(paru le 5 juillet sur le site "Orient XXI")
L’obsession anti-iranienne de la Maison-Blanche aura au moins produit
une perle. Elle gît dans un communiqué émis le 1er juillet, suite au
franchissement par l’Iran du seuil de 300 kilogrammes d’uranium légèrement
enrichi fixé par l’accord signé en 2015 à Vienne avec l’Allemagne, la France, la
Chine, les États-Unis, la Grande-Bretagne et la Russie. On y lit :
« Il ne fait guère de doute qu’avant même l’existence de l’Accord, l’Iran
en violait les termes ». Sans commentaires… Trois semaines avant, alors
que Téhéran avait déjà fait connaître son intention de s’affranchir notamment de
ce seuil s’il n’obtenait pas un juste retour sur son adhésion à l’Accord, l’ambassadrice
des États-Unis auprès de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) demandait
publiquement à l’Iran de « revenir sans délai à ses engagements ». Étonnante
injonction venant d’un pays s’étant lui-même affranchi de ses obligations en sortant
de l’Accord. Si l’on ajoute toutes les déclarations à l’emporte-pièce, souvent
d’ailleurs contradictoires, des responsables américains, il faut remonter à
l’époque de la dernière guerre d’Irak pour percevoir dans l’Administration
américaine une telle surchauffe mentale. Comment en est-on arrivé là ?
L’étranglement de l’Iran
Pour s’en tenir aux causes immédiates, tout a commencé avec la décision
américaine, fin avril, de mettre un terme aux permissions encore accordées à
quelques pays d’acheter du pétrole iranien. Désormais l’Iran ne doit plus
pouvoir exporter une goutte de pétrole. C’était condamner à l’asphyxie
l’économie iranienne. Une semaine auparavant était tombée la l’inscription,
hautement humiliante, de l’organisation des Gardiens de la Révolution sur la
liste américaine des organisations terroristes étrangères. Un mois plus tard,
viendra la décision, elle aussi infâmante, de placer sous sanctions le Guide de
la Révolution et tous les responsables lui devant directement leur nomination.
Début mai, les Américains entravent pour la première fois le bon fonctionnement
de l’Accord de Vienne en interdisant à l’Iran d’exporter, comme il y était
expressément autorisé, l’uranium légèrement enrichi et l’eau lourde produits en
excédent des plafonds fixés par l’Accord. Puis le 8 mai, jour anniversaire de
la sortie américaine de l’Accord, ce sont les exportations iraniennes de fer,
d’acier, d’aluminium et de cuivre qui se trouvent empêchées. Début juin, les
principales compagnies pétrochimiques iraniennes sont placées sous sanctions.
Entre mai et juin, c’est donc une vague sans précédent de nouvelles sanctions
qui s’abat sur l’Iran, avec le but avoué de contraindre l’Iran à négocier sur
tous les sujets qui fâchent l’Amérique : le nucléaire, mais aussi son
programme balistique et son influence dans sa région. Et pour beaucoup de
« Faucons », il s’agit, en poussant l’Iran à la faute, de déclencher un
enchaînement propre à précipiter, par la guerre ou par un soulèvement intérieur,
la chute du régime.
Rendre coup pour coup
Cette
dernière volée de sanctions aboutit à un blocus de type moderne, non plus mené
par des navires de guerre, mais par un vaste et complexe dispositif de
sanctions léonines empêchant pratiquement tout commerce avec l’extérieur. Les
cinq partenaires de Téhéran encore présents dans l’Accord réagissent alors sans
grand courage : ce sont des « regrets », des « appels à la
retenue », mais rien qui puisse faire revenir Washington sur ses pas. L’Iran
abandonne dès lors la « patience stratégique » doit il avait fait
preuve. Il rend désormais coup pour coup -- mais de façon suffisamment calculée
pour placer chacun devant ses responsabilités. Après l’interdiction d’exporter
son pétrole, émise le 22 avril, c’est très vraisemblablement lui qui inflige le
12 mai des dommages à quatre navires pétroliers au large des Émirats
arabes unis. Suite aux sanctions du 7 juin contre son industrie pétrochimique, viennent
le 13 de nouvelles attaques contre deux navires en Mer d’Oman : dans les
deux circonstances, pas de mort, des dégâts légers, donc avertissement sans
frais. L’Iran avait dit à plusieurs reprises que s’il ne parvenait pas à
exporter son pétrole, personne dans le Golfe persique n’y parviendrait. Le 3 mai,
les États-Unis interdisent à l’Iran d’exporter son uranium et son eau lourde
excédentaires. Le 8, Téhéran répond qu’il s’affranchit des deux plafonds fixés sur
ces produits par l’accord de Vienne, et qu’il prendra d’autres initiatives –enrichissement
d’uranium au-delà du seuil de 3, 67% fixé par l’Accord, relance d’un projet de
réacteur à l’eau lourde fortement plutonigène – si ses partenaires ne
parviennent pas dans les soixante jours à desserrer l’étau américain. Enfin,
dès la mise au pilori des Gardiens de la Révolution, l’Iran met en alerte ses
forces et celles de ses alliés : milices irakiennes, Hezbollah, peut-être
d’autres. Les Américains ripostent en renforçant leurs effectifs dans la
Péninsule arabique. Pas intimidés, les Iraniens abattent le 20 juin un drone
américain en mission d’observation de leur territoire. Les Américains préparent
des représailles, mais Trump arrête au dernier moment l’opération. Personne ne
veut franchir la ligne rouge du premier mort, au-delà de laquelle on entrerait
dans l’inconnu : pour la région, mais aussi pour la vie politique
américaine, alors qu’approche une nouvelle élection présidentielle. L’escalade
marque une pause.
Retour au nucléaire
L’attention, dès lors, se concentre à nouveau sur le nucléaire. Le 1er
juillet, l’Iran annonce avoir franchi le seuil des 300 kilogrammes d’uranium
légèrement enrichi. La nouvelle fait le tour du monde. En réalité, la démarche
est encore, à ce stade, symbolique. Téhéran répète à l’envi qu’il n’abandonne
pas l’Accord de Vienne : cette transgression, et celles qui pourraient
venir, seront immédiatement annulées dès que ses partenaires seront parvenus à
alléger l’effet des sanctions américaines.
De fait, il n’y a pas péril en la demeure tant que l’Iran ne se rapproche
pas d’un stock d’une tonne d’uranium légèrement enrichi, quantité nécessaire
pour produire, au prix d’un enrichissement supplémentaire, la vingtaine de
kilogrammes d’uranium enrichi à 90% permettant de confectionner une première
bombe. Encore faut-il la fabriquer, ce qui prendrait un certain nombre de mois.
Mieux vaudrait d’ailleurs en posséder au moins deux ou trois, car une seule,
une fois testée, laisserait l’Iran vulnérable. L’échelle de temps est sans
doute ici de trois à cinq ans.
Quant à la production d’eau lourde en dépassement du seuil de 130
tonnes, elle ne présente aucun danger à court ou moyen terme. Elle n’a en effet
d’utilité qu’employée dans un réacteur de type hautement plutonigène – la
production de plutonium est la deuxième voie vers la bombe --, qui reste à
mettre en œuvre. Encore faut-il le faire fonctionner un ou deux ans, puis, dans
des installations spéciales, elles aussi à construire, extraire le plutonium
généré dans l’uranium naturel ayant servi de combustible. L’échelle de temps
est là de 10 à 15 ans.
Dans l’immédiat, un geste de la part de l’Iran justifierait
l’expression d’une grave inquiétude, et la prise de mesures de rétorsion. Ce serait
de chasser les inspecteurs de l’AIEA qui surveillent ses installations nucléaires
et leur production. La Corée du Nord l’a fait en décembre 2002, s’ouvrant la
voie vers la bombe. Mais rien n’indique que l’Iran aille en ce sens.
Une urgence diplomatique
Tout ceci pour dire, non qu’il n’y a pas urgence, mais que celle-ci
relève de la diplomatie, non des frappes et de la guerre. Nous voilà ramenés à
la question : comment convaincre l’Iran de revenir au respect de l’Accord
de Vienne ?
Certainement pas par des pressions additionnelles telles que l'envoi du
dossier iranien au Conseil de sécurité, et le retour de sanctions des Nations
Unies et de sanctions européennes. L’Iran se crisperait aussitôt et sortirait
carrément de l’Accord. Non, la seule voie ouverte est d’offrir à l’Iran au
moins une partie des bénéfices qu’il escomptait de son adhésion à cet Accord.
Les partenaires de l’Iran l’ont d’ailleurs bien compris.
Déjà, les Européens ont mis à grand peine au point un dispositif de
troc évitant à leurs transactions de passer par le dollar, facteur déclenchant
des sanctions américaines. Celui-ci, baptisé INSTEX, vient tout juste d’être
déclaré opérationnel. Mais son rendement restera, pour un temps indéfini,
modeste. Les grandes sociétés européennes, et même les moyennes, très exposées
aux sanctions américaines, n’ont pas l’intention d’y recourir. Il ne servira
donc pas à acheter du pétrole iranien, pour lequel Téhéran cherche
désespérément des acquéreurs. Tout juste permettra-t-il de vendre des produits
médicaux et alimentaires, exemptés de sanctions pour raisons humanitaires.
Les Russes, les Chinois, pourraient-ils être plus efficaces ? Les
premiers ont laissé entendre qu’ils aideraient les Iraniens à vendre leur
pétrole. L’on n’en sait pas plus pour le moment. Les Chinois, gros clients de
pétrole iranien, ont dit qu’ils ne se soumettraient pas aux « sanctions
illégales » américaines. Mais, engagés dans une négociation commerciale
délicate avec les États-Unis, ils doivent veiller à ne pas compromettre leurs
chances de succès. En tout état de cause, Russes et Chinois ne paieront les
Iraniens qu’en monnaie nationale, en faisant des clients captifs. Les solutions
qu’ils apporteront, même bienvenues, seront donc imparfaites.
Les Iraniens continuent donc d’attendre beaucoup de l’Europe, trop sans
doute. Elle ne convaincra pas Donald Trump de revenir dans l’Accord de Vienne,
ni les Iraniens de le renégocier. Reste une voie étroite, celle de concessions
mutuelles limitées que chaque côté pourrait présenter comme une victoire.
Trump, au fond, serait heureux de pouvoir afficher à l’approche de l’élection
présidentielle le succès diplomatique qui manque à son palmarès. Les Iraniens
seraient soulagés de tout répit qui leur serait accordé. Des exemptions
pétrolières contre un ralentissement de leur programme nucléaire devraient
faire l’affaire. Encore faut-il que les Européens acceptent de jouer les
intermédiaires, donc de prendre des risques. Tout est encore possible, pour le
meilleur ou pour le pire.
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