vendredi 11 août 2017

La politique de l'émotion


le massacre de Chios, gravure d'époque


(article paru dans la revue "Après-demain", n°43, juillet 2017)


Les émotions collectives ont été du fin fond de l'histoire de puissants moteurs dans l'évolution et les soubresauts des sociétés politiques. Platon nous parle de "la folie de la multitude", ajoutant " il n'est pour ainsi dire personne qui fasse rien de sensé dans le domaine des affaires publiques". Le clerc Alcuin écrivait à la fin du VIIIème siècle à Charlemagne que "la turbulence du vulgaire est toujours proche de la folie". En sens contraire, huit siècles plus tard, Machiavel nous disait : " On voit l’opinion publique pronostiquer les événements d’une manière si merveilleuse, qu’on dirait le peuple doué de la faculté cachée de prévoir les biens et les maux ". Nul besoin de souligner l'importance des passions populaires dans l'enchaînement des épisodes de la Révolution française.

L'époque contemporaine voit apparaître une nouvelle forme d'émotion collective. Jusque-là, ces émotions n'étaient soulevées que par des faits extraordinaires survenant dans un environnement proche. Désormais, grâce aux progrès de l'alphabétisation et à la montée en puissance de la presse, le tumulte généré par des faits lointains pénètre dans le quotidien d'un nombre de plus en plus important de foyers.

La guerre d'indépendance grecque

Le prologue de cette nouvelle époque se situe sans doute au moment de la guerre d'indépendance des États-Unis, pour laquelle se passionne l'opinion française. Mais le premier épisode peut en être daté du printemps 1821, quand la petite ville de Patras, au nord du Péloponnèse, donne le signal du soulèvement de la population grecque contre le joug ottoman. Les esprits en Europe ont été préparés à vibrer pour l'indépendance grecque par deux ouvrages à l'immense succès, parus l'un en 1811, "l'itinéraire de Paris à Jérusalem" de Chateaubriand, et l'autre l'année suivante, "le pèlerinage de Childe Harold", de Byron. Tous deux contribuent puissamment à façonner la sensibilité romantique et à y intégrer le monde de l'Orient. Tous deux font le lien entre la grandeur de la Grèce antique et les humbles bourgades parsemées de ruines où bat le cœur d'un peuple opprimé, prêt à renaître. Dans les années 1820 les comités philhellènes fleurissent dans toute l'Europe, les poètes, les peintres, les illustrateurs et, bien entendu, les journalistes se mobilisent pour la cause. Des centaines de volontaires de toutes conditions et de tous grades s'enrôlent du côté des Grecs. C'est le cas de Byron lui-même, qui meurt en 1824 à Missolonghi. 

Les gouvernements européens, partisans de l'ordre existant, sont d'abord réticents à intervenir. Mais plusieurs d'entre eux se décident finalement à agir sous la pression de leurs opinions, alors que les rebelles grecs sont en mauvaise posture. En 1827, une flotte anglo-franco-russe défait la flotte ottomane à Navarin. En 1828, la France dépêche au Péloponnèse un corps expéditionnaire d'environ 15.000 hommes. En 1830, la Sublime Porte reconnaît l'indépendance d'une partie du territoire grec actuel. C'est la première grande victoire de l'opinion publique européenne.

La guerre des Boers

Une autre grande manifestation d'émotion collective surgit quelque 80 ans plus tard. Elle est générée par la Guerre des Boers, plus précisément la deuxième guerre (1899-1902), qui aboutit à la défaite définitive de ces derniers. L'opinion néerlandaise, bien entendu, mais aussi les opinions allemande, russe et surtout française, s'enflamment pour ces héroïques victimes de la cupidité et de la soif de puissance britanniques. En France, où l'anglophobie a été chauffée à blanc par l'humiliation de Fachoda (1998), le soutien à la cause des Boers va de la droite nationaliste et coloniale à la gauche ennemie du grand capital impérialiste. Paul Kruger, président du Transvaal, venu en Europe en 1900 pour y chercher des appuis, est acclamé par 60.000 manifestants à Marseille, puis salué par des foules enthousiastes à chaque arrêt du train qui le conduit à Paris, où il est à nouveau accueilli par un public en délire. Mais si les foules se pressent sur son passage à toutes ses étapes en Europe, les gouvernements restent silencieux, l'aide espérée ne vient pas. Les quelques milliers de volontaires européens et américains qui partent combattre aux côtés des Boers ne peuvent détourner le cours de la guerre. Celle-ci évolue en guérilla devant les progrès des troupes britanniques. Ces dernières réagissent en pratiquant une politique de la terre brûlée et en internant tous les civils dans des "camps de reconcentration". Les conditions de vie y sont si épouvantables, le taux de mortalité si élevé, que l'opinion britannique elle-même finit par s'émouvoir. Mais rien ne peut arrêter la défaite complète des Boers, qui intervient au printemps 1902.

La guerre du Biafra

Encore une soixante d'années plus tard, une autre cause emblématique vient soulever l'émotion de ce qu'on peut désormais appeler "l'opinion internationale". C'est la guerre du Biafra. Cette guerre civile de près de trois ans se déclenche en 1967 lorsque la population Ibo, chrétienne et animiste, située pour l'essentiel au sud du Nigéria, cherche à s'en détacher. Le Nigéria est alors une nation récente, fragile, hétérogène. Elle vient de subir deux coups d'État successifs. Le second provoque des massacres d'Ibos dans le nord et le centre du pays, les amenant à se réfugier en masse dans leur région d'origine. La décision prise par le nouveau gouvernement de diviser cette région en trois nouveaux états fédérés fait craindre aux Ibos d'en perdre le contrôle et de voir leur échapper les zones les plus riches en pétrole. L'indépendance du "Biafra" est proclamée. La guerre s'engage, le blocus de la région par les troupes gouvernementales provoque à la mi-2008 la famine. C'est alors que le monde extérieur, devant les premiers récits et surtout les premières images qui lui parviennent, commence à s'émouvoir. Une campagne internationale de soutien au Biafra balaie l'Europe et l'Amérique, et résonne au siège des Nations Unies. C'est à ce moment que commence à prendre forme l'organisation "médecins sans frontières", futur prix Nobel de la Paix. Mais une fois encore, aucune intervention extérieure, individuelle ou collective, ne viendra détourner le cours des choses. Le Biafra tombe en janvier 1970.

La leçon des crises

Beaucoup d'autres exemples de crises du même genre pourraient être décrits. Mais l'analyse de ces trois-là : Grèce, Boers, et Biafra – suffit à donner les clefs de compréhension des vagues d'émotion parcourant régulièrement l'opinion internationale.

La première clef concerne le type de crise propice à la création d'une émotion collective. La guerre, la dimension politique n'y suffisent pas, il y faut également la dimension morale et humanitaire. Ce sont les massacres de Grecs, la souffrance des Boers, la famine des enfants ibos qui portent l'émotion à son paroxysme. Au XIXème siècle, l'on parle de barbarie et d'atrocités, à partir de la moitié du XXème le mot de "génocide" apparaît. Il est utilisé pour le Biafra, il ressurgit ensuite en de nombreux endroits, notamment au Rwanda. Et puis, il faut que l'affaire entre en résonance avec l'esprit du temps. Pourquoi tel massacre soulève-t-il l'indignation du monde, et pas tel autre, qui se déroule ailleurs au même moment ? Pourquoi la deuxième ou troisième famine en Somalie ne mobilise-t-elle pas comme la première (du moins la première mise en lumière) ?

La deuxième clef se rapporte à l'effet amplificateur des médias, et désormais des réseaux sociaux. La question grecque bénéficie de l'invention récente de la lithographie, et bien entendu, de la généralisation de la presse quotidienne. Au début du XIXème siècle, la lecture du journal est devenue, selon le mot d'Hegel, "la prière du matin de l'homme moderne". A la fin du même siècle, la mise au point de la similigravure, permettant la transposition de la photographie sur papier journal, lance le développement de la presse illustrée. L'instantané d'une petite fille boer décharnée est ainsi mis sous les yeux de tous les lecteurs d'Europe et du monde. Elle s'appelle Lizzie van Zyl.

Les victimes ne sont donc plus anonymes. Le XXème siècle voit l'apparition des appareils photographiques légers, le développement du photoreportage, des actualités cinématographiques, puis à partir des années 1950, de la télévision. C'est elle qui fait pénétrer les enfants squelettiques du Biafra dans l'intimité de tous les foyers. Le sentiment de simultanéité entre l'évènement et sa perception facilite l'embrasement des opinions. La qualité de l'émotion est évidemment très différente lorsque la prise de conscience d'un drame se fait progressivement, et après coup, comme dans le cas de la Shoah.

La troisième clef concerne l'indispensable simplification des enjeux. La guerre de libération de la Grèce s'ouvre sur le massacre de la population musulmane du Péloponnèse, femmes et enfants compris. Quelque 20.000 personnes y périssent. Mais ce n'est évidemment pas ce massacre-là que peint Delacroix ou que chante Victor Hugo, même si le massacre de la population de l'île de Chios est mené en représailles du premier. Les sympathiques Boers pouvaient tout aussi bien être représentés en réactionnaires esclavagistes. C'est d'ailleurs ce à quoi s'employait la presse anglaise. Le coup d'État de janvier 1966 au Nigéria, qui allait bientôt déclencher un contre-coup d'État et les massacres d'Ibos, avait été précisément conduit par des officiers pour la plupart d'ethnie ibo.

De la manipulation des esprits au rôle des États

Vient alors la question de la manipulation des esprits. La tentation est grande en effet d'alimenter les émotions collectives par tous les moyens disponibles. Chaque camp s'y emploie avec plus ou moins de bonheur. Ceci est visible en ce moment même dans la crise syrienne, un avantage décisif revenant à celui qui est parvenu le premier à créer l'émotion. Les premières impressions, les premiers jugements sont difficilement réversibles. A partir de là, le "bourrage de crânes" n'est plus très loin. Le fameux "sourire de l'ange de la cathédrale de Reims", icône de l'éternel génie français, n'a été remarqué qu'au lendemain du bombardement de la cathédrale par les Allemands en septembre 1914. Du côté allemand, apparaît alors la caricature d'un tirailleur sénégalais embusqué dans les tours de l'édifice. Déjà, dans l'affaire grecque, l'opinion s'émouvait de voir des troupes ottomanes composées de Soudanais massacrant des Européens.

Tout ceci amène à s'interroger sur le positionnement des États. Les services français sont lourdement intervenus dans la crise du Biafra, jouant à fond, sur instruction de leur gouvernement, la carte de l'indépendance. Ils ont alimenté la rébellion en armes et en soutien médiatique, ils ont attisé l'émotion, en lançant, par exemple, auprès des journalistes, le mot de "génocide". Dans l'affaire syrienne qui se déroule en ce moment sous nos yeux, le gouvernement français s'est délibérément placé à l'avant-garde de son opinion publique. Vingt ans auparavant, lors des persécutions des Kurdes irakiens, il avait, à l'initiative de Bernard Kouchner, développé et mis en œuvre le concept du "droit d'ingérence", qui devait ensuite muter en "devoir de protéger". C'est au nom de ce devoir que Kadhafi a été éliminé. Dans la plupart des cas pourtant, les dirigeants à tête froide s'efforcent de résister aux emballements de leur opinion publique, même s'ils n'y parviennent pas toujours. Au lendemain de l'intervention de l'OTAN au Kossovo, déclenchée par une vague d'"épuration ethnique", l'on se souvient des propos d'une personnalité française sur l'injonction venue "des téléspectateurs occidentaux bombardés d'images choquantes… intimant à leurs gouvernements de faire cesser leurs souffrances de téléspectateurs."


Alors, à qui donner raison ? Il n'y a pas ici de réponse univoque. Mais il peut être réconfortant de terminer sur la parole d'un homme d'État peu suspect de céder à l'émotion. C'est Talleyrand, qui disait: " De nos jours, il n’est pas facile de tromper longtemps. Il y a quelqu’un qui a plus d’esprit que Voltaire, plus d’esprit que Bonaparte, plus d’esprit que chacun des Directeurs, que chacun des ministres passés, présents et à venir, c’est tout le monde".