Une fois de plus, nous nous sommes peut-être piégés
nous-mêmes en rédigeant les résolutions du Conseil de sécurité destinées à
piéger l’Iran. La situation actuelle rappelle par certains aspects la période,
autour de 1997, où la plupart des membres du Conseil de sécurité auraient aimé
abroger, ou du moins amender, les sanctions adoptées contre le régime de Saddam
Hussein dans la foulée de la guerre de 1991, car leurs effets commençaient à
échapper à tout contrôle : corruption généralisée, chute dramatique de
l’état sanitaire de la population irakienne. Mais il aurait fallu pour cela
l’unanimité des cinq membres permanents du Conseil de sécurité, et cette
unanimité était hors de portée. Le Président Chirac déclarait à cette époque :
« nous voulons, nous, convaincre, et non pas contraindre. Je n’ai jamais
vraiment observé que la politique de sanctions ait eu des effets
positifs. »
Nous n’en sommes pas à un point aussi dramatique concernant
l’Iran. Mais au moment où il serait sans doute utile, pour conclure un accord
global sur le programme nucléaire iranien, de pouvoir lever rapidement les
sanctions introduites entre 2006 et 2010 par quatre résolutions du Conseil de
sécurité, les négociateurs occidentaux paraissent avoir du mal à envisager un
tel geste, et sembleraient plutôt enclins à repousser cette décision vers un
lointain futur.
Ces sanctions du Conseil de sécurité, visant les activités
militaires, nucléaires et balistiques de l’Iran, ne sont pas celles qui font le
plus mal. Les plus destructives sont plutôt les sanctions unilatérales adoptées
par les États-Unis et l’Union européenne, dans la mesure où elles tendent à
déstabiliser l’ensemble de l’économie et des échanges extérieurs de l’Iran.
Mais les sanctions du Conseil de Sécurité comportent un « effet de
pilori » que les Iraniens perçoivent à juste titre comme profondément
humiliant. Elles constituent aussi le socle juridique sur lequel les sanctions
européennes, notamment, ont été mises en place. Les Iraniens sont donc anxieux
de les voir disparaître dès que possible, par la voie d’une décision du Conseil
de sécurité refermant le dossier qu’il avait ouvert en 2006 et le renvoyant au
forum qu’il n’aurait dû jamais quitter, l’Agence internationale de l’énergie
atomique (AIEA).
Mais les conditions inscrites dans ces résolutions pour leur
levée sont en vérité écrasantes. De fait, leurs rédacteurs semblent avoir
poursuivi deux buts simultanés. Le premier a été d’accumuler les exigences
permettant de bloquer la marche de l’Iran vers la possession d’un engin
nucléaire capable d’atteindre sa cible : suspension de toutes activités
liées à l’enrichissement et au retraitement, y compris la recherche, le
développement, et la construction de nouvelles installations ; suspension
de toutes activités liées à la construction d’un réacteur de recherche modéré à
l’eau lourde ; accès immédiat sur demande de l’AIEA à tous les sites,
équipements, personnes et documents permettant de vérifier le respect par
l’Iran des décisions du Conseil de sécurité et de résoudre toutes questions en
suspens concernant les « éventuelles dimensions militaires » du
programme nucléaire iranien ; ratification rapide du Protocole additionnel
à l’accord de garanties passé entre l’Iran et l’AIEA ; interruption de
toutes activités liées à des missiles balistiques susceptibles d’emporter des
armes nucléaires. Au vu des circonstances dans lesquelles ces résolutions
étaient adoptées, il y avait peu de chances de voir les Iraniens se plier à de
telles injonctions, qualifiées de « mesures destinées à établir la
confiance », qui les auraient obligés à abandonner pratiquement toutes leurs
ambitions nucléaires et balistiques.
Le second but était d’un tout autre ordre, et d’une certaine
façon peu cohérent avec le premier. Il visait à pousser les Iraniens vers la
table de négociation, ainsi qu’il apparaît dans la formule retrouvée dans
toutes les résolutions en question, exprimant « la conviction » que
l’obéissance de l’Iran « favoriserait une solution diplomatique
négociée ». Le Conseil de sécurité exprimait également sa disposition, si
l’Iran suspendait ses activités d’enrichissement et de retraitement, à
suspendre en retour au moins une partie de ses sanctions, de manière à
« faciliter des négociations de bonne foi » et « d’atteindre
rapidement un résultat mutuellement acceptable ». Comme on le sait, cette
négociation a bien fini par se nouer, mais par des voies radicalement
différentes, les Occidentaux ayant finalement renoncé à exiger que l’Iran
interrompe toutes ses activités nucléaires sensibles avant d’entrer
sérieusement en discussion. L’on peut donc considérer que ce second objectif
aura été pleinement atteint dès qu’un accord global, espérons-le en phase
finale de mise au point, entrera en vigueur, rendant ainsi caduque cette
dimension des résolutions du Conseil de sécurité.
Bien entendu, leur première dimension, celle concernant
l’imposition de « mesures destinées à établir la confiance », reste
en place. La confiance étant par nature un sentiment difficile à cerner, nous
entrons là dans un processus à long terme, sinueux, réversible, dont l’issue
n’est que faiblement visible. Un tel processus est aussi malaisément compatible
avec le fonctionnement en « tout ou rien » du Conseil de sécurité :
une fois ses résolutions levées, elles n’ont aucune chance de pouvoir être
rétablies. D’où l’hésitation de l’Occident à s’engager de façon irréversible.
Et nous savons tous que les sanctions sont généralement plus faciles à adopter
qu’à effacer, car elles tendent à créer dans l’intervalle leurs propres logique
et dynamique. Elles donnent naissance à de nouveaux équilibres, à de nouveaux
intérêts, ne serait-ce que parmi les personnes chargées de les gérer, qui
consacrent tant d’énergie à leur mise en œuvre. Que l’on se souvienne de
l’exemple fameux de l’embargo général imposé par les Alliés à l’Allemagne
durant la Première guerre mondiale, resté en vigueur plusieurs mois après
l’Armistice, qui a donc inutilement prolongé les souffrances de la population
et attisé son amertume.
Les pays négociant avec l’Iran sont-ils prêts à tirer les
leçons de l’Histoire ? La levée des sanctions du Conseil de sécurité
apparaît actuellement comme une sorte de nœud gordien. Ce nœud devrait être
tranché, sinon immédiatement après la signature d’un accord global avec l’Iran,
du moins à l’issue d’une période relativement brève d’observation de la détermination
avec laquelle Téhéran commencera à mettre en œuvre sa part d’obligations
contenues dans « le Plan global d’action ». Ce vote du Conseil de
sécurité pourrait être aussi opportunément lié à la ratification formelle par
l’Iran du Protocole additionnel qu’il a signé en 2003, les deux gestes étant
également irréversibles.
Ceci ne signifie pas que seraient abandonnées les demandes
auxquelles l’Iran pourrait n’avoir pas entre temps pleinement répondu, par
exemple sur la clarification des anciennes «dimensions militaires
éventuelles » de son programme nucléaire. Mais cela voudrait dire que ces
demandes seraient désormais exclusivement traitées au niveau de l’AIEA. Et cela
voudrait surtout dire que le Conseil de Sécurité, à la lumière des progrès
atteints dans la mise en œuvre de l’accord, ne considérerait plus le cas
iranien comme une « menace à la paix » selon les termes du chapitre
VII de la Charte des Nations Unies, sous l’égide duquel les résolutions en
cause ont été adoptées : le seul chapitre autorisant l’emploi de mesures
coercitives contre un État membre, en vue de « maintenir ou de restaurer
la paix et la sécurité internationales ».
publié par le site LobeLog (version anglaise) et par BBC Persian (version persane)
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