vendredi 21 novembre 2014

Les résolutions du Conseil de sécurité en travers d’un accord avec l’Iran ?

Une fois de plus, nous nous sommes peut-être piégés nous-mêmes en rédigeant les résolutions du Conseil de sécurité destinées à piéger l’Iran. La situation actuelle rappelle par certains aspects la période, autour de 1997, où la plupart des membres du Conseil de sécurité auraient aimé abroger, ou du moins amender, les sanctions adoptées contre le régime de Saddam Hussein dans la foulée de la guerre de 1991, car leurs effets commençaient à échapper à tout contrôle : corruption généralisée, chute dramatique de l’état sanitaire de la population irakienne. Mais il aurait fallu pour cela l’unanimité des cinq membres permanents du Conseil de sécurité, et cette unanimité était hors de portée. Le Président Chirac déclarait à cette époque : « nous voulons, nous, convaincre, et non pas contraindre. Je n’ai jamais vraiment observé que la politique de sanctions ait eu des effets positifs. »

Nous n’en sommes pas à un point aussi dramatique concernant l’Iran. Mais au moment où il serait sans doute utile, pour conclure un accord global sur le programme nucléaire iranien, de pouvoir lever rapidement les sanctions introduites entre 2006 et 2010 par quatre résolutions du Conseil de sécurité, les négociateurs occidentaux paraissent avoir du mal à envisager un tel geste, et sembleraient plutôt enclins à repousser cette décision vers un lointain futur.

Ces sanctions du Conseil de sécurité, visant les activités militaires, nucléaires et balistiques de l’Iran, ne sont pas celles qui font le plus mal. Les plus destructives sont plutôt les sanctions unilatérales adoptées par les États-Unis et l’Union européenne, dans la mesure où elles tendent à déstabiliser l’ensemble de l’économie et des échanges extérieurs de l’Iran. Mais les sanctions du Conseil de Sécurité comportent un « effet de pilori » que les Iraniens perçoivent à juste titre comme profondément humiliant. Elles constituent aussi le socle juridique sur lequel les sanctions européennes, notamment, ont été mises en place. Les Iraniens sont donc anxieux de les voir disparaître dès que possible, par la voie d’une décision du Conseil de sécurité refermant le dossier qu’il avait ouvert en 2006 et le renvoyant au forum qu’il n’aurait dû jamais quitter, l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA).

Mais les conditions inscrites dans ces résolutions pour leur levée sont en vérité écrasantes. De fait, leurs rédacteurs semblent avoir poursuivi deux buts simultanés. Le premier a été d’accumuler les exigences permettant de bloquer la marche de l’Iran vers la possession d’un engin nucléaire capable d’atteindre sa cible : suspension de toutes activités liées à l’enrichissement et au retraitement, y compris la recherche, le développement, et la construction de nouvelles installations ; suspension de toutes activités liées à la construction d’un réacteur de recherche modéré à l’eau lourde ; accès immédiat sur demande de l’AIEA à tous les sites, équipements, personnes et documents permettant de vérifier le respect par l’Iran des décisions du Conseil de sécurité et de résoudre toutes questions en suspens concernant les « éventuelles dimensions militaires » du programme nucléaire iranien ; ratification rapide du Protocole additionnel à l’accord de garanties passé entre l’Iran et l’AIEA ; interruption de toutes activités liées à des missiles balistiques susceptibles d’emporter des armes nucléaires. Au vu des circonstances dans lesquelles ces résolutions étaient adoptées, il y avait peu de chances de voir les Iraniens se plier à de telles injonctions, qualifiées de « mesures destinées à établir la confiance », qui les auraient obligés à abandonner pratiquement toutes leurs ambitions nucléaires et balistiques.

Le second but était d’un tout autre ordre, et d’une certaine façon peu cohérent avec le premier. Il visait à pousser les Iraniens vers la table de négociation, ainsi qu’il apparaît dans la formule retrouvée dans toutes les résolutions en question, exprimant « la conviction » que l’obéissance de l’Iran « favoriserait une solution diplomatique négociée ». Le Conseil de sécurité exprimait également sa disposition, si l’Iran suspendait ses activités d’enrichissement et de retraitement, à suspendre en retour au moins une partie de ses sanctions, de manière à « faciliter des négociations de bonne foi » et « d’atteindre rapidement un résultat mutuellement acceptable ». Comme on le sait, cette négociation a bien fini par se nouer, mais par des voies radicalement différentes, les Occidentaux ayant finalement renoncé à exiger que l’Iran interrompe toutes ses activités nucléaires sensibles avant d’entrer sérieusement en discussion. L’on peut donc considérer que ce second objectif aura été pleinement atteint dès qu’un accord global, espérons-le en phase finale de mise au point, entrera en vigueur, rendant ainsi caduque cette dimension des résolutions du Conseil de sécurité.

Bien entendu, leur première dimension, celle concernant l’imposition de « mesures destinées à établir la confiance », reste en place. La confiance étant par nature un sentiment difficile à cerner, nous entrons là dans un processus à long terme, sinueux, réversible, dont l’issue n’est que faiblement visible. Un tel processus est aussi malaisément compatible avec le fonctionnement en « tout ou rien » du Conseil de sécurité : une fois ses résolutions levées, elles n’ont aucune chance de pouvoir être rétablies. D’où l’hésitation de l’Occident à s’engager de façon irréversible. Et nous savons tous que les sanctions sont généralement plus faciles à adopter qu’à effacer, car elles tendent à créer dans l’intervalle leurs propres logique et dynamique. Elles donnent naissance à de nouveaux équilibres, à de nouveaux intérêts, ne serait-ce que parmi les personnes chargées de les gérer, qui consacrent tant d’énergie à leur mise en œuvre. Que l’on se souvienne de l’exemple fameux de l’embargo général imposé par les Alliés à l’Allemagne durant la Première guerre mondiale, resté en vigueur plusieurs mois après l’Armistice, qui a donc inutilement prolongé les souffrances de la population et attisé son amertume.

Les pays négociant avec l’Iran sont-ils prêts à tirer les leçons de l’Histoire ? La levée des sanctions du Conseil de sécurité apparaît actuellement comme une sorte de nœud gordien. Ce nœud devrait être tranché, sinon immédiatement après la signature d’un accord global avec l’Iran, du moins à l’issue d’une période relativement brève d’observation de la détermination avec laquelle Téhéran commencera à mettre en œuvre sa part d’obligations contenues dans « le Plan global d’action ». Ce vote du Conseil de sécurité pourrait être aussi opportunément lié à la ratification formelle par l’Iran du Protocole additionnel qu’il a signé en 2003, les deux gestes étant également irréversibles.


Ceci ne signifie pas que seraient abandonnées les demandes auxquelles l’Iran pourrait n’avoir pas entre temps pleinement répondu, par exemple sur la clarification des anciennes «dimensions militaires éventuelles » de son programme nucléaire. Mais cela voudrait dire que ces demandes seraient désormais exclusivement traitées au niveau de l’AIEA. Et cela voudrait surtout dire que le Conseil de Sécurité, à la lumière des progrès atteints dans la mise en œuvre de l’accord, ne considérerait plus le cas iranien comme une « menace à la paix » selon les termes du chapitre VII de la Charte des Nations Unies, sous l’égide duquel les résolutions en cause ont été adoptées : le seul chapitre autorisant l’emploi de mesures coercitives contre un État membre, en vue de « maintenir ou de restaurer la paix et la sécurité internationales ».

publié par le site LobeLog (version anglaise) et par BBC Persian (version persane)

lundi 17 novembre 2014

Les deux strophes retrouvées du poème "le Lac"


L'on se souvient, dans le poème « le Lac »,  de l'un des plus beaux crescendos de la littérature française :

« ...Aimons donc, aimons donc! de l’heure fugitive,
Hâtons-nous, jouissons!
L’homme n’a point de port, le temps n’a point de rive,
il coule et nous passons! »

Mais il y a ensuite deux strophes montant encore plus haut. Lamartine n'a pas osé les publier à l'époque. Elles mériteraient d'être réinsérées dans les recueils de poésie. Les voici :

« Elle se tut, nos coeurs, nos yeux se rencontrèrent;
Des mots entrecoupés se perdaient dans les airs;
Et, dans un long transport, nos âmes s’envolèrent
Dans un autre univers.

Nous ne pûmes parler : nos âmes affaiblies
Succombaient sous le poids de leur félicité;
Nos coeurs battaient ensemble et nos bouches unies
Disaient : Eternité!

Temps jaloux, se fait-il ...etc... »


Là, vraiment tout est dit !

dimanche 9 novembre 2014

Minorités du Monde 7. Les Rohingyas de Birmanie

Les Rohingyas forment une minorité d’environ 800.000 membres au sein des 55 millions d’habitants du Myanmar, ancienne Birmanie. Située à l’extrême ouest du pays, leur principale région de peuplement, la province de Kachin, est au contact du Bangladesh. Comme les Bangladeshis, les Rohingyas sont de langue et de type indo-européens, ainsi que de religion musulmane, ce qui les distingue de la grande majorité des Birmans, bouddhistes, ainsi que de langue et de type sino-tibétains.

La plupart des Rohingyas ont été encouragés à migrer du Bengale, densément peuplé, à l’époque de la colonisation britannique, pour aller occuper des terres agricoles disponibles dans la Birmanie voisine, également sous domination britannique. Leur présence n’a jamais été vraiment acceptée par la majorité de la population et la classe politique birmanes, qui tendent à les considérer comme des immigrants n’appartenant pas à la nation birmane. Tandis que se développaient à l’époque de l’accès à l’indépendance de la Birmanie des mouvements de rébellion armée parmi les Rohingyas, l’armée birmane a commencé à mener des opérations visant à terroriser les populations et à les renvoyer vers le Bangladesh. Cette situation perdure à ce jour. La dernière campagne militaire d’envergure a été lancée en 2012, à la suite d’affrontements violents entre Rohingyas et Bouddhistes, entraînant le déplacement de plus de cent mille personnes. Des opérations de contre-guerilla appuyées sur le quadrillage du territoire et des déplacements de populations se poursuivent à ce jour dans la province de Kachin. Le processus de transition vers la démocratie amorcé en 2010 par le régime militaire birman n’a donc pas entraîné de progrès significatif pour la minorité rohingya.

Soumis à des persécutions constantes relevant du « nettoyage ethnique », beaucoup de Rohingyas cherchent à quitter leur pays, souvent par la mer, sur des embarcations de fortune. Mais leur principale destination, le Bangladesh, répugne lui-même à les accueillir, ce qui a abouti à la constitution de vastes camps de réfugiés. Le dossier est suivi de près par le secrétariat général des Nations Unies, par la Commission des droits de l’homme des Nations Unies et par le Haut commissariat des Nations Unies pour les réfugiés, ainsi que par l’Organisation de coopération islamique. Mais rien ne laisse entrevoir à ce jour de solution, ou même d’apaisement significatif, à cette crise profonde et durable, lourde de désastres humanitaires. L’Office français de protection des réfugiés et apatrides (OFPRA) s’est intéressé au cas des réfugiés Rohingyas au Bangladesh dans un rapport de mission publié en 2011 (pp.141 à 156).


Négociation avec l’Iran : vu dans la boule de cristal

Mercredi dernier 5 novembre, John Kerry est venu voir à Paris Laurent Fabius, manifestement pour répondre à ses questions sur le « document-cadre » récemment présenté par les Américains aux Iraniens «en vue de répondre à leurs besoins énergétiques pacifiques ». Deux jours auparavant, Barack Obama, au cours d’une conférence de presse, avait fait allusion à ce document qui doit beaucoup ressembler à un avant-projet d’accord. Fort probablement, Kerry a aussi demandé à Fabius son aide pour obtenir, au rythme opportun, la suspension ou la levée des sanctions de l’Union européenne à l’égard de l’Iran. Mais le motif principal de son déplacement a été de s’assurer que le ministre français ne renouvellerait pas son esclandre du 9 novembre 2013 à Genève, lorsqu’il avait publiquement qualifié de « marché de dupes » le projet d’accord négocié entre Américains et Iraniens qui venait d’être découvert par les autres membres du groupe P5+1 (membres permanents du Conseil de Sécurité plus l’Allemagne). Cette fois-ci, Kerry ne prend aucun risque et tient soigneusement au courant son homologue français des derniers développements de la négociation entre Iran et Amérique.

Vendredi 7 novembre, Catherine Ashton a de son côté réuni à Vienne les directeurs politiques du groupe P5+1 pour un tour d’horizon des récents contacts des uns et des autres avec les Iraniens. A nouveau, il s’est agi de vérifier que chacun disposait du même niveau d’informations et était bien d’accord sur la dernière tournure des évènements.

Hier samedi 8 novembre, John Kerry et Sergei Lavrov ont eu un entretien bilatéral à l’occasion de la réunion à Pékin de la réunion du forum de l’APEC (coopération économique Asie-Pacifique). Kerry a sans aucun doute voulu vérifier une dernière fois que la Russie était prête à accepter pour un temps sur son sol et à incorporer dans des éléments combustibles destinés au réacteur de Bouchehr l’essentiel de l’uranium légèrement enrichi produit par les Iraniens. Cette opération doit permettre de rallonger le fameux « breakout time », ou temps de course à la bombe, nécessaire pour accumuler assez d’uranium enrichi pour la confection d’un premier engin nucléaire. Elle doit en conséquence mieux faire accepter au Congrès américain et au gouvernement israélien la présence sur le sol iranien de quelques milliers de centrifugeuses. Kerry est conscient du fait que la pleine coopération des Russes sur ce point est cruciale pour parvenir à un accord, et, là encore, ne veut prendre aucun risque.

Ainsi couvert sur ses arrières après ses entretiens avec Fabius et Lavrov, Kerry peut rencontrer aujourd’hui dimanche 9 novembre à Oman son homologue iranien, Mohammad Javad Zarif, pour deux jours d’entretiens en compagnie de Catherine Ashton. Ceci devrait permettre d’arrêter tous les paramètres du prochain « Plan global d’action ». L’accord de Lavrov étant acquis sur le transfert et le traitement de l’uranium légèrement enrichi iranien, le nombre de centrifuges dont l’activité serait autorisée dans les années à venir ne devrait plus poser grand problème. Le dernier obstacle concernerait alors le calendrier de suspension et de levée des sanctions. Après sa conversation avec Fabius, et avec l’appui de Catherine Ashton, Kerry devrait être en mesure de mettre en valeur la disposition de l’Union européenne à lever ou à suspendre à délai assez rapproché un ensemble significatif de ses propres sanctions. Quant aux sanctions américaines, il ne lui sera pas difficile de convaincre son interlocuteur que la seule solution réaliste, s’il veut conclure, comme il le dit, sans plus tarder, est d’accepter le principe d’un accord qui n’aurait pas besoin de la ratification du Congrès. Le Président américain agirait alors par décrets et, autant que nécessaire, par exemptions (« waivers ») aux sanctions votées par le Congrès. Les choses iraient ainsi jusqu’à la fin de son mandat, Obama laissant à son successeur la responsabilité de proposer au Congrès de lever ses sanctions contre l’Iran. Kerry pourra plaider que si l’accord a été entre temps fidèlement appliqué à la satisfaction des deux parties, il sera pratiquement impossible à quelque président et quelque Congrès que ce soit de détruire un tel acquis et de prendre le risque d’un saut dans l’inconnu.


Dans la foulée de cette rencontre trilatérale une rencontre est prévue à Oman au niveau des directeurs politiques entre l’Iran et le groupe P5+1. Elle doit permettre de tirer les conclusions de la rencontre ministérielle venant de s’achever et de collationner tous les éléments de l’accord final. Après un délai d’une semaine laissant aux négociateurs le temps de consulter leurs capitales respectives et d’informer autant que de besoin les observateurs intéressés au premier chef : Directeur général de l’AIEA, Secrétaire général de l’ONU, Arabie Saoudite, Israël… les membres du P5+1 et l’Iran prévoient de se retrouver à Vienne le 18 novembre, juste une semaine avant la date-butoir du 24 novembre fixée à la négociation. Ce temps devrait suffire à procéder aux derniers réglages du « Plan global d’action ». Les négociateurs pourront alors inviter leurs sept ministres des affaires étrangères, plus Catherine Ashton, à rallier Vienne pour procéder – enfin ! – à la signature de l’accord.

(version française de l'article paru sur le site Lobelog : http://www.lobelog.com/iran-nuclear-talks-reading-the-tea-leaves/)