vendredi 21 janvier 2011

qu'attendre de la réunion d'Istanbul sur le nucléaire iranien?

Le rendez-vous aujourd’hui à Istanbul des membres permanents du Conseil de sécurité et de l’Allemagne avec l’Iran va-t-il amorcer un dégel du dossier nucléaire ? Plusieurs indices plaident cette fois-ci pour un peu d’optimisme.

Premier signe, le ton des échanges s’est récemment adouci : moins d’invectives, moins de propos blessants de part et d’autre. Ceci fait espérer que des conversations discrètes ont utilement préparé la rencontre prévue.

Des derniers propos d’Ahmadinejad ressort d’autre part le souhait de renouer avec l’Amérique et l’Europe. Le dirigeant iranien a déjà parcouru un tiers de son second et dernier mandat. Il lui reste deux ans et demi pour passer à l’Histoire autrement que comme le bénéficiaire d’une élection massivement contestée, comme le négateur de la Shoah, comme le président sous lequel l’économie du pays s’est dégradée et encore durcie la répression. Or un début de normalisation avec les États-Unis, après plus de trente ans d’isolement, rétablirait aussitôt sa popularité auprès d’une population assoiffée d’ouverture. En interne, le programme qu’il vient de lancer pour supprimer la quasi-gratuité de produits tels que l’essence ou le pain au profit d’aides ciblées vers les plus défavorisés commencerait à remettre le budget de l’État et l’économie à l’endroit. L’avancée de ce projet ferait apparaître Ahmadinejad comme un dirigeant courageux et lucide, réalisant ce qu’aucun n’avait osé dans les cinquante dernières années. Mais pour aider à faire passer cette réforme amère, un succès à l’international serait fort utile. D’où l’importance pour lui du bon déroulement de la négociation.

Pour en accroître les chances, Ahmadinejad s’est débarrassé tout récemment de son ministre des affaires étrangères, fonctionnaire qui lui pesait, pour nommer à sa place Ali Akbar Salehi, président de l’Organisation iranienne de l’énergie atomique. Celui-ci n’est encore que ministre par intérim. Mais il a déjà exposé les priorités de son ministère, allant dans le sens de l’apaisement avec le monde extérieur. Ce physicien nucléaire, diplômé de l’Université américaine de Beyrouth et de l’Institut de technologie du Massachussetts, est entré en diplomatie du temps du président réformateur Mohammad Khatami comme ambassadeur auprès de l’Agence internationale de l’énergie atomique. Si Ahmadinejad l’a choisi, c’est moins par affinité que pour son expertise de scientifique et de négociateur. Certes, la négociation nucléaire relève du secrétaire du Conseil suprême de sécurité nationale. Mais le titulaire du poste, Saïd Jalili, pieux exégète du Coran, n’est fin connaisseur, ni des affaires nucléaires, ni du monde extérieur. Salehi, s’il est confirmé dans sa fonction par le Parlement, pourra jouer un rôle utile aux moments cruciaux de la négociation.

Côté américain, l’ambiance est aussi à l’ouverture. Barack Obama, bridé par la nouvelle majorité républicaine du Congrès, plombé par la crise, doit engranger des succès extérieurs pour espérer une réélection. Le plus beau serait une relance du processus de paix israélo-palestinien. Or une détente avec l’Iran enlèverait au gouvernement Netanyahu ses arguments dilatoires sur la nécessité de réduire au préalable la menace iranienne. Le Président américain n’a jamais retiré la main tendue dès son arrivée au régime de Téhéran. Il semble avoir enfin rallié à sa vision des choses Hillary Clinton. Celle-ci vient d’indiquer que l’Amérique pourrait finalement accepter de voir Téhéran conserver, sous conditions, sa capacité d’enrichissement de l’uranium. Or c’est là le point clé de la négociation, sur lequel les Occidentaux, depuis huit ans, tentent de faire plier l’Iran, et sur lequel la République islamique a toujours dit qu’elle ne cèderait jamais.

Dit ainsi, une percée paraît à portée de main. C’est compter sans l’alliance objective des adversaires de tout accommodement avec la partie adverse, également puissants dans les deux camps. Du côté iranien, ce sont ceux qui trouvent intérêt à l’isolement du pays et de la société iranienne. Ce sont ceux qui ne souhaitent pas voir Ahmadinejad se refaire une santé politique par un succès décisif. Ils ont déjà fait dérailler l’initiative américaine, lancée à l’été 2009, d’un échange d’uranium enrichi iranien contre le combustible nécessaire à l’inoffensif réacteur de recherche de Téhéran. Ils restent à l’affût des gestes intempestifs de l’autre partie, notamment des postures avantageuses qui présenteraient l’assouplissement des positions iraniennes comme le début de la soumission et la preuve de l’efficacité des sanctions.

Sur l’autre bord, ce sont ceux qui souhaitent voir disparaître, ou pour le moins mis hors d’état de nuire, ce régime échappant aux normes du monde civilisé. Persuadés qu’il veut à tout prix se doter de l’arme nucléaire, ils craignent le compromis qui faciliterait la poursuite à couvert ce programme. Ils sont parvenus, à force de propos agressifs, à donner une allure d’ultimatum à l’astucieuse offre d’échange de l’été 2009. Ils ont torpillé au printemps 2010 l’initiative turco-brésilienne de relance de ce même projet, pourtant soutenue par Obama lui-même. Celle-ci a néanmoins permis le récent rebond de la négociation.

Rien n’est donc joué. Il faudra craindre, comme autour de la plupart des échéances importantes de la relation avec l’Iran, les révélations opportunément diffusées sur tel ou tel aspect du programme nucléaire iranien, qui sèment l’alarme dans l’opinion internationale. Il faudra craindre les effets de la guerre de l’ombre, tels que les assassinats de chercheurs nucléaires iraniens, dont les spécialités semblaient pourtant bien éloignées d’applications militaires. Du côté iranien, il faudra craindre les gestes provocateurs familiers aux Gardiens de la Révolution : tirs médiatisés de missiles, opérations mal dissimulées en zones troublées. Il faudra craindre enfin les violations grossières des droits de l’Homme, qui révulsent à juste titre les opinions occidentales.

Et pourtant, un début de normalisation de la relation avec l’Iran paraît aujourd’hui, plus que jamais, la meilleure voie pour redonner courage et perspectives à une société prise en otage du conflit entre ce pays et l’Occident. L’on ne sait si la République islamique finira par s’effondrer ou par évoluer en système à peu près acceptable à nos yeux. Mais trente ans de pressions et de sanctions ne sont parvenus qu’à la conforter dans ses convictions et à la crisper dans ses façons d’agir. On ne voit pas très bien le risque qu’il y aurait à changer, au moins pour un temps, de méthode et à la mettre, par une attitude d’ouverture, au défi de s’ouvrir.

vendredi 7 janvier 2011

Pour en finir avec Wikileaks

Le Figaro a bien voulu publier le 5 janvier un petit papier que je lui avais adressé sur l'affaire Wikileaks. Comme souvent en ce genre d'occasion, il a été un peu raccourci. Pour mes amis intéressés par le sujet, en voici la version intégrale.

L’on devine dans les admirateurs de la démarche de Wikileaks comme une quête du Graal, qui expliquerait enfin le bruit et la fureur du monde. Curieusement, ce combat pour une transparence totale flatte les mêmes attentes que les faussaires du Protocole des Sages de Sion ou les producteurs d’élucubrations sur les vrais auteurs du 11 Septembre. Mais à ce jour, malgré les milliers de télégrammes publiés, les amateurs de théories du complot en sont pour leurs frais. La partie immergée de l’action diplomatique se révèle de même nature que sa partie visible.

Sur les affaires du Moyen-Orient, par exemple, qui nourrissent beaucoup des télégrammes parus, chacun se comporte à peu près comme on l’imaginait déjà à la lecture de la presse. Israël pousse les États-Unis à intervenir en Iran avant qu’il ne soit trop tard, les Français s’activent à la pointe du combat pour faire plier Téhéran, Washington, entre la main tendue d’Obama et une administration creusant le sillon des sanctions, souffle le chaud et le froid et théorise sa difficulté à choisir sous le nom de « double approche ».

Certes, l’on tombe sur de surprenantes pépites. L’on croise des responsables israéliens plutôt sceptiques sur l’état d’avancement du programme nucléaire de Téhéran. L’on voit les dirigeants omanais éluder sagement l’offre de dispositifs anti-missiles censés les protéger de frappes iraniennes. Et surtout, bien au-delà du Moyen-Orient, l’on entend en tous lieux tout le monde dire du mal de tout le monde. Mais au final, l’on découvre une diplomatie américaine de qualité, scrupuleuse dans le rapport des faits et lucide dans ses analyses. Ce résultat n’était sans doute pas le plus attendu par les gens de Wikileaks.

Certains télégrammes peuvent être cités en modèles de clarté et d’honnêteté intellectuelle. Ainsi celui qui rapporte une réunion d’experts russes et américains en prolifération balistique, tenue fin 2009. Les Russes y détaillent longuement leurs doutes sur l’importance et sur l’urgence des menaces nord-coréenne et iranienne, telles que décrites du côté américain. Ils écartent en particulier l’idée que l’Iran aurait acheté à la Corée du Nord 19 missiles dits BM 25, capables d’atteindre l’Europe, rappelant qu’aucun test de ce missile n’a été jusqu’alors observé. Mais à l’issue de la lecture, chacun est laissé libre de sa conviction.

Une conclusion plutôt inattendue aboutit à l’utilité des ambassades, comme le démontrent, entre autres, les excellentes analyses produites par les diplomates américains à Paris. A contrario, la pauvreté des informations américaines sur la situation en Iran est clairement due à l’absence de relations entre les deux pays. Cette carence conduit parfois à de sérieuses erreurs d’appréciation. Le Département d’État se prend ainsi à espérer que les slogans anti-américains vont disparaître des rues de Téhéran. Une ambassade américaine voisine de l'Iran rapporte sans recul la rumeur de la mort prochaine du Guide de la Révolution, victime d’un cancer en phase terminale.

De fait, dans la masse des télégrammes publiés, seuls quelques-uns font scandale. Il s’agit des instructions d’Hillary Clinton enjoignant à ses diplomates de participer à la collecte d’informations personnelles et confidentielles sur leurs interlocuteurs. Il y a là une atteinte grave à l’éthique de la fonction diplomatique. Je peux témoigner qu’en quarante ans de métier, je n’ai jamais reçu d’instructions de ce genre. A vrai dire, il semble plutôt s’agir d’une corvée imposée par d’autres au Département d’État. Les télégrammes en question sont longs, ennuyeux et fortement stéréotypés. De telles circulaires sont d’ordinaire classées dès que reçues. J’imagine mal nos collègues américains lisant par-dessus nos épaules nos codes de carte de crédit. Je leur fais donc confiance pour avoir oublié d’appliquer pareilles directives.

Reste ce qui a le plus embarrassé les uns et distrait les autres, à savoir les jugements de valeur, les portraits et les propos à l’emporte-pièce rapportés par de nombreux télégrammes. L’on touche là au cœur de la fonction diplomatique. Il serait dommage que, sous le choc de l’accident Wikileaks, s’appauvrisse cet travail d’éclaireur indispensable aux décideurs politiques. Le rédacteur, pour livrer en toute tranquillité son effort personnel de traque de la vérité des personnes et des situations, doit en effet être assuré qu’il ne sera lu que par ses seuls correspondants. De même, ses interlocuteurs, pour parler en liberté, doivent se sentir protégés. En l’occurrence, c’est le secret, et non la transparence, qui garantit la qualité et la sincérité des échanges. La capacité à parler vrai, mais aussi à protéger l’information reçue, forme la double trame de la confiance mutuelle. L’émotion passée, et les plaies refermées, l’affaire Wikileaks, si elle reste isolée, aura eu le mérite de rappeler ces évidences.