dimanche 22 mai 2016

Un ambassadeur dans la tourmente

publié le 19 mai dans
Boulevard Extérieur

Un ambassadeur pris dans la tourmente de la révolution tunisienne, voilà l’histoire que nous conte Pierre Ménat, à la tête de notre représentation diplomatique dans ce pays de 2009 à 2011. Le haletant récit des quelques semaines, entre décembre 2010 et janvier 2011, où tout a basculé en Tunisie, avec l’épilogue du départ de l’ambassadeur de France en février, est un morceau d’anthologie à lire par ceux qui s’intéressent à l’histoire de cette crise et tout simplement à la diplomatie. Pierre Ménat aurait pu à cette occasion régler ses comptes avec les observateurs qui l’ont accablé, comme avec les responsables qui ont détourné vers lui, et vers les diplomates en général, les coups qui les visaient. Rien de tel dans ces pages, au contraire une retenue sans défaut, avec le souci de comprendre, et souvent d’excuser. Au lecteur, donc, le soin d’élaborer son propre jugement sur les faiblesses des uns et des autres, mais aussi sur la bonne tenue de plusieurs, qui apparaissent par petites touches dans les portraits en situation tracés par l’auteur.

Un point est clair en tous cas. Le reproche d’aveuglement fait à Pierre Ménat n’a pu être lancé qu’en tronquant ses commentaires sur le dernier discours du dictateur au pouvoir. On se souvient d’un article du Monde avançant ce reproche sur la base d’extraits d’un télégramme rédigé aussitôt après l’allocution de Ben Ali prononcée le 13 janvier 2011, la veille de sa fuite. Ce dernier, avançant qu’on l’avait « trompé », annonçait alors la dissolution du Parlement, la tenue d’élections libres, et son intention de ne pas se représenter en 2014. L’Ambassadeur écrivait, non sans bon sens, que le Président avait « sans doute joué sa dernière carte ». Il poursuivait en disant : « si cette allocution ne produit pas les effets escomptés, on ne voit plus quelle ressource resterait au Président Ben Ali » et concluait ainsi son développement : « le discours de ce soir laisse espérer une sortie de crise. Mais il faut encore qu’il y ait jonction entre la parole du Chef de l’État et la perception qu’en a un peuple très en colère ». Ce n’était donc pas si mal vu.

Sur cette période, plane en outre le reproche lancé à l’Ambassadeur de France de ne s’être pas intéressé à l’opposition tunisienne quand elle était isolée ou persécutée. Sur ce point, Pierre Ménat apporte nombre d’éléments factuels – prises de contact, démarches…- faisant pièce à ce jugement. Mais il est vrai qu’il n’était pas simple dans la Tunisie de Ben Ali de nouer des relations suivies avec des membres de l’opposition. Qui a servi auprès de régimes autoritaires peut témoigner de la complexité de ce genre de situation. Les opposants sous surveillance y craignent en effet, à juste raison, de se voir accusés de servir une puissance étrangère, pire encore s’il s’agit d’une ancienne puissance coloniale.

Quant à l’analyse de la situation politique et sociale, Pierre Ménat, comme d’ailleurs les diplomates français qui suivaient alors les affaires tunisiennes, percevait et rapportait comme il se devait les tares et les fragilités du régime. Mais ces analyses n’intéressaient que faiblement à niveau politique, où la dictature tunisienne menait un travail intense de relations publiques. Notre Président de la République ne se vantait-il pas alors d’en savoir plus sur la Tunisie par la femme d’un de ses ministres que par tous ses diplomates ? Les archives, lorsqu’elles s’ouvriront, rendront justice à un personnel décrié.

Avant d’en arriver à la période dramatique qui culmine dans la dernière partie de son livre, Pierre Ménat rapporte, pour notre plus grand intérêt, quelques épisodes éclairants sur des difficultés du métier d’ambassadeur, notamment lorsqu’il se trouve pris en ciseaux entre les lignes divergentes du ministre de l’époque, Bernard Kouchner, et de la cellule diplomatique de l’Élysée. Il signale en passant qu’il n’a été reçu par le Chef de l’État qui l’avait pourtant nommé à Tunis ni avant son départ, ni durant sa mission, ni après son retour. C’est alors qu’il livre un sentiment sans doute partagé par d’autres ambassadeurs à tel ou tel moment de leur carrière : « ne disposant ni de la durée, ni d’une absolue confiance, je devais agir comme à tâtons. »

Pierre Ménat consacre enfin une importante partie de son ouvrage au quotidien de son ambassade dans ses différentes dimensions : politique, culturelle, économique et de coopération. Le récit s’assortit de nombreuses mises en perspective sur les expériences antérieures de l’auteur au cœur des affaires européennes, soit au Quai d’Orsay soit auprès du Président Chirac, ou encore à la tête des ambassades de France en Roumanie et en Pologne. Au total, l’ouvrage offre à ceux qui s’intéressent aux relations internationales un témoignage exceptionnel, ouvrant l’accès au vécu du métier d’ambassadeur, avec ses défis, ses risques, ses servitudes côtoyant sans cesse ses meilleurs moments. 


Pierre Ménat « Un ambassadeur dans la révolution tunisienne », L’Harmattan éd.,Paris 2015, 23 €

dimanche 1 mai 2016

Les Français dans la négociation nucléaire avec l'Iran



La France a été, dès le début, étroitement impliquée dans la crise internationale déclenchée en 2002 par la découverte des développements inquiétants du programme nucléaire iranien. Elle a été associée à l’accord conclu le 14 juillet 2015 à Vienne, qui devrait, s’il est mis en œuvre comme prévu, en marquer la conclusion. Quel rôle a-t-elle joué entre ces deux moments cruciaux, au fil de treize longues années mêlant négociations, sanctions et pressions en tous genres ?


Avant la crise


Pour bien percevoir les enjeux de cette période, il convient de rappeler qu’auparavant, les Français avaient été mêlés de près aux débuts du programme iranien. Le Shah, dès les années 1950, se positionne en promoteur du nucléaire pour son pays, avec l’idée de réserver à court terme le maximum de sa production pétrolière pour l’exportation, et à long terme, de se prémunir contre l’épuisement inéluctable de ses réserves. Il se tourne spontanément vers les États-Unis pour le soutenir dans cette entreprise. Ceux-ci obtiennent de l’Iran qu’il adhère au Traité de non-prolifération nucléaire, ce qui l’amène à placer toutes ses installations nucléaires sous le contrôle de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA). Les États-Unis veulent en outre – déjà ! – brider le programme iranien en obtenant du Shah qu’il renonce aux technologies sensibles de l’enrichissement d’uranium et du retraitement de combustibles usés pour en extraire du plutonium : technologies dites « duales », car, outre leur intérêt civil attesté, elles ouvrent toutes deux la voie vers la bombe. Le Shah se tourne alors vers la France et l’Allemagne, moins regardantes sur ces sujets. En 1975, Siemens commence à construire deux réacteurs de puissance à Bouchehr. En janvier 1979, la France lance à son tour la construction de deux réacteurs à Darkhovin. Et surtout, dès 1974, la France ouvre à l’Iran une participation dans la société Eurodif, qui lui permettra, le moment venu, d’emporter 10% de la production de l’usine d’enrichissement du Tricastin, encore en projet. Pour faciliter cette réalisation, le Shah prête en outre au Commissariat à l’énergie atomique la somme d’un milliard de dollars. La France livre enfin à l’Iran un laboratoire de fabrication de combustible nucléaire, installé à Ispahan. Et elle forme des chercheurs, des ingénieurs, des techniciens iraniens dans ses universités et sur ses sites nucléaires.


Tout ceci s’effondre avec la révolution islamique, qui met fin aux grands programmes du Shah. Les Français tentent de récupérer leur mise, ce qui donne lieu à des contentieux orageux sur fond de guerre Irak-Iran, d’attentats et de prises d’otages. Et surtout, lorsque Khomeyni donne son feu vert à la relance du programme nucléaire iranien, les Français s’abstiennent d’y participer. Il est vrai que les Américains qui, dès le milieu des années 1980, soupçonnent l’Iran de travailler clandestinement à l’acquisition de la bombe, déploient dès lors d’intenses efforts diplomatiques pour décourager toute coopération avec les Iraniens dans le domaine nucléaire. Ils y réussissent assez bien. Seule la Russie les défie en acceptant de mener à terme le chantier de Bouchehr abandonné par les Allemands et bombardé à plusieurs reprises par l’aviation irakienne.


Début de crise, début de négociation


En 2002, coup de théâtre, le monde découvre, effaré, que l’Iran travaille à acquérir la maîtrise des deux technologies dont la prolifération inquiétait déjà les Américains dans les années 1970 : une usine d’enrichissement par centrifugation se construit dans les environs de la ville de Natanz, et près de celle d’Arak, c’est une usine d’eau lourde qui se prépare à entrer en production. Or l’eau lourde est un élément important du fonctionnement des réacteurs à uranium naturel, très fortement plutonigènes. Et les Iraniens ne dissimulent pas qu’ils se préparent à construire un réacteur de recherche de ce type. Certes, tout ceci finit par être déclaré à l’AIEA, qui envoie bientôt sur place ses équipes d’inspecteurs. L’Iran souligne d’ailleurs qu’aucune de ces activités n’est interdite par le Traité de prolifération nucléaire, mais chacun craint que ces technologies sensibles ne soient à un moment ou à un autre détournées vers des usages militaires. En outre, les inspecteurs de l’AIEA découvrent, au cours de leurs recherches, des expérimentations non déclarées, ce qui ajoute à la tension. Les Américains sont entre temps intervenus en Irak et, tout à leur victoire, ne sont guère portés à la conciliation. Ils veulent donc traîner l’Iran au Conseil de sécurité pour l’obliger à se soumettre.


C’est alors que les Français se dressent sur leur chemin. Dominique de Villepin, ministre des affaires étrangères, est persuadé qu'une confrontation est prématurée, qu'il faut donner une chance à la négociation. Il s'assure du soutien de son président, Jacques Chirac, et fait taire, au moins pour un temps, les objections de ses collaborateurs, qui craignent d'ouvrir une nouvelle crise avec les États-Unis, déjà ulcérés de l'absence de la France dans la coalition contre Saddam Hussein. Il convainc ses homologues allemand et britannique de se rendre avec lui à Téhéran pour y rechercher une solution d'apaisement. C'est ainsi que s'ouvre en octobre 2003 un dialogue dont le fil, malgré de nombreuses péripéties et plusieurs variations de format, ne sera jamais rompu jusqu'à son débouché sur l'accord de juillet 2015.


La solitude de Jacques Chirac


Mais cette première phase de discussions s'achève en 2005 sur un échec. L'impulsion donnée par Dominique de Villepin s'étiole après son départ pour le ministère de l'Intérieur en mars 2004. Jacques Chirac reste mobilisé, mais son autorité tend à s'éroder au fur et à mesure qu'il s’approche de la fin de son deuxième et dernier mandat. Les hauts fonctionnaires qui tiennent le dossier au Quai d'Orsay reprennent la main et veillent à n'être entraînés vers rien qui puisse ébranler la solidarité transatlantique. Or les Américains, s'ils se sont résignés à voir les Européens parler aux Iraniens, font fermement savoir que cette négociation ne peut avoir qu'un seul but : convaincre Téhéran de renoncer au développement de toute technologie sensible. Cette exigence se trouve résumée par la formule "zéro centrifuge". Mais elle est précisément inacceptable pour les Iraniens, qui ont fait de leur programme d'enrichissement d'uranium une grande cause nationale. Ils sont prêts à le brider sur ses aspects les plus sensibles, à l'entourer de contrôles supplémentaires, mais en aucun cas à l'arrêter.


Sur cette période, Jacques Chirac a pu au moins convaincre Georges W. Bush d'éviter toute initiative destructrice, et même de faire quelques gestes en direction des Iraniens : offre de pièces détachées pour les vieux avions Boeing de la flotte iranienne placée sous embargo, levée de l'opposition américaine à l'entrée de l'Iran à l'Organisation mondiale du commerce. Mais cette embellie est sans lendemain. En Iran, le populiste Ahmadinejad a succédé à l'été 2005 à l'aimable Président réformateur Mohammad Khatami, et ses propos incendiaires font monter la tension de plusieurs crans. Le dossier iranien reprend sa marche vers le Conseil de sécurité, où il atterrit en février 2006. Au même moment, l'Iran, qui avait suspendu son programme d'enrichissement le temps de la négociation avec les Européens, relance ses centrifugeuses et produit ses premiers grammes d'uranium enrichi. Le Président Chirac s'efforce encore, dans l'ultime période de son mandat, de renouer les fils de la négociation en tentant d’éviter le vote de sanctions par le Conseil de sécurité, mais il est carrément à contre-courant, y compris de ses propres troupes. ElBaradei, alors directeur général de l'AIEA, évoque dans ses mémoires l'écart qu'il perçoit à cette époque entre les propos entendus à l'Élysée et au Quai d'Orsay. En décembre 2006, tombe la première résolution du Conseil de sécurité intimant à l'Iran de suspendre à nouveau ses activités sensibles et lui infligeant, dans cette attente, des sanctions prises en vertu des dispositions du chapitre VII de la Charte des Nations Unies relatives aux menaces contre la paix. Téhéran, dont les installations en cause sont restées sans interruption sous surveillance de l'AIEA sans qu’aucune infraction n’y ait été relevée, dénie tout fondement légal à cette résolution et refuse d'obtempérer.


L’arrivée de Nicolas Sarkozy


Aux États-Unis, les "faucons" ne voient à toute cette crise qu'une seule issue crédible, le "Regime Change". Ils raniment alors la perspective d'un bombardement des installations nucléaires, militaires et stratégiques iraniennes. Entre temps, Nicolas Sarkozy a succédé à Jacques Chirac. Il arrive avec la volonté affichée de renouer une relation cordiale avec l'Amérique. Invité par le Président américain dans sa villégiature du Maine lors de ses premières vacances d'été, il en revient suffisamment impressionné par les propos de son hôte pour évoquer quelques jours plus tard devant les ambassadeurs de France réunis à Paris la nécessité "d'échapper à une alternative catastrophique : la bombe iranienne ou le bombardement de l'Iran". Peu après, son premier ministre, François Fillon, visitant une unité de blindés, apparaît aux journaux télévisés adossé à un char pour dénoncer la menace nucléaire iranienne. Bernard Kouchner, ministre des affaires étrangères, n'est pas de reste. Tout en prônant une combinaison de négociation et de sanctions, il invite " à se préparer au pire, et le pire, c'est la guerre".


Dans cette ambiance, Nicolas Sarkozy, porté par son tempérament, cherche d'abord à forcer le destin. Il invite secrètement à Paris Ali Akbar Velayati, conseiller diplomatique du Guide suprême, et envoie également à Téhéran ses émissaires. Mais l'initiative tourne court. Le gouvernement d'Ahmadinejad fait savoir aux Français qu'il n'est pas lié par les propos de Velayati et les hauts fonctionnaires français qui se rendent en Iran n'y présentent aucune formule originale susceptible de débloquer la situation. Nicolas Sarkozy, sans doute déçu de n'avoir pu trouver un rôle à sa mesure, se positionne dès lors comme un "dur" dans la relation avec l'Iran. Les Français, persuadés que Téhéran poursuit sans désemparer ses visées nucléaires militaires, prennent régulièrement position, au Conseil de sécurité comme au sein de l'Union européenne, en faveur de sanctions renforcées. Ahmadinejad, bon connaisseur en matière de propos outranciers, se plaint des déclarations du Président français jugées agressives à l'égard de l'Iran.


C'est dans cette ambiance tendue que tombe, en novembre 2007, un rapport public du directeur de la communauté américaine du renseignement estimant "avec un haut niveau de confiance" que l'Iran a interrompu fin 2003 son programme clandestin de fabrication d'une arme nucléaire, et "avec un bon niveau de confiance" qu'il ne l'a pas depuis repris. Il s'agit, pour les services américains, de couper court à toute tentative de les instrumentaliser pour justifier une action de force, comme naguère dans l'affaire irakienne. Ce rapport soulève la fureur des "faucons" américains, mais aussi celle des Français, qui s'empressent de déclarer qu'ils n'ont ni les mêmes informations, ni les mêmes analyses. Mais le but est atteint : l'éventualité de frappes contre l'Iran se dissipe, et ne réapparaîtra plus jusqu'à la fin du mandat de George W. Bush.


Obama ou la volonté d’en sortir


L'arrivée d'Obama en janvier 2009 change la donne. Au cours de sa campagne, le futur Président avait déjà pris position pour une solution négociée avec l'Iran. Dès son arrivée à la Maison-Blanche, il émet des signaux de bonne volonté, tant publics que privés, en direction de la République islamique. Les Français s'en inquiètent, le font savoir, et s’affichent en partisans de la "fermeté", au point de s'attirer les compliments appuyés des opposants à la ligne du nouveau Président.


A l'été 2009, les équipes d'Obama préparent un ballon d'essai. Les Iraniens viennent de faire connaître à l’AIEA leur besoin de renouveler le combustible d’un inoffensif réacteur de recherche installé à Téhéran. Les Américains envisagent de les aider à la condition que Téhéran accepte de se séparer de l'essentiel du stock d'uranium légèrement enrichi qu'il a déjà accumulé grâce à l'activité de ses centrifugeuses. En raison de leur propre législation, les États-Unis sont empêchés de fournir eux-mêmes ce combustible, mais la Russie et la France pourraient s'en charger. Ahmadinejad se montre aussitôt intéressé. Mais dans les discussions qui se nouent au mois d’octobre, les Français, peut-être vexés de n'avoir été informés du projet qu'en cours de route, se montrent si peu coopératifs que les Iraniens en arrivent à demander publiquement qu'ils quittent la table des négociations. Finalement, l'affaire ne se fera pas, en raison de l'opposition de Khamenei, guide de la révolution, et du cœur conservateur du régime, qui ne souhaitent pas qu'Ahmadinejad conforte sa popularité au moyen d’un accord avec l'Amérique.


Une autre affaire a éclaté peu avant. Depuis 2006 au moins, les services occidentaux surveillaient la construction non loin de Qom, sur un site montagneux géré par les Pasdaran, garde prétorienne du régime, d'une importante installation souterraine. Ils acquièrent peu à peu la conviction qu'elle est vouée à accueillir une unité d'enrichissement. A l'été 2009, les Français jugent le moment venu de révéler au monde l'existence de cette installation clandestine, même si elle est encore loin d'être prête à entrer en activité. Ils souhaitent donner à cette annonce le plus grand éclat possible, peut-être pour créer le maximum d'embarras à la République islamique à la veille, précisément, de la négociation qui doit s'engager sur la fourniture du combustible destiné au réacteur de Téhéran. Sarkozy propose de le faire à l'occasion de la réunion solennelle du Conseil de sécurité qui se tient le 24 septembre à New-York sur les questions de prolifération et de désarmement nucléaires à niveau des chefs d'État et de gouvernement. Obama, qui a pris l'initiative de cette réunion, ne le souhaite pas, considérant que l'affaire n'est pas à l'ordre du jour, et le Président français, à l'étonnement du monde entier, réagit en le critiquant en pleine séance, en termes à peine voilés, pour se laisser aller à des généralités plutôt que de s'attaquer aux menaces du présent. L'affaire se dénoue le lendemain à l'occasion de la réunion du G20 à Pittsburg. En une conférence de presse hautement théâtralisée, Barack Obama, Nicolas Sarkozy et le Premier ministre britannique George Brown annoncent ensemble l'existence de l'installation souterraine en question, sans insister toutefois sur le fait qu'elle ne contient encore aucune centrifugeuse. Ayant eu vent de tout cela, les Iraniens se sont empressés de déclarer l'installation à l'AIEA un ou deux jours avant la fameuse conférence de presse. Mais cette déclaration n'a pas reçu de publicité. La surprise et l'émotion soulevées par les révélations des trois dirigeants occidentaux sont donc immenses.


Français contre Iraniens


De crises en dialogues de sourds, la gestion du dossier nucléaire iranien s’alourdit de nouvelles sanctions, et les Français sont chaque fois en première ligne lorsqu’il s’agit de les mettre au point et de les faire voter. Ils n’hésitent pas à critiquer en coulisse les hésitations américaines et s’attachent à apparaître comme les premiers de la classe lorsqu’il s’agit de convaincre leurs propres entreprises d’appliquer les sanctions adoptées. Les échanges économiques, scientifiques, universitaires français avec l’Iran vont en s’étiolant, même dans des domaines n’ayant aucun rapport avec le nucléaire ou le militaire. L’arrestation en juillet 2009 puis la rétention pendant 10 mois à Téhéran d’une jeune enseignante française, Clotilde Reiss, sous prétexte d’espionnage, dégrade de plusieurs degrés supplémentaires la relation entre les deux pays. A l’été 2011, Nicolas Sarkozy prend encore une fois position en faveur d’une ligne dure à l’égard de l’Iran : « L’autre pays dont je veux parler, c’est l’Iran. Ses ambitions militaires, nucléaires et balistiques, constituent une menace croissante. Elles peuvent aussi conduire à une attaque préventive contre les sites iraniens, qui provoquerait une crise majeure. L’Iran refuse de négocier sérieusement et se livre à de nouvelles provocations. À ce défi, la communauté internationale peut apporter une réponse crédible si elle fait preuve d’unité, de fermeté et impose des sanctions plus dures encore. Nous aurions tort d’en sous-estimer les effets : ils sont de plus en plus perceptibles ». Ces propos entraînent une réponse du représentant iranien aux Nations Unies dénonçant des « déclarations provocatrices, gratuites et irresponsables contre l'Iran » et affirmant que son pays « n'hésitera pas à agir en état de légitime défense pour riposter à toute attaque contre la nation iranienne ». L’ambassadeur de France aux Nations Unies, Gérard Araud, se lance aussi dans le débat : « Nous avons tout essayé avec les iraniens. Tout a été proposé et aucune piste n’a été laissée au hasard. L’Iran ne veut pas négocier avec la communauté internationale. L’Iran ne veut pas aller de l’avant ».


La fin de l’année 2011 apporte un nouveau rebondissement. Au mois de novembre, le directeur général de l'AIEA publie en annexe à son rapport trimestriel sur l'Iran au Conseil des gouverneurs un document préparé de longue date, et connu d'un certain nombre d'initiés, sur les activités nucléaires clandestines de l'Iran. Celles-ci, pour l’essentiel, concernent la période des années 1990 et l’AIEA confirme au passage l’analyse des services américains selon laquelle le programme iranien de fabrication de la bombe s’est interrompu fin 2003. Les Iraniens nient tout en bloc mais l’abondance des détails fournis et l’affirmation par l’AIEA que certaines activités utiles à l’obtention d’une bombe pourraient avoir repris ou avoir été poursuivies produisent une nouvelle poussée de fièvre. Nicolas Sarkozy prend alors la tête d’une mobilisation internationale en faveur d’un renforcement des sanctions. Il s’engage en ce sens auprès du Premier ministre israélien, Benyamin Netanyahou, puis écrit aux chefs d’État et de gouvernement d’Allemagne, du Canada, des États-Unis, du Japon, du Royaume-Uni, ainsi qu’au président du Conseil européen et au président de la Commission européenne, pour préconiser « des sanctions d’une ampleur sans précédent ». Il propose en particulier le gel des avoirs de la Banque centrale d’Iran et l’interruption des achats de pétrole iranien. Et de fait, début 2012, se mettent en place de nouvelles sanctions américaines et européennes aboutissant à un blocage à peu près général des échanges économiques et financiers avec l’Iran.


Hollande : le choix de la continuité


A noter qu’au même moment, François Hollande mène sa campagne électorale. Il ne s’y exprime guère sur les sujets de politique étrangère, mais fait une exception pour l’Iran. Avant même la lettre de Nicolas Sarkozy aux dirigeants du monde, il affirme en un communiqué : « Nous ne pouvons pas accepter que l’Iran poursuive sa marche vers l’arme nucléaire. C’est là une menace grave pour la région mais aussi pour l’Europe, et pour la communauté internationale toute entière. L'avenir du régime de non-prolifération est en cause. ». Et il revient peu après sur le sujet dans une tribune sur la force française de dissuasion publiée par un hebdomadaire parisien : « C’est parce que la France respecte pleinement ses obligations de puissance nucléaire qu’elle est fondée à combattre sans faiblesse et sans concession ceux qui, dans le monde, ont engagé des programmes dangereux pour sa stabilité. Je ne relâcherai donc en rien les efforts pour résoudre, avec nos partenaires, les crises de prolifération en Iran ou en Corée du Nord. ». À la veille du deuxième tour de l’élection qu’il s’apprête à emporter, il déclare encore au journaliste Jean-Marie Colombani : « Je n’ai pas critiqué la position ferme de Nicolas Sarkozy par rapport aux risques de prolifération nucléaire. Je le confirmerai avec la même force et la même volonté. Et je n’admettrai pas que l’Iran, qui a parfaitement le droit d’accéder au nucléaire civil, puisse utiliser cette technologie à des fins militaires. Les Iraniens doivent apporter toutes les informations qui leur sont demandées et en terminer avec les faux-semblants. Les sanctions doivent être renforcées autant qu’il sera nécessaire. Mais je crois encore possible la négociation pour atteindre le but recherché». Rien d’étonnant donc à ce que quelques mois plus tard, lors d’une visite à Paris, le Directeur général de l’AIEA, Yukiya Amano, sur la question d’un journaliste lui demandant : « l'approche de François Hollande sur l'Iran est-elle différente de celle de Sarkozy ? » réponde : « Dans le fond, je ne vois aucune différence ».


Quelques jours à peine après son élection, François Hollande, présent aux États-Unis pour les sommets successifs du G8 et de l’OTAN, a l’occasion de marquer sa fermeté à l’égard de l’Iran. La radiotélévision iranienne produit en effet la surprise en annonçant le limogeage par le nouveau Président de la République française de Jacques Audibert, Directeur des affaires politiques au Quai d’Orsay, principal négociateur français sur le dossier nucléaire. Les Iraniens, qui le considéraient comme un interlocuteur difficile, ont pris leurs désirs pour des réalités. François Hollande apporte aussitôt un clair démenti à la nouvelle : « oui, il y a une manœuvre et une manipulation…M. Jacques Audibert qui est d'ailleurs présent ici est notre négociateur... je lui fais toute confiance pour avoir la fermeté indispensable dans cette négociation ». Cette confiance sera plus tard confirmée, lorsque Jacques Audibert accèdera en juillet 2014 à la fonction de conseiller diplomatique du Président de la République.


Et puis, le Président trouve un ministre des affaires étrangères spontanément au diapason de sa perception du dossier nucléaire iranien en la personne de Laurent Fabius. Celui-ci promet régulièrement de « durcir les sanctions tant que l’Iran refusera de négocier sérieusement ».Il s’inquiète même que « des éléments nucléaires se retrouvent dans des mains qui ne sont pas des mains iraniennes ». Il déplore que « la position nucléaire de l’Iran reste intangible » en précisant qu’« elle s’inscrit dans le contexte plus général de l'opposition croissante entre les Chiites et les Sunnites ». Il martèle en de nombreuses circonstances : « nous sommes pour la double approche, d’un côté les sanctions, de l’autre la négociation», en accompagnant souvent la formule d’une autre encore plus lapidaire : « oui au nucléaire civil, non à la bombe ». Et il ne cesse de réclamer un accord nucléaire « robuste », façon de marquer sa crainte que les États-Unis, dans leur volonté d’aboutir, ne se satisfassent d’un accord imparfait.


Les Français marginalisés


Mais pendant ce temps-là, les choses bougent sans les Français. Dès juillet 2012, grâce à l’entremise du Sultan d’Oman, des contacts secrets se nouent entre Iraniens et Américains. Ils prennent de la substance après l’élection en juin 2013 à la présidence de la République d’Hassan Rouhani, qui s’est fermement positionné durant sa campagne en faveur d’une solution négociée de la crise nucléaire. Entre temps, au début de l’année, John Kerry, lui aussi désireux de sortir de cette longue crise, a remplacé à la tête du Secrétariat d’État américain Hillary Clinton, beaucoup plus réservée à l’égard de l’Iran. Il fait à un moment ou un autre passer le message que les États-Unis sont prêts à évoluer en reconnaissant au moins de fait la légitimité du programme nucléaire iranien et en renonçant à demander la suspension de ses activités d’enrichissement, exigence qui bloquait depuis sept ans toute possibilité de parvenir à un accord. A partir de là, tout s’accélère, notamment à l’occasion de la venue à New-York du nouveau président iranien pour participer à l’Assemblée générale des Nations Unies. Rouhani ne rencontre pas Obama, ce qui serait prématuré, mais échange avec lui quelques propos en un coup de téléphone aussitôt qualifié d’historique. François Hollande est en revanche le premier dirigeant occidental qu’il rencontre, mais la conversation ne débouche sur aucune avancée quant aux questions de fond.


A la mi-octobre, la négociation nucléaire reprend à Genève entre l’Iran et le groupe dit P5+1, réunissant les cinq membres permanents du Conseil de sécurité, Chine, États-Unis, France, Grande-Bretagne et Russie, plus l’Allemagne. De fait, les États-Unis ont déjà fait en coulisse l’essentiel du travail et présentent à leurs partenaires, début novembre, un premier projet d’accord définissant tous les paramètres de la négociation devant conduire à un règlement complet et définitif de la question nucléaire. Le document contient des mesures de confiance réciproques : desserrement du régime de sanctions, ralentissement du programme iranien, ainsi que les grandes lignes du but à atteindre. Les négociateurs français, conduits par Jacques Audibert, découvrent le texte et alertent leur ministre sur les failles qu’ils y repèrent. John Kerry, pour sa part, se dirige vers Genève pour y formaliser l’accord qu’il considère comme acquis, mais Laurent Fabius le prend de vitesse et, débarquant avant lui, déclare tout de go qu’il n’est pas question pour les Français de se rallier à « un accord de dupes ». Ce propos à l’emporte-pièce fait aussitôt le tour du monde. Il sème la fureur chez les Américains, la consternation chez les autres négociateurs… et la jubilation aux États-Unis comme au Moyen-Orient chez tous les opposants à la politique d’Obama. À Genève, le texte est remis à l’ouvrage, mais les Iraniens, considérant la première version comme acquise, refusent de bouger. Il faut se séparer sans conclure.


La négociation reprend un peu plus tard, une fois l’émotion retombée. Il apparaît que les points soulevés par les Français sont en fait d’une importance relative et ne modifient pas l’équilibre du projet. Un accord est finalement atteint le 24 novembre, mais l’incident créé par le ministre français des affaires étrangères laisse des traces tout au long de la négociation finale qui va s’étendre sur à peu près 18 mois pour aboutir le 14 juillet 2015 à l’accord dit Joint Comprehensive Plan of Action (Plan global et commun d’action). Les Américains, en particulier, se font plus attentifs à informer leurs partenaires des progrès de leurs discussions avec les Iraniens. Aucun nouvel accroc au sein du groupe P5+1 ne marque cette ultime période, même si les Français lâchent de temps en temps des commentaires plutôt acides destinés à bien marquer leur vigilance. Leur réputation de Bad Cops de la négociation est désormais établie, notamment auprès des Monarchies de la Péninsule arabique qui s’inquiètent de tout ce qui pourrait venir renforcer la main des Iraniens. François Hollande y est fêté comme un héros, façon de faire comprendre à Obama qu’il devrait mieux tenir compte des positions de ses amis. Hollande est ainsi le premier dirigeant occidental à être invité à un sommet du Conseil de coopération du Golfe, en mai 2015, à Riyad.


Fin juillet, alors que l’administration américaine, Obama et Kerry en tête, déploie tous ses efforts pour convaincre son opinion, et en particulier le Congrès, de l’excellence de l’accord qu’elle vient d’obtenir, un coup de projecteur tombe encore sur les Français. Et plus précisément sur le conseiller du Président, Jacques Audibert, qui lors d’un entretien avec deux parlementaires américains de passage à Paris, laisse entendre que si l’accord n’entrait pas en vigueur, ce ne serait pas la fin du monde : après une ou deux années de querelles, les Iraniens reviendraient à la table de négociation et pourraient s’y présenter encore mieux disposés. Cette analyse va directement à l’encontre de l’argumentation des dirigeants américains, qui répètent que l’accord atteint est le meilleur des accords possibles et que sa non-application créerait une crise aux conséquences incalculables. L’affaire n’aura pas de suite, mais conforte encore les partisans de l’accord, aux États-Unis et ailleurs, dans l’idée que les Français, décidément, n’ont jamais été de chauds partisans d’un compromis permettant à l’Iran de sortir la tête haute de la crise nucléaire. Dans le même sens, il est à noter que début 2015, les meilleurs experts stratégiques français gravitant autour du Quai d’Orsay exprimaient ouvertement leur scepticisme sur la possibilité de parvenir à un accord avec l’Iran dans le courant de l’année. Et l’accord une fois conclu, leurs prises de position en sa faveur sont rares et plus que modérées.


Bilan et perspectives


Comment évaluer, en conclusion, le rôle des Français en cette affaire ? Il se divise clairement en deux époques, dont la césure coïncide avec la succession à la Présidence de la République de Jacques Chirac et Nicolas Sarkozy. Dans la première, les Français lancent la négociation et cherchent activement une sortie de crise, mais l’administration de George W.Bush veille à empêcher tout progrès. Le groupe de hauts fonctionnaires, fins praticiens des questions stratégiques et des négociations multilatérales, qui a tenu le dossier tout au long de la période, a plutôt été bridé par le pouvoir politique durant cette première époque. Dans la seconde, il a pu au contraire faire valoir sans entraves sa vision des choses. Les Français sont alors apparus en défenseurs minutieux, parfois revêches, des intérêts de la lutte contre la prolifération. Pour un pays qui avait été l’un des derniers à rejoindre le Traité de non-prolifération, en 1992, soit 24 ans après son ouverture à la signature, c’était une belle façon de démontrer son adhésion désormais sans faille à l’un des principaux piliers de la sécurité internationale. Mais en s’attachant aux règles et aux principes, plutôt qu’à leur traduction dans une situation donnée, ce qui est après tout l’une des fonctions de la diplomatie, les Français ont fini par s’interdire de jouer en cette affaire un rôle qui était à portée de la France, celui du facilitateur œuvrant à rapprocher les parties. Dès lors, ils n’ont plus pu peser sur le cours d’une négociation prise en main par l’administration de Barack Obama avec une autorité croissante et la volonté pragmatique d’aboutir. Devenus inutiles, donc marginalisés, il leur est resté au final pour seule récompense la satisfaction un peu morose d’avoir été face au monde les vestales du temple de la non-prolifération.


Quelle conséquence de cette attitude sur la relation franco-iranienne et sur la position des Français dans la zone du Golfe persique ? Du côté iranien, si, comme on peut l’espérer, l’accord du 14 juillet dernier est appliqué sans crise majeure par toutes les parties, il est vraisemblable que l’on ne tiendra pas rigueur aux Français de leur comportement durant la dernière période des négociations. Cette page est à présent tournée, l’important pour l’Iran est d’obtenir avec la levée des sanctions la relance de son économie et son ouverture sur le monde. Pour les Iraniens, la France a clairement un rôle à jouer dans cette nouvelle phase. À cet égard, la visite réussie de Laurent Fabius à Téhéran dès la fin juillet, l’invitation du Président Rouhani à Paris, l’empressement manifesté par les entreprises françaises pour renouer avec l’Iran et l’accueil positif qui leur a été réservé sont de bon augure. Il convient de rappeler ici qu’en 1988, à la fin de la guerre Irak-Iran, alors que les relations entre Téhéran et Paris étaient infiniment plus dégradées que dans la période récente, la volonté commune de passer l’éponge avait permis de relancer sans difficulté les relations entre les deux pays.


Enfin, pour peu que l’on y prenne garde, la restauration de la relation franco-iranienne ne devrait pas entraîner de détérioration de la relation avec les royaumes de la Péninsule arabique. Quoi que l’on puisse penser du comportement de l’Arabie saoudite, accessoirement du Qatar et des Émirats arabes unis, dans les crises irakienne, yéménite et surtout syrienne, ces pays restent incontournables pour rétablir la paix dans la région. Rien ne s’y construira de positif et de durable sans un minimum de détente et de coopération entre eux et l’Iran. Il y a là un rôle à jouer pour la France, un rôle conforme à sa vocation, celui du pays qui parle avec tout le monde, toujours à la recherche de solutions.

(paru dans le N° 96 de la revue Confluences Méditerranée, hiver 2015-2016)