jeudi 28 février 2008

Du philosophe, du portefaix, de l'épagneul et du bouledogue

Désolé de mon silence de deux semaines, dû à une mission dans l'Océan indien, où j'ai joué à cache-cache avec un cyclone qui a brossé Madagascar et frôlé Maurice. De retour à Paris, je me replonge dans la lecture de "la richesse des Nations", publié en 1976 par l'Écossais Adam Smith, le père de la science économique moderne, comme l'est Montesquieu pour la science politique avec son "Esprit des lois", publié 18 ans plus tôt.

Le style est d'une clarté et d'une densité admirables, et le fond d'une belle lucidité sur la condition humaine. Je ne résiste pas au plaisir de vous faire partager ce passage :

"La différence des talents naturels entre individus est, en réalité, beaucoup moindre que la perception que nous en avons. Et les aptitudes très différentes qui semblent distinguer les gens de différentes professions, lorsqu'ils ont atteint leur maturité, est en de nombreux cas non pas tant la cause que l'effet de la division du travail.

La différence entre des types humains aussi dissemblables qu'un philosophe et un portefaix, par exemple, semble bien émerger non pas tant de la nature que des habitudes, des coutumes et de l'éducation. Lorsque l'un et l'autre sont venus au monde, pour les six ou huit premières années leur existence, ils étaient peut-être très semblables, et ni leurs parents ni leurs compagnons de jeux n'auraient pu distinguer de notable différence entre eux. A compter de cet âge, ou peu après, les voilà occupés par de très différentes activités. L'on commence alors à voir apparaître la différence des talents. Cette différence s'élargit par degrés jusqu'à ce que la vanité du philosophe l'amène à ne plus se reconnaître que quelques rares ressemblances avec l'autre.

Mais sans la disposition humaine à transporter, faire du troc, échanger, chaque homme devrait se procurer par lui-même toutes les nécessités et commodités de la vie. Tous auraient les mêmes tâches à accomplir , le même travail à faire, et il n'y aurait plus ces différences d'emploi qui seules autorisent les grandes différences de talent à se déployer.

Et cette disposition qui fait naître ces différences de talents si remarquables entre gens de différentes professions est la même qui rend ces différences utiles. Beaucoup de races d'animaux reconnus comme appartenant à la même espèce sont dotées par la nature de caractéristiques bien plus différenciées que celles que l'on voit entre les hommes avant l'intervention des coutumes et de l'éducation.

Par nature, un philosophe, en termes de talents et de capacités, n'est pas à moitié aussi distant d'un portefaix qu'un lévrier d'un épagneul, ou ce dernier d'un chien de berger. Mais ces différentes races d'animaux, pourtant tous de la même espèce, ne sont que peu utiles l'une à l'autre. La force du dogue ne tire aucun profit de la rapidité du lévrier, de l'intelligence de l'épagneul, ou de de la docilité du chien de berger. Les effets de ces différents talents et capacités, faute de la capacité ou de la disposition à échanger, ne peuvent se cumuler en un capital commun, et ne contribuent en aucune façon à améliorer les nécessités et commodités dont pourrait disposer l'espèce. Chaque animal est toujours obligé de se soutenir et de se défendre par lui-même, séparément et indépendamment, et ne tire aucun avantage de cette variété de talents dont son espèce à été dotée par la nature.

Entre les hommes au contraire, les talents les plus éloignés les uns des autres sont utiles l'un à l'autre. Les différents produits de leurs talents respectifs étant réunis en un capital commun par leur capacité générale à transporter, à faire du troc, à échanger, tout homme a une chance d'acquérir au moins une part du produit du talent des autres hommes".

samedi 9 février 2008

Le "eux ou nous " de Rama Yade

Rama Yade prend la défense dans le Monde du 5 février de "deux femmes d'honneur": Taslima Nasreen et Ayaan Hirsi Ali, toutes deux menacées par des intégristes musulmans. C'est bien. Elle nous invite à ne pas choisir "le parti de la prudence". Nous sommes, bien sûr, d'accord.

Et elle poursuit : "Alors que la main des terroristes ne tremble pas quand il s'agit de tuer, le monde occidental, lui, tremblerait-il désormais quand il s'agit d'affirmer ses valeurs de liberté, de justice, de solidarité? c'est pourquoi je propose que l'Europe fasse de l'égalité des droits entre les hommes et les femmes une priorité partout dans le monde, y compris les pays musulmans".

Aucune raison, en effet, d'exclure les pays musulmans du bénéfice de cette initiative européenne. L'important est de voir par quelles méthodes Mme Rama Yade entend la conduire. Espérons qu'elle produira d'intéressantes propositions, notamment à l'occasion de la Présidence française.

Mais faut-il vraiment terminer en écrivant : "Nous sommes à un tournant civilisationnel. Ce sera eux ou nous"?

Si c'est cela le fond du raisonnement, nous n'irons pas très loin. Ou alors trop loin, car voilà notre ministre embarquée dans les théories à la Huntington sur le "choc des civilisations".

"Nous disons solennellement qu'il est crucial pour notre nation et ses alliés de gagner cette guerre. Nous combattons pour nous défendre nous-mêmes, mais nous croyons aussi que nous combattons pour défendre ces principes universels des droits de l'Homme et de la dignité humaine qui sont le plus bel espoir de l'humanité".

Voilà ce qu'écrivait en février 1962 une soixantaine d'intellectuels américains, dont Samuel Huntington, et aussi Francis Fukuyama, l'inventeur de "la fin de l'Histoire", à l'orée de la guerre d'Afghanistan.

Le combat pour les droits de l'Homme est un noble combat. Mais il n'autorise pas à raisonner en termes de "eux ou nous". Il ne peut à lui seul justifier des guerres où l'on laisserait à Dieu le soin "de reconnaître les siens" dans le mélange obligé de victimes innocentes et de méchants coupables.

dimanche 3 février 2008

la HALDE démolit la loi Hortefeux, les agneaux restent silencieux

La Haute autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (HALDE) a adopté en décembre dernier une délibération fort critique sur la loi relative à la maîtrise de l'immigration, dite "Loi Hortefeux". L'opinion était-elle fatiguée d'en débattre? curieusement, cette prise de position n'a reçu aucune publicité, ou presque. Tant mieux pour M.Hortefeux, dommage pour les intéressés. Et dommage pour la démocratie. Retenons néanmoins les principaux arguments de la HALDE, en espérant qu'ils pourront resservir.

Ainsi, sur le durcissement des conditions du regroupement familial : " ce durcissement impose aux étrangers souhaitant faire venir leurs proches des conditions de ressources qui écartent, de fait, les populations les plus vulnérables, tels que les malades et les personnes âgées... le regroupement familial, particulièrement crucial dans leur situation, ne leur sera pas ouvert".

La HALDE relève aussi la contradiction à considérer que le SMIC est suffisant pour vivre en France avec une famille, et à imposer aux étrangers de justifier de revenus plus élevés de 20% que le même SMIC pour pouvoir faire venir leurs proches. La discrimination ainsi créée est contraire aux principes du droit français. Est de même contraire au principe de non-discrimination une autre disposition de la loi imposant aux étrangers des conditions plus rigoureuses qu'aux Français pour le versement des prestations familiales.

La HALDE souligne également que l'obligation de suivre une formation préalable à la langue française avant de venir rejoindre en France un parent ou un conjoint constitue "une contrainte importante au regard de la liberté d'aller et venir, et surtout du droit fondamental de mener une vie familiale normale". Elle s'interroge sur le point de savoir si cette contrainte sera bien appliquée à toutes les situations (une jeune Américaine épousant un Français y sera-t-elle soumise, ou la famille d'un éminent scientifique étranger poursuivant des recherches dans notre pays?) et si cette formation sera bien disponible en tous lieux à un coût accessible.

Une autre contradiction relevée par la HALDE : l'obligation de quitter le territoire français qui peut accompagner le non renouvellement ou le refus d'un titre de séjour n'a plus à être motivée. Or la loi de 1979 relative à la motivation des actes administratifs dispose que "doivent être motivées, en fait et en droit (...) les mesures qui restreignent l'exercice des libertés publiques ou, d'une manière générale, constituent une mesure de police".

la HALDE s'en prend enfin au fameux article sur les tests ADN pour en démontrer l'inanité. En effet, argumente-t-elle, ces tests de filiation maternelle ont été introduits pour pallier les carences et les fraudes marquant les états civils d'un certain nombre de pays d'émigration. Mais les demandes de regroupement familial émanent à 85% de pères de famille. Si l'état-civil du pays où se trouvent les enfants permet de tricher sur leur filiation maternelle, il permet tout aussi bien de fabriquer de faux actes de mariage... l'on n'est donc pas beaucoup plus avancé. Et quid du veuf qui veut récupérer ses enfants et les faire venir en France?

Oui, c'est bien dommage que la HALDE n'ait pas été consultée par le Gouvernement avant de faire voter son projet alors que la loi lui en faisait l'obligation pour un certain nombre de ses dispositions. La loi créant la HALDE prévoyait en effet qu'"elle est consultée par le gouvernement sur tout projet de loi relatif à la lutte contre les discriminations et à la promotion de l'égalité." Mais peut-être le gouvernement de M.Sarkozy a-t-il estimé qu'il se trouvait exonéré de cette obligation dans la mesure où sa loi visait surtout à renforcer les discriminations et à lutter contre l'égalité?