Contrairement à mon habitude,
j’adopterai pour le récit qui suit un ton résolument personnel, en décrivant ma
propre vision des choses, au risque de me faire contredire. Je développerai les
évènements dont j’ai été le témoin direct. Mon rôle dans la longue et
multiforme négociation nucléaire avec l’Iran n’a pas en effet été suffisamment
central et durable pour que je puisse espérer en présenter une relation
exhaustive et à peu près objective. Il est d’ailleurs probable qu’aucun de ceux
qui y ont été mêlés ne puisse nourrir une telle ambition, ce qui rendrait utile
qu’un nombre suffisant d’entre nous puisse un jour apporter chacun son récit propre,
pour dégager peut-être enfin de l’ensemble une vision certes fracturée, mais
quand même à peu près générale, du moins en ce qui concerne le point de vue
français.
En revanche, ce que j’ai connu
de cette négociation, d’abord comme ambassadeur à Téhéran de 2001 à 2005, puis
comme observateur attentif jusqu’à ce jour, me paraît suffisamment porteur
d’expérience vécue pour apporter un éclairage digne d’intérêt sur les ressorts
d’un tel processus, et au delà, sur les ressorts de toute négociation un peu
complexe. Cette négociation nucléaire avec l’Iran est en effet d’une richesse
exceptionnelle. La matière nucléaire en soi, que j’avais déjà pratiquée dans ma
carrière en passant trois ans à la sous-direction des questions atomiques du
ministère des affaires étrangères, est déjà fortement stimulante, par la combinaison
de ses dimensions scientifique et technologique, de ses enjeux stratégiques et
de défense, de ses enjeux économiques, et par la traduction de tout ce qui
précède en éléments de droit international. Et dans le cas d’espèce, la
négociation a pris tout à la fois des aspects traditionnels d’une négociation
bilatérale ou de petit groupe, rappelant par moments le concert des grandes
puissances, et les aspects éminemment contemporains d’une mécanique
multilatérale, impliquant l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA)
et l’Organisation des Nations Unies à travers son Conseil de sécurité. Enfin,
et ce n’est pas le moindre de son intérêt, elle apparaît toute pétrie de
divisions et d’incompréhensions culturelles, d’abord entre l’Iran de la République
islamique, pays porteur de sensibilités et de comportements tout à fait
particuliers, et les autres, et parfois aussi entre les autres, si l’on veut
bien admettre que des failles culturelles puissent s’ouvrir entre Occidentaux
d’une part, Russes, Chinois d’autre part, ou même entre Européens et
Américains.
Trois figures
Après tout cela, il semble un
miracle qu’une telle négociation ait pu se nouer, et surtout qu’elle ait pu aboutir.
Trois personnalités ont joué ici un rôle crucial, démontrant la capacité des
individus à infléchir le cours des évènements.
La première est Dominique de
Villepin, en sa qualité de ministre des affaires étrangères. A la mi-2003, les États-Unis,
enivrés de leur succès en Irak, rêvant de remodeler le Moyen-Orient, cherchaient
à mettre la République islamique en difficulté et se préparaient donc à
traduire l’Iran devant le Conseil de sécurité à la suite de la découverte, l’année
précédente, d’une usine d’enrichissement d’uranium en construction près de
Natanz, dans le désert iranien. Mais Villepin, soucieux au contraire de trouver
une solution négociée à la crise, parvenait à convaincre ses homologues
allemand, Joshka Fischer, et anglais, Jack Straw, de se rendre avec lui à
Téhéran. L’affaire n’était pas sans risques. Les Américains étaient plus que mécontents
d’être arrêtés dans leur élan. La hiérarchie du Quai d’Orsay, soucieuse de ne
pas se fâcher à nouveau avec Washington alors que la plaie du différend sur
l’Irak était encore ouverte, était vent debout contre une telle initiative.
Villepin s’était donc assuré du soutien sans faille du Président Chirac avant
d’aller de l’avant. Il avait d’abord songé à s’adjoindre les ministres allemand
et russe pour ce déplacement. Mais cela ressemblait trop à la reconstitution du
« front du refus » face à l’intervention américaine en Irak. Le choix
avait donc été fait du ministre britannique, dont il était espéré qu’il saurait
amadouer les Américains. De fait, Jack Straw s’est révélé très ouvert aux
positions iraniennes, trop ouvert même aux yeux de Washington, où il était
surnommé « Tehran Jack ». Il devait ultérieurement, et pour cette
raison, être poussé vers la sortie par Tony Blair. Quoi qu’il en soit, c’est ce
trio de Ministres qui a débarqué à Téhéran le 21 octobre 2003, donnant
publiquement le coup d’envoi d’une négociation qui ne devait jamais s’arrêter,
malgré bien des cahots, des sorties de route et des transformations de format, jusqu’à
l’accord du 14 juillet 2015.
La deuxième personnalité est
Barack Obama, qui dès sa campagne électorale de 2008, allant à contre-courant
du sentiment dominant dans la classe politique américaine, manifestait son
intention de rechercher une solution négociée avec l’Iran. Il a dès ce moment poursuivi
son objectif contre vents et marées avec une admirable constance. Au cours de
son premier mandat, il a face à lui un régime iranien infréquentable, car engagé
dès le printemps 2009 dans un conflit avec sa propre population autour de l’élection
manipulée d’Ahmadinejad à un second mandat présidentiel. Il se trouve d’autre
part empêtré dans son choix initial d’Hillary Clinton pour le poste de
Secrétaire d’État. Celle-ci, sans doute soucieuse de son avenir politique, se
révélait en effet rapidement plus que réticente à composer avec l’Iran. L’année
2013 allait enfin offrir à Obama le créneau tant attendu pour reprendre
l’initiative. A l’orée de son second mandat, il pouvait choisir en la personne
de John Kerry un nouveau Secrétaire d’État en parfait accord avec lui sur le
sujet et prêt à payer de sa personne pour aboutir. Et les Iraniens élisaient à
la Présidence de la République un candidat décidé à sortir presque à tout prix
d’une crise nucléaire aux effets délétères pour la société iranienne.
C’était Hassan Rouhani,
troisième personnalité déterminante en l’affaire. Cet homme nourri dans le
sérail de la République islamique, s’y était rapidement distingué par son
énergie et son efficacité dans la gestion des responsabilités croissantes qui
lui étaient attribuées, notamment dans la conduite de la guerre avec l’Irak. Secrétaire
du Conseil suprême de sécurité nationale depuis 1989, Il s’était vu confier en
2003, au moment où la crise prenait de l’ampleur, la gestion du dossier
nucléaire, et s’était donc retrouvé en octobre de la même année le principal
interlocuteur des trois ministres européens des affaires étrangères venus au
contact sur le sujet. C’est alors que je l’ai connu. Il avait en ce temps une
réputation de doctrinaire, peu ouvert sur l’étranger. Mais il s’est mis rapidement
au niveau de ce nouveau défi, découvrant l’intérêt du dialogue avec le monde
extérieur, prenant des risques, gagnant en aisance et en autorité dans les
arcanes du jeu diplomatique. Sa tâche avait toutefois une dimension
supplémentaire : celle de reprendre en main le programme nucléaire iranien,
dont il découvrait que certaines dimensions échappaient au regard des autorités
gouvernementales. S’engage alors fin 2003 un bras de fer avec les Pasdaran,
qu’il remporte. Mais la négociation avec les Européens finit par échouer à la
mi-2005, pour des raisons sur lesquelles je reviendrai. Peu après l’arrivée
d’Ahmadinejad à la présidence de la République, Rouhani, en désaccord
avec la ligne de la nouvelle équipe, abandonne ses responsabilités de
négociateur et attend son heure. Elle sonne à nouveau quand il accède en 2013 à
la présidence de la République, au terme d’une campagne où il s’engage à régler
la longue crise nucléaire pour en finir avec les sanctions, et permettre ainsi l’ouverture du pays sur l’extérieur. C’est d’ailleurs ce thème, aussitôt populaire
dans l’opinion, qui lui permet de l’emporter. A peine élu, il s’empare du
dossier dont il fait sa première priorité, forme pour le gérer une équipe de
négociateurs expérimentés qui ont sa confiance personnelle, donne le cap et le
pilote jusqu’au résultat que l’on sait.
Une usine dans le désert
Ces trois portraits tracés,
il est temps de revenir aux origines de la crise.
Je me souviens avoir
découvert peu de temps après être arrivé en Iran, en septembre 2001, à
l’occasion d’une promenade avec des amis sur une route désertique, un site en
construction, d’ailleurs non protégé, portant l’enseigne de l’Organisation
iranienne de l’énergie atomique. J’avais alors demandé à Paris des photos
satellites de l’endroit, pour comprendre un peu mieux ce qui se passait derrière
les palissades du chantier. Mais Paris répondait qu’il avait d’autres urgences.
Finalement, quelques mois plus tard, ce sont les Moudjaheddine du Peuple,
groupe d’opposition armée, qui devaient annoncer à partir de Washington, en une
conférence de presse dont l’écho allait résonner dans le monde entier, que le
régime iranien construisait près de Natanz une usine clandestine de
centrifugation pour produire de l’uranium hautement enrichi destiné à des
bombes atomiques.
Première montée de tension
Même si l’usine en question
était loin d’avoir commencé à fonctionner, même si, placée en plein désert,
elle était aisément repérable, voire destructible, et donc difficile à
présenter comme clandestine, la crise, dès lors, a commencé à enfler. Pour tenter
de la désamorcer, Dominique de Villepin, alors ministre des Affaires
étrangères, fait une première visite à Téhéran en avril 2003. Nous étions au
lendemain de la pénétration des Américains dans Bagdad. Villepin arrivait d’une
tournée dans la région dont l’Iran était la dernière étape. Après une petite
nuit à l’hôtel, il avait démarré le matin par un entretien avec son homologue
Kamal Kharazi. Les deux ministres devaient d’abord se rencontrer en
tête-à-tête, puis se tiendrait la rencontre des deux délégations. Sachant par
expérience que tout ce qui aurait de l’intérêt se passerait dans la première
partie, je m’étais engouffré derrière les deux ministres et les interprètes, en
entraînant d’autorité le jeune ambassadeur d’Iran à Paris, Sadeq Kharazi, plus
timide que moi. Bien nous en prit, car les ministres échangèrent sur plusieurs
sujets délicats, dont le nucléaire, et mes notes d’entretien servirent ensuite à
désamorcer quelques sérieuses incompréhensions du côté français.
Mais la tension continuait à
croître. Fin juillet ou début août 2003, j’ai dû rentrer de vacances en France pour
aller remettre au ministre iranien des Affaires étrangères, Kamal Kharazi, une
lettre de ses trois homologues allemand, britannique et français lui proposant
d’éteindre le litige qui risquait de conduire son pays au Conseil de sécurité
et même de renforcer la coopération de leurs pays avec l’Iran, si celui-ci
renonçait à développer son projet d’enrichissement de l’uranium. Mais une fois
arrivé à Téhéran, j’avais, avec mes deux collègues, constaté par la façon dont
le ministère iranien des Affaires étrangères se dérobait à nos appels que l’on
y craignait fort de recevoir une telle lettre. Le président Khatami préparait
au même moment une missive à plusieurs chefs d’État occidentaux sur le même
thème, et ne voulait pas être pris de vitesse. Nous nous démenions donc au
téléphone, le jeu des Iraniens étant de nous faire dire ce que contenait la
lettre avant d’accepter éventuellement de la recevoir. Mais c’était précisément
ce que nous ne pouvions pas dire. À la rigueur, étaient-ils prêts à accepter
que nous remettions cette lettre à un fonctionnaire de rang moyen, mais nous
considérions qu’une lettre de ce niveau ne pouvait être remise qu’au ministre
lui-même. Finalement, c’est l’ambassadeur d’Iran à Paris, Sadeq Kharazi, auquel
j’avais lâché au téléphone que les Iraniens n’avaient pas à craindre le contenu
de la lettre, qui avait débloqué l’affaire.
Welcome in Tehran
Au mois d’octobre s’est
profilé un Conseil des gouverneurs de l’Agence internationale de l’énergie
atomique (AIEA) où les États-Unis s’apprêtaient à demander que le dossier
iranien soit envoyé au Conseil de sécurité pour violation du Traité de
non-prolifération nucléaire. Devant une telle perspective, l’opinion iranienne,
chauffée à blanc par le régime, commençait à se cabrer. J’expliquais cela dans
mes télégrammes. Il nous est alors revenu de Paris que Dominique de Villepin
avait formé le projet de venir à Téhéran avec ses collèges allemand et
britannique afin d’arrêter par l’ouverture d’une négociation le compte à
rebours qui s’engageait. Pour ma part, je pensais et disais qu’une telle visite
ferait mieux de se situer après le Conseil des gouverneurs de l’AIEA, en
fonction de ce qui y serait finalement adopté. Mais Dominique de Villepin
voulait agir vite. Je recommandais aussi que la venue des trois ministres soit
soigneusement préparée par une mission préalable de leurs directeurs politiques
respectifs. Ce qui fut fait, mais la déclaration commune que ces trois hauts fonctionnaires
avaient la charge de préparer avec la partie iranienne contenait encore,
quelques jours avant la date de la visite ministérielle, plusieurs passages
importants en suspens, faute d’accord sur le fond. Je plaidais donc pour que
les ministres attendent, et ne prennent pas le risque d’un échec (un peu
égoïstement, je me disais qu’un échec risquerait fort de rejaillir sur la
réputation des trois ambassadeurs concernés à Téhéran, et notamment sur la
mienne). Mais Villepin avait finalement conclu qu’il fallait venir en tout état
de cause. En effet, selon lui, ou la visite débouchait sur un résultat, et
c’était un succès, ou elle échouait, et les Européens pourraient alors dire
qu’ils avaient fait tout ce qu’ils pouvaient. Le geste serait de toute façon
mis à leur crédit.
Je me souviens de l’arrivée
des trois ministres, chacun de leur côté, dans le petit matin du 21 octobre. Dès
le premier entretien, plutôt protocolaire, avec Mohammad Khatami, Président de
la République, l’ascendant était pris par Dominique de Villepin, qui était
pourtant le plus récent des trois ministres dans sa charge. C’est lui que les
deux autres encourageaient à prendre la parole en premier, et à s’exprimer au
nom des trois. Du côté de nos interlocuteurs, il régnait une atmosphère jubilatoire
à voir trois ministres européens majeurs s’intéresser ainsi à leur pays. Jamais
dans l’histoire de l’Iran l’on n’avait vu un tel déplacement collectif. Puis,
en milieu de matinée, toutes amabilités épuisées, les deux délégations se sont
retrouvées autour d’une longue table pour se mettre au travail.
Un coup de téléphone peu
ordinaire
La déclaration commune à
présenter une heure plus tard à la presse, déjà en train de se réunir, n’était
toujours pas finalisée. Rien ne garantissait que l’on puisse aboutir. Chacun
était sur ses gardes. Après une introduction de Hassan Rouhani, conduisant la
délégation iranienne, dont la longueur et les détours trahissaient la
nervosité, les ministres et lui ont dû commencer à discuter phrase par phrase
le contenu de la déclaration finale. Et de fait, assez vite, la discussion a
buté sur les points clés tournant autour de la suspension des activités de
centrifugation de l’uranium, qui était demandée aux Iraniens comme geste de
bonne volonté pour amorcer la négociation. Rouhani de plus en plus préoccupé du
refus des trois ministres européens de céder sur les points qu’ils jugeaient
essentiels, s’est mis à consulter à voix basse ses collaborateurs, et a
finalement demandé, à court d’idées, une suspension de séance.
C’est alors que je l’ai vu
dans le vaste hall qui formait antichambre, seul dans un coin, parlant à
mi-voix sur son téléphone portable de façon visiblement très concentrée. J’ai
eu immédiatement la conviction qu’il était en relation avec Ali Khamenei, le Guide
de la Révolution, à qui il rendait compte du faible résultat des premiers
échanges. A la reprise de la séance, Rouhani nous a fait comprendre qu’après
avoir consulté le sommet de sa hiérarchie, il acceptait de répondre
positivement aux attentes des Européens, mais qu’il le faisait sous sa propre
responsabilité, sans y être expressément autorisé. Dès lors, la négociation
pouvait reprendre son cours. Après quelques passes d’armes touchant au
vocabulaire, il a été convenu, faute de pouvoir se mettre d’accord, de laisser
à l’Agence internationale de l’énergie atomique le soin de définir elle-même le
périmètre des activités liées à la centrifugation qu’il conviendrait de
suspendre.
Nous nous sommes alors rendus
à la conférence de presse avec une bonne heure de retard. La salle, très
grande, était aussi très pleine. Il y régnait l’excitation des grandes
occasions. Les questions qui ont commencé à fuser après la présentation de la
déclaration commune qui venait d’être rédigée s’adressaient pour l’essentiel à
Hassan Rouhani. La presse iranienne voulait connaître la durée présumée de la
suspension des activités de centrifugation. Rouhani s’est donné beaucoup de
peine pour expliquer que cette suspension était entièrement volontaire, d’une
durée limitée, et qu’elle n’irait pas au-delà de quelques mois, le temps
d'aboutir à une définition agréée des « garanties objectives » qui
permettraient, selon la déclaration commune, de rassurer la communauté
internationale sur le caractère exclusivement pacifique du programme nucléaire
iranien. Cette suspension a en fait duré plus de deux ans.
Pasdaran et Basiji jouent les trouble-fête
Je
me souviens qu’à un moment ou un autre dans la matinée, m’a été portée une
dépêche d’agence annonçant que les Pasdaran venaient de procéder à un exercice
de tir de missile balistique. La chose était particulièrement malvenue, et
avait tout d’un pied de nez aux négociateurs. J’ai fait circuler le papier,
sans que personne ne fasse de commentaire. Nous étions assez accablés. Puis,
à l’annonce par la radio
iranienne du résultat de la négociation, des groupes de jeunes gens,
manifestement des Basiji, milice de jeunes révolutionnaires, ont commencé à
affluer vers le lieu de la rencontre pour protester contre des abandons de
souveraineté peu à leur goût. Ceux qui en tiraient les ficelles étaient-ils les
mêmes qui nous gratifiaient d’un tir de missile, c’est-à-dire les Pasdaran?
Considérant les luttes de pouvoir au sein du régime, rien n’interdit de le
penser. Au moment du départ, nos automobiles ont dû fendre une foule de
manifestants, bruyante mais heureusement non violente, pour gagner l’aéroport.
Une négociation dure au
démarrage
Avant de se séparer, il a
fallu fixer, entre d’une part les directeurs politiques des trois ministères
européens des Affaires étrangères, d’autre part les responsables iraniens, l’agenda
de la négociation de fond prévue par la déclaration commune qui allait
s’engager sur l’avenir des activités nucléaires sensibles. Les diplomates
iraniens souhaitaient aller au plus vite. Affectés pour plusieurs d’entre eux
presque uniquement à cette tâche, ils montraient de l'impatience, et même une
certaine anxiété, à aboutir. Du côté des trois directeurs politiques et de
leurs experts, il m’a semblé que cette affaire était vue comme un dossier
certes important, mais parmi d’autres. Ils avaient d’autres rendez-vous à
travers le monde, et peinaient à faire coïncider leurs agendas. La négociation
s’est donc enclenchée beaucoup plus lentement que les Iraniens, et d’ailleurs
moi-même, ne l’imaginions au départ. Contrairement à ce qu’avait annoncé Hassan
Rouhani, elle a finalement traîné, non sans sérieux cahots, sur plus d’un an et
demi, jusqu’à l’été 2005, où il a bien fallu constater qu’elle avait échoué,
faute d'avoir pu obtenir des Iraniens qu’ils renoncent à leurs activités d’enrichissement
par centrifugation, à vrai dire essentielles à leurs yeux.
Le mantra du « zéro
centrifuge »
Cette exigence du « zéro
centrifuge » n’était, à vrai dire, pas immédiatement apparue aux yeux des
Iraniens, ni même aux miens, car masquée sous la formule des « garanties
objectives » demandées par les négociateurs européens. Ceux-ci, surveillés
en coulisse par les Américains, considéraient en fait que la seule « garantie
objective » du caractère pacifique du programme nucléaire de Téhéran
résidait dans l’arrêt complet des activités iraniennes d’enrichissement. Mais
ils ne le disaient pas expressément, car cela aurait aussitôt fait capoter la
négociation. Leur projet était donc de faire traîner les discussions en longueur,
avec l’espoir que le temps passant, les Iraniens s’habitueraient à l’idée d’une
suspension durable, qui finirait en abandon définitif. J’ai mis moi-même
quelque temps à comprendre cette tactique, évidemment fondée sur une illusion, rien
n’étant clairement dit par leurs capitales respectives aux trois ambassadeurs
européens concernés. Mais je percevais que les suggestions que j’avançais dans
mes télégrammes rédigés à la suite de mes conversations avec l’équipe des
négociateurs iraniens, et qui allaient dans le sens d’un plafonnement et d’un
contrôle renforcé des activités d’enrichissement de Téhéran, se heurtaient au
silence et à l’agacement de Paris. J’avais aussi beaucoup de mal à savoir ce
qui se passait à Vienne, au siège de l’Agence internationale de l’énergie
atomique (AIEA), où nos représentants considéraient sans doute que les
discussions qui se déroulaient notamment dans l’enceinte du Conseil des
gouverneurs devaient être protégées du regard d’un pauvre ambassadeur
« bilatéral ». Mes informations à ce sujet me venaient de mes autres
collègues, ou encore des Iraniens eux-mêmes. Je prenais en les écoutant l’air
entendu.
Et puis, dès mars 2004, moins
de six mois après son voyage à Téhéran, Dominique de Villepin quittait le
ministère des affaires étrangères pour celui de l’intérieur. Michel Barnier le
remplaçait. Tout à fait impliqué dans sa tâche, il ne pouvait cependant donner
à cette négociation qu’il prenait en cours de route le même élan que son
prédécesseur. La France n’y jouait donc plus un rôle moteur. Il a été ensuite lui-même
remplacé par Philippe Douste-Blazy, qui s’est faiblement investi en cette
affaire et s’est entièrement mis entre les mains de ses collaborateurs. Il ne
restait plus, à vrai dire, que Jacques Chirac lui-même pour porter le dossier à
niveau politique et résister à la pression des Américains. Or ceux-ci se
montraient plus intéressés par la possibilité d’alimenter une dynamique de
« Regime change », que par le règlement d’une affaire de
prolifération nucléaire.
Chirac et ses troupes
Notre Président de la
République, pour ce que j’ai pu percevoir dans mes entretiens, était malheureux
de voir persister ce foyer de crise dans une région qui lui était chère, même
s’il n’avait pas de sympathie spontanée pour le monde iranien et chiite. Il
cherchait sincèrement une porte de sortie, et était même parvenu un moment à
convaincre George W. Bush de faire quelques gestes d’ouverture, malheureusement
sans lendemain. Mais il arrivait inexorablement à la fin de son mandat, dont
chacun savait qu’il serait le dernier, et son autorité tendait à s’étioler,
comme souvent en pareilles circonstances. Ses instructions, ses orientations n’étaient
plus mises en œuvre avec le même scrupule. Je le vois début 2005 répondant
positivement à Rouhani, venu à Paris pour lui suggérer de demander aux experts
de l’Agence internationale de l’énergie atomique (AIEA) de proposer eux-mêmes
une définition des fameuses « garanties objectives » d’utilisation
pacifique sur lesquelles les négociateurs européens et iraniens ne parvenaient
pas à s’accorder. Mais aucune demande en ce sens n’est jamais parvenue au siège
de l’Agence à Vienne. Une occasion intéressante d’avancée de la négociation a
été alors perdue. C’est le début de cette époque décrite dans les mémoires de
Mohamed ElBaradei, directeur général de l’AIEA, comme celle où l’on entendait à
Paris deux sons de cloche, selon que l’on se tournait vers l’Élysée ou vers le
Quai d’Orsay.
Dans ce ministère, les hauts fonctionnaires
gérant le dossier étaient en effet revenus à la vision des choses dont Dominique
de Villepin les avait un moment détournés. Il n’y avait selon eux aucune raison
de se fâcher avec Washington pour les beaux yeux de Téhéran. Ils ne voyaient à
vrai dire que les tares de ce régime, certes fort visibles, et n’imaginaient
pas un instant accorder leur confiance à ces gens-là, même s’ils en réclamaient
continûment des gestes destinés à « rétablir la confiance ». Seule
une soumission complète était pour eux envisageable. Ils ne percevaient pas que
leur attitude rappelait aux Iraniens les plus mauvais souvenirs de leur
histoire, lorsque les puissances coloniales cherchaient à maintenir leur pays
dans un éternel état d’arriération. Ou s’ils le percevaient, ce n’était pas
leur problème. Il faut dire aussi que les trois directeurs politiques
européens, qui pilotaient la négociation, avaient comme correspondant à
Washington un néoconservateur exalté, John Bolton, qui menait cette affaire comme
un combat entre le Bien et le Mal. Cela ne mettait pas d’huile dans les
rouages.
Des Iraniens à la peine
Quant aux négociateurs iraniens,
ils n’étaient pas dans une position enviable. Leur pays avait fait beaucoup de
bêtises, certaines par négligence, d’autres avec l’indubitable objectif de se
frayer une voie vers la bombe. En outre, les tentatives pour dissimuler ces
infractions, en cours ou passées, étaient parfois pathétiques de maladresse. Ainsi
dans le petit local de l’entreprise mécanique « Kalaye Electric »,
dans la banlieue de Téhéran, où avaient tourné clandestinement quelques
centrifugeuses, les Iraniens avaient eu beau déménager les machines suspectes,
puis tout gratter et repeindre avant l’arrivée des inspecteurs de l’AIEA,
ceux-ci, par quelques prélèvements dans l’environnement, n’avaient pas manqué
de détecter la trace de particules d’uranium légèrement enrichi, qui ne
pouvaient provenir que d’une activité humaine. L’AIEA était ainsi remontée à la
source de ces centrifugeuses, à savoir la petite entreprise du Pakistanais
Abdel Qadir Khan, l’un des pères de la bombe pakistanaise, qui s’était
reconverti dans le marché noir du nucléaire. Mais tout bien pesé, les projets
iraniens n’étaient pas très avancés, il n’y avait pas péril en la demeure. Or
les écarts signalés par les rapports d’inspection de l’AIEA, même s’ils
n’avaient pas de conséquence immédiate ou même à moyen terme en termes d’accès
à la bombe, étaient chaque fois accueillis avec des cris d’orfraie par la
presse internationale, donnant l’impression que l’Iran était à la veille d’une
première explosion. Assez curieusement aussi, à la veille de la plupart des
réunions du Conseil des Gouverneurs de l’AIEA où le cas de l’Iran devait être
examiné, surgissaient dans tel ou tel journal, souvent allemand, parfois
anglais, des « révélations » de source indistincte sur le programme
nucléaire iranien, dont on devinait qu’elles venaient d’Israël ou des
Moudjaheddine du peuple. Téhéran était donc à tout moment sommé de démontrer
qu’il n’était pas en train d’acquérir l’arme atomique. Angela Merkel prononçait
ainsi en 2007 à la tribune des Nations Unies une phrase typique de cette
attitude : "le monde n'a pas à prouver à l'Iran que l'Iran est en
train de fabriquer une bombe atomique. L'Iran doit convaincre le monde qu'il ne
veut pas la bombe." L’on revenait aux mauvais souvenirs de Donald Rumsfeld
et Colin Powell, sommant l’un et l’autre Saddam Hussein de démontrer qu’il avait
renoncé à se doter d’armes de destruction massive.
Pour l’équipe de Rouhani
s’ajoutait le fait qu’elle tombait en général des nues lorsque l’AIEA, ou
quelque autre source, mettait à jour telle ou telle activité répréhensible, ou
au moins suspecte, dont elle n’avait jamais entendu parler. Je voyais alors mes
correspondants assez déprimés. Rouhani s’est rapidement fâché, exigeant la
transparence à son égard de toutes les institutions iraniennes mêlées de près
ou de loin au nucléaire, qui n’en faisaient qu’à leur tête. C’est ainsi qu’il a
convaincu Ali Khamenei, le guide de la Révolution, de mettre fin aux activités
poursuivies en secret par les Pasdaran, cette armée d’élite protectrice du
régime, qui, peut-être à partir d’une instruction initiale dans les années
1980, s’étaient ensuite développées sans contrôle – mais, Dieu merci, sans
grande efficacité. L’essentiel, si l’on en croit en particulier des documents
mystérieusement parvenus aux Américains et dont la teneur avait été transmise à
l’AIEA, consistait en recueil de données théoriques, en quelques
expérimentations de laboratoire, en un tir de missile doté d’une coiffe
susceptible d’abriter une charge nucléaire, et en quelques essais de détonique
d’explosifs classiques. Nul besoin de dire que les Iraniens niaient tout en
bloc, affirmant que les documents en question, qu’on refusait d’ailleurs de
leur remettre pour ne pas en dévoiler l’origine, étaient des faux grossiers.
Coup de théâtre : le rapport des Services américains
Des
péripéties de cette lutte sourde entre Rouhani et les Pasdaran, captées par les
moyens d’écoute américains, persuadent le directeur de la communauté américaine
du renseignement d’écrire en 2007 dans un rapport public que le programme
clandestin iranien de fabrication de la bombe avait été interrompu fin 2003. Cette
publication était calculée pour éviter aux services de renseignement américains
de porter la responsabilité d’une réédition du fiasco de l’intervention en Irak.
Il est vrai qu’à l’époque de la sortie de ce document Washington bruissait de
rumeurs sur un possible bombardement des installations nucléaires iraniennes,
éventuellement en compagnie des Israéliens, qui ne manquaient pas de souffler
sur les braises. Ce rapport des Services américains semait évidemment la
consternation chez les « faucons » de Washington, et aussi chez les
Français, qui s’empressaient de dire qu’ils n’avaient ni les mêmes
informations, ni les mêmes analyses. Mais dès lors, la perspective d’une action
de force pour régler la question nucléaire iranienne a commencé à s’éloigner.
Ceci ne retenait pas
Washington de mener avec constance une « guerre de l’ombre » destinée
à désorganiser le programme iranien et, par-delà, à déstabiliser le régime. En
2000, la CIA faisait parvenir aux Iraniens les plans d’une arme nucléaire intentionnellement
truffée d’erreurs. Mais l’affaire faisait long feu car le scientifique russe
chargé de la transmission du document en repérait les incohérences et les
signalait à ses destinataires. Quelques années plus tard, était mis au point,
en collaboration avec les Israéliens, le virus informatique Stuxnet qui faisait
chuter, de façon longtemps inexpliquée, le rendement des centrifugeuses
iraniennes. En 2005, et pour quelques années, les Moudjaheddine du Peuple,
groupe d’opposition armée au régime installé à l’étranger, ont bénéficié
d’entraînements commando dans le désert du Nevada. Américains et Israéliens ont
en outre soutenu sur toute cette période des mouvements irrédentistes armés
kurdes et baloutches. Seuls les Israéliens, toutefois, se sont lancés dans des
assassinats ciblés de scientifiques nucléaires iraniens et ne se sont arrêtés
que lorsqu’ils ont été fermement désavoués par les Américains.
attentat contre un scientifique iranien en 2012 à Téhéran
Glissade vers le Conseil
de sécurité
Pour en revenir à la
négociation conduite par les Européens, elle commence à se déliter au printemps
2005, quand les Iraniens perdent tout doute sur le fait que l’on ne cherche à
obtenir d’eux que l’arrêt de leur programme d’enrichissement. Les Européens
sont alors moins que jamais décidés à composer, car se profilent la fin du
mandat du président Khatami et de nouvelles élections présidentielles dont tout
le monde prévoit qu’elles seront remportées haut la main par Ali Akbar
Rafsanjani, déjà président de 1989 à 1997, considéré comme pro-occidental et
désireux d’en finir avec la crise nucléaire. Manque de chance, le vainqueur est
Ahmadinejad. Il est mis fin à la suspension du programme d’enrichissement. En
février 2006, les Iraniens produisent leurs premiers grammes d’uranium
légèrement enrichi, le dossier nucléaire iranien est transféré au Conseil de
sécurité par le Conseil des gouverneurs de l’AIEA, où plus personne ne résiste
aux Américains. La négociation, même si elle n’est pas formellement
interrompue, entre dans une longue période de glaciation. Il y a bien de temps
en temps des rencontres de délégations, mais elles ne sont que le théâtre de
longs dialogues de sourds.
Fin 2006, tombe la première
résolution du Conseil de sécurité mettant en place des sanctions obligatoires
prise au titre du chapitre VII de la Charte des Nations Unies, visant les cas
de menace contre la paix et de rupture de la paix. Les Iraniens sont en
particulier sommés de suspendre à nouveau leur programme d’enrichissement. C’est
un camouflet pour eux, alors qu’ils avaient cru jusqu’au dernier moment, et contre
toute vraisemblance, éviter pareille humiliation. Mais ils refusent de plier
devant des exigences qu’ils jugent illégales puisque leur programme nucléaire, placé
sous contrôle de l’AIEA, ne saurait constituer selon eux une « menace à la
paix ». Américains et Européens font alors monter en puissance leurs
propres sanctions qui, en frappant pratiquement l’ensemble de l’économie et des
finances iraniennes, finissent par prendre autour de 2012 l’allure d’un embargo
généralisé, voire d’un blocus.
La vision d’Obama
Obama, pourtant, cherche dès
son arrivée à amorcer le dialogue avec Téhéran et le manifeste dans son premier
message de Norouz, le nouvel an iranien, lancé le 21 mars 2009, ainsi que dans
son discours du Caire, quelques semaines plus tard. L’occasion paraît se
présenter à la mi-2009 lorsque l’Iran exprime à l’AIEA le besoin de recharger
en combustible d’uranium enrichi à 20% le petit réacteur de recherche qu’il
possède à Téhéran. Les Américains proposent de l’aider à se procurer ce
combustible à condition qu’il se sépare de l’essentiel du stock d’uranium
légèrement enrichi, autour de 4%, qu’il a déjà accumulé, et qui pourrait en
effet permettre d’aller assez rapidement vers la bombe. Ahmadinejad répond
d’abord positivement mais il est vite bloqué par son propre camp, car le cœur
du régime, avec lequel il est déjà en froid, ne souhaite en aucun cas qu’il
puisse se bâtir une popularité grâce à un rapprochement avec l’Amérique. Obama,
pourtant, ne perd pas espoir et encourage un moment le premier ministre turc,
Recep Tayyip Erdogan, et le président brésilien Lula à jouer les
intermédiaires. A la surprise générale, ils finissent par emporter l’accord de Téhéran,
mais ceci ne fait pas l’affaire d’Hillary Clinton, en train de négocier une
nouvelle résolution sanctionnant l’Iran au Conseil de sécurité. Elle fait donc capoter
l’affaire, sans craindre de placer son Président en porte-à-faux, ni d’humilier
Erdogan et Lula pour avoir osé venir jouer dans la cour des grands. Nouveau
fiasco donc, et l’on repart dans un affrontement stérile.
L’élection de Rouhani en 2013
offre, on l’a vu, une nouvelle fenêtre d’opportunité. La société iranienne
souffre alors durement des sanctions et veut en sortir. Le côté occidental
constate, pour sa part, que si les sanctions atteignent bien le but immédiat de
grave dégradation de l’économie, elles sont impuissantes à ébranler le régime
qui met en place une « économie de résistance ». Il constate surtout avec
une inquiétude croissante qu’elles sont impuissantes à ralentir le
développement du programme nucléaire iranien, qui, avec déjà quelque 20.000
centrifugeuses installées, pourrait rapidement conduire le pays au seuil de la
capacité à produire une arme nucléaire. D’un côté le succès, de l’autre l’échec
des sanctions poussent donc les deux parties vers la table de négociation. Déjà
en 2012, le Sultan d’Oman facilite des contacts secrets entre Iraniens et
Américains. A l’automne 2013, Rouhani, fraîchement entré en fonctions, se rend
à l’Assemblée générale des Nations Unies et mène à New-York une offensive de
charme en direction de l’opinion américaine. Il est encore trop tôt pour qu’un
hasard aménagé lui permette de croiser Obama dans un couloir des Nations Unies,
mais juste avant son retour à Téhéran, dans l’auto le conduisant à l’aéroport,
Rouhani échange quelques amabilités avec le Président américain en un coup de
fil aussitôt qualifié d’« historique ». La glace est désormais rompue
entre les deux vieux adversaires.
America takes
command : Genève, Lausanne et Vienne
Encore faut-il, pour pouvoir
entrer dans le vif du sujet, que les Occidentaux en général, les Américains en
particulier, acceptent de revenir sur deux positions constantes qui avaient
empêché jusque là la relance des négociations. D’abord l’exigence, désormais gravée
dans les résolutions du Conseil de sécurité, que l’Iran suspende à nouveau ses
activités d’enrichissement en préalable à toute négociation de fond. L’Iran,
échaudé une première fois pour n’avoir rien obtenu d’un tel geste, n’a pas
l’intention de recommencer. Ensuite le refus de dévoiler en préalable à la
négociation le but final recherché : démantèlement, ou simplement
encadrement et contrôle du programme iranien ? Les Iraniens veulent y voir
clair avant d’entrer en discussion, les Occidentaux se dérobent. A l’automne
2013, John Kerry, en charge du dossier, prend avec Barack Obama la
responsabilité de répondre positivement à l’attente iranienne sur ces deux
points : plus question de subordonner l’entrée en négociation à la
suspension des activités d’enrichissement iraniennes, elles seront simplement
ralenties, et reconnaissance au moins implicite du droit de l’Iran à enrichir. C’est
un choix crucial. Un deuxième choix crucial est fait du côté américain, qui
limite fort sagement la négociation au dossier nucléaire, et évite donc de la
charger d’autres questions lourdes de controverses, telles que la lutte contre
le terrorisme, le respect des droits de l’Homme, ou la sécurité du
Moyen-Orient. Un premier accord posant les bases du processus de négociation
devient dès lors possible, il est conclu à Genève le 24 novembre 2013 entre
l’Iran et le groupe dit des P5 plus 1 –les cinq membres permanents du Conseil
de sécurité, Chine, États-Unis, France, Royaume-Uni, Russie, plus l’Allemagne.
En avril 2014, les mêmes négociateurs, toujours sous l’impulsion des
Américains, parviennent à Lausanne à un accord-cadre sur le fond des choses,
qu’il ne s’agit plus alors que de préciser. De nombreux diables surgissent encore
des détails, mais ils ne parviennent pas à arrêter la dynamique qui conduit à
l’accord du 14 juillet 2015, conclu à Vienne après d’harassantes discussions où
Kerry d’un côté, Zarif de l’autre, et leurs équipes, jettent toutes leurs
forces.
Le sommet de la montagne,
dont l’accès était cherché depuis douze ans, a enfin été atteint. Certes, il
faut encore redescendre, c’est-à-dire conduire l’application de l’accord à bon
port, et c’est encore d’une décennie ou deux dont il s’agit. Mais déjà ce
succès peut passer à l’histoire. Pour l’essentiel, il aboutit à limiter
strictement le format des aspects les plus sensibles du programme nucléaire
iranien pour des durées allant de 10 à 15 ans. L’Iran accepte ainsi, le temps
de rétablir la confiance de la communauté internationale, des contraintes
allant très au-delà des obligations ordinaires d’un signataire du Traité de
non-prolifération nucléaire. Téhéran s’engage en outre à appliquer sans
attendre, puis à présenter à la ratification de son parlement, le protocole
additionnel de l’AIEA, offrant à l’Agence des moyens d’investigation
suffisamment étendus et intrusifs pour décourager toute tentation d’aller vers
la bombe. Et ces contrôles supplémentaires autorisés par le Protocole
additionnel ne sont soumis à aucune limitation de durée. Téhéran promet enfin de faire la lumière sur toutes les questions que lui pose depuis des années
l’AIEA sur ses activités suspectes conduites pour l’essentiel dans les années
1990, et décrites dans les rapports de l’Agence sous les termes de « possibles
dimensions militaires ».
Quant aux six puissances
faisant face à l’Iran, elles s’engagent à démanteler l’essentiel de leurs
sanctions économiques et financières, ainsi que des sanctions qu’elles ont fait
adopter au Conseil de sécurité, au rythme de mise en œuvre de ses obligations
par l’Iran. Certes, une partie des sanctions demeure. De nombreuses sanctions américaines
relèvent en effet également de la lutte contre le terrorisme et pour les droits
de l’Homme et restent donc en place. Les sanctions touchant au cœur des
activités nucléaires iraniennes ne sont pas non plus modifiées, et le Conseil
de sécurité maintient pour quelques années encore des mesures restrictives sur
le commerce des armes lourdes et des missiles. Surtout, il est prévu que les
sanctions levées puissent être remises aussitôt en place si l’Iran ne respecte
pas ses obligations. Mais même avec tous les verrous ainsi posés, les fonds
iraniens bloqués à l’étranger vont être libérés, les exportations de pétrole
vont pouvoir retrouver leur niveau d’antan, l’économie de l’Iran va pouvoir
progressivement repartir, et son marché s’ouvrir aux fournisseurs et
investisseurs étrangers. L’accord est donc pour les deux parties un bon accord,
aussi « robuste » que le souhaitaient notamment les Français, mais
aussi très favorable à l’Iran puisqu’il met fin à l’état de siège économique et
financier auquel il était soumis. Tous les espoirs lui sont désormais permis en
matière de développement, d’ouverture de la société et d’apaisement de sa
relation avec le monde extérieur. Il n’est pas certain que tous se réalisent,
car les milieux fondamentalistes, retranchés au cœur du régime et entourant le
Guide suprême, se tiennent toujours en embuscade pour bloquer les évolutions non
désirées de la République islamique. Mais au moins la chance d’évoluer est là,
et il revient à Rouhani de la concrétiser.
Quelques leçons en
conclusion
Quelles leçons tirer au
terme, certes provisoire, de ce long cheminement résumé à grands traits ?
D’abord l’importance de la
combinaison entre volonté d’aboutir et circonstances. Or elle a tout d’un jeu
de hasard. La persévérance, toutefois, augmente les chances de tirer la
combinaison gagnante. Villepin ne reste pas assez longtemps à son poste pour y
parvenir, alors que le dossier bénéficiait de la conjoncture favorable générée
par la présence simultanée d’un président iranien désireux de renouer avec
l’Occident, Mohammad Khatami, et d’un négociateur énergique, Hassan Rouhani. Quant
à ce dernier, il doit attendre huit ans pour voir son heure revenir en se
faisant élire à la Présidence de la République, et pour être enfin en mesure de
réaliser son projet. Obama qui dès sa première campagne présidentielle
annonçait son intention de renouer avec l’Iran, attend, lui, quatre ans et sa
seconde élection pour pouvoir commencer à produire œuvre utile.
Ensuite la constatation qu’il
existe des durées difficilement compressibles de maturation des dossiers, comme
s’il fallait que les acteurs découvrant une affaire aient eu le loisir
d’explorer toutes les formules inopérantes avant de se rallier aux bonnes
solutions. Pour les quelques personnes à travers le monde familières à la fois
de l’Iran et des questions de non-prolifération, parmi lesquelles je m’efforce
de compter, il était clair dès 2004 que l’issue de la crise ne se trouverait
que dans une seule direction : acceptation de l’existence du programme nucléaire
iranien, dont aucun élément n’était formellement contraire au Traité de
non-prolifération, limitation de son format et mise en place autour de lui
d’une clôture de contrôles suffisamment étroits et sensibles pour que la
moindre tentative de franchissement pour aller vers la bombe soit aussitôt détectée
et sanctionnée. Mais ce discours était alors proprement inaudible, et ses
auteurs combattus comme des défaitistes. C’est pourtant bien à cela qu’il a
fallu arriver.
Pailles et poutres
Il
est vrai que la nature même du régime iranien cristallisait toutes les
inquiétudes, encourageait toutes les phobies. Dès le début des années 1990,
surgissait à intervalles réguliers dans la presse internationale la prédiction
que l’Iran était en train de se doter de l’arme nucléaire et qu’il ne
manquerait pas d’atteindre son but dans les deux ou trois années à venir. La
nouvelle venait tantôt d’Europe, tantôt des États-Unis, et plus souvent qu’à
son tour d’Israël. Or s’il y a bien eu des velléités en ce sens, à elles seules
condamnables, elles n’ont jamais dépassé le stade des préliminaires. Le procès
fait à l’Iran a donc pris assez vite la tournure d’un procès d’intention. Et
beaucoup des acteurs de la crise vivaient dans la proximité de fantômes tels
que la Shoah pour les Israéliens, les prises d’otages et les attentats
dévastateurs pour les Américains et les Européens, ou encore le soutien
indéfectible de l’Occident à Saddam Hussein du côté des Iraniens. Cela
déformait toutes les analyses.
D’où aussi une sorte de
chantage à la confiance développé par les Occidentaux, sur le thème de la
nécessité de rétablir la confiance avant de pouvoir commencer à sérieusement négocier.
C’était une façon à peine déguisée d’obliger les Iraniens à se plier à une
série de préalables pour avoir enfin le droit de voir le jeu de leurs interlocuteurs.
Les chances de succès d’une telle stratégie, perçue par les Iraniens comme une
nouvelle démonstration de l’arrogance occidentale, étaient égales à zéro. La
confiance ne pouvait être en cette affaire que le produit lentement mûri d’un
bon accord, fidèlement appliqué. Cette méthode a pourtant été poursuivie
pendant six ou sept ans, en utilisant de plus en plus fort l’arme des sanctions
pour faire céder l’Iran. C’est que qui a été un certain temps baptisé du terme
de « double approche », « fermeté » manifestée par les
sanctions et « ouverture » sous forme d’offre de dialogue :
noble façon de désigner la tactique de la carotte et du bâton. Mais c’était
aussi ignorer une règle simple de psychologie animale, à savoir qu’un âne ne
s’approche pas d’une personne agitant simultanément carotte et bâton. Á plus
forte raison les Iraniens.
Cette façon d’agir gardait
quand même du sens dans la perspective d’un second objectif situé au-delà de la
lutte contre la prolifération, à savoir la déstabilisation du régime. Mais elle
faisait une erreur de diagnostic sur la solidité de la République islamique.
Son comportement détestable, son impopularité dans une partie de la population,
notamment la plus éduquée, n’en faisaient pas forcément une entité fragile.
L’on a été un moment persuadé qu’elle finirait par s’effondrer si l’Iran, pays
de rente pétrolière, était à la fois empêché de vendre son brut et d’acheter
l’essence raffinée dont il était déficitaire. Lorsque quelques stations-service
avaient été incendiées au moment où Ahmadinejad s’était décidé à augmenter le
prix de l’essence à la pompe, un frisson d’espoir avait parcouru la communauté
des observateurs. Mais il leur avait fallu déchanter, le Grand soir n’était pas
encore arrivé. Il n’est pas non plus arrivé en 2009 lorsque des millions
d’Iraniens sont descendus dans la rue pour protester contre une élection
manipulée. Le régime a répondu avec toute la brutalité utile, et même au-delà.
Il a eu très peur mais a su ensuite se ressaisir, regagnant même de la légitimité
en gérant avec doigté l’élection en 2013 d’Hassan Rouhani.
Le monde de la négociation et
sa périphérie étaient donc traversés de passions encore plus que de sentiments
rationnels. Elles finissaient par brouiller la vue de ceux-là mêmes qui étaient
censés détenir l’expertise destinée à éclairer le monde des politiques. Je me
souviens d’un haut fonctionnaire du Quai d’Orsay, placé au cœur du dossier,
m’assurant en 2004 ou 2005, alors que circulait l’idée de limiter le programme
iranien à quelque cinq cents ou mille centrifugeuses, qu’avec un millier de leurs
machines les Iraniens pourraient produire l’uranium hautement enrichi
nécessaire à une bombe en six mois. Nous savons aujourd’hui qu’il en faudrait
au moins dix mille. J’avais beau lui exprimer mon scepticisme sur ses calculs,
il n’en démordait pas. Il était d’ailleurs encadré lors de cet entretien de
spécialistes du Commissariat à l’énergie atomique, qui ne pipaient mot. Sans
doute craignaient-ils, s’ils soutenaient mes propos, de passer pour de mauvais
Français.
Or ces quelques fonctionnaires
parvenaient à occuper et à échanger entre eux, ainsi qu’avec ceux qu’ils
cooptaient, les positions clés où le dossier iranien était traité, et d’où il
était possible de convaincre les décideurs politiques. Les dissidents étaient
tenus à distance, les hésitants se taisaient, il n’y avait plus de place pour les
remises en cause, pour les doutes créateurs. C’est ainsi que la diplomatie
française toute entière s’est trouvée peu à peu piégée dans un syndrome de groupthink,
bien connu en psychosociologie, et a été amenée, bon gré mal gré, à se placer
dans la roue des Américains, alors qu’elle avait un moment toutes les cartes en
main pour jouer les facilitateurs entre Téhéran et Washington.
Voilà pour la paille dans
l’œil français. On pourrait trouver des poutres dans quelques autres. Il serait
trop long d’égrener toutes les erreurs des Américains, dont beaucoup ont été croisées
au fil de cette histoire. Pour les Iraniens en particulier, ils ont été
longtemps coutumiers de grossières erreurs d’appréciation sur les soutiens dont
ils pouvaient disposer à l’étranger. Je me souviens ainsi de leur surprise
presque chaque fois qu’une résolution défavorable tombait au Conseil des
gouverneurs de l’AIEA, alors qu’ils avaient tablé sur la solidarité islamique
et le soutien du Tiers monde. Mais leurs alliés potentiels, soumis à une
intense pression des Américains, s’étaient prudemment dérobés. De même, ils ont
cru longtemps qu’ils pourraient échapper aux résolutions du Conseil de sécurité
alors que leur comportement provocateur, c’était le temps d’Ahmadinejad, y
conduisait tête baissée. En négociation, ils tendaient à réclamer trois pour
obtenir un, et cette façon d’agir ne pouvait que détruire leur crédibilité. Ils
avaient aussi tendance à épuiser leurs interlocuteurs par de longues
dissertations sur l’excellence et la pureté des intentions de la République
islamique, sans que cela fasse progresser d’un pouce le dossier. Enfin, ils ont
eu un certain temps l’illusion, là encore du temps d’Ahmadinejad, qu’une
entente avec la Russie et la Chine leur permettrait de se sortir d’affaire. Il
leur a fallu assez rapidement déchanter. Ils ont toutefois appris de leurs
erreurs et leur dernière équipe de négociateurs, conduite par Mohammad Javad
Zarif, le ministre des affaires étrangères choisi par Hassan Rouhani, s’est
clairement située à un niveau élevé de professionnalisme.
De l’adéquation du but et
des moyens
Et puis, pour mener à bon
rythme une négociation complexe de ce type, il faut accepter d’y mettre les
moyens. Les Américains lorsqu’ils se sont décidés à entrer publiquement dans le
jeu en 2013, ont mobilisé leurs meilleurs professionnels au service d’objectifs
clairement définis. Des douzaines de diplomates, de fonctionnaires et d’experts,
sans doute autour de la centaine, ont travaillé en permanence pendant plus de
dix-huit mois sur le dossier. On est loin des quelques fonctionnaires, certes
de haut niveau, qui traitaient épisodiquement du sujet dans les trois capitales
européennes au début des années 2000. Avec une dizaine de diplomates et
d’experts employés à plein temps dans chaque capitale, nous aurions pu faire
avancer les choses. Mais sans doute n’en avions-nous pas vraiment envie, dans
la mesure où il aurait fallu, à un moment ou à un autre, entrer dans un bras de
fer avec l’administration de George W. Bush.
Un monde unipolaire
Sur un tel dossier, force est
aussi de constater que se discerne mal l’ère du monde « multipolaire »
ou « apolaire » qui serait la nôtre aujourd’hui. Que ce soit pour
bloquer ou pour avancer, les Américains ont été constamment à la manœuvre. Les Iraniens ne s’y sont
pas trompés et ont souhaité dès le début les voir se joindre à la négociation. Les
Européens aussi d’ailleurs, mais il a fallu du temps pour les convaincre. Quand
les Américains se sont décidés, les Iraniens ont été très heureux de pouvoir
enfin traiter avec le leader. la négociation finale a été pour l’essentiel une
négociation bilatérale, dans laquelle les autres parties ont joué une fois ou
deux les grognards, et toujours les utilités. Même les Russes et les Chinois
n’ont jamais mis en cause cette prééminence américaine dans la conduite de la
négociation et ont toujours fini par rejoindre Washington, y compris sur des
points allant directement à l’encontre de leurs intérêts, tels que le maintien
d’un embargo sur les principales ventes d’armes conventionnelles à Téhéran. A
la lecture du cas iranien, le monde de la lutte contre la prolifération
nucléaire apparaît encore clairement, et pour un certain temps, comme un monde unipolaire.
Fallait-il des sanctions pour aboutir ?
C’est
sans doute la question la plus difficile, celle dont les experts pourront
disserter à perte de vue, et dont la réponse relève in fine de la
conviction intime. Chez les « Faucons », aucun doute, c’est grâce à
ces sanctions « invalidantes », selon l’adjectif souvent utilisé par
les Américains, que l’Iran a été conduit d’abord à négocier sérieusement,
ensuite à accepter des contraintes inédites dans le monde de la
non-prolifération, mais qui étaient seules à la mesure du danger généré par ses
ambitions déstabilisatrices. Et même désactivées, ces sanctions vont continuer
à jouer un rôle sécurisant très important dans la mise en œuvre de l’accord du
14 juillet. En effet, la menace permanente de les voir aussitôt remises en
vigueur en cas d’infraction avérée devrait, dans la longue période qui s’ouvre,
retenir les Iraniens de finasser, de se dérober, de tenter de tricher.
Les
« Colombes », elles, relèvent qu’en 2005, bien avant que ne monte en
puissance l’arsenal des sanctions, l’Iran offrait déjà en ouverture de
discussion des éléments essentiels de l’accord de 2015 : limitation du
nombre de centrifugeuses, et ce à un chiffre nettement inférieur à celui
finalement convenu dix ans plus tard, plafonnement du taux d’enrichissement à
5%, transfert du stock d’uranium déjà enrichi dans des éléments combustibles,
difficilement récupérables pour des enrichissements supérieurs, application
sans attendre du Protocole additionnel dans l’attente de sa ratification par le
Parlement, renonciation à la voie du plutonium. A partir de là, rêvons un peu.
C’était encore le temps de Khatami et de Rouhani. Un accord sur de telles
bases, pour le règlement de cet enjeu majeur, aurait renforcé le camp des
réformateurs et des modérés, et peut-être évité la catastrophe de l’élection
d’Ahmadinejad, qui a fait perdre huit ans à l’Iran et au monde. Mais ensuite, revenons
sur terre : l’Europe aurait-elle pu faire avaler un tel accord à
l’Amérique de George W.Bush ? Là, nous entrons dans la politique-fiction…
Quant à l’arme des sanctions,
force est de constater qu’elle s’est beaucoup sophistiquée depuis la fin de la
Guerre froide, au point de rendre irrésistible la tentation de la mettre en
œuvre dès qu’une situation paraît bloquée. Les États-Unis ont en particulier
découvert dans les années 2000 tout le parti qu’ils pouvaient tirer de leur
position centrale dans la sphère des échanges financiers, monétaires,
électroniques. Interdire à une institution travaillant à l’échelle
internationale d’accéder aux réseaux américains de communication et d’affaires,
c’est désormais la condamner à une sorte de mort civile. Ils ont aussi constaté
que leurs sanctions économiques et financières, outre leur action directe sur
l’objet visé, avait pour effet secondaire, du fait de leur puissance
dévastatrice, d’encourager la cohésion de leurs alliés. Le temps paraît loin où
l’Union européenne s’opposait fermement aux lois américaines étendant au-delà
des frontières des États-Unis l’effet des sanctions votées par le Congrès, en
menaçant notamment de recourir à l’arbitrage de l’Organisation mondiale du
Commerce. Dans l’affaire iranienne, l’Union européenne s’est au contraire prêtée
au jeu avec empressement, collaborant avec Washington pour la mise en œuvre de ses
sanctions financières à l’égard de l’Iran et découvrant à cette occasion l’effet
radical de certaines de ses propres mesures, comme l’exclusion des banques
iraniennes du système électronique Swift d’acheminement de transactions
financières, établi à Bruxelles.
Deux affaires symboliques concernant
plus précisément la France, pour terminer. Lors de la visite à Paris du
Président Khatami en 1999, le Président Chirac avait formellement promis de
fournir à l’Iran quatre Airbus A-330. Mais la société Airbus, à l’époque EADS,
société néerlandaise ayant son siège social à Leyde, bien que devant tout aux
initiatives de l’État français, a finalement bloqué ce projet, craignant les contrecoups
d’un tel geste sur son marché américain, le premier de loin par son importance.
Les avions, pourtant partiellement payés, n’ont jamais été livrés. Ceci a
marqué pour moi un changement d’époque. Dans ma jeunesse, il était impensable
qu’une société puisse résister à une directive venant du plus haut niveau
politique.
Plusieurs années plus tard, les dirigeants français ont accepté sans
protester un décret du Président Obama fermant aux constructeurs et
équipementiers automobiles français le marché iranien, où ils avaient occupé
une place privilégiée, contribuant à la mise sur le marché de quelque 600.000
véhicules par an. Des milliers d’emplois ont été détruits sans bruit en France.
Mieux, nous avons, peu après cet épisode, remis la croix de la Légion d’Honneur
au milliardaire et mécène américain Thomas Kaplan, s’affichant comme
francophile, mais aussi principal pourvoyeur de fonds du très puissant groupe
de pression « United against Nuclear Iran », directement à l’origine
de cette mesure, et s’en félicitant d’ailleurs ouvertement. Je n’avais pas
imaginé que nous puissions prendre une telle distance avec les intérêts d’entreprises
et de salariés français. Ou était-ce un autre effet de la
mondialisation ?