dimanche 16 mars 2014

La gouvernance de l'économie de marché mondialisée

(Après un long sommeil, je réactive ce petit blog avec la parution d'un article, que je crois important, de mon ami Georges Le Guelte, paru récemment dans "La Croix". Je publierai aussi prochainement de petites chroniques sur "les minorités du monde" qui, je l'espère, pourront vous intéresser. Bonne lecture à toutes et tous!)


Le traité de libre-échange en cours de discussion entre les Etats-Unis et l’Union européenne a pour objet de supprimer les obstacles aux échanges commerciaux entre les deux rives de l’Atlantique. Les droits sur l’entrée des marchandises en Europe étant très faibles, sauf pour les produits agricoles, les discussions porteront essentiellement sur l’assouplissement ou l’élimination des règles qui protègent la santé ou la sécurité de la population en interdisant la vente ou en limitant la consommation de certaines substances. Cela concerne surtout les denrées alimentaires, les médicaments, les insecticides, le tabac, les hydrocarbures, les armes etc.

Cependant, le traité aura de graves conséquences bien au-delà de ses aspects commerciaux. Sa signature marquera une profonde rupture dans l’évolution des institutions et de l’exercice du pouvoir. En effet, un an avant de rencontrer leurs interlocuteurs américains, les fonctionnaires de la Commission ont lancé une série de consultations avec les milieux d’affaires des deux côtés de l’Atlantique (US Chamber of Commerce, et Business Europe) pour savoir ce qu’ils attendaient de l’accord[1]. L’une des revendications des industriels concerne la façon dont le traité sera appliqué si, après son entrée en vigueur, l’une des deux parties modifie sa réglementation intérieure. Au lieu d’une renégociation du traité, ils demandent qu’une commission mixte, composée de responsables américains et européens de haut niveau, harmonise les normes applicables en Europe et aux Etats-Unis, pour les adapter à la situation nouvelle. En d’autres termes, après la conclusion du traité, c’est cette commission mixte qui définira les règles qui devront être respectées aux Etats-Unis, dans l’Union européenne, et dans tous les pays qui voudront y exporter leurs marchandises.

Les industriels veulent également pouvoir proposer à cette commission les textes qu’ils souhaitent voir adopter, et participer à ses délibérations. Les négociateurs européens semblent avoir déjà accepté qu’ils transmettent des projets de texte, tout en étant plus réservés sur leur participation aux débats. Il est cependant difficile d’imaginer que la commission mixte puisse longtemps examiner des projets d’amendement tout en refusant d’entendre le point de vue de ceux qui les défendent. Si le mécanisme voulu par les industriels est retenu, les règles applicables sur une grande partie de la planète pour tout ce qui concerne l’économie et la finance seront décidées, après la signature du traité, par une instance constituée de représentants de l’Administration américaine, de fonctionnaires européens n’ayant aucune responsabilité politique, et de représentants des actionnaires des entreprises transnationales.

C’est une étape supplémentaire vers une nouvelle forme de société, organisée pour et par les actionnaires des grandes firmes, et dont plusieurs éléments sont déjà en place. Au niveau inférieur, près de 6000 lobbyistes sont enregistrés à Bruxelles, pour tenter d’obtenir, des instances européennes, des décisions favorables aux entreprises qui les emploient. A un échelon plus élevé, « Business Europe » représente, auprès de la Commission, les intérêts de l’ensemble des milieux d’affaires. Au niveau supérieur, la Table ronde européenne, créée en 1983 avec le soutien de deux commissaires européens, rassemble les PDG d’une cinquantaine de grands groupes dont le siège est en Europe. Elle définit les objectifs à long terme communs aux grandes entreprises, et ses recommandations sont souvent entendues. Elle a ainsi vigoureusement soutenu le projet de traité de libre-échange américano-européen, et plus récemment elle s’est prononcée pour une amélioration de la compétitivité des entreprises européennes. Le mécanisme qui serait mis en place après la signature du traité de libre-échange aurait une tout autre portée, puisque les milieux d’affaires feraient partie de l’institution sensée représenter l’intérêt général et investie, pour cette raison, du pouvoir régalien d’édicter les lois.

Dans tous ces développements, la Commission européenne a largement collaboré avec les milieux d’affaires. Pourtant, rien dans l’évolution qui se dessine ne relève d’un quelconque complot. Les mécanismes envisagés par les grandes firmes et par la Commission européenne ne sont que la conséquence logique du fonctionnement d’une économie de marché de plus en plus mondialisée, ils ne font que traduire dans les institutions ce qui est déjà la réalité économique et sociologique. Le traité de libre-échange n’est au surplus qu’une étape. Une fois que les règles de vente et de consommation des produits seront uniformisées, une harmonisation de la fiscalité et de la protection sociale aux Etats-Unis et en Europe sera nécessaire pour que la concurrence ne soit pas faussée. Et pour qu’aucune des deux parties ne bénéficie d’une prime de change, une monnaie commune devrait être adoptée. La signature du traité n’est pas une fatalité, mais une fois qu’il sera conclu, il sera très difficile, voire impossible, de s’opposer au mécanisme qu’il aura enclenché.

Georges Le Guelte




[1] International New York Times, 9 octobre 2013, pages 16 et 19, “Business got an early say in EU trade talks” et “Business gets its voice heard in US-EU talks”.

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