samedi 23 août 2014

L’Irak n’est pas mort, il peut sortir plus fort de la crise actuelle

Les spéculations vont bon train en ce moment à propos de l’émergence d’entités nouvelles : kurde, chiite, sunnite, sur les ruines de l’Irak, État somme toute artificiel puisque né d’un découpage de l’empire ottoman au profit de deux puissances coloniales, la France et l’Angleterre.

C’est négliger la force du fait national, qui parvient à prendre racine sur les terrains les plus improbables, dès que les sociétés concernées accèdent à la modernité. Certes, l’époque contemporaine a connu le démantèlement de la Yougoslavie, mais il est le fait de la résilience de plus vieilles nations qu’elle, Croate et Serbe. Rien de tel en Irak, même chez les Kurdes, qui, avec leurs frères turcs, syriens et iraniens, peuvent être qualifiés de proto-nation, mais dont l’unité virtuelle reste traversée d’importantes fractures tribales et linguistiques.

C’est négliger aussi la force du fait démocratique que l’on voit à l’œuvre à Bagdad. Pour la quatrième fois, le peuple irakien s’est exprimé dans des élections législatives, d’abord pour élire une assemblée constituante en janvier 2005, puis pour élire son parlement en décembre 2005, en 2010 et 2014, en privilégiant chaque fois un peu plus les hommes et les programmes au détriment des réflexes communautaires. La constitution a été respectée pour la formation des gouvernements qui se sont succédés, elle l’a été cette fois-ci encore avec, comme prévu, l’élection du président du parlement, puis l’élection du président de la République, enfin la désignation par ce dernier d’une personnalité chargée de former un gouvernement. Le Premier ministre sortant s’est incliné sous l’effet d’une dynamique parlementaire et d’opinion, appuyée par la communauté internationale. Le fait démocratique l’a donc clairement emporté. Il appartient désormais au paysage irakien.

Et le futur Premier ministre sait qu’il ne parviendra à gouverner qu’en recréant de la cohésion et du respect mutuel entre les trois grandes communautés formant le tissu de l’Irak : Arabes chiites, Arabes sunnites, et Kurdes. Les principaux leaders spirituels et politiques de la communauté chiite, majoritaire dans le pays, ont compris que le temps de la revanche sur une longue période d’oppression devait prendre fin. La réintégration des Sunnites dans le jeu électoral dont ils se sont jusqu’à présent tenu éloignés, une répartition équitable des responsabilités et des ressources, notamment pétrolières, entre les trois communautés, associée à une plus grande autonomie régionale et locale, sont la clef du succès.

Certes, l’on voit bien aussi à l’œuvre les dynamiques centrifuges qui pourraient conduire au démantèlement de l’Irak : tentation d’indépendance des Kurdes, et menace de« l’État islamique », implanté dans l’ouest sunnite du pays après avoir conquis une partie de la Syrie.

Pour « l’État islamique », il y a de bonnes chances qu’il ne soit qu’un phénomène éphémère, tant il prend à rebours tout processus d’insertion durable dans son environnement. S’il rappelle quelque précédent, ce serait celui du mouvement millénariste du Mahdi ayant prospéré au Soudan dans les années 1880, avant d’être éliminé en 1898 par les troupes du général Kitchener. Si ce mouvement a tenu presque vingt ans, c’est en raison de l’absence sur place d’un contre-modèle en forme d’État et de l’indifférence des puissances tutélaires de la région. Rien de tel aujourd’hui en Irak. En revanche, pour ce qui concerne l’emprise de« l’État islamique » sur la Syrie, elle sera difficile à éradiquer tant que sera acceptée l’anarchie actuelle.

Pour les Kurdes, l’indépendance pourrait être convaincante si le nouvel État et les frontières qu’il revendique étaient volontiers reconnus par ses voisins. L’on est loin du compte, et cela est vrai aussi des frontières qui devraient être tracées entre Arabes sunnites et chiites. Elles ne pourraient d’ailleurs être consolidées sans de lourdes « épurations ethniques ». Ceci sans même parler de la dévolution de Bagdad, à laquelle Sunnites et Chiites sont également attachés. Et puis, ce qui pourrait être le pays des Sunnites est un pays ingrat, désertique, de faibles ressources, dont le seul atout serait son contrôle en amont des eaux du Tigre et de l’Euphrate. Il a en fait besoin pour survivre de la solidarité des autres, et notamment des Chiites, sur les terres desquels se trouve le principal des ressources pétrolières.


Rien n’est sûr encore quant au redressement du pays, mais l’on assiste déjà à de petits miracles comme la coopération des Peshmergas kurdes et de l’armée gouvernementale tenue par les Chiites pour venir au secours des minorités chrétienne, yazidi, turkmène, persécutées par « l’État islamique », ou encore pour reprendre le contrôle du barrage de Mossoul. Surprise aussi de voir la France, qui refusait naguère obstinément de voir l’Iran participer à la conférence de Genève sur la Syrie, l’inviter nommément, par la voix de Laurent Fabius, à rejoindre une coalition internationale contre les jihadistes de « l’État islamique ». Sans doute sera-t-il invité à la conférence envisagée par François Hollande sur la sécurité de l’Irak. Miracle enfin de voir les États-Unis, l’Iran et l’Arabie saoudite, que tout opposait, se retrouver ensemble pour apporter leur soutien au Premier ministre désigné, Haïdar el Abadi, et au-delà de sa personne, à la formation d’un gouvernement d’unité nationale. Ces mouvements sont de bon augure. S’ils débouchaient sur des résultats positifs, ils pourraient avoir des effets bien plus larges que sur le seul Irak. C’est la Syrie, c’est le Moyen-Orient qui pourraient en bénéficier.

(paru dans "le Figaro" du 23 août)

vendredi 8 août 2014

Minorités du monde 5. Les Kurdes Yazidis

Les Yazidis, Kurdes irakiens pour l’essentiel, forment une communauté religieuse de quelques centaines de milliers d’adeptes installés pour leur grande majorité dans des régions rurales autour de Mossoul. Mais de petites communautés, la plupart déclinantes, se retrouvent aussi dans les Kurdistans syrien et turc, ainsi qu’en Géorgie et en Arménie. Depuis la seconde moitié du XXème siècle, une importante diaspora yazidi s’est dirigée vers l’Europe, en priorité vers l’Allemagne, où se retrouvent plusieurs dizaines de milliers de Yazidis, venus de Turquie puis d’Irak.

Le Yazidisme est une religion syncrétiste, combinant à un Islam de type soufi de nombreux éléments pré-islamistes, empruntés au Zoroastrisme et au Manichéisme. Elle se caractérise par ses rites de pureté, ses règles d’endogamie, la croyance en la métempsychose et l’organisation de la société en castes. Pour les Yazidis, un Dieu unique a créé le monde, puis l’a confié à un groupe de sept archanges, parmi lesquels domine Tawous e Malek, le Paon-Archange, qui règle le destin de l’humanité. Celui-ci est souvent assimilé à Satan par les observateurs extérieurs, ce qui explique la désignation des Yazidis comme des adorateurs du diable, et les persécutions qui s’en sont suivies.

Ceci a été vrai du temps de l’Empire ottoman, où la population Yazidi a subi de nombreux massacres, mais aussi dans la période récente, où les Yazidis ont été soumis à des arabisations forcées, à des conversions forcées à l’Islam, ainsi qu’à des déportations massives. En vue de consolider son contrôle de la région disputée de Mossoul, l’administration centrale irakienne a tenté de les intégrer aux Arabes, tandis que les responsables du Kurdistan s’efforçaient au contraire de les rattacher à la mouvance kurde. Mais d’un côté comme de l’autre, peu a été fait pour élever le niveau de vie et d’éducation de ces populations rurales, fortement défavorisées, d’où la tentation de l’exil. L’on se souvient de l’échouage volontaire sur les côtes du Var, en février 2001, d’un cargo portant plus de 900 Kurdes irakiens. Ils étaient pour la plupart Yazidis.


Depuis la chute du régime de Saddam Hussein, les Yazidis ont été aussi frappés par des attentats venant de groupes sunnites extrémistes. Ainsi, en 2007, quatre camions chargés d’explosifs ont simultanément été mis à feu dans deux villages yazidis en pleine période de festivités, faisant 400 morts. La création récente d’un « califat » islamique englobant notamment la région de Mossoul a entraîné pour eux, comme pour les Chrétiens et les Chiites, de nouveaux malheurs. C’est par milliers qu’ils ont abandonné leurs maisons, pour tenter de se réfugier en zone contrôlée par les Kurdes.

mardi 5 août 2014

Dans la négociation avec les Iraniens, soigner les Russes

Le dimensionnement à moyen terme du programme nucléaire iranien d’enrichissement est devenu le point crucial pour parvenir, ou non, à un accord entre le groupe des P5+1 (cinq membres permanents du Conseil de sécurité plus l’Allemagne) et l’Iran d’ici au 24 novembre prochain, nouvelle date-butoir fixée à la négociation. Mais la dimension de ce programme dépend pour beaucoup de l’arrangement que Téhéran pourra trouver avec les Russes sur les modalités d’approvisionnement à long terme en combustible nucléaire des réacteurs construits avec leur aide : un premier réacteur nucléaire de 1000 mégawatts en activité sur le site de Bouchehr depuis 2012, deux autres réacteurs qui devraient suivre au même endroit, si les négociations en cours entre l’Iran et la Russie débouchent sur un succès.

Quel uranium pour Bouchehr ?

L’idée de construire plusieurs réacteurs sur le site de Bouchehr est conforme à la pratique constante de l’industrie nucléaire, en raison des fortes économies d’échelle générées. Et l’Iran justifie ses ambitions controversées en matière d’enrichissement par son intention d’alimenter lui-même à terme les réacteurs construits avec les Russes. Il a déjà accumulé aujourd’hui neuf tonnes d’uranium légèrement enrichi, soit le tiers de la quantité nécessaire à un an de fonctionnement d’un réacteur du modèle de Bouchehr. Il a mis pour cela en œuvre à peu près 40.000 unités de travail de séparation (UTS, SWU en anglais, unité de mesure lointainement comparable aux chevaux-vapeur dans le domaine de l’enrichissement d’uranium). S’il maintient sa capacité actuelle de 10.000 UTS par an, correspondant aux quelque 10.000 centrifugeuses de première génération actuellement en activité, il lui faudra encore à peu près huit ans pour disposer d’un stock d’uranium légèrement enrichi assurant l’approvisionnement d’un réacteur du modèle de Bouchehr pour un an. Ceci conduit à une date proche de 2022, lorsqu’expirera le contrat en cours de fourniture de combustible par la Russie pour le premier réacteur de Bouchehr. C’est aussi autour de 2022, au mieux, que deux nouveaux réacteurs construits sur le même site devraient recevoir une première charge de combustible pour pouvoir commencer à fonctionner.

Mais l’utilisation effective pour Bouchehr du stock d’uranium légèrement enrichi détenu par l’Iran implique qu’il soit d’abord incorporé dans des éléments combustibles conformes aux normes russes. Ce qui nécessite l’accord de ces derniers, et même leur coopération active, tant que les Iraniens n’auront pas acquis le savoir-faire nécessaire. Cette coopération pourrait prendre dans un premier temps la forme de fabrication du combustible en Russie à partir d’uranium légèrement enrichi fourni par l’Iran, et dans un deuxième temps celle d’une aide russe à la construction et au fonctionnement d’une unité de fabrication de combustible en Iran même. Quant à l’introduction d’éléments combustibles élaborés en Iran dans un des réacteurs de Bouchehr, ceci nécessitera à nouveau l’accord formel et la coopération des Russes, qui retireraient autrement, à bon droit, leur garantie de sûreté à son fonctionnement.

Quelle sera l’origine du combustible avec lequel fonctionneront les trois réacteurs qui pourraient être en activité à Bouchehr, disons en 2022? Les Russes aimeraient qu’ils fonctionnent avec du combustible russe, car cela augmenterait et prolongerait beaucoup pour eux les bénéfices de l’opération. Téhéran aimerait alimenter avec du combustible iranien au moins le premier réacteur, pour justifier le développement de son programme d’enrichissement d’uranium (rappelons que les Iraniens, selon les termes de la négociation en cours avec le groupe P5+1, doivent démontrer que les capacités d’enrichissement dont ils souhaitent se doter correspondent bien à des « besoins pratiques »). Les Russes devront répondre au moins partiellement à l’attente des Iraniens s’ils veulent pouvoir leur vendre deux nouveaux réacteurs.

Les Russes poussés au compromis

En un tel cadre, le compromis pourrait être, par exemple, de confier aux Iraniens la fabrication du combustible pour le premier réacteur de Bouchehr, les Russes se chargeant de l’alimentation des deux autres réacteurs. Une autre formule serait de laisser les Iraniens produire un tiers ou un quart du combustible nécessaire aux trois réacteurs (une fois les réacteurs 2 et 3 dotés de leur première charge), les Russes se chargeant du reste. Ceci conduirait les Iraniens à devoir détenir autour de 2022 une capacité d’enrichissement de l’ordre de 90.000 à 120.000 UTS par an. Si l’on y ajoute les besoins de l’Iran en uranium enrichi pour ses réacteurs de recherche, l’on pourrait arriver à un chiffre de l’ordre de 100.000 à 130.000 UTS par an. Ce chiffre se situe nettement en dessous de la capacité de 190.000 UTS par an évoquée comme un but à moyen terme par Ali Akbar Salehi, vice-président en charge de l’Organisation iranienne de l’énergie atomique, et à sa suite par le Guide de la Révolution, mais il est possible que cet écart soit dû à des méthodes différentes de calcul. En tout état de cause, quand on sait qu’il faut à peu près 5.000 UTS pour obtenir l’uranium hautement enrichi nécessaire pour une bombe nucléaire à implosion, les variations de capacités dans toute zone supérieure à 100.000 UTS par an perdent de leur importance en termes de non-prolifération.

Prendre au sérieux le dilemme russe

La Russie pourrait certes choisir de ne pas répondre aux attentes de Téhéran en refusant de le laisser fabriquer même une partie du combustible de Bouchehr. Cela ferait l’ affaire des Américains et des Européens qui seraient heureux de priver l’Iran de tout argument pour se doter d’une capacité d’enrichissement significative. Mais Moscou prendrait alors le risque de ne jamais conclure le contrat de construction et d’approvisionnement de deux réacteurs supplémentaires pour Bouchehr, ce qui serait une grosse perte pour son industrie nucléaire.

Il suffirait en revanche que la Russie annonce être d’accord pour associer l’Iran à la fabrication du combustible nécessaire à Bouchehr pour valider les besoins en capacité d’enrichissement déclarés par Téhéran : 10.000 UTS par an pour six ou sept ans, puis montée en puissance à 100.000 UTS par an et au-delà. Il deviendrait alors très difficile pour les Occidentaux de convaincre l’Iran de se limiter pour très longtemps à l’exploitation de quelques milliers de centrifugeuses de première génération, correspondant à 4.000 ou 6.000 UTS, comme ils l’ont tenté avec tant d’insistance jusqu’à présent.

Décidément, force est d’admettre que les intérêts russes et occidentaux divergent sur cette question cruciale de la capacité iranienne d’enrichissement. Si les Américains et les Européens veulent préserver l’unité du groupe P5+1, il leur faudra donc être particulièrement attentifs au dilemme rencontré par les Russes dans leurs discussions commerciales bilatérales avec les Iraniens. Et ils devront, bien entendu, veiller à éviter toute interférence entre ce sujet et des sources de contentieux telles que l’Ukraine ou la Syrie.

(article paru en version française sur le site Boulevard extérieur http://www.boulevard-exterieur.com/Dans-la-negociation-avec-l-Iran-soigner-Moscou.html et en version anglaise sur le site Lobelog http://www.lobelog.com/when-negotiating-with-iran-mind-the-russians/)