dimanche 10 février 2013

L’avenir de l’Europe, sans grands hommes, et même sans vision


J’assistais récemment à une table ronde sur l’avenir de l’Union européenne, en présence, notamment, de Jacques Delors. Beaucoup attribuaient l’enlisement du projet européen à l’absence de vision, et à l’absence de grands hommes. Jacques Delors y rappelait son idée d’une « fédération d’États-nations ».

J’avoue mon scepticisme sur ce concept, qui, à vouloir réunir deux notions antagonistes, me paraît rejoindre la longue liste des formules du genre « l’indépendance dans l’interdépendance » et « le progrès dans la stabilité ».

Quant à l’absence de grands hommes, elle me remet en mémoire le propos de Brecht : « Malheureux les pays qui ont besoin de héros ! ».

Reste l’absence de vision. Je ne crois pas qu’on en manque sur l’avenir de notre continent. Il y en aurait même plutôt à revendre.

En revanche le sentiment de panne que nous éprouvons, amplement justifié, me paraît résulter du fait que nous nous trouvons à la jonction de deux cycles, l’un pratiquement achevé, l’autre à peine amorcé.

Le premier cycle, c’est celui de la marchandise, et de son support, les flux financiers. Il nous a fallu cinquante ans pour créer un espace économique à peu près unifié, doté de sa monnaie, monnaie de référence même pour ceux qui ne peuvent encore ou ne veulent l’adopter. Et dans le même temps nous avons ouvert cet espace sur l’extérieur. Un peu trop même au goût de certains, qui supportent mal les courants d’air glacés de la mondialisation. Mais enfin, que le résultat plaise ou non, l’essentiel du travail, au prix des efforts de deux générations, a été fait.

Le cycle tout juste amorcé est celui des hommes (et des femmes), et là, c’est encore plus compliqué. Il inclut d’abord leur liberté d’aller et venir, qui est peut-être la première des libertés, avant même la liberté de pensée (elles vont, à vrai dire, ensemble). Á cet égard, la création de l’espace Schengen a été un immense progrès. Ce qui se fait pour la circulation des étudiants n’est pas mal non plus. Mais restent trois grands chantiers, qui sont à peine, voire pas du tout, entamés : l’espace unique du droit du travail, celui de la protection sociale, celui de la fiscalité. Là, nous sommes au pied du mur, et l’on voit bien que deux générations ne seront pas de trop pour toucher au but. Il y faudra, bien entendu, beaucoup d’étapes intermédiaires et, sans doute, quelques crises pour faire sauter les points de résistance.

Quant à l’Europe de la défense, qui peine tant à émerger, il faut admettre qu’elle ne progressera que le jour où les Européens auront le sentiment d’avoir un bien commun à protéger : pas tant leur prospérité, car sa défense n’est pas une affaire d’armes létales. Non, plutôt ce qui relève de leur identité. 

Et là, pour construire cette identité commune, il faudra certes toujours des discours, mais surtout la volonté de lui donner des expressions concrètes, ce qui nous ramène aux trois chantiers précités : droit du travail, protection sociale, fiscalité. Pour les mener à bien, pas besoin de grands hommes, ni même de grande vision. Des gens déterminés, de la suite dans les idées, c’est déjà bien assez.