lundi 2 août 2010

petite lecture de vacances

Le 3 mars 1838, quelques semaines avant sa mort, Talleyrand se rend au prix de grands efforts à l'Académie des Sciences morales et politiques pour y prononcer l'éloge de son ancien subordonné au ministère des Affaires étrangères : Karl Friedrich Reinhard (ou Reinhart), décédé le 25 décembre précédent. A noter que ce diplomate français, dont la carrière, commencée en 1791, s'étend sur plus de 40 ans, et qui fut même très brièvement ministre des affaires étrangères en 1799, était né à Schorndorf, dans le Wurtemberg. Comme Talleyrand, il avait commencé par des études de théologie, mais à Tübingen. Il n'avait été naturalisé qu'en 1832, afin de pouvoir être nommé Pair de France. L'on était à l'époque moins regardant sur les questions de nationalité!

Ce discours d'environ une demi-heure peut être considéré comme l'un des plus beaux morceaux d'éloquence classique. Talleyrand, à travers l'éloge de Reinhart, fait le portrait du parfait diplomate, et donc, l'on s'en doute, de lui-même. L'on verra par l'extrait suivant qu'il place la barre assez haut, mes collègues des affaires étrangères apprécieront!

"Quoique M. Reinhart n'eût point alors l'avantage qu'il aurait eu quelques années plus tard, de trouver sous ses yeux d'excellents modèles, il savait déjà combien de qualités, et de qualités diverses, devaient distinguer un chef de division des affaires étrangères. Un tact délicat lui avait fait sentir que les mœurs d'un chef de division devaient être simples, régulières, retirées; qu'étranger au tumulte du monde, il devait vivre uniquement pour les affaires et leur vouer un secret impénétrable ; que toujours prêt à répondre sur les faits et sur les hommes, il devait avoir sans cesse présents à la mémoire tous les traités, connaître historiquement leurs dates, apprécier avec justesse leurs côtés forts et leurs côtés faibles, leurs antécédents et leurs conséquences, savoir enfin les noms des principaux négociateurs, et même leurs relations de famille ; que tout en faisant usage de ces connaissances, il devait prendre garde à inquiéter l'amour-propre toujours si clairvoyant du ministre, et qu'alors même qu'il l'entraînait à son opinion , son succès devait rester dans l'ombre ; car il savait qu'il ne devait briller que d'un éclat réfléchi ; mais il savait aussi que beaucoup de considération s'attachait naturellement à une vie aussi pure et aussi modeste.

L'esprit d'observation de M. Reinhart ne s'arrêtait point là ; il l'avait conduit à comprendre combien la réunion des qualités nécessaires à un ministre des affaires étrangères est rare. Il faut en effet qu'un ministre des affaires étrangères soit doué d'une sorte d'instinct qui, l'avertissant promptement, l'empêche, avant toute discussion, de jamais se compromettre. Il lui faut la faculté de se montrer ouvert en restant impénétrable; d'être réservé avec les formes de l'abandon, d'être habile jusque dans le choix de ses distractions; il faut que sa conversation soit simple, variée, inattendue, toujours naturelle et parfois naïve; en un mot, il ne doit pas cesser un moment dans les vingt-quatre heures, d'être ministre des affaires étrangères.

Cependant, toutes ces qualités, quelque rares qu'elles soient, pourraient n'être pas suffisantes, si la bonne foi ne leur donnait une garantie dont elles ont presque toujours besoin. Je dois le rappeler ici, pour détruire un préjugé assez généralement répandu : — Non , la diplomatie n'est point une science de ruse et de duplicité. Si la bonne foi est nécessaire quelque part, c'est surtout dans les transactions politiques, car c'est elle qui les rend solides et durables. On a voulu confondre la réserve avec la ruse. La bonne foi n'autorise jamais la ruse, mais elle admet la réserve : et la réserve a cela de particulier, c'est qu'elle ajoute à la confiance.

Dominé par l'honneur et l'intérêt de son pays, par l'honneur et l'intérêt du prince, par l'amour de la liberté, fondé sur l'ordre et sur les droits de tous, un ministre des affaires étrangères, quand il sait l'être, se trouve ainsi placé dans la plus belle situation à laquelle un esprit élevé puisse prétendre."