Le dimensionnement à moyen terme du programme nucléaire
iranien d’enrichissement est devenu le point crucial pour parvenir, ou non, à
un accord entre le groupe des P5+1 (cinq membres permanents du Conseil de
sécurité plus l’Allemagne) et l’Iran d’ici au 24 novembre prochain, nouvelle
date-butoir fixée à la négociation. Mais la dimension de ce programme dépend pour
beaucoup de l’arrangement que Téhéran pourra trouver avec les Russes sur les
modalités d’approvisionnement à long terme en combustible nucléaire des
réacteurs construits avec leur aide : un premier réacteur nucléaire de
1000 mégawatts en activité sur le site de Bouchehr depuis 2012, deux autres
réacteurs qui devraient suivre au même endroit, si les négociations en cours
entre l’Iran et la Russie débouchent sur un succès.
Quel uranium pour Bouchehr ?
L’idée de construire plusieurs réacteurs sur le site de
Bouchehr est conforme à la pratique constante de l’industrie nucléaire, en
raison des fortes économies d’échelle générées. Et l’Iran justifie ses
ambitions controversées en matière d’enrichissement par son intention
d’alimenter lui-même à terme les réacteurs construits avec les Russes. Il a
déjà accumulé aujourd’hui neuf tonnes d’uranium légèrement enrichi, soit le tiers
de la quantité nécessaire à un an de fonctionnement d’un réacteur du modèle de
Bouchehr. Il a mis pour cela en œuvre à peu près 40.000 unités de travail de
séparation (UTS, SWU en anglais, unité de mesure lointainement comparable aux
chevaux-vapeur dans le domaine de l’enrichissement d’uranium). S’il maintient sa
capacité actuelle de 10.000 UTS par an, correspondant aux quelque 10.000
centrifugeuses de première génération actuellement en activité, il lui faudra
encore à peu près huit ans pour disposer d’un stock d’uranium légèrement enrichi
assurant l’approvisionnement d’un réacteur du modèle de Bouchehr pour un an. Ceci
conduit à une date proche de 2022, lorsqu’expirera le contrat en cours de
fourniture de combustible par la Russie pour le premier réacteur de Bouchehr.
C’est aussi autour de 2022, au mieux, que deux nouveaux réacteurs construits
sur le même site devraient recevoir une première charge de combustible pour
pouvoir commencer à fonctionner.
Mais l’utilisation effective pour Bouchehr du stock
d’uranium légèrement enrichi détenu par l’Iran implique qu’il soit d’abord incorporé
dans des éléments combustibles conformes aux normes russes. Ce qui nécessite
l’accord de ces derniers, et même leur coopération active, tant que les
Iraniens n’auront pas acquis le savoir-faire nécessaire. Cette coopération
pourrait prendre dans un premier temps la forme de fabrication du combustible
en Russie à partir d’uranium légèrement enrichi fourni par l’Iran, et dans un
deuxième temps celle d’une aide russe à la construction et au fonctionnement
d’une unité de fabrication de combustible en Iran même. Quant à l’introduction
d’éléments combustibles élaborés en Iran dans un des réacteurs de Bouchehr, ceci
nécessitera à nouveau l’accord formel et la coopération des Russes, qui
retireraient autrement, à bon droit, leur garantie de sûreté à son fonctionnement.
Quelle sera l’origine du combustible avec lequel
fonctionneront les trois réacteurs qui pourraient être en activité à Bouchehr,
disons en 2022? Les Russes aimeraient qu’ils fonctionnent avec du combustible
russe, car cela augmenterait et prolongerait beaucoup pour eux les bénéfices de
l’opération. Téhéran aimerait alimenter avec du combustible iranien au moins le
premier réacteur, pour justifier le développement de son programme
d’enrichissement d’uranium (rappelons que les Iraniens, selon les termes de la
négociation en cours avec le groupe P5+1, doivent démontrer que les capacités
d’enrichissement dont ils souhaitent se doter correspondent bien à des
« besoins pratiques »). Les Russes devront répondre au moins
partiellement à l’attente des Iraniens s’ils veulent pouvoir leur vendre deux
nouveaux réacteurs.
Les Russes poussés au compromis
En un tel cadre, le compromis pourrait être, par exemple, de
confier aux Iraniens la fabrication du combustible pour le premier réacteur de
Bouchehr, les Russes se chargeant de l’alimentation des deux autres réacteurs. Une
autre formule serait de laisser les Iraniens produire un tiers ou un quart du
combustible nécessaire aux trois réacteurs (une fois les réacteurs 2 et 3 dotés
de leur première charge), les Russes se chargeant du reste. Ceci conduirait les
Iraniens à devoir détenir autour de 2022 une capacité d’enrichissement de
l’ordre de 90.000 à 120.000 UTS par an. Si l’on y ajoute les besoins de l’Iran
en uranium enrichi pour ses réacteurs de recherche, l’on pourrait arriver à un
chiffre de l’ordre de 100.000 à 130.000 UTS par an. Ce chiffre se situe
nettement en dessous de la capacité de 190.000 UTS par an évoquée comme un but
à moyen terme par Ali Akbar Salehi, vice-président en charge de l’Organisation
iranienne de l’énergie atomique, et à sa suite par le Guide de la Révolution,
mais il est possible que cet écart soit dû à des méthodes différentes de calcul.
En tout état de cause, quand on sait qu’il faut à peu près 5.000 UTS pour
obtenir l’uranium hautement enrichi nécessaire pour une bombe nucléaire à
implosion, les variations de capacités dans toute zone supérieure à 100.000 UTS
par an perdent de leur importance en termes de non-prolifération.
Prendre au sérieux le dilemme russe
La Russie pourrait certes choisir de ne pas répondre aux
attentes de Téhéran en refusant de le laisser fabriquer même une partie du
combustible de Bouchehr. Cela ferait l’ affaire des Américains et des Européens
qui seraient heureux de priver l’Iran de tout argument pour se doter d’une
capacité d’enrichissement significative. Mais Moscou prendrait alors le risque
de ne jamais conclure le contrat de construction et d’approvisionnement de deux
réacteurs supplémentaires pour Bouchehr, ce qui serait une grosse perte pour
son industrie nucléaire.
Il suffirait en revanche que la Russie annonce être d’accord
pour associer l’Iran à la fabrication du combustible nécessaire à Bouchehr pour
valider les besoins en capacité d’enrichissement déclarés par Téhéran :
10.000 UTS par an pour six ou sept ans, puis montée en puissance à 100.000 UTS
par an et au-delà. Il deviendrait alors très difficile pour les Occidentaux de
convaincre l’Iran de se limiter pour très longtemps à l’exploitation de
quelques milliers de centrifugeuses de première génération, correspondant à
4.000 ou 6.000 UTS, comme ils l’ont tenté avec tant d’insistance jusqu’à
présent.
Décidément, force est d’admettre que les intérêts russes et
occidentaux divergent sur cette question cruciale de la capacité iranienne
d’enrichissement. Si les Américains et les Européens veulent préserver l’unité
du groupe P5+1, il leur faudra donc être particulièrement attentifs au dilemme
rencontré par les Russes dans leurs discussions commerciales bilatérales avec
les Iraniens. Et ils devront, bien entendu, veiller à éviter toute interférence
entre ce sujet et des sources de contentieux telles que l’Ukraine ou la Syrie.
(article paru en version française sur le site Boulevard extérieur http://www.boulevard-exterieur.com/Dans-la-negociation-avec-l-Iran-soigner-Moscou.html et en version anglaise sur le site Lobelog http://www.lobelog.com/when-negotiating-with-iran-mind-the-russians/)
(article paru en version française sur le site Boulevard extérieur http://www.boulevard-exterieur.com/Dans-la-negociation-avec-l-Iran-soigner-Moscou.html et en version anglaise sur le site Lobelog http://www.lobelog.com/when-negotiating-with-iran-mind-the-russians/)
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