vendredi 25 juin 2010

Héroïne afghane

Avec un million et demi d’héroïnomanes et une consommation de 70 tonnes par an (20% de la consommation mondiale), provoquant chaque année environ 30.000 morts, la Russie est la première victime au monde de l’héroïne. Le reste de l’Europe en consomme 88 tonnes par an et les Français, en particulier, dix tonnes. Toute cette héroïne vient d’Afghanistan. En 2009, huit ans après l’arrivée des Américains et de leurs alliés de l’OTAN, l’on estime que ce pays a produit près de 7.000 tonnes d’opium, soit 90% de la production mondiale. Ceci après un record absolu de 8.200 tonnes en 2007. Il en produisait 200 tonnes en 1980, juste après l’arrivée des Russes, 1.500 tonnes en 1990, peu après leur retrait, 3.200 tonnes en 2000, un an avant le départ des Taliban, et peut-être pas plus de 500 tonnes en 2001, qui a vu en fin d’année l’intervention américaine.

Viktor Ivanov, chargé en Russie de la lutte contre la drogue, s’est beaucoup plaint auprès de son homologue américain et des responsables de l’OTAN de la faible motivation en la matière des Occidentaux présents en Afghanistan. De fait, ceux-ci, malgré leur présence massive, ne sont parvenus à enrayer ni la croissance de la culture du pavot, ni le trafic correspondant d’opium et d’héroïne. Selon le rapport 2010 de l’Office des Nations Unies contre la drogue et le crime, les saisies d’opium en Afghanistan se sont situées en dessous de 50 tonnes en 2009, soit 0,5 pour mille de la production. Les saisies d’héroïnes se sont élevées, elles, à moins de 3 tonnes en 2008 pour une production supérieure à 500 tonnes. Notons que l’Iran et la Turquie, par lesquels passe l’essentiel du trafic de la « route des Balkans » s’achevant en Europe occidentale, ont respectivement saisi en 2008 23 et 15 tonnes d’héroïne afghane, donc beaucoup plus que les Afghans eux-mêmes.

L’on comprend la frustration des Russes. Viktor Ivanov s’est fait répondre par le porte-parole de l’OTAN : «Nous ne pouvons nous mettre en une situation où nous retirerions leur seule source de revenu à des gens vivant dans le deuxième pays le plus pauvre du monde, sans être capables de leur proposer une alternative.». Mais si l’on hésite à viser les cultivateurs, l’on pourrait s’attaquer aux trafiquants. Leurs réseaux, dans les dernières années, se sont considérablement renforcés. Mais rien ne semble pouvoir les atteindre. Rencontrant en mai dernier son homologue américain, Ivanov lui a remis une liste de neuf grands barons de la drogue, établis en Afghanistan ou en Asie centrale. L’on serait heureux de connaître, même à demi-mot, les suites données à cette information.

Tout ceci est d’autant plus paradoxal que chacun s’accorde à penser que le trafic de drogue est la principale source de financement du terrorisme et des mouvements subversifs hostiles à l’Occident. Or, si l’on a bien compris, c’est pour lutter contre la terreur qui menace nos cités que nos soldats traquent les Taliban, pour l’essentiel des paysans pachtouns, dans les hautes vallées d’Afghanistan.

Pendant ce temps-là, l’argent de la drogue n’a jamais autant coulé à flots, ni corrompu autant d’hommes et d’institutions sur les chemins qu’il emprunte. Toujours selon les Nations Unies, le marché mondial de l’héroïne et de l’opium représente une masse annuelle de 65 milliards de dollars dont 58 générés par la production afghane. Sur cette masse, guère plus de 400 millions reviennent aux cultivateurs afghans, les seuls dignes de compassion en cette affaire.

Au regard de ce chiffre plutôt modeste, notons que la guerre en Afghanistan coûtera au bas mot 73 milliards de dollars aux Américains en 2010, et 330 millions d’euros aux Français. Les Taliban, qui avaient d’abord laissé filer la culture du pavot, étaient parvenus, d’ailleurs sous la pression de la communauté internationale qui leur reprochait de pourrir la terre entière avec l'opium afghan, à réduire très sensiblement la production dans la dernière période de leur domination. Avec tous les moyens dont nous disposons, avec tout l’argent que nous dépensons pour ce pays, pourquoi n’arrivons-nous pas à faire au moins aussi bien qu’eux ?