mardi 26 janvier 2016

L'Iran entre levée des sanctions et nouvelles élections


publié le 24 janvier dans

Boulevard Extérieur

Un moment de bonheur

Au lendemain de l’entrée en vigueur de l’accord nucléaire entre l’Iran et le groupe des cinq membres permanents du Conseil de sécurité, plus l’Allemagne, les « 5+1 », le Président de la République islamique, Hassan Rouhani, s’exprimant devant le Parlement, a qualifié ce moment de « page d’or dans l’histoire du pays ». Et de fait, la levée de l’essentiel des sanctions internationales est un immense soulagement pour l’économie et la société iraniennes. Certes, les Américains n’ont levé que leurs sanctions liées au nucléaire, ce qui veut dire que les vieilles sanctions imposées en 1995, du temps de Bill Clinton, au nom de la lutte contre le terrorisme et de la défense des droits de l’homme, continueront, pour la plupart, à produire leurs effets. Mais elles n’auront d’effets secondaires ni sur les entreprises étrangères, donc européennes, ni même sur les filiales de sociétés américaines installées à l’étranger. Il faudra néanmoins éviter de passer par les circuits bancaires américains, mais nul doute que des solutions seront trouvées sur ce point. Et donc, les entreprises européennes devraient être les premières bénéficiaires des opportunités que suscite dès à présent l’ouverture du marché iranien.

« En cette affaire » a poursuivi Hassan Rouhani « aucun côté n’a gagné contre l’autre. La nation iranienne l’a emporté, mais il n’y a de vaincu, ni en Iran, ni chez les nations qui ont négocié avec nous ». Et l’on comprend que le Président savoure ainsi son succès, sur lequel il a tout misé depuis son arrivée aux affaires à la mi-2013. Il a en même temps préparé la population à l’idée que les effets de l’ouverture ne pourraient être que progressifs en usant d’une métaphore bucolique : l’Iran venait de récupérer un jardin dont l’entrée lui avait été interdite pendant plusieurs années. Le lieu était donc en friche et il fallait à présent biner, planter et arroser avant d’en récolter les fruits.

Les soucis reviennent vite

La célébration de ce moment historique n’a été qu’un intermède dans les combats politiques qu’affronte le président Rouhani en sa qualité de figure de proue des modérés et des réformateurs. L’accord nucléaire, précisément pour les opportunités d’ouverture qu’il offre, tant en interne qu’en externe, n’est pas du goût des plus conservateurs du régime, et il a fallu que s’exerce l’autorité du Guide de la révolution islamique, Ali Khamenei, pour qu’il soit approuvé à l’automne dernier par le Parlement, où ces conservateurs, minoritaires dans le pays, sont fortement majoritaires.

Le prochain combat est donc celui des élections législatives qui verront le renouvellement pour quatre ans de ce parlement, ou Majles. Le premier tour des élections aura lieu le 26 février. Une autre élection se tiendra le même jour, également au suffrage universel : celle de l’Assemblée des experts, ensemble de 86 docteurs en religion, élu pour huit ans, et appelé à élire un nouveau Guide en cas de décès ou d’incapacité du tenant du titre. Or Ali Khamenei a aujourd’hui 76 ans. Il est donc possible que la prochaine Assemblée des experts soit appelée à jouer un rôle déterminant pour l’avenir de la République islamique en choisissant son successeur.

Si ces élections étaient parfaitement libres, nul doute que les soutiens de Rouhani remporteraient la majorité au Majles. Mais elles sont bridées par l’intervention du Conseil des Gardiens, sorte de Conseil constitutionnel, qui s’autorise à éliminer d’emblée tous les candidats qui ne réunissent pas à ses yeux les qualifications nécessaires. Or dans ce tri discrétionnaire, les candidats réformateurs ont toujours été les grands perdants. Dès l’automne dernier, le Président Rouhani, sentant ce qui allait venir, avait publiquement interpellé le Conseil des Gardiens en lui demandant de respecter la Constitution, qui lui confie simplement la responsabilité de « superviser » les élections. Mais il avait été aussitôt contré par le camp conservateur, notamment par la hiérarchie des Pasdaran, qui l’avait accusé de mettre en péril les fondements de la République islamique.

Hécatombe chez les réformateurs

Les pressentiments de Rouhani se sont depuis confirmés. Sur quelque 11.000 candidats en lice pour 290 sièges, les antennes locales mises en place pour un premier tri par le Conseil des Gardiens en ont déjà écarté 6.000, dont 3.000 formant la quasi-totalité des candidats marqués comme réformateurs. Le Conseil des Gardiens tranchera en seconde instance, procédant par nouvelles éliminations ou par repêchages, puis le Guide de la révolution interviendra pour quelques rectifications. Mais il est à craindre que le taux d’élimination de candidats à la prochaine élection soit le plus élevé jamais constaté dans des élections législatives en Iran.

Rouhani est déjà remonté au créneau, en rappelant à la télévision que le Parlement était « la maison du peuple et non d’une faction particulière » et en annonçant qu’il allait s’employer à infléchir la procédure en cours. Mais le Guide de la Révolution est déjà intervenu sur le sujet en rappelant récemment que « les gens n’acceptant pas le système »n’avaient pas leur place au Parlement. Or les Réformateurs, souvent mêlés aux troubles et manifestations massives de 2009 qui avaient tellement fait peur au régime, sont vus par les Conservateurs comme des opposants irréductibles à la République islamique.

Le Conseil des Gardiens toujours à la manoeuvre

Même si ce bras de fer se concluait par l’arrivée au Majles d’une majorité de modérés, étiquette sous laquelle Rouhani s’était présenté à l’élection présidentielle, ses ennuis ne seraient pas terminés pour autant. Le cœur du régime considère en effet volontiers que Rouhani a rempli son rôle en obtenant la levée des sanctions internationales et qu’il doit désormais être confiné à la gestion des affaires courantes jusqu’à la fin de son mandat, mi-2017. Pour Rouhani au contraire, le moment est arrivé de tenir ses promesses en matière d’ouverture, où il est attendu par ses électeurs. Y parviendra-t-il ou subira-t-il le sort de son prédécesseur réformateur, Mohammad Khatami, président de 1997 à 2005, dont toutes les initiatives législatives ont été systématiquement bloquées par le Conseil des Gardiens, chargé de veiller à la conformité des lois au regard de la Constitution mais aussi des principes de l’Islam ? C’est ainsi que Khatami, de plus en plus discrédité aux yeux de ses électeurs pour son incapacité à agir, avait cédé la place à un populiste exalté, Mahmoud Ahmadinejad…

Rouhani le lutteur

Mais Khatami était un intellectuel un peu perdu en politique, Rouhani est d’un autre tempérament. Formé au cœur du sérail, il en connaît les détours. Malgré ses différences avec le Guide, il ne lui a jamais ménagé sa loyauté, et a protégé le lien de confiance noué avec ce dernier dès les débuts de la République islamique. Et comme démontré en d’autres circonstances, notamment quand il était chargé au début des années 2000 du dossier nucléaire, il a la carrure pour affronter et réduire les résistances qui se dressent sur son chemin. A l’heure qu’il est, la plus visible est celle des Pasdaran, cette garde prétorienne du régime, dont la puissance et l’influence se sont renforcées au fil des années dans tous les domaines : politique intérieure, politique extérieure, économie. Rouhani a déjà fait savoir en plusieurs occasions qu’il ne se satisfaisait pas de cette évolution, et qu’ils devraient revenir à leur place. Ce combat, encore feutré, se déroule au quotidien. Le budget qui vient d’être présenté au Parlement prévoit ainsi une réduction de 16% des crédits alloués aux Pasdaran. Certes, leur présence dans l’économie, ou dans le contrôle d’un certain nombre de passages douaniers, leur donne accès à d’autres ressources. Mais le signal a dû être peu apprécié.

Rien n’est joué à l’heure qu’il est. Ces tensions, ces querelles, témoignent néanmoins, à leur façon, de la vitalité de la République islamique, qui a jusqu'à présent invalidé tous les paris faits sur sa sclérose, son affaiblissement, sa fin prochaine. Et puis, il y a la population iranienne, qui a su à plusieurs reprises faire entendre son impatience. Le régime sait qu’il ne peut lui imposer une politique de contention qui finirait par le rendre insupportable. C’est tout l’enjeu de la période qui s’ouvre, et qui pourrait être riche en nouvelles surprises.

lundi 11 janvier 2016

Arabie saoudite - Iran : complément d'enquête

article paru aujourd'hui sur le site de Boulevard Extérieur

Boulevard Extérieur

En Arabie saoudite, une affaire de politique intérieure

Il a beaucoup été écrit que Sheikh al Nimr, prêcheur chiite populaire dans la région de Qatif, dans l’est de l’Arabie saoudite, avait été exécuté pour provoquer l’Iran et le monde chiite, qui mettent en ce moment la dynastie saoudienne en difficulté, en Syrie, au Yémen, ou ailleurs. En réalité, cette opération a été conduite pour des motifs de politique intérieure, l’emportant sur toute autre considération. Quelle que soit la sévérité du jugement que l’on soit en droit de porter sur une telle exécution, elle relevait de la raison d’État, dès lors que les autorités saoudiennes étaient décidées à exécuter une quarantaine de militants d’al Qaida, parmi lesquels un autre prêcheur saoudien, Fares al Zahrani, tous impliqués dans une série d’attentats particulièrement sanglants conduits dans le royaume au début des années 2000. Et cette décision-là était une façon de répondre aux violentes critiques du leader de Da’esh, le calife autoproclamé Abou Bakr al Baghdadi, qui dans un discours diffusé fin 2015, avait enjoint aux Saoudiens de chasser sans plus attendre leurs dirigeants corrompus, apostats, «valets des Juifs et des Croisés ». La famille royale a jugé nécessaire de réagir par une démonstration de fermeté. Mais à partir du moment où il était décidé de passer à l’exécution collective de ces partisans d’el Qaida, il devenait politiquement nécessaire, pour ne pas s’attirer dans la population la critique d’un « deux poids, deux mesures », d’y joindre les militants chiites également détenus et condamnés à mort pour terrorisme.

Le sort du plus connu d’entre eux, Sheikh el Nimr, était dès lors scellé. Peu importe qu’il ait toujours veillé, dans ses homélies enflammées, à désapprouver l’usage de la violence armée. Il apparaissait comme un fauteur de troubles, déloyal aux lois fondamentales du Royaume, ce qui suffit en Arabie saoudite pour être désigné comme terroriste. Le seul geste qu’aient accompli les autorités saoudiennes pour répondre à l’émotion de l’opinion internationale qui s’inquiétait depuis quelque temps du sort de ce groupe de Chiites, a été d’épargner la vie du jeune neveu de Sheikh al Nimr, condamné lui aussi pour des actes séditieux, mais commis alors qu’il était encore mineur.

En Iran aussi, une affaire de politique intérieure

Il semble qu’en Arabie saoudite, l’opinion ait, dans sa majorité, favorablement accueilli cette vague d’exécutions. La famille du Sheikh al Nimr a émis, quant à elle, une déclaration condamnant une « mise à mort injuste » mais appelant la communauté chiite saoudienne à rester fidèle à l’enseignement de leur martyr en faisant preuve « de retenue et de contrôle ».

A l’extérieur en revanche, les protestations n’ont pas tardé à fuser, notamment dans les mondes iranien et chiite. Les Saoudiens, évidemment, s’y attendaient. L’une des premières réactions a été celle du Guide suprême, Ali Khamenei. Forte de ton, elle n’avait rien sur le fond pour les inquiéter puisqu’elle en appelait à la « vengeance divine », façon de laisser à la Providence le soin de poursuivre l’affaire. Mais les ultra-radicaux iraniens leur ont alors apporté un cadeau inespéré, la mise à sac de l’ambassade d’Arabie saoudite à Téhéran et du consulat saoudien à Machhad, en une opération conduite, là encore, d’abord pour des raisons de politique intérieure. C’était ce qui pouvait le mieux embarrasser le Président modéré Hassan Rouhani, partisan de l’ouverture sur le monde extérieur et de l’apaisement des relations avec le grand voisin saoudien. Et le mettre en difficulté sur le plan international, c’était l’affaiblir aussi sur le plan intérieur alors que s’approchent deux élections nationales programmées pour fin février, celle du Parlement, et celle de l’Assemblée des experts, chargée de choisir un nouveau Guide en cas de mort ou d’incapacité du tenant de la fonction.

Mais pour Rouhani, et même pour les hiérarques de la République islamique, pas question de se laisser entraîner dans une crise internationale incontrôlée à un moment où se joue une partie importante pour l’avenir du régime, celle de l’application de l’accord nucléaire conclu le 14 juillet dernier, dont la mise en œuvre reste fragile. Rouhani a donc personnellement condamné avec véhémence la mise à sac de l’ambassade, et promis que ses auteurs seraient arrêtés et condamnés. Le Guide suprême s’est tu, mais les Pasdaran, dont on aurait pu imaginer qu’ils aient été les instigateurs de l’opération, se sont empressés de la désavouer. Qui donc en a été à l’origine ? Quelques prêcheurs du Vendredi ont mis en cause des « infiltrateurs » pilotés, bien entendu, par les États-Unis et par Israël…

Maîtriser les effets de l’affaire sur les autres dossiers, notamment le dossier syrien

Dans l’immédiat, les Saoudiens ont tiré profit de cette violation grossière des règles internationales pour se replacer en meilleure position. Ils ont pu rompre à bon droit leurs relations diplomatiques avec l’Iran et entraîner avec eux une demi-douzaine de pays du Golfe et du monde arabe : façon de pousser à nouveau l’Iran vers la catégorie des États parias, comme à l’heureuse époque où il était empêtré dans la crise du nucléaire, pour le plus grand confort de l’Arabie saoudite. L’Iran a bien tenté de retourner la situation en protestant contre le bombardement, survenu peu après, de son ambassade au Yémen par les forces de la coalition anti-houthi conduite par l’Arabie saoudite, mais il est vite apparu que l’opération n’était en rien dirigée contre la mission diplomatique iranienne, l’impact se situant à plusieurs centaines de mètres de son périmètre.

Il semble bien que l’on soit décidé de tous côtés à ne pas laisser ce différend bloquer l’évolution du dossier le plus brûlant de la région, le dossier syrien, dont la solution nécessitera forcément un minimum d’accord entre Iran et Arabie saoudite. John Kerry a aussitôt téléphoné à Téhéran et à Riyad, la Russie, la Turquie, l’Irak ont proposé leur médiation, Oman et le Koweït y travaillent peut-être déjà. Le Représentant saoudien auprès des Nations Unies y a déclaré que la rupture des relations diplomatiques avec l’Iran ne modifierait en rien les efforts de son pays pour parvenir à une sortie de la crise syrienne. Le vice-ministre des Affaires étrangères iranien chargé de la Syrie a déclaré de son côté que cette rupture des relations diplomatiques aurait, certes, un impact sur le dossier, mais que l’Iran resterait engagé à la recherche d’une solution. Le ministre des affaires étrangères lui-même, Mohammad Javad Zarif, a écrit au Secrétaire général des Nations Unies que l’Iran n’avait aucune intention de provoquer « une escalade des tensions dans la région ». L’exécution de Sheikh el Nimr laissera une émotion et un souvenir durables au Moyen-Orient. Mais il est permis d’espérer que la crise proprement politique qu’elle a déclenchée ira en s’apaisant. Une réconciliation entre Iran et Arabie saoudite est certes encore lointaine, mais au moins devrait-on pouvoir éviter de nouveaux dommages.