichissement très au-dessous des hauts pourcentages d’intérêt militaire. Il se montrait surtout disposé à mettre en œuvre le Protocole additionnel qu’il avait déjà signé avec l’AIEA, autorisant des inspections intrusives sur l’ensemble de son territoire, même sur des sites non déclarés. Mais à l’époque, les Européens et les Américains voulaient contraindre l’Iran à renoncer à son programme d’enrichissement. Et au moins dans l’esprit des Iraniens, le même objectif plane toujours derrière l’insistance du Conseil de Sécurité à obtenir la suspension de toutes leurs activités d’enrichissement. Avant d’accuser ce pays de bloquer la négociation, il est temps d’admettre que l’objectif « zéro centrifuge opérant en Iran »,de façon définitive ou même temporaire, a tout d’une prétention irréaliste, et a conduit à l’impasse actuelle.

Reste un dilemme assurément présent dans la tête de beaucoup de nos dirigeants. Pourquoi offrir au régime iranien une ouverture qui pourrait l’aider à restaurer sa légitimité interne et internationale? Ne vaut-il mieux pas attendre que lui succède un régime plus présentable? C’est une vraie question. Mais c’est peut-être exagérer l’effet de cette négociation nucléaire sur des évolutions intérieures bien plus profondes. Ronald Reagan qualifiait l’URSS d’ « empire du mal ». Il a néanmoins intensément négocié avec Mikhail Gorbatchev en matière de désarmement nucléaire. Doit-on lui reprocher d’avoir retardé le cours de l’Histoire ? Les pays intéressés par l’Iran doivent certainement maintenir la pression sur les questions de droits politiques et de droits de l’Homme, mais aussi s’obliger à régler une question entêtante et urgente de prolifération. Nous réduirions ainsi une source importante de tension dans une région qui aspire plus que jamais à la tranquillité.

L’échec de la rencontre de janvier dernier à Istanbul et le décevant échange de lettres entre les deux parties qui a suivi mettent en relief les difficultés de sortie d’un aussi long blocage. Sur la méthode, plus la négociation sera discrète et technique, plus elle aura de chances d’aboutir. Sur le fond, l’on sait déjà que toute solution se construira sur la qualité du dispositif d’inspection de l’AIEA.

Et là, ou nous avons confiance dans la capacité de l’AIEA à surveiller tous ses États-membres, Iran compris. Ou nous ne lui faisons pas confiance, et l’on se demande pourquoi conserver une organisation efficace avec les seuls pays vertueux. De fait, la première étape serait sans doute pour les deux parties de demander ensemble à l’AIEA ce qui lui paraîtrait nécessaire pour contrôler pleinement le programme nucléaire iranien et garantir de façon crédible qu’il est bien pacifique dans toutes ses dimensions. Sur la base de sa réponse, une négociation pragmatique pourrait s’engager.

lundi 11 avril 2011

Côte-d'Ivoire : mise au clair

Résumons les faits. Laurent Gbagbo est né en 1945 d’un père sergent de police. Universitaire de profession, il s’affirme très tôt en leader syndicaliste et en opposant radical à Houphoüet-Boigny et à son parti unique. A ce titre, il est d’ailleurs emprisonné à deux reprises, d’abord pendant deux ans, ensuite pour quelques mois, avec sa femme et son fils, et cette seconde fois par Alassane Ouattara, alors Premier ministre d’Houphouët-Boigny. Exilé en France pendant trois ans dans les années 1980, il y lie de nombreuses amitiés au Parti socialiste. A la surprise générale, il est élu président de la République en 2000 contre le général Robert Guéï, qui s’était emparé de la présidence dix mois plus tôt, à la faveur d’un coup d’État contre le Président Henri Konan Bédié, successeur d’Houphouët-Boigny.

Alassane Ouattara, né en 1942 dans une famille aisée, économiste de formation, fait une brillante carrière entre le Fonds monétaire international et la Banque centrale des États d’Afrique de l’Ouest. Il est pendant trois ans Premier ministre de Côte-d’Ivoire, jusqu’à la mort d’Houphouët-Boigny en 1993. Il se retrouve alors brièvement dans le même parti que Laurent Gbagbo. En raison d’une "ivoirité" contestée, il ne peut se présenter à l’élection présidentielle de 1995, remportée par Henri Konan Bédié, ni à celle de 2000, remportée par Laurent Gbagbo. Président depuis 1999 du Rassemblement des Républicains, parti s’affichant comme centriste, il est élu président de la République en 2010, éliminant Bédié au premier tour, Gbagbo au deuxième tour.

Guillaume Soro, né en 1972, appartient à la génération suivante. Il entre en politique par le syndicalisme étudiant et la gauche radicale, et croise à ce titre Laurent Gbagbo. Maltraité sous Bédié, il collabore un temps avec son successeur, Robert Guéï, mais bascule à nouveau dans l’opposition en se rapprochant d’Alassane Ouattara. On le retrouve en 2002 à la tête d’un mouvement de rébellion armée, et bientôt secrétaire général des Forces nouvelles qui contrôlent le nord du pays. En 2004, dans le cadre d’une "réconciliation nationale", il devient ministre de Laurent Gbagbo, puis Premier ministre en 2007, aux termes d’un accord entre celui-ci et les Forces nouvelles en vue de préparer des élections présidentielles. Il échappe sur cette période à plusieurs attentats, venant d’ailleurs d’autres rebelles. A la suite des élections de l’automne 2010, il est à nouveau nommé Premier ministre, et ministre de la défense, par le nouveau Président, Alassane Ouattara.

Un coup d’État a en effet été déclenché en septembre 2002 contre Laurent Gbagbo. S’appuyant notamment sur des soldats perdus, partant du Burkina Faso, du Mali, du Libéria, le mouvement rallie des populations excentrées qui se jugent discriminées et défavorisées, et c’est ainsi que les rebelles se retranchent dans la moitié nord de la Côte-d’Ivoire après avoir échoué à Abidjan. Des massacres ont lieu de part et d’autre. Alassane Ouattara, après avoir failli être assassiné à Abidjan, se réfugie à Paris. La France alors s’interpose, déploie la force Licorne, rejointe par des forces des Nations Unies. Le pays est coupé en deux.

En novembre 2004, les forces loyales à Laurent Gbagbo tentent de reconquérir le nord du pays, mais sans succès. C’est alors que neuf soldats français sont tués par un bombardement aérien sur la base de Bouaké. Un enchaînement de représailles et de manifestations entraîne la mort de dizaines d’Ivoiriens devant l’hôtel Ivoire d’Abidjan, tenu par les troupes françaises. Une vague de violences oblige à évacuer environ 4.000 Français.

Les élections présidentielles, retardées pendant cinq ans faute d’unité du territoire et de listes électorales fiables, se tiennent finalement à l’automne 2010. A l’encontre de la plupart des prévisions, Laurent Gbagbo, arrivé en tête au premier tour, est battu au deuxième par Alassane Ouattara, grâce au soutien de Konan Bédié, accordé au nom de la fidélité à l’héritage d’Houphouët-Boigny.

Cette victoire, reconnue par la communauté internationale, ne l’est pas par Laurent Gbagbo. Faute d’obtenir son retrait volontaire, les Forces nouvelles, qui contrôlent toujours le nord du pays et qui n’ont jamais désarmé, lancent au bout de quatre mois une offensive foudroyante qui les conduit en quelques jours dans Abidjan, et débouche sur la capture de Laurent Gbagbo.

Au passif de Laurent Gbagbo, les dérives de sa présidence telles que l’utilisation de milices populaires se livrant à de nombreux crimes et exactions, le recrutement de mercenaires, la pratique des enlèvements et des assassinats ciblés, comme celui du journaliste Guy-André Kieffer, le retour à la corruption et, bien entendu, le refus de reconnaître la victoire de son rival Ouattara en 2010.

A sa décharge, il n’a jamais été sincèrement reconnu comme un dirigeant légitime malgré une élection régulière en 2000 : ni en Côte-d’Ivoire par ceux qui s’attribuaient une vocation naturelle à succéder à Houphouët-Boigny, tels que Konan Bédié et Alassane Ouattara, ni à l’extérieur par les réseaux de la "Françafrique", auxquels il n’a jamais appartenu ni tenté d’appartenir, et encore moins par les élites internationales et les milieux d’affaires dont Ouattara est le familier. Visé par une tentative de coup d’État dès son élection en 2000, puis en 2002 par une rébellion qui s’emparait de la moitié du territoire, il n’a jamais pu exercer la plénitude de son mandat et s’est vécu, à juste titre, comme continuellement mis en cause et menacé. S’il a retardé de cinq ans la tenue des élections présidentielles, c’est que tout le nord du pays échappait à l’État central. Et le vote du nord, décisif dans la victoire de Ouattara, s’est déroulé sous le contrôle des Forces nouvelles. Celles-ci ont bénéficié en outre d’un important apport en armes et formation lorsqu’il s’est agi tout récemment de s’emparer de l’ensemble du pays. Elles ont encore bénéficié, au nom de la protection des civils, du soutien des forces françaises pour la capture de Laurent Gbagbo. Ce dernier, en somme, n’a jamais été mis en mesure de normalement gouverner.

Alassane Ouattara apparaît donc en vainqueur de cette longue tragédie… en attendant la montée en puissance de Guillaume Soro, véritable homme fort de la nouvelle configuration politique. Reste enfin la Côte-d’Ivoire à reconstruire, par une politique de réconciliation dont Ouattara et Soro devront démontrer qu’ils ont l’étoffe pour la conduire.

mercredi 23 mars 2011

"Deux poids deux mesures", Munich, pétrole et Plan Marshall

Chaque action internationale fondée des principes fait aussitôt fleurir l’argument des «deux poids, deux mesures». Et de fait, il est toujours aisé de trouver ailleurs des circonstances qui justifieraient au moins autant, sinon plus, une action de même type. Va-t-on lutter contre la famine en Somalie ? L’on nous rappelle que quelque part dans les Grands Lacs, dans le Sahel ou au fin fond de l’Asie centrale, la situation est bien pire : comment ose-t-on ne rien faire ? Frappe-t-on la Libye de Kadhafi ? L’on nous défie d’en faire autant à Bahreïn ou en Syrie. Dénonce-t-on l’état des droits de l’Homme dans tel modeste pays ? L’on nous reproche notre silence face à la Chine. Et ainsi ad nauseam… Serait-il possible de répliquer que les « deux poids deux mesures » sont consubstantiels à l’histoire du Monde, ayant commencé avec la création d’Adam et d’Ève ? Ou, ce qui revient à peu près au même, qu’ils n’existent pas vraiment, toute situation étant par définition unique ? Pour ceux qui en douteraient, rappelons que le meilleur partisan de la lutte contre les « deux poids deux mesures » était ce jovial brigand de l’Attique nommé Procuste, qui, étendant tour à tour sur le même lit les voyageurs qu’il avait capturés, raccourcissait ceux qui en débordaient, étirait au contraire les trop petits.

Notons aussi que ceux qui se plaignent de se voir injustement singulariser se tiennent cois quand les « deux poids deux mesures » jouent en leur faveur. Pour puiser dans mes souvenirs personnels, je me souviens d’un officiel iranien protestant contre les condamnations du monde extérieur qui s’élevait à l’époque contre les lapidations pratiquées par la justice de son pays. Il soulignait qu’il y en avait tout autant en Arabie Saoudite sans que personne ne semble s’en émouvoir. Pourquoi cette mauvaise foi ? Je lui avais répondu, sans m’attirer de réplique, que lorsqu’on parlait de lapidations en Arabie saoudite, ce qui arrivait quand même de temps en temps, les Iraniens ne levaient pas le doigt pour rappeler au monde qu’ils en faisaient autant. J’avais ajouté que son propos nous invitait implicitement à placer son pays sur le même plan que les Saoudiens. Les Iraniens, peuple de vieille civilisation, n’avaient-ils pas tendance à se considérer comme légèrement supérieurs à leurs voisins bédouins? En ce cas, ils devaient accepter que l’on soit plus exigeant à leur égard.

Une fois épuisé le sujet des « deux poids, deux mesures », reste encore à gloser sur le rôle de la convoitise dans les affaires du monde. Malheur à ceux qui posent leurs yeux sur les pays possesseurs de pétrole ! Si l’on est aimable, c’est pour s’emparer de leur précieuse ressource. Si on les attaque, c’est pour la même raison. Pas d’autre explication aux deux guerres contre l’Irak de Saddam Hussein, ou à l’expédition contre Kadhafi. « Le monde entier applaudirait des deux mains si le gendarme du monde et ses lieutenants français et britanniques faisaient preuve de la même fermeté et imposaient le même traitement à tous ces monarques, princes, roitelets et présidents à vie (ou à mort) qui humilient leurs peuples. La réalité est, hélas, tout autre. L'Oncle Sam parle et agit selon la tête du client, au sens mercantile du terme », écrivait récemment El Watan. Et dans les colonnes d’el Khabar :« la vraie guerre est celle du pétrole».

Mais, bien entendu, si l’on ne fait rien, l’on est un Munichois : autre thème inépuisable de chroniques devant des choix difficiles. Munichois, ceux qui hésitent à frapper l’Iran, Munichois à coup sûr si l’on n’était pas intervenu en Libye. Enfin, quand on a tout dit en temps de crise, reste à proposer une sortie en forme de «nouveau plan Marshall», forcément « gagnant-gagnant ». Nous avons eu droit récemment à ce genre d’article pour la Tunisie et sa région, et des dizaines de fois en de nombreux coins d’Afrique et d’Asie. Rappelons qu’il s’agissait en 1947, là encore, d’une configuration unique. Les États-Unis représentaient au lendemain de la deuxième Guerre mondiale 50% de la production mondiale. Quant à l’Europe dévastée, elle avait, malgré les immenses destructions subies, toutes les capacités humaines et techniques du renouveau. Il s’agissait de réamorcer une pompe, pas de fabriquer un moteur. Pour les membres du monde en développement, le processus de mise à niveau est beaucoup plus compliqué, et ne s’enferme pas dans des formules. Au contraire, si l’on veut vraiment aider, ce serait plutôt par un travail patient, taillé sur mesure selon les endroits et les circonstances, ce qui ramène à la dimension positive des « deux poids, deux mesures » !