samedi 19 mai 2018

Trump, l’Iran, l’Europe : la révolte des agneaux ?


La décision de Donald Trump de sortir son pays de l’accord nucléaire avec l’Iran est tombée avec une brutalité qui a pris les Européens de court. Certes, depuis quelques jours, il ne se faisaient plus guère d’illusions. Mais ils espéraient encore un délai de grâce qui leur permettrait d’obtenir quelques gestes de l’Iran, ou des sanctions allégées en remerciement de leurs efforts :« encore une minute, Monsieur le bourreau » … Mais le couperet est tombé. Les sanctions américaines suspendues par l’accord 14 juillet 2015 sont rétablies dans tous leurs effets. Ceux qui sont déjà en affaires avec l’Iran ont, selon les cas, trois ou six mois pour s’en dégager. Déjà, les Américains ne pouvaient pas commercer avec l’Iran, sauf exceptions. C’est maintenant tout le monde qui se voit interdit d’acheter, de vendre, ou d’investir en Iran. Or l’Allemagne a plus d’une centaine d’entreprises implantées en Iran, et 10.000 qui commercent avec lui, les Italiens sont très présents, les Français y ont Peugeot, Renault, Total... et l’Union européenne achète 40% du pétrole exporté par l’Iran. Airbus venait d’y vendre une centaine d’avions. Tout ceci doit s’arrêter.

La première réaction européenne a été de déclarer ce retour des sanctions « inacceptable ». La seconde a été de rechercher comment contrer une telle décision. Deux exemples sont remontés à la mémoire : du temps de Reagan, les neuf Européens avaient résisté avec succès à une tentative américaine d’empêcher la construction d’un gazoduc allant de Sibérie vers l’Europe. Du temps de Bill Clinton, les 15 États-membres avaient obtenu des waivers, ou exemptions, à une loi empêchant tout investissement dans l’industrie iranienne du pétrole. Pour arracher cette concession, les Européens avaient adopté un règlement bloquant l’application sur leur territoire de la loi américaine et la Commission avait saisi l’Organisation mondiale du commerce.

Mais depuis la situation s’est compliquée. Les Européens ne sont plus neuf, ou quinze, mais 28. Ensuite, la mondialisation a fait d’immenses progrès. Toute entreprise européenne un peu importante a des intérêts aux États-Unis. Elle est donc soumise aux lois américaines. Tout équipement un peu complexe a de bonnes chances d’inclure des éléments américains. Or à partir de 10%, il tombe sous le coup des lois américaines. C’est le cas, par exemple, des avions d’Airbus. Et puis, au moins 80% des échanges internationaux passent par le dollar, en particulier les contrats pétroliers, ce qui les rend passibles de la loi américaine. Voilà pourquoi les grandes banques européennes, échaudées par de lourdes amendes, ont refusé, même quand elles le pouvaient, de travailler à nouveau avec l’Iran.

Que faire ? Que faire ?

Pour répondre à ces défis, plusieurs idées, d’ailleurs complémentaires, circulent parmi les dirigeants européens. La première est d’actualiser le règlement de 1996 bloquant l’effet des lois américaines sur le territoire européen. Elle vient d’être adoptée à la réunion européenne de Sofia. C’est un signal de résistance bienvenu. Mais il ne paraît pas pouvoir régler le cas des sociétés ayant des intérêts aux États-Unis, qui seront prises dans des obligations contradictoires. De plus, les lois américaines permettent de punir non seulement des sociétés, mais aussi des individus. Quel cadre d’entreprise prendra le risque, s’il met le pied aux États-Unis, d’être aussitôt menotté et présenté à un juge, par exemple pour soutien à des activités terroristes ? La seconde idée serait de mettre en place des circuits financiers permettant de se passer du dollar. Mais ceci prendra du temps, tant les habitudes sont ancrées. Une troisième serait d’adopter des mesures de rétorsion dirigées vers les entreprises américaines en Europe. Mais sur un tel principe, lourd de conséquences, comment obtenir l’unanimité des Européens ? Une autre idée encore serait de se passer des banques européennes récalcitrantes en créant des circuits de financement public pour les affaires avec l’Iran. Mais sa réalisation sera forcément complexe, si elle aboutit jamais. Dernière cartouche : la Commission européenne pourrait attaquer les États-Unis devant l’Organisation mondiale du commerce. Malheureusement, le résultat sera long à venir. Dans l’immédiat, les entreprises européennes n’ont d’autre choix que de solliciter auprès de Washington un maximum de waivers leur permettant, au cas par cas, de travailler avec l’Iran.

Mais, même soutenues par leurs gouvernements, elles risquent fort d’être éconduites. En effet, Donald Trump est convaincu qu’Obama a eu tort de négocier trop tôt avec l’Iran, alors que la vague de sanctions adoptées par les États-Unis et par l’Europe entre 2010 et 2012 n’avait pas produit son plein effet. Téhéran pouvait encore tenir tête. En rétablissant les sanctions dans toute leur dureté, il compte mettre les Iraniens à genoux en deux ou trois ans, et obtenir alors tout ce qui avait été refusé à Obama. Mais le raisonnement ne vaut que si la multiplication de waivers ne crée pas pour les Iraniens autant d’échappatoires. Les positions paraissent donc inconciliables.

Tirer quand même l’Iran du bon côté

Les Européens ont presque toujours été, face à l’Amérique, timides et divisés. Maintenant qu’ils ont un mauvais berger, les moutons vont-ils se révolter ? vont-ils devenir enragés ? Rien ne le laisse prévoir. Depuis que l’Union européenne s’est élargie à l’Europe centrale et de l’est, ses nouveaux membres, pour avoir connu le joug soviétique, tiennent plus que tout à la protection américaine. Ils ne sont pas les seuls. Il restera quelques États, les plus impliqués dans la relation avec l’Iran : Allemagne, France, Grande-Bretagne, Italie… à se lancer sur une ligne de crête étroite, entre l’Amérique de Donald Trump et l’Iran de Hassan Rouhani, pour protéger l’accord nucléaire.

Un geste fort reste quand même à la portée des Européens pour tirer l’Iran du bon côté : lui offrir de mettre en œuvre sans tarder, sur un pied d’égalité, un grand partenariat multiforme portant sur la lutte contre la pollution atmosphérique, la protection des ressources hydrauliques, l’agriculture et l’agro-alimentaire, la gestion des villes, la médecine et la santé publique, l’excellence universitaire… Toutes affaires cruciales pour son développement durable et qui échappent à l’emprise des sanctions américaines. Et si un tel programme suscitait l’intérêt d’autres pays de la région, pourquoi ne pas les inviter à s’engager dans la même voie ?

mercredi 9 mai 2018

AU LENDEMAIN DE LA SORTIE DE TRUMP

(paru ce jour dans liberation.fr)


Forme et fond, la déclaration de Donald Trump annonçant la sortie des États-Unis de l’accord nucléaire passé en 2015 à Vienne entre six puissances et l’Iran est d’une extraordinaire brutalité. Aucune concession, aucun délai, c’est un couperet. Ce genre de comportement semblait l’apanage des chefs de régime autoritaire. Elle fera tache dans la politique étrangère américaine.

Un détail : les dirigeants du monde, quand ils s’en prennent à l’Iran, prennent soin de distinguer entre la détestable République islamique et le grand peuple iranien, pétri d’histoire et de culture, assoiffé de liberté. Donald Trump n’y a pas manqué. Il y avait un côté obscène à déclarer son amour aux Iraniens au moment de leur infliger une telle punition collective.

L’Europe et les sanctions

Voilà rétablie la totalité des sanctions américaines levées par l’accord de juillet 2015. Donald Trump a pris soin de préciser qu’elles s’appliqueraient à nouveau dans leur dimension secondaire. Sauf rares exceptions, les sociétés étrangères qui s’aviseront d’entrer en affaires avec l’Iran seront donc punies. Quant aux contrats en cours, elles ont, selon les cas, trois ou six mois pour les démonter. L’Europe va de nouveau se voir interdire d’acheter du pétrole iranien, et ses grandes sociétés pétrolières ne pourront plus travailler en Iran. Plus question non plus de contrats entre Airbus, Boeing et les compagnies iraniennes dont les avions sont à bout de souffle. Peugeot, Renault, qui venaient de retourner en Iran, vont se trouver en grande difficulté. Ils avaient déjà été affectés par une décision américaine de 2013 les empêchant de travailler en Iran, qui avait détruit plusieurs milliers d’emplois en France. Assez lâchement, le gouvernement français de l’époque n’avait pas bougé. Sera-t-il cette fois plus courageux ?

La question de la capacité de l’Europe à se défendre est ainsi posée. Elle était parvenue, dans les années 1990, à faire céder Washington, qui voulait interdire tout investissement en Iran dans le domaine pétrolier et gazier. Ceci avait en particulier permis à Total de mener, avec un succès complet, son plus grand chantier au monde en bordure du Golfe persique. Maintenant, tout sera plus compliqué. La mondialisation a fait des progrès. Les États-Unis ont pris conscience, au début des années 2000, de la toute-puissance que leur confère l’usage du dollar dans les transactions internationales. Même si l’Europe met en place un bouclier de protection pour ses entreprises, beaucoup hésiteront à défier les États-Unis, dès lors qu’elles y ont des intérêts. Ce sera le cas des grandes banques européennes, sans lesquelles il sera difficile de faire de grandes affaires en Iran.

Faire céder l’Iran ?

Face aux États-Unis, la première réaction de l’Iran a été remarquablement mature. Pour le Président Rouhani qui s'est investi dans le dossier nucléaire dès 2003, la décision de Donald Trump est pourtant un crève-cœur. L’accord de 2015 était le grand succès de son premier mandat. Avant le 8 mai, des voix s’étaient élevés en Iran pour annoncer des mesures de rétorsion qui feraient regretter à Washington une décision de sortie de l’accord. A ce stade, Rouhani a simplement lancé des consultations avec les cinq partenaires restants en vue de le préserver. Certes, l’Iran n’a aucun intérêt en cette affaire à une escalade avec plus fort que lui. Il ne pourra résister qu’au sein d’un collectif. Mais les plus radicaux du régime ne manqueront pas de tenter de tirer profit de tout signe de faiblesse. Le gouvernement de Rouhani va se trouver gravement fragilisé.

C’est ce sur quoi parie Donald Trump. Avec son entourage, il a la conviction que l’accord de Vienne a été négocié et conclu trop tôt, avant que les sanctions américaines et européennes ne produisent leur plein effet. Il se dit qu’en deux ou trois ans, il pourra, cette fois-ci, mettre l’Iran à genoux, et entraîner soit l’effondrement du régime, soit son entière soumission. C’est un pari risqué. Obama, lui, avait atteint la conclusion que les sanctions, si punitives soient-elles, ne parvenaient pas à arrêter la progression du programme nucléaire iranien.

L’on peut s’inquiéter que les trois pays européens ayant le plus investi en cette affaire – l’Allemagne, la France, le Royaume-Uni – donnent dans leur première réaction le sentiment d’entrer dans le calcul de Trump. En effet, tout en rappelant leur attachement à l’Accord de Vienne, ils affirment vouloir « définir un cadre de long terme pour le programme nucléaire de l’Iran » et « traiter de façon rigoureuse les préoccupations largement partagées liées au programme balistique de l’Iran et à ses activités régionales déstabilisatrices ». En soi, ces objectifs sont légitimes. Mais en parler ainsi, à ce moment, c’est signaler que les trois pays ne répugneraient pas à obtenir des concessions de Téhéran dans le sillage des sanctions américaines. C’est se proposer de jouer au good cop contre bad cop. C’est aussi prendre le risque d’avoir à se battre sur deux fronts : desserrer au bénéfice des entreprises européennes et de leurs clients l’étau des sanctions américaines, en user comme levier pour faire plier l’Iran. Bon courage !