original de l'article adressé au Monde et publié le 19 mars
La négociation qui s’est récemment déroulée à Almaty entre l’Iran et
ses six interlocuteurs, les cinq membres permanents du Conseil de sécurité et
l'Allemagne, a débouché sur une heureuse surprise. L'offre des Six s'est
améliorée. Nous avons notamment renoncé à demander la fermeture de l’usine
souterraine d’enrichissement de Fordo. Pas de regrets : les Iraniens, s'ils
avaient démantelé le site, auraient été en droit de le rayer de la liste des
installations soumises aux inspections de l'Agence internationale de l'énergie
atomique (AIEA). Dieu sait alors ce qu'ils auraient pu y faire! Nous avons
aussi offert des allègements modestes de sanctions. Dans tout cela, l'Iran a
bien voulu voir une avancée. Les parties se sont même accordées sur les dates
de leurs prochaines rencontres. Autre bon signe, la première réunion à venir,
prévue le 18 mars à Istanbul, se tiendra à niveau d'experts, ce qui offrira la
possibilité de progresser dans la discrétion.
Mais, bien entendu, sur le fond, rien n'est fait. Chacun, sans jamais
officiellement le reconnaître, sait bien le seul compromis possible : en
bref, acceptation des activités d’enrichissement iraniennes, mais régulées, et
plafonnées à 5% ; acceptation par l'Iran de contrôles internationaux renforcés
et généralisés à l'ensemble de son territoire, de façon à couper toute voie
d'accès à l'arme nucléaire ; au fur et à mesure de la mise en oeuvre de ce
dispositif, levée des sanctions et finalement clôture du dossier au Conseil de
sécurité. Mais de lourds obstacles nous séparent encore de ce point d'arrivée.
Notamment l’incompréhension des ressorts du jeu iranien, mélange d'évitements
et de blocages, qui irrite tant nos négociateurs.
Les Iraniens sont plus que fatigués des sanctions : les premières
sanctions américaines ont déjà plus de trente ans ; les sanctions les plus
récentes, auxquelles se sont joints les Européens, touchent à peu près à tout à
travers le pétrole et les flux financiers, et font vraiment mal. Chacun a bien
compris à Téhéran, depuis déjà un
certain temps, que la possession de la bombe créerait à l'Iran plus de
problèmes qu’elle n’en résoudrait. Et le jeu intérieur s'est simplifié. L'incontrôlable
Ahmadinejad étant désormais marginalisé et tout en fin d'un mandat non
renouvelable, Ali Khamenei, guide de la révolution, est aux yeux de tous seul
maître du dossier nucléaire. Mais de ce fait, il se retrouve en première ligne,
et joue en cette affaire sa stature et son infaillibilité. Or celles-ci ont
déjà été sérieusement écornées au cours des soulèvements de 2009. Il ne
laissera ses négociateurs progresser que s'il perçoit clairement une dynamique
de succès.
Il nous faudrait donc commencer à exposer, même avec toutes les
conditions associées, ce que nous voulons comme point d'arrivée. Or les
Occidentaux hésitent encore. Les Français, en particulier, répètent que l’Iran
doit avant toutes choses se plier aux injonctions du Conseil de sécurité, donc
commencer par suspendre ses activités d’enrichissement. Mais selon les termes
mêmes du Conseil, ces exigences sont formulées pour faciliter « une
solution diplomatique négociée ». Tant que nos demandes seront martelées
sans dire à quoi ressemble cette solution, Khamenei refusera de s'y intéresser.
Non, disent les partisans de « la fermeté », il devra les
accepter, car l’embargo instauré mettra bientôt l’économie iranienne à terre
et, si le régime ne cède pas, soulèvera la société. Encore une illusion. Cette
économie est en très mauvais état et continuera à s’enfoncer. Mais le malheur
du grand nombre fait le bonheur des habiles qui, par leurs positions et
relations au sein du régime, sont parvenus à se brancher sur l’eldorado du
contournement des sanctions. Dans une économie parallèle, l'argent coule à
flot, ce qui exacerbe encore les luttes de factions au sein de la classe
dirigeante à l'approche de l'élection présidentielle. Entre-temps, la classe
moyenne affaiblie, atomisée, se replie sur des stratégies de survie
individuelles et familiales. S’il y avait des tentatives de révolte, le régime
les materait sans état d’âme, puisqu’il s’agirait, un fois de plus, d’un
« complot de l’étranger ».
Faut-il agiter la menace de l'emploi de la force comme le font les
Américains ? Ce discours vaut peut-être en politique intérieure, pour
satisfaire le Congrès, mais n’émeut en rien le régime iranien. Il ne voit pas
l’Occident faire les frais d’une troisième guerre du Golfe et de l’occupation
d’un pays de 75 millions d’habitants. Quant à des frappes ciblées sur des sites
nucléaires, peu importe. L’Iran millénaire n’est pas pressé. Il reconstruira
ailleurs, et plus profond, les installations détruites. Considérant que
l'agression dont il aura été victime l'autorise à se retirer du Traité de non
prolifération nucléaire, il fermera ces nouveaux sites aux inspecteurs de
l’AIEA. Nous ne serons donc pas plus avancés.
Tout ceci compris, beaucoup de choses redeviennent possibles. Reagan,
qui n’était pas un enfant de chœur, utilisait volontiers dans ses négociations
sur le désarmement avec l’URSS la formule : « Trust, but
verify ». « Trust » ne signifiait pas faire confiance, mais
simplement offrir sa confiance, en échange de contrôles imparables et effectivement
appliqués. Et cela avait marché. Avec l’Iran aussi, cet axiome est la clef du
succès. Il est dans la tête du Président des Etats-Unis, qui l'avait évoqué dès
2009, lors de sa rencontre à Caen avec notre propre Président. Recevant tout
récemment une délégation de la communauté juive américaine avant de se rendre
en Israël, Barack Obama, interrogé sur la crise iranienne, a cité le traité sur
la guerre de Sun Tzu : "construisez un pont d'or pour permettre à votre
adversaire de battre en retraite".
Les Français, ces dernières années, se sont positionnés en fer de
lance sur la question des pressions et des sanctions à l'égard de l'Iran, tant
au Conseil de sécurité qu'au sein des instances européennes. Et, comme il se
devait, nous en avons assumé sans murmurer les conséquences. Notre retrait partiel du marché automobile iranien, auquel
nous fournissions les éléments de plus de 500.000 véhicules par an, a fait
perdre des milliers d'emplois à nos constructeurs et équipementiers. Total,
Airbus, Alstom, Thales, Eurocopter, les banques françaises... se sont retirés
d'Iran. Toute esquisse de coopération dans les domaines d'excellence que sont
pour nous le nucléaire et le spatial est, à juste raison, devenue impensable.
Nos échanges universitaires et de recherche se sont à peu près taris, et nous avons fermé
l’institut français de Téhéran, où des milliers d’Iraniens apprenaient notre
langue. Personne ne peut donc nous reprocher de ne pas avoir amplement payé
notre écot à la solidarité internationale face au jeu nucléaire iranien. Mais tout
ceci aura un jour une fin. Il ne nous est pas interdit d'y contribuer. Ni de
songer à nous protéger, le cas échéant, du risque toujours présent de
"hors jeu".
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