dimanche 4 novembre 2018

IRAN 2028, UNE RÊVERIE POLITIQUE


(paru dans la revue "Politiques étrangères", automne 2018)


Il est difficile de faire des prédictions
 surtout quand elles concernent l’avenir (anonyme)

Toujours l’inattendu arrive (sagesse populaire)

Début 2028, l’Iran se prépare à une nouvelle élection législative. La dernière décennie a été agitée, entraînant des évolutions sensibles du régime et de la société. Sept ans auparavant, le Guide suprême, affaibli par une longue maladie, avait dû se retirer, quelques mois avant l’élection présidentielle du printemps 2021, marquant la fin du mandat du Président en exercice. Le Guide avait évidemment préparé sa succession en avançant le nom d’un fidèle. Mais l’Assemblée des experts, composée de 88 religieux chargés d’élire son successeur, avait échoué à le faire élire, la minorité modérée de l’Assemblée multipliant les obstacles pour bloquer ce candidat conservateur, et poussant en revanche le nom du Président de la République pour quelques mois encore. En outre, la majorité conservatrice s’était finalement divisée entre deux candidats, l’un se revendiquant du Guide suprême sortant, l’autre ensuite apparu, et doté clairement de titres plus éminents. Certes, l’écho de ces querelles s’était trouvé amorti par le caractère secret des débats, mais le blocage était devenu visible lorsque l’Assemblée, conformément à la Constitution, avait mis en place un Conseil de guidance de deux membres, chargé de gérer l’intérim. Au bout d’une quinzaine de jours toutefois, la majorité conservatrice du Conseil était parvenue à s’unir autour d’un troisième nom, ralliant une quasi-unanimité, y compris dans la minorité modérée, car âgé de 80 ans, plutôt effacé, et se présentant comme un Pape de transition.

Mais ce respectable exégète de la loi islamique se révèle assez vite un piètre politique. Ceci ne se voit pas immédiatement, l’opinion étant d’abord mobilisée par l’imminente élection présidentielle. Le Président en exercice, conformément à la Constitution, ne peut plus se présenter. Sa fin de mandat, marquée par le retrait en 2018 des Etats-Unis de l’accord nucléaire, conclu par six puissances à Vienne en juillet 2015, a été très difficile. Après des débats feutrés au cœur du régime, le consensus s’était fait fin 2018 sur l’idée de maintenir sans bruit l’Iran dans l’accord, en vue de préserver la possibilité d’une relance des échanges avec l’Europe, et de conserver le soutien de la Chine et de la Russie : façon aussi de préserver l’avenir au cas où Donald Trump finirait par disparaître au profit d’un Président plus pragmatique. Mais sous l’effet des sanctions américaines, l’argent du pétrole s’est raréfié, mettant le budget de l’État et l’économie nationale en état de choc. Malgré la mise en place d’une « économie de la résistance » et surtout de réseaux de contournement des sanctions, de nombreux produits naguère importés ont disparu des marchés, la monnaie iranienne a filé face au dollar, et la hausse du coût de la vie a rendu beaucoup de produits inaccessibles à la plupart des consommateurs. La grogne s’est répandue, des manifestations parfois violentes ont éclaté dans différents coins du pays. Plusieurs quartiers de Téhéran ont connu des jours d’émeutes, la répression a fait des dizaines de morts. Beaucoup, à l’extérieur, se sont mis à espérer – une fois de plus – la fin prochaine de la République islamique.

Jeux politiques et mouvements de société

Dans ce marasme, les élections législatives de 2020 ont marqué un fort recul du camp des modérés, mais les conservateurs ont aussi reculé, le seul vainqueur étant un marais de défenseurs d’intérêts locaux. Dans la campagne présidentielle de 2021, les conservateurs, instruits par les divisions qui les avaient précédemment conduits à l’échec, parviennent à faire bloc autour d’un religieux… qui n’est autre que leur meilleur candidat, quelques semaines auparavant, à la position de Guide suprême. Ils avaient un moment sollicité un charismatique général, mais celui-ci a confirmé qu’il ne souhaitait pas entrer en politique. C’est le camp des modérés qui, cette fois-ci, s’effrite, avec plusieurs candidats s’affichant les uns comme réformateurs, les autres comme centristes. A l’issue du deuxième tour, dans une atmosphère de désenchantement créé par les difficultés économiques, le candidat conservateur l’emporte, mais avec une participation étriquée, à peine supérieure à 50%.
Le nouveau président s’est donné six mois pour reposer la question de la sortie de l’Accord de Vienne. Trump réélu à l’automne 2021, la décision d’en sortir est prise au sein du Conseil suprême de sécurité nationale. Pour éviter une crise internationale -- et peut-être des bombardements américains ou israéliens --, l’Iran prend toutefois l’engagement de ne pas enrichir son uranium au-delà de 5%, et pas au-delà de 20% pour des quantités destinées son petit réacteur de recherche. Il prend également l’engagement de ne pas développer une filière de retraitement, qui lui aurait donné accès à du plutonium de qualité militaire. C’était le prix demandé par les Européens, mais aussi les Russes et les Chinois, pour continuer à amortir l’effet ravageur des sanctions américaines.

Mais au-delà de ces jeux politiques, et malgré toutes ses difficultés, la société iranienne a continué à rapidement évoluer au cours de la décennie. Les femmes et les étudiants ont joué un rôle majeur dans l’émancipation de vastes segments de la société. Dans les grandes villes, l’érosion des codes du régime a gagné les classes populaires. En 2028, les citadins dans tout le pays ressemblent de plus en plus à ceux de Téhéran. Seules les campagnes ont conservé leur aspect traditionnel, mais elles ne représentent plus que 15% de la population totale de l’Iran. Parmi les marqueurs les plus visibles de cette évolution, se retrouve la très molle application des règles de modestie islamique : le short est apparu l’été chez les hommes, les avant-bras nus chez les femmes, le voile ou le foulard reste en principe obligatoire, mais tombe souvent sur les épaules dès lors que sa propriétaire entre dans un espace couvert (ou encore dans une automobile). De plus en plus de femmes conduisent des motocyclettes. Plus sérieux, le taux de fécondité des femmes s’est constamment maintenu au-dessous de deux enfants, la pratique des « mariages blancs », c’est-à-dire de la vie en couple informelle, s’est développée, le taux des divorces a progressé, la pratique religieuse a encore reculé. La société iranienne présente désormais un aspect postislamique. L’expansion de l’usage d’internet, la popularité croissante des réseaux sociaux, l’accès illimité au monde extérieur par satellite, ordinateur ou tablette, ont joué un rôle majeur dans ces évolutions.

Reprise en main conservatrice

Le régime a tenté de lutter contre ces phénomènes, sans succès. Avec l’élection en 2021 d’un Guide suprême et d’un Président à l’unisson dans le conservatisme, de nombreuses fatwas et directives lancées par le premier, mises en œuvre par le second et soutenues par un pouvoir judiciaire conservateur, se sont efforcées de reprendre en main la société, mettant sur le relâchement des mœurs les difficultés de la période. Les femmes, qui avaient été autorisées à assister à des compétitions sportives, en sont à nouveau exclues. Les seuils d’application de la peine de mort pour trafic de drogue, qui avaient été fortement relevés en 2017, épargnant des milliers de condamnés, sont à nouveau rabaissés, sans toutefois retrouver leur étiage antérieur. La lutte contre les pratiques contraceptives est relancée, sans effets probants. La police a été sommée de procéder à un démontage massif des antennes satellitaires des particuliers, le contrôle s’est renforcé sur les réseaux sociaux. Les tribunaux ont durci leurs peines contre les comportements non-islamiques, appliquant systématiquement des châtiments corporels en cas de consommation d’alcool, ou de tenue trop légère des femmes. Rien n’y fait. Une résistance sourde a émergé de la société, la police, mobilisée au-delà de ses capacités, a vu son zèle s’effriter, et la plupart de ces mesures ont fini vidées de leur substance. Seule est demeurée la hausse des exécutions capitales, mais là encore, l’évolution des sensibilités collectives a obligé à abandonner l’usage des exécutions publiques, dont certaines avaient généré de graves désordres. Et les prisons sont pleines à déborder.

Grâce aux réseaux sociaux, la pratique des manifestations surprises, ou flashmobs, aussi soudainement réunies que dispersées, s’est répandue dans le pays, laissant désemparées les forces de l’ordre. Les vidéos d’une manifestation de ce type, réunissant place de la Liberté à Téhéran plusieurs milliers de femmes agitant pendant trente secondes leur foulard à bout de bras, ont fait le tour du monde. Du coup, le geste s’est reproduit dans plusieurs villes d’Iran, et même dans la ville sainte de Qom. Dans le même temps, les difficultés croissantes de la population dans une économie nationale en berne sous l’effet des sanctions, comme la montée régulière du chômage, notamment du chômage des jeunes, que le nouveau gouvernement n’est pas parvenu à enrayer malgré de grandiloquentes déclarations, ont conduit à une extension des mécontentements réunissant bourgeoisie, couches populaires et paysannerie.

Impasses et ouvertures

Ce sentiment d’impasse en tous domaines s’est trouvé accentué par une crise environnementale multiforme touchant l’ensemble du pays : pollution atmosphérique devenue insupportable dans les grandes villes, notamment à Téhéran, répétition des tempêtes de sable dans le sud-ouest de l’Iran, grave pénurie d’eau dans les campagnes. A l’approche des élections législatives de 2024, l’opposition aux conservateurs a relevé la tête et a commencé à s’organiser. Même si les résultats du scrutin ont fait la part belle, une fois de plus, aux intérêts locaux, le camp des conservateurs doctrinaires s’est trouvé réduit à la portion congrue, et le gouvernement privé de soutien parlementaire assuré.

En outre, l’Assemblée des experts chargée de l’élection du Guide, qui était appelée par la même occasion à se renouveler, penche pour la première fois de son histoire vers la modération. C’est alors, à l’automne 2024, entre élections législatives et présidentielles, qu’éclate un scandale majeur de corruption, à la suite de la découverte d’un vaste réseau de compromissions organisé autour des procédures de contournement des sanctions internationales, qui éclabousse pratiquement tous les hiérarques du régime. L’entourage du Guide lui-même, celui du Président de la République, et jusqu’au Président du pouvoir judiciaire se retrouvent impliqués. Le Président de la Banque centrale s’enfuit à l’étranger. L’on découvre alors qu’il avait la double nationalité iranienne et irlandaise. Là encore, les réseaux sociaux jouent tout leur rôle pour empêcher l’étouffement des affaires. La presse, même conservatrice, est obligée de suivre, cherchant dans tout cela la main de l’étranger.

Dans cette ambiance délétère, le Guide suprême tombe opportunément malade et s’efface peu à peu de la scène publique, sans toutefois démissionner. L’ancien Président de la République, qui a cultivé discrètement ses soutiens pendant cette traversée du désert, prend alors la tête d’une campagne pour une révision de la Constitution par référendum, prévoyant notamment l’abolition de la position de Guide suprême au profit d’un triumvirat de docteurs de la loi, uniquement chargés d’intervenir sur les questions d’éthique et les grands principes de gouvernement. Les domaines jusque-là réservés du Guide -- police, armée, gardiens de la Révolution, radio-télévision d’État – passeraient alors sous la coupe de la Présidence de la République.

À l’approche de novembre 2024, chacun en Iran retient son souffle dans l’attente de l’élection présidentielle américaine, à laquelle Donald Trump ne peut plus se présenter. Celui-ci avait encore durci les sanctions américaines à l’orée de son deuxième mandat, persuadé qu’une dernière poussée mettrait la République islamique à terre. Sous cette pression croissante, le gouvernement iranien s’était résolu début 2022 à entrer secrètement en contact avec Washington. Mais les exigences américaines, visant au démantèlement complet des programmes iraniens d’enrichissement et de développement balistique, ainsi qu’à la mise en place d’un système d’inspections extraordinairement intrusif, sont jugées inacceptables à Téhéran. Elles ressemblent trop aux conditions léonines imposées à Saddam Hussein en 1991. Les tirs d’essai balistiques, auxquels les conservateurs avaient donné une nouvelle impulsion à leur arrivée, avaient été interrompus en signe de bonne volonté dans la première phase de pourparlers, de même que la mise en place de centrifugeuses plus performantes. Mais au bout d’une année, les conversations se sont étiolées, et les rencontres espacées. L’activité de recherche-développement dans le domaine balistique et de l’enrichissement de l’uranium est relancé, mais sans s’accompagner comme naguère de déclarations provocatrices.

Sur le plan régional, le délitement de grandes espérances

Sur cette période, les grandes espérances nourries par l’Iran quant à son influence régionale ont été loin de se concrétiser. Au milieu de la décennie 2020, Bachar est toujours en Syrie, une nouvelle constitution de type parlementaire a été adoptée à l’issue d’un référendum étroitement supervisé par les Nations Unies, mais le maître de Damas conserve en sous-main l’essentiel des pouvoirs. Il dispose d’ailleurs d’une majorité confortable au Parlement, qui lui a permis de se faire élire à la Présidence de la République. Un cousin à lui est Premier ministre. Le pays est en principe pacifié et réunifié, mais des poches d’insécurité subsistent dans les campagnes. La région kurde a obtenu une large autonomie et s’est placée sous protectorat de fait américain. Les Turcs gardent encore à leur frontière quelques gages territoriaux en territoire syrien. Le Hezbollah libanais est rentré chez lui, sauf pour un certain nombre d’assistants et interprètes auprès des quelques dizaines de conseillers iraniens demeurés sur place. En 2023, un populaire général des Pasdaran a été grièvement blessé en un accident de la route entre Damas et Alep –ou était-ce, comme la rumeur en a couru, par le tir d’un drone israélien ? Il a dû se retirer du service actif et a été nommé conseiller du Guide. Les dividendes de la victoire ont été finalement assez minces pour Téhéran. Le pays dévasté avait peu à offrir : quelques projets immobiliers, quelques concessions minières, mais l’argent international de la reconstruction est arrivé au compte-goutte, et la plupart des donateurs ont veillé à ce que rien n’en parvienne à l’Iran. L’axe routier Téhéran-Méditerranée, présenté comme l’un des grands desseins de Téhéran, existe en effet mais ne soutient que peu de trafic. Les projets d’axe ferroviaire, d’oléoduc et de gazoduc, annoncés en grande pompe, restent dans les limbes.

Côté Irak, l’emprise de l’Iran sur la classe politique s’est plutôt desserrée au fil des progrès, certes timides, de la démocratie. La corruption demeure dans tous les secteurs, les administrations restent tragiquement faibles, mais les élections jouent un rôle réel sur les équilibres politiques, et la majorité chiite s’est plus largement ouverte à des combinaisons politiques multiconfessionnelles. Les Chiites, d’ailleurs, ne sont pas épargnés par la division. Quel que soit l’attachement de certains à l’Iran, et la reconnaissance de tous pour son rôle dans l’élimination de Da’esh, un point fait consensus dans tout l’Irak : le refus d’application au pays d’un régime à l’iranienne.

La nouvelle donne de 2025

C’est dans ce contexte qu’est élu un président américain républicain puisant dans le même électorat que Donald Trump. Mais entre temps est passé sur le monde une sérieuse récession économique, qui a ébranlé beaucoup de convictions. Le nouveau Président ne dispose pas de majorité assurée au Congrès, ce qui limite ses capacités d’action. Peu enclin à s’engager à l’extérieur, il ne change rien à la ligne américaine sur les sanctions à l’égard de l’Iran, mais dit aussi à l’occasion de son message de Norouz 2025 qu’« il appartient aux Iraniens de régler les problèmes de l’Iran ». Quelques semaines plus tard, est élu à la Présidence de la République islamique un candidat soutenu par le dernier président modéré, qui n’était autre qu’un de ses ministres majeurs il y a quatre ans. Sa campagne s’est axée sur quatre thèmes porteurs : réforme des institutions, lutte sans merci contre la corruption, libération de l’économie, relance du dialogue avec le monde extérieur. Le Général commandant les Pasdaran s’élève publiquement contre la disparition possible de la fonction de Guide suprême, y voyant une trahison de la pensée de l’Imam Khomeyni, mais son intervention soulève un tel tollé qu’il est forcé de rentrer dans sa réserve.

Avant même l’entrée en fonctions du nouveau Président, le Guide suprême, dont l’état de santé s’est aggravé, n’a d’autre choix que de se retirer, malgré les efforts de son entourage pour dissimuler la situation. Conformément à la Constitution, l’Assemblée des experts met en place un conseil intérimaire, dont elle s’assure qu’il donnera son accord à une révision constitutionnelle par référendum. La réforme est adoptée en janvier 2026 par une très large majorité, traduisant l’aspiration populaire à une profonde évolution des institutions.
Le nouveau Conseil de guidance est alors formé, il comprend deux anciens présidents de la République restés populaires dans l’opinion, et considérés comme réformateurs ou modérés, ainsi qu’une personnalité conservatrice mais largement respectée, un Marja, ou Source d’imitation, issu des écoles de théologie de Qom, d’ailleurs partisan d’une séparation du politique et du religieux. Sa première décision est de ramener l’administration du bureau du Guide, qui comptait près d’un millier de fonctionnaires, à quelques douzaines de personnes.

Les débuts du nouveau gouvernement sont toutefois difficiles. S’il lance résolument une série de grandes réformes, les administrations ont peine à suivre, et la population, impatiente, ne voit rien venir quant à son bien-être matériel. Elle s’agite à nouveau, et les forces de l’ordre, prises dans des attentes contradictoires, se montrent hésitantes sur la conduite à tenir. Quant à la hiérarchie des Pasdaran, déstabilisée par les mesures prises pour desserrer son emprise sur l’économie, elle ne fait rien pour faciliter la tâche du gouvernement. Le Président paraît un moment vaciller, mais reprend finalement la main après s’être assuré du soutien des principaux commandants de l’armée régulière. Sur un propos critique à l’égard du gouvernement, le général responsable des Pasdaran est démis de ses fonctions. Le Conseil suprême de guidance, s’appuyant sur les propos de l’Imam Khomeyni, rappelle opportunément à cette occasion la nécessité de subordination des forces armées au pouvoir politique et religieux. A peu près à même époque, un nouveau responsable du pouvoir judiciaire est nommé, avec instruction de consacrer tous ses efforts à la lutte contre la corruption. Un tribunal spécial est mis à cet effet en place. Les premières condamnations tombent, et même quelques exécutions. Mais ce début de mandat est gâché par une grave émeute dans les quartiers pauvres du sud de Téhéran, peut-être lancée en sous-main par des conservateurs radicaux. Elle est très violemment réprimée, faisant naître le ressentiment dans les milieux populaires.

Une percée décisive à l’international

Dans ce climat intérieur tourmenté, il est urgent pour le gouvernement d’afficher quelques succès sur d’autres terrains et, avant toutes choses, de desserrer l’étau des sanctions. Répondant à l’attente de l’opinion, désireuse de voir le gouvernement se recentrer sur les problèmes de sa propre population, le Président de la République prononce dès septembre 2025 à la tribune de l’Assemblée générale des Nations Unies un discours appelant à la réconciliation et au pardon des offenses passées. Rompant un tabou majeur, il y déplore les souffrances inutiles infligées aux diplomates américains pris en otage à Téhéran 50 ans plus tôt. Il présente ses regrets pour la mise à sac de l’ambassade d’Arabie saoudite à Téhéran en 2017. Après avoir rappelé l’illégitimité originelle de l’État d’Israël et condamné sa politique à l’égard des Palestiniens, il dit son espoir de voir un jour Juifs et Arabes vivre paisiblement côte à côte. Ces propos suscitent une prudente curiosité dans l’opinion internationale et dans les capitales concernées. A Jérusalem, où le gouvernement, ces dernières années, a détruit toute possibilité de coexistence de deux Etats sur le territoire de l’ancienne Palestine, on rappelle que les mots ne suffisent pas, qu’il faut passer aux actes et cesser de soutenir ceux qui veulent la fin de l’État hébreu : Hamas, Jihad islamique, Hezbollah… Washington reprend en revanche ses contacts avec Téhéran, en laissant filtrer la nouvelle. Du côté iranien, l’on veut bien revenir, en l’actualisant, à l’accord de Vienne, mais il n’est pas toujours pas question d’un démantèlement du programme d’enrichissement, ni d’ailleurs d’un encadrement du programme balistique. L’impasse demeure donc mais le contact n’est pas rompu et les Européens, désireux d’en finir avec la crise, font pression sur les deux parties. L’idée chemine d’un plafonnement et d’un contrôle régional des arsenaux balistiques. L’Iran en accepte le principe, ainsi que celui d’un moratoire sur les programmes balistiques des parties aux négociations, si sont levées les sanctions américaines. Israël crée la surprise en laissant filtrer qu’il pourrait se joindre à la négociation, si l’Iran abandonne l’idée de pousser à la disparition de l’État hébreu. Téhéran fait alors savoir qu’il appuierait le principe d’un État fédéral, ou confédéral, dans lequel Juifs et Arabes disposeraient des mêmes droits. L’idée d’une conférence régionale prend forme, qui s’organiserait autour de quatre corbeilles : le balistique, le nucléaire, la question palestinienne, la coopération régionale. Au printemps 2027, la plupart des sanctions américaines rétablies en 2018 et renforcées au fil des ans sont suspendues, l’Iran obtient une trêve indéfinie de ses amis du Hezbollah et du Hamas, « la conférence de réconciliation régionale » s’ouvre à Beyrouth.

L’inattendu arrive

Les premiers mois, les discussions patinent. Mais pour l’Iran le résultat est là. La population, qui au cours des deux dernières années s’était montrée inquiète, rétive, se reprend à espérer et le gouvernement peut envisager avec optimisme les élections législatives du printemps 2028. S’il y obtient, ce qui paraît vraisemblable, une majorité pour le soutenir, il s’engage à accélérer les réformes pour faire entrer l’Iran, selon les propos du Président lui-même, « dans une nouvelle ère de la Révolution islamique ». Peu de gens prêtent alors attention aux propos d’une équipe de sismologues évoquant la proche éventualité d’un séisme dans la région de Téhéran. Au sortir cette épreuve majeure qui surviendra début 2029, l’Iran entrera en effet, et de façon radicale, dans une nouvelle époque.

La France, l’Europe

Durant les dix années écoulées, que s’est-il passé entre la France, l’Europe et l’Iran ? Par des accords de troc, de modestes circuits de financement sécurisé et l’utilisation des voies terrestres, les Européens sont parvenus à maintenir un flux d’échanges avec l’Iran, croissant avec le temps. Ils lui ont même permis d’écouler sous différents pavillons une partie de son pétrole. Les dispositions européennes, ajoutées au soutien de la Russie, de la Chine et de quelques autres pays, comme aux pratiques de contournement élaborées du côté iranien, sans oublier le maintien du prix du pétrole à un cours favorable aux producteurs, ont évité l’effondrement de l’économie iranienne. Le dialogue de l’Europe avec l’Iran est néanmoins resté difficile, comme d’ailleurs avec les Etats-Unis, et l’Europe s’est souvent divisée sur les conduites à tenir. La France, dans ce contexte, a joué sa partie, poussant à la mise en place de mesures palliatives à la politique de Washington, et tentant de faire évoluer les comportements iranien et américain. Elle s’est aussi efforcée, ce faisant, de ne pas dégrader sa relation avec les pays de la péninsule arabique. Sur ce terrain, les succès ont été mitigés, du moins jusqu’à la révolution de palais de 2022, appuyée par la rue saoudienne. Dès lors, le royaume wahhabite a adopté une ligne de conduite moins agressive à l’égard de l’Iran, a mis fin à la guerre du Yémen et s’est finalement rallié à l’idée d’une réconciliation régionale. Début 2028, Riyadh doit enfin décider de la construction de trois centrales électronucléaires. La France en espère sa part. Elle espère aussi, avec l’Allemagne, vendre à Riyadh au moins 300 exemplaires de leur nouveau char de combat construit en commun.

L'Iran au Proche et Moyen-Orient : un hegemon incertain?


(paru dans Ramses 2019, rapport annuel mondial de l'Institut français de Relations internationales)



La diplomatie de l’Iran reste modelée par la concurrence entre deux mouvances datant des débuts de la Révolution islamique. La première donne la priorité à sa sauvegarde comme État-nation, favorisant la pérennité du régime. Elle penche vers une pratique coopérative des relations internationales. La seconde renoue avec la tradition des révolutions à ambitions universelles. Cette fois-ci, il s’agit de répandre à travers le monde un islam rénové, pénétré par la pensée khomeyniste, mais aussi par celle d’idéologues comme l‘intellectuel iranien Ali Shariati, et à travers lui, Franz Fanon ou Che Guevara. En ces deux visions antinomiques, se retrouve l’éternel affrontement entre doctrinaires et pragmatiques.

Du côté des doctrinaires se trouve le cœur conservateur du régime, avec le Guide de la Révolution, Ali Khamenei, les Pasdaran, garde prétorienne du régime, le pouvoir judiciaire, la radio-télévision d’État, le vaste réseau des fondations pieuses : autant d’institutions directement placées sous l’autorité du Guide suprême, et échappant au contrôle du gouvernement. Du côté des pragmatiques, se retrouvent beaucoup de diplomates, de gestionnaires de l’économie, ainsi que les élus réformateurs et modérés, parfois dans l’opposition, parfois aux affaires : mais presque toujours en position subordonnée, tant le cœur du régime veille à conserver l’ascendant sur l’essentiel. Ceci est vrai en particulier de la politique régionale de l’Iran.

Celle-ci n’est toutefois pas exclusivement conduite dans un esprit doctrinaire. Personne n’est totalement doctrinaire ou pragmatique. Et entre les deux mouvances, il y a un dialogue permanent, même s’il est difficile. Il se noue au parlement et dans les cercles où les uns et les autres se rencontrent. Les consensus se cristallisent notamment au sein du Conseil suprême de sécurité nationale, qui regroupe tous les responsables concernés par les sujets stratégiques et de politique étrangère.

Les conservateurs les plus radicaux peuvent alors se laisser convaincre de mener des politiques coopératives, lorsque l’intérêt du régime est en jeu. Ceci s’est vu dans la conclusion de l’accord nucléaire de Vienne, dit aussi JCPOA (Joint Comprehensive Plan of Action). Bien que limité à la question nucléaire, il avait fait naître l’espoir d’une détente entre l’Iran et le monde extérieur, à commencer par ses voisins. Dans son préambule, les participants disaient ainsi s’attendre à le voir « contribuer positivement à la paix et à la sécurité régionales et internationales ». Il n’en a rien été.

Deux visées stratégiques, insupportables aux Occidentaux, continuent en effet d’inspirer la politique régionale de l’Iran : la première concerne la construction d’un « axe de la résistance » destiné à mettre en place une défense avancée du pays, puis à étendre son empreinte aussi loin que possible. Cet « axe » relie l’Iran à la Syrie de Bachar el Assad, au Hezbollah libanais, ainsi qu’au Hamas palestinien, en traversant l’Irak. Il doit faire pièce à Israël avec l’espoir, qui sait, d’entraîner un jour sa chute La deuxième visée cherche à assurer la primauté de l’Iran dans la zone du Golfe persique, ou en cas à empêcher qu’un autre pays, à savoir l’Arabie saoudite, ne s’en empare. Mais en même temps, soucieux de démontrer son ouverture, l’Iran prêche pour une mise en réseau des pays de la région et un dialogue sur les contentieux existants. Ce discours peine à convaincre.

Construire, puis consolider « l’axe de la résistance »

Avec l’élimination en 2002 de Saddam Hussein, les États-Unis faisaient à l’Iran le plus inespéré des cadeaux. De plus, en installant à Bagdad la démocratie parlementaire, ils garantissaient à la majorité démographique chiite la gouvernance de l’Irak. Enfin, en 2011, le départ des Américains offrait à l’Iran un glacis protecteur sur près de 1.500 kilomètres de frontière. Des perspectives nouvelles d’influence s’ouvraient dès lors dans la région le séparant de la Méditerranée.

Cet avantage engrangé, il n’était plus question de le perdre. Lorsque les mouvements djihadistes prennent en Syrie l’ascendant sur les rebelles modérés, il est clair pour les Iraniens que ces néo-Talibans, s’ils parvenaient à s’installer à Damas, chercheraient aussitôt à déstabiliser le Liban ami, et surtout l’Irak voisin, pour y installer des régimes à leur image. Ces mouvements n’étaient-ils pas soutenus par l’Arabie saoudite, comme ceux qui, au Pakistan, en Afghanistan, avaient imposé un islam rétrograde et fait la guerre aux Chiites ?

Une stratégie indirecte

Comment lutter contre cette menace ? l’armée iranienne, structurée pour la défense de son territoire et faiblement équipée, sinon en missiles balistiques de peu d’utilité en la circonstance, ne peut répondre au défi. C’est alors qu’entre en scène la division des forces spéciales du corps des Pasdaran ou Gardiens de la révolution, la force Qods. Elle avait déjà fait ses preuves en Irak, en menant la vie dure aux Américains. Mais c’est en Syrie qu’elle va pleinement déployer ses talents, conduite par un chef charismatique, le général Qassem Soleimani. Devant l’ampleur du danger face à la modestie de ses moyens, Soleimani adopte d’emblée une stratégie axée sur la constitution de milices, formées de Syriens, d’Irakiens et aussi d’Afghans, pour beaucoup immigrés clandestins en Iran et enrôlés contre la promesse d’une régularisation de leur situation. Et il fait surtout appel au Hezbollah libanais. Le Hezbollah jettera plusieurs milliers de soldats dans la bataille, et subira de lourdes pertes. Mais il jouera à plusieurs reprises un rôle décisif, notamment pour la reconquête d’Alep. Enfin, c’est Qasem Soleimani qui, à l’été 2015, convainc les Russes d’intervenir alors que la fourniture à la rébellion par l’Arabie saoudite d armes antichar efficaces fait vaciller l’armée de Bachar el Assad.

Mais Soleimani est aussi sur un autre front. A la mi-2014, l’organisation « État islamique », ou Da’esh, lance une offensive générale en Irak, conquiert Mossoul, Falloudja, arrive devant Bagdad, pénètre le sud de la région du Kurdistan, s’approche de l’Iran. La République islamique est alors la première à réagir, formant et armant à la hâte les milices chiites constituées à l’appel de l’Ayatollah Sistani, conseillant les Peshmerga kurdes, faisant même pénétrer en Irak les éléments d’une division blindée pour chasser les Jihadistes arrivés près de sa frontière. L’Iran peut affirmer avoir sauvé le régime de Bagdad. Il développe le discours selon lequel il combat sans concessions al Qaida et Da’esh en Syrie et en Irak, contrairement aux Occidentaux et à la plupart des royaumes de la Péninsule arabique. Ayant d’autre part fermement soutenu le pouvoir central irakien contre les velléités d’indépendance kurde, il peut aussi se présenter comme le meilleur garant de la stabilité de la région.

Faire pièce à Israël

Côté Liban, l’action de l’Iran est plus feutrée. Il s’y appuie, bien entendu, sur la communauté chiite, la plus importante du pays. Il apporte un soutien indéfectible au Hezbollah, qui le lui rend bien. En juin 2016, son secrétaire général, Hassan Nasrallah, déclarait: « Nous ne cachons pas le fait que le budget du Hezbollah, ses ressources, ses dépenses, ce que nous buvons et mangeons, ses armes et ses roquettes, viennent de la République islamique d’Iran »[1]. De fait, il semble que le Hezbollah ait accumulé, grâce à l’Iran, plusieurs dizaines de milliers de roquettes et missiles prêts à frapper Israël. Et sur un plan politique, l’Iran veille à préserver au Liban un équilibre propice au Hezbollah. Il retrouve ainsi face à lui l’Arabie saoudite. Cette confrontation a longtemps paralysé le fonctionnement des institutions. Au printemps 20I8, l’Iran est, sur ce terrain aussi, en position favorable, avec la victoire du Hezbollah et de ses alliés aux élections législatives libanaises, qui leur permet de contrôler le Parlement.

Enfin, sur la question palestinienne, l’Iran apparaît comme le dernier pays de la région hostile à la solution « des deux États ». Il considère « l’entité sioniste » comme illégitime et appelée à disparaître. Certes, les éléments pragmatiques du régime glissent mezza voce que l’Iran ne s’opposerait pas à une solution qui aurait l’accord des Palestiniens, mais Téhéran ne fait rien pour rapprocher les différentes factions. Au contraire, il soutient les deux mouvements refusant de renoncer à la lutte armée : le Hamas et le Djihad islamique. Ce soutien prend la forme d’argent, d’armes, de formation et de conseil. Il a été perceptible face à l’intervention israélienne « Plomb durci », en 2008-2009. Un temps interrompu pour cause de divergences sur la Syrie, il a finalement repris le dessus, l’enjeu principal l’ayant emporté sur les autres considérations.

Rivalités dans le Golfe persique

Sur les terrains syrien et libanais, l’affrontement entre l’Arabie saoudite et l’Iran est donc hautement visible. Mais il a ses sources ailleurs. La République islamique n’a jamais accepté la prétention de l’Arabie saoudite à régenter la Péninsule arabique, ni à exercer une sorte de Califat sur le monde musulman.

La rivalité entre les deux pays prend naissance dans des années 1970, avec le retrait britannique de la région. Le Chah se positionne alors en « gendarme du Golfe persique ». La Révolution islamique, elle, s’en prend aux dirigeants impies de son voisinage, fomente des troubles en Arabie saoudite, notamment lors des grands pèlerinages, voire des attentats. L’Arabie saoudite encaisse d’abord, puis contre-attaque, en redoublant de prosélytisme wahhabite dans le monde musulman, en créant le Conseil de coopération du Golfe, en soutenant, après une période d’hésitation, Saddam Hussein dans sa guerre contre l’Iran (1980-1988).

Il y a bien un effort d’apaisement après la mort de Khomeyni en 1989, mais le 11 Septembre et l’intervention américaine en Irak remettent tout en cause. L’Arabie saoudite ne supporte pas de voir des Chiites au pouvoir à Bagdad. Dès lors que la démocratie est invoquée dans la vague des Printemps arabes, elle supporte mal aussi le maintien au pouvoir en Syrie d’un clan issu de la petite minorité alaouite. Elle supporte encore moins que la signature en 2015 d’un accord nucléaire entre six puissances et l’Iran permette à celui-ci d’échapper à sa condition de hors-la-loi. Et à la faveur de la prise de pouvoir de facto du jeune prince héritier, Mohammed ben Salman, comme de l’arrivée de Donald Trump, l’Arabie saoudite abandonne sa politique prudente, presque timide, qui réfrénait jusqu’alors l’expression publique de son hostilité à l’Iran.

L’Iran, comme souvent, attend la faute de l’adversaire pour réagir. Lorsqu’en mars 2015, Mohammed ben Salman lance contre les rebelles houthis du Yémen une campagne de frappes aériennes, l’Iran vient discrètement à leur secours, juste assez pour maintenir une plaie saignante au flanc de l’Arabie saoudite. La campagne, qui devait être brève, dure toujours au printemps 2018. De même, lorsque l’Arabie saoudite, suivie par quatre autres pays, rompt en juin 2017 ses relations diplomatiques et économiques avec le Qatar, coupant ses liens de communication terrestre, l’Iran s’empresse de l’approvisionner par voies maritime et aérienne.

Entre ces deux épisodes, une crise sérieuse avait opposé les deux pays. En septembre 2015, un mouvement de foule au cours du grand pèlerinage à la Mecque entraîne la mort d’environ 2.000 personnes, dont plus de 400 Iraniens. L’Iran proteste, ravive sa revendication de voir la gestion des lieux saints transférée à une organisation panislamique. En janvier 2016, la justice saoudienne décapite pour activités terroristes un religieux populaire parmi les Chiites du royaume, qui avait pourtant toujours prêché la non-violence. C’en est trop pour les Iraniens. Des foules mollement retenues par la police mettent à sac l’ambassade saoudienne à Téhéran et le consulat de Machhad. L’Arabie saoudite rompt les relations diplomatiques.

L’Iran est-il allé trop loin ?

Au terme de ce tour d’horizon, quelles leçons tirer de l’action de l’Iran et des réactions qu’elle suscite ? Il est encore possible d’espérer qu’entre l’Arabie saoudite et l’Iran, les choses en restent à une guerre des mots, si l’on veut bien oublier les opérations relevant des guerres de l’ombre, comme les soutiens apportés à des minorités turbulentes, Chiites en Arabie saoudite, Baloutches, Arabes ou Kurdes en Iran. L’inquiétude s’élève en revanche à l’examen du théâtre syrien et de son environnement. L’Iran a pris en Syrie des positions qu’il n’est pas prêt à abandonner. Pour les Israéliens, cette présence est inacceptable. Ils l’ont démontré en frappant à de très nombreuses reprises les entrepôts d’armes iraniens en Syrie. Au printemps 2018, la tension est encore montée entre les deux adversaires et la perspective d’une escalade plus ou moins maîtrisée qui impliquerait le Hezbollah, donc le territoire libanais, n’est plus à écarter.

Téhéran, qui a engrangé de brillants succès dans sa région au cours des dernières années, serait-il allé trop loin ? Certes, il a renforcé ses capacités tactiques, grâce à l’expérience du combat acquise sur les terrains irakien et syrien. Son modèle d’intervention appuyé sur des milices est bien au point, et reproductible sur d’autres théâtres. Son allié le Hezbollah s’est aussi fortement aguerri et renforcé en moyens balistiques. Il forme aujourd’hui la plus redoutable menace pour Israël. Mais le coût humain et matériel de ces entreprises entraîne des réactions internes. Un certain malaise a pénétré les rangs du Hezbollah et des Chiites libanais, qui s’interrogent sur le bien-fondé de cette aide massive à Bachar el Assad. En Iran, comme l’ont montré les slogans entendus dans les manifestations nées dans tout le pays au tournant de l’année 2018, il existe une opposition diffuse aux aventures lointaines, avec le sentiment que ceci se fait au détriment de la population iranienne.

L’Iran y a-t-il au moins gagné en influence durable ? En Irak, même si l’on est reconnaissant du soutien apporté aux heures les plus sombres, il y a chez la plupart des Irakiens la volonté de ne pas se laisser instrumentaliser. À cet égard, le gouvernement de Haïdar el Abadi a pris soin de marquer sa différence avec le précédent gouvernement de Nouri al Maliki, très proche de Téhéran. Et les élections législatives de mai 2018 ont placé en tête le mouvement de Mouqtada al Sadr, qui veut maintenir à égale distance les États-Unis et l’Iran. Enfin, les hautes autorités du chiisme irakien ont toujours rejeté le modèle iranien de soumission du politique au religieux.

De même en Syrie, malgré l’appui décisif de l’Iran, il est impossible de distinguer l’émergence d’une relation intime, confiante, entre les dirigeants iraniens et le cercle de Bachar al Assad. Seule se voit une convergence d’objectifs et d’intérêts. Rien ne fait apparaître non plus une popularité des Iraniens chez les Syriens loyaux au régime. Quant au futur, on peut douter de la portée de l’influence iranienne dans un pays dévasté, dont les besoins de reconstruction vont bien au-delà de la capacité d’intervention de l’Iran. Le cas du Hezbollah est sans doute l’exception qui confirme la règle. Il se situe, il est vrai, dans une longue histoire de proximité entre Chiites iraniens et libanais. Il y a là fusion des doctrines et des volontés. Rien de ceci ne se retrouve dans la relation avec le Hamas et le Djihad islamique. Et le Hezbollah, si puissant soit-il, n’est pas tout le Liban.

En somme, l’Iran peut-il espérer installer son influence, voire son hégémonie, sur tout ou partie de ses voisins arabes ? L’ambition initiale de la Révolution islamique de restructurer à son image le monde musulman a clairement échoué. Reste l’ambition pérenne de l’Iran de peser sur son environnement en sa qualité de pays majeur, démographiquement, culturellement, historiquement. Autant d’attributs que très peu de pays de la région peuvent revendiquer. Mais comment peser ? Se retrouvent alors les deux écoles décrites en introduction. Les uns font le pari qu’à travers une politique coopérative, l’Iran exercera naturellement son influence. Le ministre des affaires étrangères iranien, Mohammad Javad Zarif, plaide ainsi en faveur d’une « région forte » plutôt que d’un « homme fort dans la région » du Golfe persique. Il propose d’ouvrir avec ses voisins un dialogue multiforme appelé à déboucher sur « un pacte régional de non-agression ». En sens inverse, s’entendent des rodomontades de responsables iraniens, affirmant par exemple que Bagdad est à nouveau la capitale de l’Iran ou que l’Iran contrôle quatre capitales dans la région : Bagdad, Damas, Beyrouth et Sana’a… elles produisent un effet désastreux auprès des populations concernées.

En réalité, pour exercer son influence sur le Proche et Moyen-Orient, l’Iran est plutôt handicapé par sa profonde singularité : langue, mœurs, culture, confession dominante… Pas mieux que le Shah, la République islamique n’est parvenue à apprivoiser ses voisins. Ses positions de principe radicales, notamment à l’égard d’Israël, ont tendu à l’isoler. Malgré tous ses efforts, elle paraît, aujourd’hui comme naguère, incapable d’exercer dans sa région une hégémonie à la fois positive et acceptée : deux conditions indispensables pour être pérenne.


pour aller plus loin

HOURCADE B. (2016), Géopolitique de l’Iran, les défis d’une renaissance, Armand Colin, Paris.

RAZOUX P. Quelques clés pour décrypter la politique étrangère iranienne, in la revue Hérodote, n°169, printemps 2018

KATZMAN K. Iran’s Foreign and Defense Policies, Congressional Research Service, March 20, 2018 https://fas.org/sgp/crs/mideast/R44017.pdf



dimanche 22 juillet 2018

UN DEMI-SIÈCLE DE RELATIONS ENTRE L’EUROPE ET L’IRAN : UNE HISTOIRE SANS FIN



résumé : dans les dernières années du Chah, la relation Europe-Iran n’a rien de saillant, sinon l’ambitieuse coopération nucléaire lancée avec l’Allemagne et la France. La dimension cataclysmique de la Révolution islamique marque un changement de paradigme. Une relation plus riche, mais aussi plus tourmentée commence à se nouer. Elle est notamment ponctuée par le positionnement européen dans la guerre Iran-Irak, puis par l’alternance de crises (fatwa contre Salman Rushdie, assassinat d’opposants kurdes à Berlin…) et d’accalmies. Mais à partir de 2002, c’est le dossier nucléaire qui va mobiliser toutes les énergies. L’Europe cherche d’abord, mais sans succès, une solution négociée. Elle s’oriente ensuite, en partenariat avec les États-Unis, vers une politique de pressions et de sanctions croissantes. Ce sont finalement les Etats-Unis qui trouveront, en 2015, la formule d’un accord. Mais l’arrivée de Donald Trump rebat les cartes. La relation Europe-Iran entre dans une nouvelle période d’incertitude.

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Sur les cinquante dernières années, la relation entre l’Iran et l’Europe (terme générique utilisé ici pour désigner la CEE, puis la Communauté européenne, enfin l’Union européenne, et parfois tout ou partie des États-membres) n’a rien d’un long fleuve tranquille. Elle a commencé modestement, en 1963, avec la conclusion d’un accord de commerce et de coopération qui facilitait l’entrée en Europe des produits traditionnels iraniens : pistaches, tapis, caviar (Tabatabaei, 2008). Les Européens sont certes alors présents en Iran, notamment sur le plan économique : par exemple Allemands et Français pour le développement du programme nucléaire ambitieux du Chah. Mais c’est seulement en 1992, bien après la Révolution islamique, donc, que le Traité de Maastricht met en place une politique extérieure et de sécurité commune. Jusque-là il n’existe qu’une « coopération politique » largement informelle, et débouchant, pour l’essentiel, sur des déclarations communes.

L’Europe et l’arrivée de la Révolution islamique

Dans les années 1970, les Européens accueillent, comme les États-Unis, de nombreux étudiants iraniens envoyés par leur famille ou par le Chah se former à l’étranger faute de capacités de formation suffisantes sur place. Un certain nombre d’entre eux s’imprégneront d’ailleurs des idées révolutionnaires de l’époque, et occuperont pour un temps limité des positions éminentes au sein de la nouvelle République islamique : tels Abdolhassan Bani Sadr, ministre des Affaires étrangères, puis Président de la République de février 1980 à juin 1981, avant de se réfugier en France, ou encore Sadegh Ghotbzadeh, brièvement ministre des Affaires étrangères, avant d’être exécuté en 1982 pour complot contre le régime. Tous deux avaient été proches de l’Ayatollah Khomeyni au cours de son séjour à Neauphle-le-Château, d’octobre 1978 à février 1979.

À compter de 1978, donc, les Européens voient monter avec sidération la révolution islamique puis, après le départ du Chah, la mise en place d’un régime d’un modèle non identifié. Ils accueillent, comme les États-Unis et le Canada, de nombreux réfugiés politiques. La France, en particulier, à la fureur du nouveau régime, accorde l’asile politique à de nombreux Moudjaheddine du Peuple, victimes, mais aussi acteurs, des affrontements souvent sanglants qui opposent les religieux aux militants progressistes ou d’extrême-gauche durant les premiers temps de la révolution. Les Européens vibrent à l’unisson des Américains lorsque l’ambassade des États-Unis à Téhéran est occupée en novembre 1979, et que 52 diplomates sont pris en otage. Français et Allemands, notamment, ne ménagent pas leur soutien à Saddam Hussein dans la guerre qui l’oppose à l’Iran de 1980 à 1988. En Iran, s’ancre alors dans les mémoires collectives le prêt par la France à l’Irak d’avions de combat Super-étendard, ou les ventes par l’Allemagne de précurseurs contribuant à la fabrication d’armes chimiques. Et la République islamique se venge sans attendre en pilotant un certain nombre d’attentats et de prises d’otages.

Une reprise des relations plutôt mouvementée

Avec le retour de la paix, les relations de l’Iran avec les Européens tendent à s’apaiser, malgré l’émotion suscitée par la fatwa émise en février 1989 par l’Ayatollah Khomeyni, encourageant l’exécution pour blasphème de l’écrivain britannique Salman Rushdie. Les Européens rappellent aussitôt leurs ambassadeurs. Mais la mort peu après de l’Ayatollah permet de passer l’éponge, les Ambassadeurs reviennent en juin. En 1988, la France avait repris ses relations diplomatiques interrompues un an plus tôt. Elle règle aussi en 1991 son contentieux financier avec l’Iran relatif aux contrats nucléaires de l’époque du Chah. Mais pas question pour les Européens de renouer des coopérations nucléaires avec l’Iran : des rumeurs commencent à courir sur les ambitions nucléaires militaires de Téhéran et les Américains veillent au grain. Seuls les Russes osent défier Washington en acceptant d’achever la construction du réacteur électronucléaire de Bouchehr, abandonnée par les Allemands, faute d’être payés, à l’orée de la Révolution islamique.

La véritable entrée en scène de l’Europe comme institution date de décembre 1992, avec la décision prise à Edimbourg par le Conseil européen d’ouvrir avec l’Iran un « dialogue critique ». L’assassinat, encore mystérieux, au mois de septembre précédent, de trois dirigeants séparatistes kurdes et de leur interprète dans un restaurant de Berlin, le Mykonos, n’a pas vraiment marqué les esprits des diplomates. En revanche l’Europe, qui a soutenu l’opération américaine de libération du Koweït, a apprécié la position de retrait, au fond plutôt coopérative, de l’Iran en cette affaire. Elle prend alors ses distances avec la ligne américaine, formalisée par l’administration Clinton, du dual containment (double endiguement) à l’égard des deux « États-voyous » Irak et Iran. L’Europe considère en effet qu’ils ne peuvent être l’un et l’autre traités sur le même plan. Mais le qualificatif de « critique » attaché au dialogue proposé, terme d’ailleurs peu apprécié des Iraniens, marque quand même la désapprobation européenne, exprimée dans les conclusions d’Edimbourg, du comportement de Téhéran en matière de droits de l’homme et de terrorisme, sans oublier l’affaire Rushdie.

Ce « dialogue critique » peine en fait à prendre de la substance. Il est interrompu à l’initiative de Téhéran lorsqu’un tribunal de Berlin, en avril 1997, met en cause dans son verdict sur les assassinats du Mykonos Ali Khamenei, Guide de la Révolution iranienne, et Ali Akbar Rafsandjani, Président de la République. Les ambassadeurs européens sont alors à nouveau rappelés dans leurs capitales. Ils ne reviennent qu’en décembre. Il est vrai qu’entre temps une vague populaire a porté à la Présidence de la République iranienne un candidat réformateur, ouvertement engagé à faire évoluer le régime : Mohammad Khatami. Les Européens donnent une deuxième chance à l’Iran en relançant alors leur dialogue, rebaptisé de façon plus amène « dialogue global ». Des réunions plus ou moins formelles se succèdent de six mois en six mois. Elles débouchent néanmoins sur peu de résultats concrets : un, quand même : en 2002, le pouvoir judiciaire iranien accepte, à force de pressions européennes, d’instaurer un moratoire sur les lapidations pour adultère. Cette décision sera à peu près respectée.

Les espoirs déçus de la Présidence Khatami

C’est aussi l’époque où le Président Khatami, qui a lancé l’idée du « dialogue des civilisations », multiplie les déplacements à l’étranger, notamment en Italie, en France, en Allemagne. Mais les visites dites « retour » ne viennent pas. Les dirigeants européens restent circonspects devant ces gestes d’ouverture, dont ils jugent qu’ils ne changent rien à la véritable nature du régime. En outre, les sanctions américaines sur d’importants domaines des échanges avec l’Iran demeurent : il est notamment impossible de livrer à ce pays des produits ou équipements contenant plus de 10% de part américaine, ce qui bloque la plupart des transferts de haute technologie. C’est ainsi qu’Airbus est empêché de vendre des avions à l’Iran, dont la flotte devient dangereusement vieillissante. Il est vrai d’autre part que Khatami ne parvient pas à concrétiser ses velléités de réforme. Le noyau conservateur du régime veille à bloquer toute initiative en ce sens. Faute de résultats, la politique d’ouverture du Président iranien perd peu à peu son crédit dans la population. Ceci facilitera l’élection à la Présidence de la République, en 2005, du démagogue Ahmadinejad.

Dans le cadre du « dialogue global » est néanmoins lancé en 2002 une négociation sur un accord de commerce et de coopération entre l’Europe et l’Iran[1]. Peut-être est-ce alors une façon pour l’Europe de marquer sa distance avec le discours sur l’état de l’Union prononcé en début d’année par George W. Bush, qui plaçait l’Iran, aux côtés de l’Irak et de la Corée du Nord, dans un « Axe du Mal ». Mais cette négociation patine très vite, tant les positions de départ sont éloignées. Et surtout, quelques semaines plus tard, éclate dans l’opinion internationale la surprise de la construction en Iran de deux installations nucléaires hautement sensibles, une usine d’enrichissement d’uranium et une usine de fabrication d’eau lourde, certes aussitôt présentées par l’Iran comme à finalité civile, mais largement interprétées comme préparant les voies d’une accession à la bombe atomique.

La montée de la crise nucléaire : les Européens à l’initiative

Dès lors la question nucléaire prend son envol pour dominer de façon presque exclusive la relation entre l’Europe et l’Iran. Le « dialogue global » et le projet d’accord de commerce et de coopération en sont les premières victimes. Plus question non plus, comme la Commission européenne en avait un moment caressé l’idée, d’ouvrir à Téhéran une délégation permanente officielle. Mais au départ, les prises de position européennes sur cette nouvelle affaire nucléaire ne se distinguent pas par un relief particulier. Il est vrai que les débuts de l’année 2003 sont occupées par l’intervention américaine en Irak, sur laquelle les Européens, on s’en souvient, se montrent très divisés. Dominique de Villepin, sans doute impatient de la faible réactivité de l’Europe en ce début de crise, et inquiet à l’idée de voir les Américains, sur la lancée de leur succès initial en Irak, s’en prendre militairement à l’Iran, s’empare du dossier, et convainc ses homologues britannique et allemand, Jack Straw et Joschka Fischer, d’abord d’écrire une lettre commune, début août, à leur homologue iranien pour l’inviter au dialogue, puis d’aller au contact des Iraniens pour arracher une solution négociée.

De façon plutôt surprenante, cette démarche risquée débouche sur un succès. Le déplacement collectif à Téhéran de trois ministres européens majeurs, geste entièrement inédit dans l’histoire des relations entre l’Iran et l’Europe, flatte les Iraniens. Une déclaration commune est adoptée le 21 octobre à Téhéran. Elle contient des concessions spectaculaires de la part de la République islamique : suspension du programme d’enrichissement iranien, signature par l’Iran du Protocole additionnel instaurant des contrôles renforcés de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) sur le programme nucléaire dans son ensemble, et mise en œuvre de ce Protocole sans même attendre sa ratification par le Parlement. Tout ceci dans l’attente de la mise au point d’une solution définitive, fondée sur des « assurances satisfaisantes » à fournir par l’Iran quant au caractère exclusivement pacifique de son programme nucléaire.

Rancœurs durables et mutations de la négociation

Mais les choses se gâtent ensuite assez vite. Les institutions européennes, et les autres Européens eux-mêmes, apprécient peu une initiative prise sans recueil de leur accord, ni même, semble-t-il, sans information préalable détaillée, alors que les trois ministres ayant fait le déplacement apparaissent aux yeux du monde comme ayant agi au nom de l’Europe. Le spectre d’un directoire tripartite auto-proclamé de la politique étrangère européenne agite les chancelleries. Les Trois s’efforcent de calmer la grogne de leurs collègues tout en les informant le moins possible pour ne pas alourdir le processus. Ils font quand même la concession d’introduire dans le jeu Javier Solana, Haut représentant pour la Politique étrangère et de sécurité commune (PESC). Celui-ci apparaît dans l’accord passé avec l’Iran le 15 novembre 2004 dans le prolongement de la déclaration de 2003, comme soutien des trois pays négociateurs. Il se fait peu à peu accepter comme négociateur de proue dans les contacts avec les Iraniens, en venant à représenter non seulement l’Europe, mais aussi les trois autres membres permanents du Conseil de sécurité en sus de la France et de la Grande-Bretagne, à savoir la Chine, la Russie et les Etats-Unis. L’Europe, en effet, souhaite impliquer les Américains, pourtant fort réticents, dans la négociation, afin d’en accroître la crédibilité. Début 2005, le Président Chirac parvient même à convaincre le Président Bush de faire quelques gestes d’ouverture en direction des Iraniens : autorisation de livraison de pièces détachées pour leurs avions de ligne Boeing, levée du veto américain à l’adhésion de l’Iran à l’Organisation mondiale du commerce. Mais cette embellie sera de courte durée. L’adhésion à l’OMC ne se concrétisera pas.

Côté iranien, ceux-ci sont satisfaits de pouvoir s’adresser aux Américains, qu’ils considèrent comme les vrais patrons en cette affaire. Ils sont aussi heureux de voir arriver dans la négociation Chinois et Russes, espérant les avoir comme alliés. Ils seront plutôt déçus sur ce point : les deux pays, tout en aidant discrètement l’Iran, donneront la priorité la cohésion de groupe. Ainsi se met en place, par touches successives, le format de la négociation nucléaire avec l’Iran, dit P5+1 ou mieux encore E3/EU+3 [2], fonctionnant encore à ce jour, au-delà même de l’accord décisif enfin conclu à Vienne le 14 juillet 2015, sous l’impulsion, cette fois-ci, des États-Unis. Catherine Ashton, puis Federica Mogherini, qui succèdent l’une après l’autre à Javier Solana à la tête de la PESC, joueront ainsi le rôle de coordinateur et de porte-parole des interlocuteurs de l’Iran, sans toutefois jamais disposer d’une marge visible d’initiative. Les nations restent à la manœuvre.

Tout au long de la période, la primauté de trois États-membres sur les autres Européens demeure et continue de chagriner ces derniers. En 2006 par exemple, lors d’une réunion informelle des ministres européens des affaires étrangères en Finlande, les ministres néerlandais et italien laissent filtrer dans la presse leur irritation d’être écartés des secrets de la négociation, alors que se dessine au Conseil de sécurité des Nations Unies la possibilité d’imposer des sanctions à l’Iran. Parfois, lorsque les tensions sont fortes, les Américains sont invoqués pour emporter la décision, généralement dans le sens de la fermeté et de l’imposition de nouvelles sanctions. En ce jeu, Anglais et Français interviennent d’ailleurs sur un double registre : Européens certes, mais aussi membres permanents du Conseil de sécurité, ce qui leur donne un accès privilégié aux Américains, et leur permet de faire passer des messages dans les deux sens, beaucoup plus quand même dans le sens États-Unis-Europe (Pouponneau, 2013). Dans cette veine, en 2009, à l’orée du Sommet du G20 à Pittsburgh, le Président Barack Obama, le Président Nicolas Sarkozy et le Premier Ministre Gordon Brown apparaissent ensemble en une conférence de presse spectaculaire pour révéler au monde l’existence d’une usine souterraine d’enrichissement en Iran. C’est l’usine de Fordo, d’ailleurs encore vide de toute installation, qui entrera en activité, sous contrôle de l’AIEA, deux ans plus tard. Les Allemands pour leur part, resteront tout au long de la négociation beaucoup plus en retrait : façon de marquer leur réserve à l’égard de l’activisme des Américains, des Français et des Anglais.

La marche irrésistible vers le Conseil de sécurité

En réalité, dès le lendemain du déplacement des trois Européens à Téhéran en octobre 2003, l’essentiel est ailleurs. Les Iraniens n’imaginent pas de suspendre leurs activités d’enrichissement plus que quelques mois. Ils sont donc pressés d’aboutir, notamment par la définition d’un commun accord des « garanties objectives » qui restaureront la confiance du monde extérieur. Les Européens, en revanche, n’osent pas dire carrément aux Iraniens que la seule garantie sérieuse à leurs yeux— et surtout aux yeux des Américains qui les talonnent en coulisse — est l’arrêt complet du programme iranien d’enrichissement. Or un tel recul est impensable pour la partie iranienne, qui a fait de la maîtrise de l’enrichissement une grande cause nationale. Le malentendu s’installe, et les Européens font traîner la négociation en longueur, dans l’espoir, évidemment illusoire, qu’à la longue, les Iraniens se résigneront à abandonner leur programme. En outre, en raison des obstacles créés par les sanctions américaines, ils sont bien en peine de présenter à leurs interlocuteurs un programme de coopération économique et technologique crédible qui viendrait récompenser de possibles concessions iraniennes. Toutes ces ambiguïtés finissent par se dissiper au printemps 2005. Les Iraniens relancent progressivement leurs activités nucléaires suspendues, et les Européens, toujours aiguillonnés par les Américains, se rallient à l’idée de saisir le Conseil de sécurité des Nations Unies du dossier iranien, jusque-là traité à niveau mi-technique, mi-politique par l’Agence internationale de l’énergie atomique. C’est alors que Russes, Chinois et Américains rejoignent les Européens pour constituer le groupe E3/EU+3 afin d’entretenir le contact avec l’Iran en cohérence avec l’action menée au Conseil de sécurité.

Montée des sanctions : États-Unis et Europe solidaires

Dès lors, de 2006 à 2010, six résolutions se succèdent au Conseil [3], intimant à l’Iran, avec une force croissante et la mise en place d’une batterie de sanctions, de restaurer la confiance de la communauté internationale : pour ceci, l’Iran doit se plier aux demandes de contrôle renforcé de l’AIEA, suspendre ses activités nucléaires les plus sensibles, enrichissement compris, et brider ses activités balistiques. Dans l’élaboration et la mise en œuvre de ces résolutions, Américains, Anglais et Français jouent un rôle moteur. Les sanctions adoptées par le Conseil restent néanmoins, sous l’influence de la Russie et de la Chine, circonscrites aux activités en cause, nucléaires et de défense.
Les Etats-Unis voient bien qu’elles seront insuffisantes pour faire céder l’Iran, et vont donc, à partir de 2010, multiplier les sanctions supplémentaires autonomes, débordant largement les domaines du nucléaire et de la défense. Leur dimension extraterritoriale, dite aussi « secondaire », impacte les relations économiques de l’Europe avec l’Iran. En d’autres temps, comme au début des années 1980, lorsque l’administration Reagan tentait d’empêcher les Européens de coopérer à la construction du gazoduc soviétique destiné à acheminer le gaz de Sibérie vers l’Europe, ou dans les années 1990, quand la loi d’Amato-Kennedy tentait d’interdire à toute compagnie pétrolière d’investir en Iran et en Libye, l’Europe avait résisté, avec un certain succès. Dans le second cas, elle avait saisi l’organe de règlement des différends de l’Organisation mondiale du commerce, et adopté un règlement visant à protéger les entreprises européennes des intrusions de la loi américaine [4]. Cette façon d’agir avait payé, Clinton avait cédé, Total, BP, Shell, Statoil avaient pu travailler en Iran.

Rien de tel dans les années 2010. L’Europe, faisant le choix de s’unir aux États-Unis pour faire céder Téhéran, adopte, comme ceux-ci, ses propres sanctions, qui finissent par toucher l’ensemble des activités économiques et financières essentielles de l’Iran, hors secteurs à caractère humanitaire (agroalimentaire et santé). Même si un certain nombre d’États renâclent  beaucoup de « petits », mais aussi, comme déjà vu, l’Allemagne , Anglais et Français imposent leur vision des choses, et l’Europe se distingue par son allant dans ce déploiement de sanctions. Ainsi, à la suite de la publication, le 11 novembre 2011, par l’AIEA, d’un rapport, longtemps attendu, dressant le bilan des activités nucléaires clandestines de l’Iran [5], le Royaume-Uni interdit à tous ses établissements financiers et de crédit de travailler avec l’Iran, y compris avec sa Banque centrale. Les Iraniens mettent alors à sac l’ambassade britannique à Téhéran. Au même moment le Président français, Nicolas Sarkozy, réclame une mobilisation internationale en vue d’un renforcement des sanctions. Il s’engage en ce sens auprès du Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, puis écrit aux chefs d’État et de gouvernement d’Allemagne, du Canada, des États-Unis, du Japon, du Royaume-Uni, ainsi qu’au président du Conseil européen et au président de la Commission européenne, pour préconiser « des sanctions d’une ampleur sans précédent pour convaincre l’Iran qu’il doit négocier » [6]. Il propose en particulier le gel des avoirs à l’étranger de la Banque centrale d’Iran et l’interruption des achats de pétrole iranien. Début 2012, une décision, bientôt suivie d’un règlement du Conseil de l’Union européenne, répond cet appel [7]. En liaison avec les Américains, un embargo quasi général sur les échanges de l’Iran avec le monde extérieur se met en place. Tous les avoirs iraniens à l’étranger, secteurs public et privé confondus, sont gelés. Les exportations iraniennes de pétrole chutent de moitié.

La bonne volonté démontrée par l’Europe à l’égard des États-Unis ne retient pas l’administration américaine de poursuivre et punir les entreprises européennes contrevenant au dispositif de sanctions élaboré à Washington. Sans que Bruxelles ou les capitales des Etats-membres réagissent, sinon par des démarches diplomatiques sans effet, plusieurs grandes banques européennes (Deutsche Bank, HSBC, ING, Crédit Agricole, Standard Chartered, Barclays, Royal Bank of Scotland, Commerzbank…) sont ainsi frappées de très lourdes amendes. Le record revient à la banque BNP Paribas, qui accepte de payer en 2014 près de 9 milliards de dollars pour avoir contourné les sanctions américaines à l’égard de l’Iran, du Soudan et de Cuba, et surtout pour avoir longtemps tenté de jouer au plus fin avec les enquêteurs américains.

Et puis des entreprises européennes, dans des domaines divers, parfois très éloignés du cœur du litige, sont amenées à se retirer du marché iranien. C’est le cas des constructeurs et équipementiers automobiles français qui perdent en cette occasion plus d’un milliard d’euros de chiffre d’affaires par an et plusieurs milliers d’emplois. Mais le gouvernement français choisit de ne pas réagir. Les compagnies pétrolières européennes mettent aussi en veilleuse toutes leurs activités en Iran. Les grandes compagnies d’assurance et de réassurance de la City mettent fin à d’importants contrats, notamment dans le domaine du transport maritime, ébranlant par là-même leur quasi-monopole mondial sur ce secteur. Et même les échanges culturels et universitaires entre l’Europe et l’Iran vont en s’étiolant.

Contacts officiels et contacts secrets

Certes, tout au long de cette période des rencontres se sont égrenées entre le groupe E3/EU+3 et les Iraniens, ou encore entre les représentants des deux parties : Haut représentant européen d’un côté, Secrétaire du Conseil suprême de sécurité nationale de l’autre. Plus d’une douzaine de réunions se tient ainsi jusqu’en mai 2013 entre Bruxelles, Vienne, Ankara, Lisbonne, Téhéran, Genève, Istanbul, Bagdad, Moscou, Almaty. Mais elles sont parfaitement stériles. Sur le fond, les interlocuteurs de l’Iran exigent toujours que Téhéran suspende ses activités d’enrichissement avant d’entrer dans le vif du sujet, et refusent de dévoiler leurs intentions quant à l’acceptabilité, ou non, d’un programme d’enrichissement iranien. Et les échanges sont plombés par la raideur et la lourdeur des interventions du chef de la délégation iranienne, Saeed Jalili [8], glorieux mutilé de la guerre Irak-Iran, mais tout le contraire d’un diplomate. Ils sont également plombés par la faible réactivité de la Haute-Représentante pour la PESC, Catherine Ashton [9], et sa mince autorité sur la délégation composite qu’elle est censée coordonner.

Mais dans la période même où se tiennent ces dernières réunions, et où l’Europe étend et durcit ses sanctions, le Président Obama relance dans le plus grand secret sa quête d’une solution négociée. Fin 2011, il mandate John Kerry, Président de la Commission des Affaires étrangères du Sénat, qui remplacera en février 2013 Hillary Clinton à la tête du Secrétariat d’État, pour rencontrer le Sultan Qaboos, dirigeant d’Oman, afin de nouer un contact avec l’Iran. En juillet 2012, une équipe réduite de diplomates américains rencontre pour la première fois à Mascate des interlocuteurs iraniens. En mars 2013, les Américains laissent entendre à la partie iranienne qu’ils accepteraient l’existence d’un programme d’enrichissement iranien limité et étroitement contrôlé. Ils ne parlent plus d’une suspension des activités sensibles iraniennes comme préalable à toute négociation. C’est une ouverture décisive.

En juin, Hassan Rouhani, partisan lui aussi d’une solution négociée, est élu à la Présidence de la République islamique. Tout va pouvoir s’accélérer. Mais de ceci, rien n’a filtré. En septembre, un coup de fil historique est échangé entre les Présidents Obama et Rouhani. Mais c’est seulement début novembre, après l’ouverture à la mi-octobre à Genève d’une nouvelle session officielle de négociation entre l’Iran, représenté par une nouvelle équipe de diplomates issue des élections [10], et le groupe E3/EU+3, que les Européens, comme les Russes et les Chinois, découvrent avec stupeur l’existence et l’avancement des conversations conduites par les Américains. De fait, la délégation américaine met sur la table un projet d’accord déjà négocié avec les Iraniens, qui définit en détail les modalités et le calendrier de la négociation devant conduire à un règlement complet de la crise nucléaire. Ce document, intitulé Joint Plan of Action [11], prévoit notamment la mise en place sans attendre de gestes de bonne volonté des deux côtés : ralentissement du programme nucléaire iranien d’une part, atténuation des sanctions internationales d’autre part, notamment sur les exportations iraniennes de pétrole. Russes et Chinois n’y trouvent rien à redire, puisque les Iraniens en sont d’accord. Ni les Allemands, les Britanniques ou Mme Ashton, puisque les États-Unis en ont décidé ainsi. Seuls les Français objectent, vigoureusement, aux faiblesses qu’ils relèvent dans le texte. Le ministre des Affaires étrangères Laurent Fabius, prenant de vitesse John Kerry, qui se dirige l’esprit tranquille vers Genève pour boucler l’affaire, déclare au sortir de son avion qu’il n’est pas question de se rallier à un « accord de dupes ». La formule, reprise par les médias du monde entier, fait scandale, la négociation s’enraye. Elle reprend une dizaine de jours plus tard, et aboutit à une correction du texte sur des points d’importance plutôt modeste. Mais l’épisode laisse des traces durables (Fabius, 2016).

Marche finale vers un accord

Hormis ce moment particulier, les Européens jouent un rôle discret dans la phase finale de la négociation qui s’étend de début 2014 à la conclusion, le 14 juillet 2015, de l’accord définitif baptisé Joint Comprehensive Plan of Action [12] (JCPOA).  John Kerry, appuyé sur une impressionnante équipe d’experts et de diplomates, et Mohammad Javad Zarif, entouré de collaborateurs aguerris, pilotent le processus et captent la lumière. Toutefois, Helga Schmid, Secrétaire générale adjointe, puis secrétaire générale du service européen d’action extérieure, qui tient depuis longtemps le dossier à Bruxelles, s’impose à tous par son expertise. Elle intervient avec autorité dans la supervision juridique, la mise en forme et en cohérence de tous les éléments fort complexes qui aboutissent à un accord de 110 pages, à vrai dire pleinement compréhensible pour les seuls-initiés (Windt, 2017). Les Français pour leur part, cherchent à limiter les concessions aux Iraniens, au nom de la nécessité d’atteindre un « accord robuste ». Il se flattent d’avoir inventé l’habile dispositif dit de snap-back [13], permettant de réimposer automatiquement et instantanément toutes les sanctions levées par le Conseil de sécurité, dès lors qu’un seul membre permanent du Conseil, suite à une infraction de l’Iran, mettrait son veto à la perpétuation de leur suspension (Fabius, 2016).

Courte embellie, retour en force des problèmes

Le JCPOA, dit aussi Accord de Vienne, une fois adopté en juillet 2015, et surtout entré en vigueur en janvier 2016, l’Europe reprend des couleurs. De nombreuses sanctions ont été abolies ou suspendues, l’heure est à la relance des relations économiques et commerciales avec l’Iran. Pour l’Europe, c’est là son cœur de métier. Les délégations de dirigeants des États-membres, comme de l’Union européenne elle-même, se succèdent à Téhéran. Elles sont accompagnées, suivies ou précédées d’importantes missions d’entrepreneurs et d’hommes d’affaires. Élément favorable : les Américains, eux, ont fait le choix de maintenir l’essentiel de leurs sanctions, en éliminant simplement leur dimension secondaire qui pénalisait, notamment, les Européens. Du coup, ils ne viennent pas concurrencer les entreprises européennes. Élément défavorable : l’administration américaine en charge de l’application des sanctions [14] maintient des contrôles tatillons et interprète a minima le JCPOA ; ainsi, les entreprises européennes demeurent punissables si, dans leurs relations avec l’Iran, elles ont recours, même de façon mineure ou épisodique, au système bancaire et financier américain, ou encore si elles associent un seul citoyen américain à leurs affaires avec Téhéran. Les grandes banques européennes, échaudées par les sanctions subies naguère, refusent de s’impliquer à nouveau en Iran. Ceci empêche, ou rend au mieux extraordinairement difficile, le montage financier de tout investissement significatif. Encore un élément dissuasif : le système bancaire et financier iranien est profondément sclérosé, et de plus gangrené par le laxisme de la période Ahmadinejad, comme par les pratiques hétérodoxes mises alors en place pour détourner l’effet des sanctions. Le gouvernement Rouhani s’efforce de le réformer, mais le processus est forcément lent et difficile. Dernier handicap : Européens et Américains ont maintenu leurs sanctions à l’égard du corps des Pasdaran et de toutes ses entreprises associées, ce qui interdit toute relation avec cette mouvance. Mais celle-ci pénètre tous les secteurs de la grande industrie, des travaux publics, et même de la finance. Elle est très difficile à éviter. La reprise des affaires entre Iran et Europe, même si elle est tout à fait significative, reste donc très en deçà des espérances initialement manifestées des deux côtés.

Début 2017, la donne se trouve à nouveau modifiée par l’arrivée à la Maison Blanche de Donald Trump, violemment hostile au JCPOA, « le pire accord jamais conclu par les États-Unis » selon ses propres termes. Initialement contraint de le respecter, Trump menace avec une insistance croissante d’en faire sortir son pays, si l’accord n’est pas profondément amendé : renforcement et surtout prolongement indéfini dans le temps des contraintes acceptées par l’Iran, imposition de contrôles et de limitations sur le programme balistique iranien. Mais l’Iran, qui respecte l’accord à la lettre, refuse de bouger. L’Europe, Bruxelles et capitales à l’unisson, manifeste alors très clairement et de façon répétée son attachement au JCPOA ; elle mène une campagne continue d’influence aux États-Unis, tant sur l’administration que sur le Congrès, pour dissuader son grand partenaire de s’extraire de l’accord. En juillet 2017, de façon fort symbolique, l’Union européenne et l’Iran concluent à Téhéran, dans le cadre de la mise en œuvre du JCPOA, un accord de coopération en matière de sûreté nucléaire, doté par Bruxelles de 5 millions d’euros. Federica Mogherini, Haute représentante pour la PESC, participe en première ligne au soutien européen à l’Accord de Vienne. Elle se rend ainsi en novembre 2017 à Washington pour démarcher les décideurs sur ce dossier. En janvier 2018 elle réunit autour d’elle à Bruxelles les ministres allemand, britannique et français des Affaires étrangères, ainsi que leur homologue iranien, Mohammad Javad Zarif, pour réaffirmer ensemble leur attachement au JCPOA. Et, bien entendu, elle continue, avec sa collaboratrice Helga Schmid, à jouer son rôle de coordinateur des six interlocuteurs de l’Iran au sein de la Commission mixte qui se réunit tous les trois mois, et aussi en tant que de besoin, pour veiller à la bonne application de l’accord.

Gérer Trump

L’Europe s’efforce également d’amadouer Donald Trump pour éviter le pire. Rex Tillerson, secrétaire d’État américain, au cours d’une tournée en Europe, fin janvier 2018, obtient de ses homologues allemand, britannique et français la création de groupes de travail chargés d’identifier les insuffisances du JCPOA et les sujets de contentieux avec l’Iran, ainsi que les façons de les résoudre. De fait, les dirigeants des trois pays européens les plus concernés expriment régulièrement leurs inquiétudes sur le comportement de l’Iran dans sa région, et sur le développement de son programme balistique. C’est le cas, notamment, du Président français Emmanuel Macron, qui a annoncé son intention de se rendre en Iran. Il reste néanmoins très ferme sur ces sujets, avec le souci manifeste de ne pas se couper des États-Unis, ou encore de l’Arabie saoudite. Mais l’Iran, avec la même opiniâtreté, répète qu’il est exclu de soumettre de telles questions à négociation, la seule question qui vaille étant d’appliquer le JCPOA tel qu’il est. Il insiste sur le fait qu’il attend de l’Europe une politique beaucoup plus ferme de résistance à Washington, et beaucoup plus active dans le sens du développement de la relation avec Téhéran. Fin février 2018, le risque de voir bientôt les États-Unis se retirer de l’accord reste entier : Trump a déclaré qu’il prendrait sa décision vers le 12 mai.

S’il choisit le retrait, la question suivante sera de savoir si l’accord peut survivre entre l’Iran et les cinq pays encore à bord, donc avec l’Europe. En principe, rien ne s’y oppose, dès lors que l’Iran en serait d’accord, comme il l’a parfois laissé entendre. Mais pour les Européens, il sera encore plus difficile qu’il y a seulement cinq ou dix ans de ne pas subir de plein fouet le retour des sanctions américaines. En effet, dans une économie de plus en plus mondialisée, plus n’est besoin pour les États-Unis de viser expressément les entreprises étrangères récalcitrantes : toute société d’importance a des intérêts sur le sol américain, et peut être punie en tant que société américaine. Pour une grande banque européenne, par exemple, être interdite de travailler aux États-Unis, c’est être frappée de mort civile. Et même une banque petite ou moyenne n’ayant pas d’intérêts aux États-Unis serait mise à l’index par ses consœurs européennes si elle contrevenait aux lois américaines. Le même raisonnement peut être fait pour les constructeurs aéronautiques et leurs fournisseurs, pour la plupart des constructeurs automobiles et leurs sous-traitants, pour les industriels du nucléaire civil, de l’électronique, de l’énergie, du transport ferroviaire, et de bien d’autres secteurs.

Le pire n’étant pas toujours sûr, il est encore possible que Trump recule à nouveau et se résigne à rester dans l’accord. Mais pour ne pas trop paraître se désavouer, il redoublera alors d’agressivité à l’égard de l’Iran. Ce dernier ne récoltera donc que de maigres résultats d’un accord dont il avait tant espéré. Et la situation pèsera forcément sur la relation entre l’Europe et l’Iran, comme d’ailleurs sur les évolutions politiques, économiques et sociales à l’œuvre en Iran. Au-delà de ce point, il impossible de rien prédire. L’Histoire ne s’arrête jamais.


Bibliographie

Ouvrages

Hourcade B. (2016) Géopolitique de l’Iran, les défis d’une renaissance éd. Armand Colin

Hellot-Bellier F. (2007) France-Iran, quatre cents ans de dialogue éd. Association pour l’avancement des études iraniennes

Articles

Fabius L. (2016) Inside the Iran Deal: a French Perspective, The Washington Quarterly, automne 2016

Pouponneau F. (2013), Les dynamiques propres de l'Union européenne dans le système international. La politique européenne envers le programme nucléaire iranien, Politique européenne 2013/3 (n° 41), p. 118-142. éd. L’Harmattan

Tabatabaei S.M. (2008) Quel dialogue entre l’Iran et l’Europe ? Revue Géostratégiques, mis en ligne le 29 mars 2016

Windt A. (2017) The participation of the EU in the negotiation and implementation of the Iran nuclear agreement EU Non-Proliferation Consortium, Peace Research Institute Frankfurt, Institute of World Economics of the Hungarian Academy of Science, juin 2017





[1] conclusions du Conseil européen du 17 juin 2002

[2] E3 pour l’Allemagne, la France et la Grande-Bretagne, EU pour le Haut représentant pour la PESC, 3 pour la Chine, les États-Unis et la Russie.

[3] résolution 1696 (2006), résolution 1737 (2006), résolution 1747 (2007), résolution 1803 (2008), résolution 1835 (2008), résolution 1929 (2010)

[4] Règlement (CE) n° 2271/96 du Conseil du 22 novembre 1996 portant protection contre les effets de l'application extraterritoriale d'une législation adoptée par un pays tiers, ainsi que des actions fondées sur elle ou en découlant.

[5] annexe au rapport GOV/2011/65 du directeur général de l’AIEA, intitulée « Dimensions militaires possibles du programme nucléaire iranien »

[6] communiqué de la Présidence de la République en date du 21 novembre 2011, recueil des déclarations officielles de politique étrangère.

[7] Décision 2012/35/PESC du Conseil du 23 janvier 2012 modifiant la décision 2010/413/PESC concernant des mesures restrictives à l'encontre de l'Iran, et règlement (UE) No 267/2012 du Conseil du 23 mars 2012 concernant l'adoption de mesures restrictives à l'encontre de l'Iran et abrogeant le règlement (UE) no 961/2010.

[8] en charge de la négociation nucléaire de 2007 à mi-2013.

[9] en charge de la négociation nucléaire de 2009 à 2014.

[10] Mohammad Javad Zarif, nouveau ministre des affaires étrangères, notamment secondé par son vice-ministre, Majid Takht-Ravanchi ;

[11] Plan commun d’action

[12] Plan commun global d’action

[13] « clic sur bouton-pression »

[14] Office of Foreign Assets Control (OFAC) ou Bureau de contrôle des actifs étrangers