Les spéculations vont bon train en ce moment à propos de
l’émergence d’entités nouvelles : kurde, chiite, sunnite, sur les ruines de
l’Irak, État somme toute artificiel puisque né d’un découpage de l’empire
ottoman au profit de deux puissances coloniales, la France et l’Angleterre.
C’est négliger la force du fait national, qui parvient à
prendre racine sur les terrains les plus improbables, dès que les sociétés concernées
accèdent à la modernité. Certes, l’époque contemporaine a connu le
démantèlement de la Yougoslavie, mais il est le fait de la résilience de plus vieilles
nations qu’elle, Croate et Serbe. Rien de tel en Irak, même chez les Kurdes, qui,
avec leurs frères turcs, syriens et iraniens, peuvent être qualifiés de
proto-nation, mais dont l’unité virtuelle reste traversée d’importantes
fractures tribales et linguistiques.
C’est négliger aussi la force du fait démocratique que l’on
voit à l’œuvre à Bagdad. Pour la quatrième fois, le peuple irakien s’est
exprimé dans des élections législatives, d’abord pour élire une assemblée
constituante en janvier 2005, puis pour élire son parlement en décembre 2005,
en 2010 et 2014, en privilégiant chaque fois un peu plus les hommes et les
programmes au détriment des réflexes communautaires. La constitution a été
respectée pour la formation des gouvernements qui se sont succédés, elle l’a
été cette fois-ci encore avec, comme prévu, l’élection du président du
parlement, puis l’élection du président de la République, enfin la désignation
par ce dernier d’une personnalité chargée de former un gouvernement. Le Premier
ministre sortant s’est incliné sous l’effet d’une dynamique parlementaire et
d’opinion, appuyée par la communauté internationale. Le fait démocratique l’a
donc clairement emporté. Il appartient désormais au paysage irakien.
Et le futur Premier ministre sait qu’il ne parviendra à
gouverner qu’en recréant de la cohésion et du respect mutuel entre les trois
grandes communautés formant le tissu de l’Irak : Arabes chiites, Arabes
sunnites, et Kurdes. Les principaux leaders spirituels et politiques de la
communauté chiite, majoritaire dans le pays, ont compris que le temps de la
revanche sur une longue période d’oppression devait prendre fin. La
réintégration des Sunnites dans le jeu électoral dont ils se sont jusqu’à
présent tenu éloignés, une répartition équitable des responsabilités et des
ressources, notamment pétrolières, entre les trois communautés, associée à une
plus grande autonomie régionale et locale, sont la clef du succès.
Certes, l’on voit bien aussi à l’œuvre les dynamiques
centrifuges qui pourraient conduire au démantèlement de l’Irak : tentation
d’indépendance des Kurdes, et menace de« l’État islamique », implanté
dans l’ouest sunnite du pays après avoir conquis une partie de la Syrie.
Pour « l’État islamique », il y a de bonnes
chances qu’il ne soit qu’un phénomène éphémère, tant il prend à rebours tout
processus d’insertion durable dans son environnement. S’il rappelle quelque
précédent, ce serait celui du mouvement millénariste du Mahdi ayant prospéré au
Soudan dans les années 1880, avant d’être éliminé en 1898 par les troupes du
général Kitchener. Si ce mouvement a tenu presque vingt ans, c’est en raison de
l’absence sur place d’un contre-modèle en forme d’État et de l’indifférence des
puissances tutélaires de la région. Rien de tel aujourd’hui en Irak. En revanche,
pour ce qui concerne l’emprise de« l’État islamique » sur la Syrie,
elle sera difficile à éradiquer tant que sera acceptée l’anarchie actuelle.
Pour les Kurdes, l’indépendance
pourrait être convaincante si le nouvel État et les frontières qu’il
revendique étaient volontiers reconnus par ses voisins. L’on est loin du compte,
et cela est vrai aussi des frontières qui devraient être tracées entre Arabes
sunnites et chiites. Elles ne pourraient d’ailleurs être consolidées sans de lourdes
« épurations ethniques ». Ceci sans même parler de la dévolution de
Bagdad, à laquelle Sunnites et Chiites sont également attachés. Et puis, ce qui
pourrait être le pays des Sunnites est un pays ingrat, désertique, de faibles
ressources, dont le seul atout serait son contrôle en amont des eaux du Tigre
et de l’Euphrate. Il a en fait besoin pour survivre de la solidarité des autres,
et notamment des Chiites, sur les terres desquels se trouve le principal des
ressources pétrolières.
Rien n’est sûr encore quant au redressement du pays, mais l’on
assiste déjà à de petits miracles comme la coopération des Peshmergas kurdes et
de l’armée gouvernementale tenue par les Chiites pour venir au secours des
minorités chrétienne, yazidi, turkmène, persécutées par « l’État
islamique », ou encore pour reprendre le contrôle du barrage de Mossoul. Surprise
aussi de voir la France, qui refusait naguère obstinément de voir l’Iran participer
à la conférence de Genève sur la Syrie, l’inviter nommément, par la voix de
Laurent Fabius, à rejoindre une coalition internationale contre les jihadistes
de « l’État islamique ». Sans doute sera-t-il invité à la conférence envisagée
par François Hollande sur la sécurité de l’Irak. Miracle enfin de voir les États-Unis,
l’Iran et l’Arabie saoudite, que tout opposait, se retrouver ensemble pour apporter
leur soutien au Premier ministre désigné, Haïdar el Abadi, et au-delà de sa
personne, à la formation d’un gouvernement d’unité nationale. Ces mouvements
sont de bon augure. S’ils débouchaient sur des résultats positifs, ils pourraient
avoir des effets bien plus larges que sur le seul Irak. C’est la Syrie, c’est le
Moyen-Orient qui pourraient en bénéficier.
(paru dans "le Figaro" du 23 août)
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