Les acteurs
A ce jour, les négociateurs des deux parties sur l’avenir
du programme nucléaire iranien ont été d’une remarquable discrétion. Même à
niveau politique, chacun a été étonnamment tranquille. Ceci est de bon augure.
Trop d’occasions ont été gâchées dans le passé par des rafales de déclarations
calibrées pour les opinions intérieures. Il faut spécialement féliciter ici Wendy
Sherman, la négociatrice américaine, pour être parvenue à si peu en dire en
tant de mots, et si aimablement, dans ses nombreuses réunions en off
avec la presse.
L’association aux négociations de l’Agence internationale
de l’énergie atomique (AIEA) est d’une valeur inestimable. L’Agence apporte
une expertise unique et certifie régulièrement la façon dont l’Iran s’acquitte
de ses engagements. Elle contribue ainsi de façon décisive à la bonne
progression des discussions.
De façon surprenante, les négociateurs iraniens
apparaissent comme l’élément moteur du processus. Ils ont saisi
l’initiative à l’occasion de la visite à New-York, en septembre dernier, du
président Hassan Rouhani, et ne l’ont jamais abandonnée, donnant le rythme,
fixant les objectifs. C’est le ministre iranien des affaires étrangères qui a proposé
d’aborder dès le mois de mai la rédaction de l’accord final et de tenter
d’aboutir à la fin juillet.
Ceci contraste plaisamment avec la lenteur et la rigidité
jusque là manifestées du côté iranien, notamment à l’époque d’Ahmadinejad, mais
aussi dans des circonstances beaucoup plus favorables, dans la période
2003-2005, alors que Rouhani conduisait lui-même la négociation. A cette
époque, les diplomates iraniens qui se trouvaient en première ligne subissaient
un lourd dispositif de contrôle freinant tous leurs mouvements. Tirant les
leçons de l’expérience, Rouhani, aussitôt élu président de la République, a
obtenu carte blanche du guide de la Révolution, Ali Khamenei, sur le pilotage
du dossier nucléaire. Khamenei s’est réservé la définition des lignes rouges et
la capacité d’émettre réserves et critiques, mais a jusqu’à présent soutenu
l’équipe des négociateurs.
De fait, l’une des premières décisions de Rouhani a été de
transférer la négociation du dossier nucléaire du Conseil suprême de sécurité
nationale au ministère des affaires étrangères. Il a ensuite mis en place des
circuits courts d’arbitrage et de contrôle et réuni une équipe de diplomates
aguerris, parfaitement à l’aise avec les codes et les mœurs de leurs
partenaires occidentaux. Ce dispositif a fait merveille. Il a mis aussi en
relief la maladresse collective de l’équipe d’en face, formée par les
cinq membres permanents du Conseil de sécurité et l’Allemagne (P5+1). Ceci
s’est vu début novembre dernier, quand quatre ministres occidentaux des
affaires étrangères se sont rués prématurément à Genève, semant la confusion
devant des médias médusés. Mais comme le disait Foch : « après avoir
dirigé une coalition, j’ai beaucoup moins d’admiration pour Napoléon… ».
Le fond des choses
Pour en arriver au cœur du sujet, un certain nombre de
points en cette affaire semblent près d’être réglés. L’Iran est prêt à
plafonner à 5% l’enrichissement de son uranium, et à limiter son stock
d’uranium légèrement enrichi immédiatement réutilisable pour des enrichissements
plus élevés, donc plus sensibles. L’usine d’enrichissement souterraine de
Fordo, fort controversée, finira probablement en unité de recherche et de
développement. Le réacteur de recherche d’Arak, actuellement en
construction, pouvait dans sa configuration de départ générer à peu près dix
kilogrammes de plutonium par an, soit assez pour une ou deux bombes. Ali Akbar
Salehi, président de l’Organisation iranienne de l’énergie atomique, a laissé
entendre que cette configuration pourrait être modifiée pour utiliser de
l’uranium légèrement enrichi plutôt que de l’uranium naturel. Cela diviserait
par un facteur allant de 5 à 10 la capacité plutonigène du réacteur. Et l’Iran
a déjà confirmé qu’il n’avait pas l’intention de se doter de l’unité de
retraitement qui serait indispensable pour extraire du plutonium de qualité
militaire des combustibles consommés dans le cœur de ses réacteurs.
En fonction du rythme de levée des sanctions, l’Iran semble
aussi prêt à revenir à une mise en œuvre de facto du Protocole
additionnel de l’AIEA, permettant un contrôle renforcé sur l’ensemble de
ses activités nucléaires. De plus, il devrait être prêt à lancer la procédure
de ratification de ce Protocole dès que le Conseil de sécurité se sera lui-même
montré disposé à retirer de son agenda le dossier nucléaire iranien, lavant
ainsi la cuisante humiliation infligée en 2006 à l’Iran, lorsqu’il avait voté
sa première résolution sur le sujet.
Les points à régler
A ce jour, cinq points difficiles sont encore sur la
table. Le plus ardu concerne le format de la capacité iranienne
d’enrichissement. Le Plan commun d’action adopté en novembre dernier évoque
la nécessité de définir à ce sujet « des paramètres correspondant à des
besoins concrets, assortis de limites définies d’un commun accord portant sur
l’étendue et le niveau d’enrichissement ». Mais l’Occident s’est plutôt
concentré sur la question du breakout time, ou temps
nécessaire pour acquérir assez d’uranium enrichi pour une première bombe, dans
le cas où l’Iran déciderait de renier tous ses engagements. Ce délai a été
évalué à environ deux mois dans l’état actuel du programme d’enrichissement
iranien. D’où l’idée que pour rallonger significativement ce délai, l’Iran
devrait ramener le nombre de ses centrifugeuses des 20.000 actuellement
installées à 2, 4 ou 6.000.
Une telle réduction du nombre de ses centrifugeuses est
clairement inacceptable pour l’Iran. Emboîtant le pas aux éléments les plus
conservateurs du régime, le Guide suprême a récemment exclu tout marchandage
sur les acquis de l’Iran en matière nucléaire. Heureusement, d’autres voies
s’ouvrent pour apaiser les inquiétudes de l’Occident. D’abord, disposer d’assez
d’uranium pour une bombe ne veut pas dire avoir la bombe. Il y a encore
plusieurs mois de travail pour y arriver. Ensuite, l’on peut s’interroger sur
la nécessité pour la communauté internationale de disposer de plus d’un ou deux
mois pour répondre de façon appropriée à un évènement aussi attendu, aussi
analysé, que la course de l’Iran vers la bombe. Si elle n’y parvient pas en
deux mois, pourquoi réussirait-elle en six ? Troisièmement, ce fameux Breakout
Time pourrait être aisément rallongé sans réduire le nombre actuel de
centrifugeuses, simplement en obtenant de l’Iran qu’il emploie aussi vite que
possible son uranium légèrement enrichi comme combustible de réacteur, ce qui
le rendrait inutilisable pour des enrichissements supérieurs conduisant à la
bombe. Sur ce point, l’alimentation du réacteur de recherche d’Arak en
combustible à base d’uranium légèrement enrichi pourrait résoudre une bonne
partie du problème.
Il est toutefois malheureux que les Iraniens aient fait
jusque là aussi peu d’efforts pour identifier les « besoins
pratiques » mentionnés, à leur initiative, dans l’accord de Genève. Le
porte-parole de l’Organisation iranienne de l’énergie atomique a annoncé qu’un
document détaillé était en cours d’élaboration à ce sujet, et serait soumis
pour approbation au Parlement iranien, sans doute sous forme de loi de
programmation nucléaire. Mais la durée d’un tel processus risque fort de
s’étendre très au-delà du terme fixé à la négociation en cours.
Entre temps, nous savons que les Russes ont l’obligation de
fournir pour encore huit ans le combustible à base d’uranium légèrement enrichi
nécessaire à la centrale nucléaire de Bouchehr. Ce temps passé, ils résisteront
à l’idée d’introduire dans cette centrale du combustible d’origine iranienne,
la vente de combustible étant pour eux l’élément le plus profitable de leur
contrat avec l’Iran. Ils agiront de même lorsqu’ils discuteront de la
construction et de la gestion de nouveaux réacteurs en Iran. En tout état de
cause, de tels réacteurs, ou des réacteurs venant d’ailleurs, ne seront pas
opérationnels en Iran avant une décennie. Tout ceci pour dire que si un
nombre de l’ordre de 20.000 centrifugeuses était finalement jugé acceptable par
la communauté internationale, aucun « besoin concret » ne se dessine
à l’horizon qui justifierait un relèvement de ce chiffre dans les années à
venir.
Autre point difficile, celui de la recherche et du
développement dans le domaine nucléaire. L’Ouest souhaiterait voir l’Iran
renoncer à toute activité de ce type, notamment dans le domaine de la
centrifugation. A nouveau, le Guide suprême et les Conservateurs ont tracé là
une ligne rouge. De fait, les ingénieurs iraniens travaillent à la mise au
point de modèles de centrifugeuses d’un rendement pouvant atteindre jusqu’à
quinze fois celui du modèle primitif actuellement utilisé. Là, une solution
simple a été suggérée par Salehi : plutôt que de définir pour l’ensemble
des activités d’enrichissement iraniennes un plafond en nombre de centrifugeuses,
qui pourrait être contourné par l’utilisation de centrifugeuses plus
performantes, les parties à l’accord devraient fixer ce plafond en unités de
travail de séparation (UTS), l’équivalent des chevaux-vapeur en matière
nucléaire. Ainsi l’introduction des centrifugeuses plus performantes qui
pourraient être mises au point réduirait à due proportion le total des centrifugeuses autorisées.
Un troisième sujet difficile concerne les recherches
en cours de l’AIEA sur les « possibles dimensions militaires »
du programme nucléaire iranien. Des demandes d’accès répétées à des
installations et à des personnes suspectes sur la base des résolutions du
Conseil des gouverneurs de l’AIEA et du Conseil de sécurité ont été repoussées ou esquivées par l’Iran. En fait, dans le fil des évaluations de la communauté
américaine du renseignement, il est largement admis par les experts que le
programme iranien de mise au point d’une bombe a été arrêté fin 2003 avant d’avoir
atteint son but. Dix ans ont passé, ce programme s’enfonce donc peu à peu dans
l’histoire. Mais les gens qui s’y sont impliqués ont dû se faire promettre une
certaine forme d’immunité en échange de leur acceptation de l’interrompre, d’où
la difficulté à faire la pleine lumière sur le sujet. En des occasions du même
genre, comme en Égypte, en Corée du Sud ou à Taïwan, l’AIEA a accepté de ne pas
divulguer le détail des découvertes de ses inspecteurs, une fois assurée de la
cessation et de la neutralisation de ces programmes. Une formule du même genre
mériterait d’être explorée dans le cas iranien.
Le quatrième point tourne autour des missiles
balistiques iraniens. L’Occident souhaite les inclure dans la négociation
comme source de préoccupation identifiée par le Conseil de sécurité, mais cette
perspective a été aussitôt rejetée par l’Iran. Il faut ici comprendre que Téhéran
a accepté de négocier sur son programme nucléaire comme programme civil, placé
sous l’égide du Traité de non prolifération (TNP). Des négociations sur des
missiles relèvent d’un tout autre monde, celui de la défense et du désarmement,
où les négociations sont par définition collectives, à l’exception des mesures
unilatérales imposées à des nations vaincues. S’il y a une solution ici, c’est
par l’affirmation de l’intention des parties d’œuvrer à l’ouverture d’une négociation
collective sur le niveau et la distribution des missiles balistiques dans la
région, avec l’idée d’amener les participants à rejoindre le Code
international de conduite contre la prolifération des missiles balistiques,
adopté en 2002 à la Haye.
Le dernier point, peu mis encore en lumière, mais pas
le moins difficile, concerne la durée de l’accord général sur lequel la
négociation est supposée déboucher. Selon les termes du Plan commun d’action
ouvrant la voie à cet accord, celui-ci, une fois pleinement mis en œuvre pour
la durée de toutes ses dispositions, devra laisser la place au régime de droit
commun applicable aux membres du TNP. L’Iran serait alors relevé de tous ses
engagements spécifiques, tels que la limitation de ses activités
d’enrichissement. Bien entendu, les contrôles de l’AIEA sur l’ensemble du
programme iranien, relevant d’un accord à durée illimitée, demeureraient. Mais
pour passer ainsi d’un régime d’exception au régime de droit commun, la
communauté internationale s’attendra à être pleinement rassurée sur la nature
pacifique du programme iranien. Pour en arriver là, la conduite générale du
régime iranien et la qualité de ses relations avec le monde extérieur joueront
un rôle au moins aussi important que l’état de son programme nucléaire. Mais ce
genre de considération ne peut être mis par écrit dans un accord. Les Iraniens
insisteront probablement sur une durée maximale de cinq ans. L’Occident, pour
sa part, verrait bien ce régime de contraintes spéciales indéfiniment prolongé.
Il faut espérer, si des solutions ont été trouvées sur tous les autres points
en suspens, qu’une forte pression s’exercera pour dégager un compromis sur ce point
ultime, afin de boucler la négociation.
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