jeudi 25 août 2016

Mais non, Obama ment moins que beaucoup d'autres

En accusant Barack Obama de mensonge dans les affaires irako-syriennes (le Monde des 21-22 août), mon ami Jean-Pierre Filiu, observateur respecté du monde arabe, y va cette fois-ci un peu fort. Certes, les chiffres de pertes jihadistes mis en avant par le commandant américain de la coalition contre Da’esh ( 45.000 morts en deux ans) sont tout-à-fait irréalistes, voire grotesques, comme l’a bien relevé un rapport conjoint de deux commissions de la chambre des Représentants américaine. Mais rien ne fait apparaître dans ce rapport, pourtant demandé et approuvé par l’opposition républicaine, que la Maison-Blanche ait fait pression sur la hiérarchie militaire pour en obtenir des statistiques flatteuses sur la lutte contre Da’esh en Syrie et en Irak. Tout laisse présumer qu’il s’agit au contraire d’une dérive bureaucratique classique où chaque échelon s’efforce de complaire à l’échelon supérieur, au détriment, s’il le faut, de la réalité. Rien à voir donc, contrairement à ce qu’avance Jean-Pierre Filiu, avec les pressions exercées par George W. Bush et son entourage sur les organes américains de renseignement pour en obtenir des informations justifiant leur projet d’intervention en Irak. D’ailleurs ces chiffres de pertes jihadistes avancés par la hiérarchie militaire n’ont jamais été repris par Obama lui-même. Mais il est plus valorisant de s’en prendre directement au président des Etats-Unis plutôt qu’à un lieutenant-général de l’armée américaine.

Jean-Pierre Filiu parle ensuite de « mensonges sur les priorités », reprochant à Obama d’avoir donné la priorité à l’Irak sur la Syrie. Mais il ne s’agit pas là de mensonge, simplement d’une controverse sur un choix stratégique. « Accorder la priorité à l’Irak sur la Syrie, c’est ne rien comprendre à la dynamique de recrutement de Da’esh » nous dit-il. Peut-être, mais en disant cela, on ne peut oublier le fait qu’en Irak les États-Unis viennent au secours d’un gouvernement légitime, même s’il est fort imparfait, issu d’élections elles aussi fort imparfaites, mais néanmoins d’élections libres. Et ce gouvernement a expressément sollicité l’aide américaine. Situation plus aisée à gérer que l’imbroglio syrien, où l’écrasement des Jihadistes favoriserait un régime honni, et vice-versa. Et peut-on condamner le choix de chercher à libérer dès que possible Mossoul, ville où un million d’habitants se trouve sous la férule du soi-disant État islamique, peut-être même avant Rakka, « capitale » du même « État », comptant au plus 200.000 habitants ?

Jean-Pierre Filiu nous parle enfin de « mensonge sur les alliances ». Mais son analyse ne fait apparaître aucun mensonge particulier, simplement la critique du choix américain de s’appuyer sur des milices kurdes. Là encore, cela se discute. Les Américains ont fait le choix de soutenir ce qu’ils ont trouvé de mieux organisé et de plus efficace. Choix à courte vue peut-être, mais qui a quand même obtenu quelques succès, au point d’ailleurs d’inquiéter en ce moment le régime de Damas.

Voilà qui dégonfle cette mise en cause décoiffante de Barack Obama. Mais pourquoi cette vindicte ? Ce n’est pas trop s’avancer que de discerner chez Jean-Pierre Filiu, comme chez beaucoup d’autres, le regret toujours cuisant qu’en août 2013, le Président américain ait finalement renoncé à utiliser la force pour punir radicalement Damas de son usage des gaz. L’on espérait alors voir cette opposition modérée, courageuse, proche de nous, aussitôt bondir pour prendre le pouvoir sur les décombres du régime. Mais le scénario aurait pu tout aussi bien tourner au fiasco, ou au cauchemar. En 1998, Bill Clinton avait déversé sur Bagdad, sur un palais de Saddam, et sur un certain nombre de sites stratégiques quelque 600 bombes et 400 missiles de croisière. Rien n’avait bougé. En 2013, Obama s’est vu offrir l’occasion d’obtenir sans coup férir le démantèlement du dernier arsenal chimique significatif au monde, qui menaçait en permanence tous les voisins de la Syrie… par exemple Israël. Peut-on lui reprocher de l’avoir saisie ? Ou alors, toute cette montée d’émotion autour de l’usage d’armes chimiques n’aurait-elle été qu’une façon d’obtenir l’élimination du tyran de Damas ? Voilà un intéressant champ de recherche pour le jour plus apaisé où s’ouvriront les archives de la période.

(paru le 24 août 2016 dans lemonde.fr)

mercredi 17 août 2016

Iran, Arabie saoudite : une si longue querelle


« Nous sommes chez nous dans le Golfe persique. La côte du Golfe persique et la plupart des côtes de la mer d’Oman appartiennent à notre puissante nation, nous devons donc être présents dans cette région »

 Ali Khamenei, Guide de la Révolution islamique, mai 2016.

 « Si l'Iran changeait ses agissements politiques, rien ne nous empêcherait de tourner la page et de construire la meilleure des relations basée sur le bon voisinage, sans ingérence dans les affaires d'autrui »

 Adel Al Jubeir, ministre saoudien des affaires étrangères, mars 2016.
  
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 La rivalité entre Iran et Arabie saoudite apparaît depuis un demi-siècle comme une donnée constante de la géopolitique du Moyen-Orient. C’était vrai du temps du Chah, et la situation s’est encore dégradée avec la République islamique. Les accalmies ont été plutôt rares et en ce printemps 2016, cette relation traverse à nouveau une mauvaise passe. L’aspect le plus visible en est l’opposition frontale des deux pays sur le dossier syrien. S’y est ajoutée à partir de septembre 2015 une séquence d’évènements dramatiques : panique de foule meurtrière à la Mecque entraînant la mort, entre autres, de quelque quatre cents pèlerins iraniens, puis exécution par l’Arabie saoudite du religieux le plus populaire de la communauté chiite de l’est du pays, réaction iranienne avec la mise à sac de l’ambassade saoudienne à Téhéran et du Consulat à Machhad, enfin rupture des relations diplomatiques par Riyadh.

 La question de la primauté dans le Golfe persique, espace d’intérêt hautement stratégique, est au cœur de cette tension, chacun étant peut-être encore plus motivé par la crainte de voir l’autre accéder à cette primauté que par l’envie d’y arriver lui-même. Mais le point d’équilibre entre les ambitions des deux parties se dérobe sans cesse et le désordre qui en naît participe aux désordres qui frappent l’ensemble du Moyen-Orient.

 L’Iran se considère chez lui dans le Golfe persique depuis des millénaires. Il se serait volontiers installé sur ses deux rives s’il n’en avait été tenu écarté par l’empire Ottoman, puis par la Grande-Bretagne. L’Arabie saoudite, dans un rôle effacé jusqu’au début des années 1970, accède, elle, peu à peu au premier plan à la suite du retrait britannique de la région et du choix fait par les États-Unis, alors empêtrés dans la guerre du Vietnam, de déléguer la sécurité du Golfe persique à « deux piliers » : Riyadh et Téhéran. Le Chah en profite pour prendre possession des deux îles Tomb et de celle de Moussa, situées à l’orée du détroit d’Ormuz, que les Émirats arabes unis, nouvellement constitués, considèrent comme leur appartenant. Ce sera un sujet de friction permanent, et toujours actuel, avec les Royaumes de la Péninsule arabique. Le Chah prend aussi son rôle suffisamment au sérieux pour venir en 1973 au secours du jeune sultan d’Oman, Qabus Ibn Saïd, dans sa lutte contre la rébellion de la province du Dhofar et scelle ainsi avec ce pays une amitié qui persiste à ce jour. A même époque, Iran et Arabie saoudite se retrouvent quand même côte à côte pour provoquer avec les autres pays de l’Organisation des pays exportateurs de pétrole (OPEP) une hausse spectaculaire du prix du baril. Ils disposent désormais d’amples moyens pour financer leur envol économique et stratégique.

 Guerre ouverte et guerres de l’ombre

 Mais les cartes sont rebattues en 1979 avec l’avènement de la République islamique. Celle-ci, emportée à ses débuts par son élan révolutionnaire, veut transformer à son image le monde islamique, et à terme le monde entier. Elle appelle les peuples voisins à renverser, comme elle vient de le faire, leurs dirigeants corrompus et impies. Ses premières cibles sont la dynastie des Saoud, gardiens illégitimes à ses yeux des Lieux saints, et Saddam Hussein, tyran oppresseur d’un pays à majorité chiite. Elle joue alors clairement un rôle déstabilisateur.

 La famille régnante saoudienne se trouve dès l’automne 1979 mise en cause sur deux fronts. En novembre, un commando de Sunnites exaltés prend d’assaut la grande mosquée de la Mecque et parvient à s’y retrancher pendant une dizaine de jours. Au même moment, dans l’est du pays, source de la richesse pétrolifère du royaume, la communauté chiite, inspirée par l’exemple iranien, s’agite. Les autorités réagissent par une vague de répression et le début d’une longue suspicion sur les menées de l’Iran en territoire saoudien.


 Quant à Saddam Hussein, il est le premier dirigeant arabe à reconnaître la République islamique. Mais il s’inquiète vite de l’effervescence des Chiites irakiens, échauffés par les imprécations de Khomeyni, et décide en septembre 1980 d’attaquer son voisin, déclenchant une guerre de huit ans. Informé du projet, le Roi Khaled, fidèle à la politique de prudence et d’équilibre régional du Royaume, tente de dissuader Saddam. Mais une fois la guerre
 déclenchée, il ne lui refuse pas son aide financière, logistique et en pétrole, qui va croissant. Il cherche toutefois une issue qui ne confère pas à l’une des deux parties un ascendant indu au Moyen-Orient. En juin 1982, son successeur, le roi Fahd, s’associe à l’offre de « paix blanche » de Saddam Hussein, dont les forces sont très éprouvées, et propose à l’Iran un chèque de 50 milliards de dollars pour le convaincre de mettre fin au conflit. En vain, Khomeyni veut la chute de Saddam, dont il rêve qu’elle lui ouvrira la route de Jérusalem ! Et la guerre repart pour six années de massacres et de destructions inutiles.


En juin 1984, l’aviation iranienne s’en prend dans le Golfe persique à des tankers saoudiens, amenant Riyadh à définir une zone d’interdiction aérienne au-delà de ses eaux territoriales. Mais cette décision n’empêche pas de nouvelles attaques de tankers et des accrochages entre les aviations des deux pays. En 1985, Riyadh tente pourtant une nouvelle médiation entre Irak et Iran, encore une fois sans succès. Le Roi Fahd se laisse alors convaincre par les Américains d’ouvrir les vannes de sa production pétrolière, de façon à provoquer une baisse du prix du pétrole qui mette à genoux l’Iran… et l’URSS. L’opération est un plein succès, mais il faudra trois ans pour que la guerre prenne fin par épuisement mutuel des belligérants, et un repli de chacun sur sa frontière[1].


 Et puis durant cette période, la République islamique, considérant sans doute qu’elle est en droit d’utiliser l’arme des faibles contre ce qu’elle voit comme une coalition hostile du monde entier ou presque, n’hésite pas à recourir aux prises d’otages et au terrorisme : soit par ses propres moyens, soit en mobilisant des mouvements, ancrés dans les communautés chiites, qu’elle a contribué à former et armer, tels le Hezbollah libanais, fondé en 1982, ou le Hezbollah du Hedjaz, actif dans la Péninsule arabique à compter de 1987. Les lieux de pèlerinage sont le théâtre de sérieux incidents : en 1981, les pèlerins iraniens, expressément encouragés par l’Ayatollah Khomeyni, lancent des slogans hostiles aux États-Unis, à Israël… et s’en prennent à la police ; en 1986, la police découvre des explosifs dans les bagages de pèlerins iraniens ; en 1987, nouvelle manifestation à la Mecque de pèlerins qui brandissent des portraits de l’Ayatollah Khomeyni ; il s’en suit une bousculade, et des tirs de la police qui font plusieurs centaines de morts. A Téhéran, les ambassades du Koweït et d’Arabie saoudite sont alors mises à sac, les diplomates saoudiens sont pris à partie par la foule et l’un d’eux y trouve la mort. Peu après, plusieurs explosions frappent des installations pétrolières dans l’est du pays. Riyadh rompt alors ses relations diplomatiques avec Téhéran. Elles seront rétablies en 1991, sous l’impulsion du Président Rafsandjani, partisan de l’apaisement.

 À même époque, d’autres attentats à l’origine plus ou moins obscure touchent le pays. Des diplomates saoudiens sont assassinés à Ankara, à Karachi et à Bangkok, trois attentats à l’explosif se produisent simultanément à la Mecque. En 1996 encore, intervient un spectaculaire attentat contre un complexe d’habitation à Khobar, occupé par les militaires américains, faisant parmi eux 19 morts. L’action n’est pas revendiquée, mais les Américains désignent rapidement le Hezbollah du Hedjaz, et derrière lui, les Iraniens. Les Saoudiens sont plus prudents. Il est vrai que le Prince héritier Abdallah, régent de fait du royaume depuis 1995, a fait le choix d’une politique dynamique d’engagement dans la région. En signe de bonne volonté, il accueille en 1996 à Riyadh le Président Rafsandjani puis se rend lui-même à Téhéran l’année suivante à l’occasion du sommet de l’Organisation de la Conférence islamique. Et deux ans plus tard, le nouveau président réformateur iranien, Mohammad Khatami, soucieux lui aussi d’améliorer les relations de Téhéran avec le monde extérieur, se rend à Riyadh. Des conversations qui se nouent, émerge en 2001 un accord de sécurité touchant à la lutte contre la drogue et le terrorisme.


 Le prosélytisme saoudien à l’appui des Taliban et des Jihadistes


 Mais la détente qui s’était amorcée à la fin de la guerre Irak-Iran et à la disparition de Khomeyni en 1989 pour se maintenir tant bien que mal jusqu’au début des années 2000 ne résiste pas aux crises qui s’enchaînent dans la région à compter du 11 Septembre : interventions américaines en Afghanistan et en Irak, tension internationale autour du nucléaire iranien, Printemps arabes. Il est vrai que les deux pays abordent cette période porteurs de griefs réciproques tenaces. Côté saoudien, on l’a vu, reproches d’arrogance, de subversion, de terrorisme ; côté iranien, reproches du soutien à Saddam, de la soumission aux États-Unis, de la complaisance à l’égard d’Israël, de l’aide à l’oppression de la dynastie sunnite de Bahreïn sur sa communauté chiite ; reproche, dans un autre registre, de la gestion calamiteuse des Lieux saints et de discrimination à l’égard des pèlerins chiites. Mais surtout, reproche à l’Arabie saoudite de développer dans l’ensemble du monde musulman une politique massive de diffusion du wahhabisme, version rigoriste de l’Islam, hostile au chiisme, dont les effets se font de plus en plus sentir à compter des années 1990 aux frontières de l’Iran. Pakistan et Afghanistan sont en effet devenus des terres d’élection de ce prosélytisme.

 Dès l’occupation soviétique de l’Afghanistan, Riyadh soutient le mouvement des Taliban aux côtés des Américains et des services pakistanais. Après avoir chassé les Russes et pris le pays sous son contrôle, ce mouvement devient la bête noire des Iraniens. Le massacre en 1998 de 11 Iraniens dans la mise à sac du Consulat d’Iran à Mazar-e-Sharif soulève une émotion immense en Iran et met Kaboul et Téhéran à deux doigts de la guerre. L’ancrage d’Al Qaeda des deux côtés de la frontière entre Pakistan et Afghanistan inquiète aussi les Iraniens, qui n’ignorent rien de son origine saoudienne. Et au Baloutchistan, région à cheval entre Iran et Pakistan, dont la population sunnite supporte mal la férule de Téhéran, les autorités iraniennes voient volontiers dans les désordres et le terrorisme qui agitent cette province excentrée la main des Américains, d’Israël… et de l’Arabie saoudite, avec la tolérance complice du Pakistan.

 L’intervention américaine en Afghanistan et en Irak modifie à nouveau la donne dans la région. Dépités, les Saoudiens constatent que l’Iran, débarrassé de ses deux pires ennemis, les Taliban et Saddam Hussein, installent leur influence, côté Afghanistan, dans la province limitrophe d’Herat, et côté Irak, non seulement dans le sud chiite, mais aussi sur le pouvoir central depuis que la communauté chiite en a pris le contrôle à la faveur de la démocratie. Et avec le retrait des Américains, cette influence trouve devant elle un champ à peu près libre… jusqu’au retour en force des Taliban en Afghanistan, et l’apparition de Da’esh dans l’espace irako-syrien.

 Iran et Arabie saoudite face aux printemps arabes

 Puis viennent les Printemps arabes. Pour l’Iran, pas de doute : trente ans après l’Iran, le monde arabe s’engage enfin dans la voie tracée par l’Imam Khomeyni, en chassant ceux qui lui interdisaient de renouer avec le véritable Islam. Mais le monde sunnite reste sourd à ses encombrants conseils. Pour l’Arabie saoudite, il s’agit au contraire de résister à une poussée déstabilisatrice. Elle y réussit assez bien, comme d’ailleurs l’ensemble des monarchies arabes, mais doit quand même venir au secours de Bahreïn pour y mater la sédition de la majorité chiite, derrière laquelle elle voit une fois de plus la main de l’Iran.

 Avec le soulèvement en 2011 d’une partie de la population syrienne contre Assad, puis la montée en puissance de Da’esh en Irak, le cœur du Moyen-Orient devient le champ de la rivalité entre Iran et Arabie saoudite. Le régime iranien avait déjà une solide relation avec le régime d’Hafez el Assad, fondée sur l’hostilité à l’Irak et à Israël, et sur des intérêts souvent convergents au Liban. Il vole au secours de son fils Bachar, en remplaçant sa rhétorique sur la légitimité des révoltes populaires par un discours sur la lutte contre les infiltrations des puissances hostiles : États-Unis, bien entendu, suivi de l’Arabie saoudite et d’Israël. Pour les Iraniens, en effet, pas question de laisser s’installer en Syrie des sortes de néo-Talibans, dont le premier but serait d’aller déstabiliser le fragile Irak voisin et sans doute le Liban, de renvoyer les communautés chiites à leur infériorité séculaire, de raser les lieux saints du chiisme et de camper aux portes de l’Iran. Sa détermination se renforce avec l’irruption en force de Da’esh en Irak. Le corps d’élite des Pasdaran, notamment sa brigade Al Qods, spécialisée dans les interventions extérieures en tous genres, intervient ainsi tant en Irak qu’en Syrie, en principe dans un rôle d’encadrement et de conseil, mais parfois directement en cas d’urgence.

 L’Arabie saoudite a de cette affaire une tout autre vision. Puisque l’Irak a pu tomber sous la coupe de la communauté chiite, donc de l’Iran, par la loi d’airain de l’effet majoritaire, le jeu de la démocratie doit aussi s’appliquer en Syrie, qui compte au moins 60% d’Arabes sunnites, et le régime des Assad, issu de la petite minorité des Alaouites, doit s’effacer. Pour l’y forcer, l’Arabie saoudite, gouvernement et société ensemble, apporte un soutien en argent et en armes à l’opposition armée, sans trop s’attarder sur la qualité de ses diverses composantes. Da’esh, entre autres mouvements jihadistes, est ainsi puissamment aidé à prendre son envol… jusqu’à ce qu’il se retourne contre son bienfaiteur. Et quand les États-Unis montent une coalition internationale contre Da’esh après la chute de Mossoul en juin 2014, les Saoudiens y participent petitement, bientôt absorbés par leur intervention au Yémen.

 Après l’accord nucléaire

 En juillet 2015, un évènement majeur fait monter d’un nouveau cran la crispation saoudienne à l’égard de l’Iran. Un accord est en effet trouvé entre les grandes puissances, États-Unis en tête, et Téhéran, pour mettre fin à la longue crise nucléaire qui opposait depuis quelque douze ans les deux parties et avait mis l’Iran au ban des nations. Riyadh y voit une bascule des priorités de Washington, un abandon de la préférence accordée à l’Arabie saoudite, et la levée du dernier frein aux appétits d’hégémonie de la République islamique sur son environnement. Le spectre d’un « croissant chiite » partant du Yémen, puis courant à travers le Golfe persique et la Mésopotamie pour arriver par le Liban aux rives de Méditerranée, et étouffer ainsi le monde sunnite, est alors agité dans les divans des monarchies arabes[2].

 En outre, début 2015, la mort du roi Abdallah a favorisé l’émergence d’une nouvelle génération de dirigeants, où se détache le prince Mohammed ben Salman, fils favori du nouveau roi. Ce prince, âgé d’une trentaine d’années, est en charge de la défense mais aussi du pétrole et de l’économie. Précédé d’une réputation d’impulsif, il s’affiche en rupture avec la tradition de prudence, de modération, de décision collective pratiquée par la dynastie des Saoud. C’est ainsi que les signaux de Téhéran visant à renouer avec Riyadh sont délibérément repoussés.

 Malgré tout, travailler au rapprochement

 À l’heure qu’il est, force est de constater la prévalence de la méfiance et des préjugés sur les deux rives du Golfe persique. Côté saoudien, le complexe d’une jeune nation encore mal assurée de l’avenir de ses institutions et de sa société entretient l’image d’un monde perse ennemi séculaire du monde arabe. Et le wahhabisme désigne les Iraniens comme porteurs d’un schisme aux limites du paganisme, portant atteinte à la cohésion du monde musulman. Les Iraniens au contraire présentent le chiisme comme l’un des rites de l’islam, rien dans différentes formes de dévotion ne justifiant d’entrer en guerre les uns contre les autres. Pénétrés de leur identité millénaire, ils sont fiers d’avoir porté de grands phares de la culture et de la science universelles. Hors propos officiels, ils laissent transparaître leur commisération pour le monde arabe en général, et en particulier pour les derniers arrivés en civilisation que sont leurs voisins du Golfe persique.

 Chacun sait pourtant qu’il n’y aura pas de début d’apaisement des crises du Proche et du Moyen-Orient sans un minimum de compréhension et d’acceptation mutuelles entre l’Iran et les principaux pays arabes, à commencer, en l’état d’affaiblissement actuel de l’Égypte, par l’Arabie saoudite. Pour l’Iran et l’Arabie saoudite en particulier, la stabilité de la région, et notamment du Golfe persique, a toutes les raisons d’apparaître comme un bien commun, plus précieux que tous les rêves d’influence. C’est à la recherche de cet équilibre que leurs amis et alliés devraient travailler, en sachant qu’il s’agira d’un long processus. Mais tout ce qui sera fait en ce sens vaudra mieux que les interventions directes de puissances extérieures, dont on a vu les désastres qu’elles ont produits au Proche et au Moyen-Orient, et dont on peut craindre des désastres pires encore.


 Pour aller plus loin

 Bernard Hourcade « Géopolitique de l’Iran, les défis d’une renaissance », nouvelle édition, Armand Colin éd., Paris 2016

 Simon Mabon “Saudi Arabia and Iran: Soft Power Rivalry in the Middle East” I.B.Tauris éd., Londres, 2013,

 Banafsheh Keynoush “Saudi Arabia and Iran: Friends or Foes?” Palgrave Macmillan éd. New-York, 2016.


[1] Sur tous ces épisodes, voir Pierre Razoux « la guerre Iran-Irak, première guerre du Golfe 1980-1988 » Perrin éd., Paris 2013.

[2] Sur l’instrumentalisation de l’opposition Sunnites-Chiites, voir Clément Therme, « La nouvelle « guerre froide » entre l'Iran et l'Arabie saoudite au Moyen-Orient », Confluences Méditerranée, 2014/1 N° 88, p. 113-125, éd. L’harmattan, Paris 2014.