dimanche 20 juillet 2014

Minorités du monde 4. Les Gagaouzes de Moldavie


Lorsque la Moldavie, territoire soviétique situé entre Roumanie et Ukraine, à majorité roumanophone, proclame son indépendance au début des années 1990, les Slavophones de Transnistrie, province de l’est au contact de l’Ukraine, font sécession et créent, avec le soutien de la Russie, un État séparé, non reconnu par la communauté internationale, mais toujours en place aujourd’hui. A la même période, au sud de la Moldavie, une autre communauté, celle des Gagaouzes, s’inquiète lorsqu’elle voit son pays adopter comme seule langue officielle le roumain, et proclame alors sur environ 10% du territoire de la Moldavie une « République socialiste soviétique de Gagaouzie ». Cette communauté est composée de Turcs chrétiens de confession orthodoxe, qui, contrairement à la majorité des Moldaves, craignent alors par-dessus tout un rattachement du pays à la Roumanie voisine qui les ferait disparaître dans un vaste ensemble roumanophone. Les fortes tensions qui s’installent entre les autorités centrales moldaves et les Gagaouzes ne s’apaisent que lorsque la Moldavie rejette en mars 1994 par référendum le projet d’une union avec la Roumanie. A la fin de l’année un statut spécial est accordé à la région gagaouze. Elle dispose de ses propres pouvoirs législatif et exécutif, d’une capitale, Comrat (30.000 hab.), d’un drapeau et d’une totale autonomie en matière de culture, d’éducation, de questions sociales et de finances locales. Sur les quelque 3,4 millions de Moldaves, la région en question regroupe au total 170.000 habitants, dont 80% de Gagaouzes.

Force est de reconnaître que l’inquiétude des Gagaouzes quant à une absorption de la Moldavie par la Roumanie ne s’est pas apaisée au fil des dix années écoulées. En février 2014, lors d’un référendum organisé par le gouvernement local mais non reconnu par le gouvernement central moldave, la quasi-unanimité des voix exprimés (avec 70% de participation) s’est prononcée en faveur de l’union douanière avec la Russie, contre l’intégration à l’Union européenne, et en faveur de l’indépendance de la Gagaouzie au cas où la Moldavie abandonnerait sa souveraineté. 

Mais d’où viennent ces fameux Gagaouzes ? Ce sont, sans guère de doute, les descendants de tribus turques qui, poussées par d’autres envahisseurs, se sont installées au Moyen-âge au sud du delta du Danube, et se sont alors converties au christianisme. Puis, encouragées par les Russes qui souhaitaient peupler le territoire récemment conquis et encore par endroits désert de la Bessarabie, elles ont migré vers le nord au début du XIXème siècle pour occuper leur habitat actuel. La région est pauvre, dotée de peu de réserves d’eau, et vit encore aujourd’hui pour l’essentiel d’agriculture, notamment de viticulture. Adossée au statut favorable qui lui a été accordée, la communauté gagaouze s’efforce à présent de conforter son identité par la mise en valeur de sa langue turque et de son histoire, et d’acquérir aussi un peu de prospérité. Mais les moyens lui manquent cruellement. Nous pouvons l’aider, et contribuer aussi à la rapprocher de l’Union européenne, en plaçant de temps en temps sur nos tables des vins gagaouzes.

jeudi 3 juillet 2014

Minorités du Monde 3. Les Ouïgours de Chine

8 millions d’Ouïghours pour près d’un milliard et demi de Chinois, voilà de quoi nourrir le sentiment d’appartenir à une minorité, même si votre terre, le Xinjiang, ancien Turkestan oriental ou chinois, occupe un sixième du territoire de la Chine. Mais c’est un territoire ingrat, composé d’immenses déserts et de montagnes arides, dont les fleuves se perdent dans les sables, parsemé d’oasis où se concentre la vie. Il s’insère entre deux régions bouddhiques, le Tibet d’un côté, la Mongolie de l’autre, mais ses populations autochtones sont musulmanes.

Les Ouïghours, nomades de langue turque, apparaissent dans l’histoire au VIIIème siècle, dans l’actuelle Mongolie extérieure. Poussés par les Kirghizes, ils s’installent un siècle plus tard dans leur habitat actuel, se sédentarisent, se mêlent aux populations indo-européennes des oasis. Un moment convertis au manichéisme, pratiquant aussi le christianisme nestorien, ils finissent par tous rejoindre l’Islam sunnite.

Au XVIIIème siècle, après plusieurs expéditions, les Chinois parviennent à incorporer la région à leur empire. Elle est néanmoins mal contrôlée, les Russes tentent d’y étendre leur influence, et des révoltes locales aboutissent à plusieurs reprises à la création d’indépendances éphémères : un émirat de Kashgarie dans la seconde moitié du XIXème siècle, une République du Turkestan oriental dans les années 1930, qui renaît sous protectorat soviétique dans les années 1940.

En 1949, avec l’avènement de la République populaire chinoise, le Turkestan oriental, ou Xinjiang, est à nouveau fermement arrimé à la Chine. Le régime de Mao Tsé-Tung y mène alors une politique systématique d’installation de populations Han venues du cœur du pays et institutionnalise l’usage du mandarin. L’afflux de colons et de militaires fait passer la proportion de Chinois ethniques au Xinjiang de 6% au début des années 1950 à 40% aujourd’hui. De 1964 à 1996, la Chine utilise en outre le site de Lop Nor au cœur du désert central du Xinjiang, pour conduire 45 essais nucléaires, dont 23 dans l’atmosphère.

Alors que les Ouïghours s’identifiaient traditionnellement à leurs oasis respectives – le nom même d’Ouïghour pour les désigner dans leur ensemble ne renaît et ne se popularise qu’à l’époque contemporaine, dans les années 1930 –, cette politique du gouvernement chinois donne aux Ouïghours le sentiment de n’être plus chez eux et ravive leur sentiment national. Le phénomène est encore accentué à compter des années 1990 avec l’accès à l’indépendance de leurs voisins Kirghizes, Kazakhs, Tadjiks et Ouzbeks du fait de la disparition de l’URSS. Les manifestations s’enchaînent, et sont généralement réprimées avec une brutalité extrême : morts par tirs de la police, arrestations massives, exécutions publiques de meneurs. Elles tournent aussi à l’émeute, comme en 2009, dans la capitale du Xinjiang, Urumqi, où des affrontements entre Ouïghours et Hans font environ 200 morts.


Les indépendantistes passent aux actions terroristes, frappent au Xinjiang même, et vont jusqu’à commettre en 2013 un attentat-suicide à la voiture piégée sur la place Tian’anmen. En mars 2014, dans la gare de Kunming, au Yunnan, donc à nouveau bien loin du Xinjiang, un groupe d’Ouïghours armés de couteaux frappe à l’aveugle des voyageurs et tue 29 personnes. Le gouvernement chinois demande donc l’inscription des principaux mouvements indépendantistes Ouïghours sur les listes nationales et internationales d’organisations terroristes. Le cycle de violence qui s’est déclenché ne semble pas près de s’éteindre, même si le rapport de force paraît écrasant en faveur du gouvernement central chinois.

mercredi 2 juillet 2014

Mauvais accord plutôt que pas d’accord ?

« Mieux vaut pas d’accord qu’un mauvais accord » : a-t-on entendu à satiété ces derniers temps à propos de la négociation en cours avec l’Iran.

Vraiment ? Bien entendu, chacun comprend ce que signifie « pas d’accord ». Mais comment savoir à quel moment un accord devient mauvais, plutôt que bon ou même moyen ? C’est là qu’arrivent les experts. Un mauvais accord, expliquent-ils, est un accord qui permettrait aux Iraniens de produire l’uranium hautement enrichi nécessaire pour une bombe en moins de six mois. Un mauvais accord est un accord qui ne ferait pas la lumière complète sur les recherches qu’ils ont menées dans le temps pour fabriquer la bombe. Un mauvais accord est un accord qui les laisserait poursuivre leur programme de missiles balistiques. Et cætera…Et l’on finit par comprendre que tout accord moins que parfait ne pourrait être qu’un inacceptable mauvais accord.

Mais ce genre d’approche va à l’encontre de tout processus diplomatique, fait de compromis et d’échanges. Il aboutit à la conclusion qu’un accord parfait est un accord qui n’a pas eu à être négocié, et dans lequel le gagnant rafle toute la mise. Et de fait, beaucoup pensent que la non-prolifération est une affaire trop cruciale pour être soumise à compromis. Elle ne mérite que des accords parfaits.

L’Histoire, pourtant, ne confirme pas cette façon de voir. Le Traité de non-prolifération nucléaire (TNP), mère de tous les accords de non-prolifération, est, dans son ensemble comme en détail, un vaste compromis. Certains pays sont autorisés à développer des arsenaux nucléaires, mais pas les autres. Les pays qui ont accepté de renoncer à toute ambition nucléaire militaire sont quand même autorisés à pousser leurs capacités nucléaires jusqu’à la fine démarcation au-delà de laquelle commence la fabrication d’un engin nucléaire explosif. Personne n’était heureux du résultat au moment où le TNP a été conclu et personne ne se satisfait aujourd’hui de la situation à laquelle ce dispositif a abouti.

Le TNP apparaît donc comme un accord profondément imparfait : au fond, un mauvais accord. C’est en tous cas ce que la France a longtemps pensé, puisqu’elle a mis plus de vingt ans à y adhérer. Mais aurait-il mieux valu ne pas avoir d’accord ? Non, évidemment. Dans un genre différent, les accords de limitation d’armements stratégiques conclus pendant et après la Guerre froide entre l’URSS puis la Russie et les États-Unis, et signés du côté américain par les Présidents Nixon, Carter, Reagan, George H.W. Bush, Obama… étaient certainement fort imparfaits. Aurait-il mieux valu qu’ils ne fussent jamais signés ?

Pour revenir à la négociation avec l’Iran, l’envie prend d’être provocant en écrivant qu’à peu près n’importe quel accord (dans les paramètres de la négociation en cours) serait préférable à une absence d’accord. L’absence d’accord signifie en effet le développement sans contrôle du programme iranien, la croissance continue de ses capacités d’enrichissement et de son stock d’uranium enrichi, l’achèvement d’un réacteur de recherche hautement plutonigène, éventuellement la reprise des recherches sur la fabrication d’un engin nucléaire. Et par voie de conséquence l’exacerbation des tensions entre la communauté internationale et la République islamique, pouvant aboutir à des frappes sur les installations nucléaires iraniennes et à une confrontation armée.

Au regard de telles perspectives, un accord imparfait retrouve tout son charme. Souvenons-nous que les relations internationales sont nourries de processus itératifs. Les accords parfaitement agencés, cherchant à régler toutes les questions, produisent rarement des résultats durables. C’est l’histoire du traité de Versailles… L’important est de saisir au bon moment ce qui se trouve à portée de main. L’art de la diplomatie tient précisément à la capacité de discerner, puis de lier ensemble les points extrêmes de ce qui peut être accepté de bon gré par des parties en conflit. Il intègre aussi l’humilité de laisser à d’autres le soin de régler plus tard les questions sans solution immédiate, en pariant sur le fait que le nouvel environnement créé par les questions réglées offrira de nouvelles perspectives. Il garde à l’esprit l’idée qu’un accord même imparfait, s’il est fidèlement appliqué de part et d’autre, peut devenir une machine à produire de la confiance. C’est ce qui s’est passé avec le Plan commun d’action conclu le 24 novembre dernier entre les cinq membres permanents du Conseil de sécurité, plus l’Allemagne, et l’Iran. Cet accord provisoire, donc par essence imparfait, a créé les circonstances favorables à la recherche d'un dispositif plus ambitieux.

Au stade actuel des négociations, comment donner un tour concret à ces considérations générales ? Regardons la question la plus difficile, à savoir le niveau acceptable des activités iraniennes d’enrichissement. Sur ce point, la zone évidente de compromis tourne autour du maintien pour plusieurs années de ces activités à leur présent niveau, étant entendu qu’il conviendrait de les exprimer en Unités de travail de séparation (UTS) pour neutraliser l’incidence du remplacement éventuel des centrifugeuses actuelles par des centrifugeuses plus performantes. Le chiffre à retenir serait alors de 8.000 à 10.000 UTS par an.

Pour cela, les Iraniens devront admettre qu’ils n’ont pas besoin d’une capacité d’enrichissement de taille industrielle (50.000 UTS et au-delà) tant que ne seront pas sorties de terre leurs futures centrales nucléaires. Ils devraient au contraire tirer avantage de ce délai pour mettre au point des centrifugeuses plus performantes et plus sûres que le modèle primitif, à très faible rendement, qui forme l’essentiel de leur parc actuel de centrifugeuses. Ils auraient aussi tout intérêt à faire de sérieux progrès en matière de fabrication de combustibles nucléaires s’ils veulent être prêts le jour venu à satisfaire au moins partiellement les besoins de leurs futures centrales.


Les Occidentaux, de leur côté, doivent prendre en compte l’insurmontable difficulté politique pour le gouvernement iranien à envisager un démantèlement même partiel d’une capacité nationale d’enrichissement si durement acquise. Il est vrai qu’accepter le maintien de cette capacité à son niveau actuel porte en théorie le risque de voir les Iraniens acquérir rapidement des quantités significatives d’uranium hautement enrichi, s’ouvrant ainsi la voie vers la bombe. Mais au regard des conséquences autodestructrices d’une rupture d’accord aussi flagrante, le risque paraît limité, certainement beaucoup plus limité que les risques créés par l’absence de tout accord. Un tel risque est-il vraiment ingérable pour la coalition des pays les plus puissants au monde, avec tout leur potentiel diplomatique, de renseignement, et de planification opérationnelle ? Bien sûr, un tel compromis sera dénoncé avec une véhémence égale comme un mauvais accord par les critiques des deux bords. C’est pourquoi il forme probablement le bon compromis, ou dit autrement, un accord ni  bon, ni mauvais : mais mieux encore, un accord équitable.

paru en version anglaise sur le site Lobelog http://www.lobelog.com/bad-deal-better-than-no-deal/